HISTOIRE DU TEMPS PRÉSENT, HISTOIRE IMMÉDIATE JEAN

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HISTOIRE DU TEMPS PRÉSENT, HISTOIRE IMMÉDIATE JEAN
HISTOIRE DU TEMPS PRÉSENT, HISTOIRE IMMÉDIATE
JEAN LEDUC
UNE DISTINCTION QUI N'A PLUS GUÈRE DE SENS
La formule la plus ancienne est "Histoire immédiate". C'est d'abord le nom d'une collection
créée aux éditions du Seuil, en 1963, par Jean Lacouture et dont la plupart des auteurs sont,
comme lui, des journalistes. En 1989 Jean-François Soulet crée, à l'université de Toulouse II,
le "Groupe de recherche en histoire immédiate" à l'Université de Toulouse et publie avec
Sylvie Guinle-Lorinet un Précis d'histoire immédiate. L'objectif du groupe est double :
promouvoir l'étude du passé le plus récent dans le champ universitaire et fournir aux
professeurs du secondaire des outils de travail. En 1994, Jean-François Soulet publie
L'histoire immédiate (PUF, Que sais-je).
"Histoire du temps présent" est le nom d'un laboratoire du CNRS fondé en 1978 : l' I.H.T.P
(Institut d'histoire du temps présent). Il prend la succession du "Comité d"histoire de la
Seconde guerre mondiale" créé en 1951, lui-même issu du "Comité d'histoire de la guerre"
créé en 1945 par Henri Michel et qui associe historiens et résistants. Selon le Bulletin de
l'IHTP de juin 2000, l'histoire du temps présent a quatre spécificités :
- L'observateur et l'observé sont contemporains : la mémoire des survivants (à
commencer, souvent, par l'historien lui-même) se confronte au discours savant,
- Le rôle de la source orale,
- La place de l'événement et de ses représentations (media),
- La réponse à une demande sociale (curiosité, porteurs de mémoire, expertise).
A l'heure actuelle, la distinction entre histoire immédiate et histoire du temps présent semble
avoir de moins d'importance. C'est ce qui ressort des débats du colloque organisé à Toulouse
par le GRHI en 2006. N'était-ce pas prévisible dans la mesure où, dès 1994, dans l'avant
propos de son Que sais-je, J-F. Soulet écrivait :
Au total, nous entendons donc par histoire immédiate l'ensemble de la partie terminale de l'histoire
contemporaine, englobant aussi bien celle dite du temps présent que celle des trente dernières années ;
une histoire qui a pour caractéristique principale d'avoir été vécue par l'historien ou ses principaux
témoins.
Qu'importe de savoir quelle est celle des deux formules qui englobe l'autre : aujourd'hui elles
se confondent et désignent, dans le champ universitaire la période la plus récente de l'histoire
contemporaine, celle que les historiens d'aujourd'hui ont vécue (du moins en partie pour les
plus jeunes). C'est un segment du temps mobile dont une des extrémités est aujourd'hui.
UNE PRÉSENCE ANCIENNE DANS LES PROGRAMMES SCOLAIRES.
Cette présence est constante dans l'enseignement primaire depuis le début de la Troisième
République. De 1872 à 2002, le programme du cours moyen va jusqu' "à nos jours", celui de
2002 jusqu'au "monde actuel".
Dans le secondaire, la situation est plus complexe :
- L'introduction de l'enseignement de l'histoire en classe terminale, en 1863, par le
ministre Victor Duruy, est l'acte fondateur de l'histoire immédiate : le programme
inclut, par exemple, la prise de Mexico par l'armée française (7 juin 1863) et le
creusement du canal de Suez (en cours)
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Puis, pendant un siècle, on