Comment réguler le marché scolaire ?

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Comment réguler le marché scolaire ?
Comment réguler le marché scolaire ?
par Christian Maroy
Libre choix des parents, compétition entre établissements…
Faut-il développer une logique de marché dans l’institution scolaire ? Les études internationales montrent que cette liberté peut avoir des
effets néfastes et nécessite une régulation mieux pensée du marché scolaire. La compétition entre établissements est un phénomène qui
s’accentue dans nombre de systèmes scolaires. En France et dans d’autres pays d’Europe, il se développe sans pour autant faire l’objet
d’une politique délibérée. En Angleterre, en Nouvelle-Zélande et dans certains Etats américains, en revanche, sa promotion a été organisée,
au nom des effets positifs attribués à la libre concurrence : amélioration des pratiques éducatives, attention accrue aux besoins des usagers.
Plutôt que de forcer les parents à fréquenter une école de leur district, les parents ont le libre choix de leurs établissements, ces derniers
recevant un financement public proportionnel au nombre d’élèves. Dans ce système de « quasi-marché », les établissements sont
autonomes et incités à gagner leurs clients par leurs initiatives, leur travail d’équipe, la qualité de leur offre éducative. Quels sont les effets
constatés de cette libéralisation de la « carte scolaire » ?
Les travaux qui tentent de répondre à cette question sont bien souvent partisans, mais on peut tout de même dégager plusieurs points
d’accord. D’abord, toutes les études américaines concluent à un effet faible ou nul de la dérégulation scolaire sur les résultats des élèves
(1). L’idée que la libre concurrence améliore les performances de l’ensemble des élèves est donc peu pertinente.
Par ailleurs, les études se sont beaucoup intéressées aux effets du « quasi-marché » sur la ségrégation scolaire et sur les inégalités entre
élèves. La majorité des études convient que lorsque le libre choix des parents se combine à une autonomie accrue des écoles, leur
permettant de différencier leur offre scolaire et de « trier les élèves », cela conduit à une ségrégation et à des inégalités sociales accrues.
Par exemple, les élèves de familles à faible revenu sont de plus en plus surreprésentés dans tel ou tel établissement scolaire par rapport à
leur proportion dans le bassin de recrutement scolaire. Cette distribution inégale engendre des effets négatifs pour cette population et
contribue ainsi à la structuration d’un rapport social inégalitaire entre les groupes ainsi ségrégués (2) (voir l’article p. 24).
Les leçons de l’Angleterre
Une des études les plus probantes sur le sujet a été effectuée en Nouvelle-Zélande (3). Elle porte sur un espace scolaire local, Greencity,
composé de onze écoles secondaires situées au centre et à la périphérie de la ville. Une réforme y a introduit une dynamique de marché
entre 1989 et 1993. L’étude montre une accentuation de la polarisation sociale et ethnique des élèves, suite à la réforme, en particulier due
à l’abandon de tout principe de régulation tant des choix des parents que des politiques d’inscription des établissements. Selon les auteurs,
les craintes à l’égard des effets négatifs du marché sont fondées : le choix d’aller hors de sa zone est plus fréquent parmi les catégories les
plus aisées de cette zone, et la ségrégation sociale entre écoles s’est de fait accentuée. D’autres études locales anglaises ont été dans le
même sens : la capacité de choix n’étant pas égale selon les ressources culturelles et matérielles des familles, ce sont surtout les classes
moyennes et supérieures qui mènent de vraies stratégies de choix scolaires. Les familles populaires sont portées à des choix pratiques de
proximité.
Cette thèse critique a cependant été contestée. A partir d’une large étude, quantitative et qualitative, sur les sources et l’évolution de la
ségrégation sociale entre écoles en Angleterre et au pays de Galles, une équipe de chercheurs (4) a montré que l’introduction de mesures
de dérégulation en 1988 a produit une « déségrégation » sociale du public des écoles dans la majorité des districts scolaires entre 1989 et
1995. Dans les autres, la tendance est à la stabilité ou à l’accentuation de la ségrégation. Par contre entre 1998 et 2001, la ségrégation
recommence à croître dans la majorité des districts.
Selon les auteurs, la déségrégation s’est produite surtout dans des zones urbaines moyennes, à haute densité de population et bien
pourvues en écoles, et non dans les zones rurales. L’ouverture du choix aux familles leur a permis d’accéder à des écoles qui leur étaient
interdites auparavant du fait du « zonage scolaire ». Autrement dit, la liberté octroyée à la demande scolaire aurait eu des effets positifs là
où les familles disposent de réseaux de transports et d’un accès ouvert à de nouvelles offres scolaires.
Cependant, dans la période suivante (1998-2001), la politique du gouvernement travailliste a renforcé le nombre d’écoles « spécialisées »,
qui pouvaient offrir des programmes sélectifs. Cette diversité accrue est allée de pair avec une plus grande latitude des établissements à
choisir les publics qui les fréquentent. Cette évolution expliquerait la remontée de la ségrégation scolaire entre 1998 et 2001. Cette étude en
fait rejoint les résultats de la majorité des travaux sur les effets du marché scolaire. Dans des contextes urbains développés, l’ouverture du
choix des parents produit des effets ségrégateurs si, dans le même temps, les établissements peuvent diversifier leur offre et filtrer leur
public scolaire à l’inscription. La liberté des parents couplée à l’autonomie et à la sélectivité des établissements produit de la ségrégation.
France : un contournement de la carte scolaire
Cependant, la concurrence scolaire peut exister dans des systèmes où officiellement le libre choix n’est pas favorisé mais au contraire limité
par la carte scolaire, comme en France. Ainsi, des sociologues français ont montré que les établissements français étaient soumis de façon
croissante à une forme de concurrence locale non seulement entre écoles privées et publiques mais aussi au sein du public (5). Malgré les
dispositifs de la carte scolaire, une proportion non négligeable de parents cherchent à la contourner. Ils évitent l’établissement qui leur est
assigné par différents moyens (adresse fictive…) ou passent dans le privé. Ce choix n’est pas ouvert à toutes les origines sociales et ce
processus tend à accentuer la ségrégation scolaire sur des critères sociaux ou ethniques. Les établissements scolaires développent des
stratégies de réponse à ces choix des familles. Ils peuvent ainsi chercher à anticiper ou à rencontrer les demandes des parents des « bons
élèves » en créant, de façon officielle ou clandestine, des « classes de niveau » (autour d’options relatives aux langues étrangères, aux
sports ou aux arts).
Des études à l’échelle européenne ont montré comment, dans tous les cas de figures, les choix des parents créent soit de la compétition de
premier ordre (pour attirer plus d’élèves, et donc plus de financements) ou de la compétition de second ordre (pour attirer les meilleurs
élèves). Cette compétition exerce des effets en retour sur les logiques d’action des établissements. Certains, en position haute dans un
espace de concurrence local, peuvent se reposer sur leur réputation et avoir une logique de « rentier ». D’autres déploient « une logique de
conquête » visant, par de nouvelles options scolaires (classes bilingues par exemple) ou une mobilisation managériale à l’interne, à attirer
de nouveaux élèves qui renforcent les moyens financiers des établissements ou agissent sur la composition sociale de leur public et sur leur
image. Par contre, certaines écoles, impuissantes à maîtriser la composition de leur public scolaire, s’y adaptent, parfois de façon offensive
en vue de lutter contre l’échec, parfois de façon résignée. Dans ce dernier cas, ces logiques compétitives produisent démoralisation et
retrait.
Compétition, ségrégation : que faire ?
La lutte contre la ségrégation sociale implique avant tout une action politique globale contre les inégalités dans la société, le travail ou
l’économie ; plus particulièrement, elle implique d’agir sur les ségrégations locales dans les villes (6). Cependant, la ségrégation scolaire a
aussi ses sources dans les mécanismes de compétition entre établissements. Pour lutter contre la ségrégation, il importe donc aussi de
réguler la concurrence entre eux. Les dynamiques concurrentielles produisent davantage de ségrégation et d’inégalités dès lors que se
combinent des possibilités de choix pour les parents et une différenciation accrue des écoles du point de vue de l’offre scolaire ou des
possibilités de tri des élèves.
Comment y faire face ? Notre réponse est la suivante : c’est tout à fait possible à condition de combler les lacunes des dispositifs de
régulation actuels.
La première lacune est liée à la territorialisation de la régulation scolaire. Les territoires administratifs (académies, départements,
communes…) sur lesquels les autorités ont une compétence ne correspondent que rarement aux contours réels des circuits de scolarisation
des familles. Autrement dit, dans les zones urbaines, les compétitions entre établissements s’exercent souvent sur plusieurs territoires
administratifs. Or les responsables de ces instances territoriales ne s’en soucient pas ou ne savent comment y faire face.
Ensuite, les circuits de scolarisation des parents traversent souvent les frontières administratives (local/national, public/ privé). Or, les
instances publiques n’agissent qu’exceptionnellement de façon coordonnée. Dans un tel contexte de « multirégulation », certaines écoles
peuvent établir des filtres à l’entrée ou pratiquer des sélections internes alors que d’autres ne le peuvent pas. Pour réguler la concurrence
entre établissements, il faut pouvoir agir simultanément sur l’ensemble des fournisseurs de services scolaires d’une même zone, harmoniser
leurs conduites en matière d’offre ou de politique d’inscription des élèves. Il serait plus efficace de construire des formes de régulation qui
embrassent l’ensemble des écoles d’une zone, quelle que soit l’autorité de tutelle (privée ou publique). Cela suppose donc d’établir des
normes communes en matière d’inscription des élèves ou de différenciation de l’offre scolaire. Une telle voie, à l’étude en Belgique
francophone, n’est pas facilement réalisable tant les histoires scolaires sont nourries des conflits qui ont opposé les enseignements du public
et du privé.
Enfin, les régulations publiques peuvent limiter les effets négatifs des systèmes de quasi-marché. Les recherches montrent qu’en Angleterre,
certains arrangements institutionnels peuvent limiter la ségrégation entre établissements. La mise en place de critères de priorité en matière
d’admission d’élèves, au sein des établissements attractifs pour les parents, permettant d’équilibrer au sein de chaque établissement les
proportions d’élèves de différents niveaux d’aptitude scolaire (banding system). De ce fait, certains districts scolaires du grand Londres
affichent des taux de ségrégation scolaire inférieurs de moitié à ce qui aurait été attendu théoriquement, notamment en fonction des
caractéristiques démographiques de ces zones.
NOTES
(1) D.N. Harris et C.D. Herrington, « Accountability, standards, and the growing achievement gap. Lessons from the past half-century »,
American Journal of Education, vol. CXII, n° 2, février 2006.
(2) G. Felouzis, F. Liot et J. Perroton, L’Apartheid scolaire. Enquête sur la ségrégation ethnique dans les collèges, Seuil, 2005.
(3) D. Hughes et al., Trading in Futures. Why markets in education don’t work, Open University Press, 1999.
(4) S. Gorard, C. Taylor et J. Fitz, Schools, Markets and Choice Policies, Routledge/ Falmer, 2003.
(5) S. Broccolichi et A. Van Zanten, « Espaces de concurrence et circuits de scolarisation. L’évitement des collèges publics d’un district de la
banlieue parisienne », Les Annales de la recherche urbaine, n° 75, 1997, et G. Felouzis, « Performances et “valeur ajoutée” des lycées : le
marché scolaire fait des différences », Revue française de sociologie, vol. XLVI, n° 1, 2005.
(6) M. Oberti, « Différenciation sociale et scolaire du territoire », Sociétés contemporaines, n° 59-60, 2006.
Christian Maroy
Sociologue, directeur du Girsef, professeur à l’Université catholique de Louvain, il a publié aux Puf, en novembre 2006, École,
régulation et marché. Une analyse de six espaces scolaires en Europe.
Article paru dans la revue Sciences Humaines
Hors-série n°46 - Septembre-Octobre-Novembre 2004
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Article de la revue Sciences Humaines
Dans le dossier L'exception française, dans le hors-série n°46
(septembre-octobre-novembre 2004)

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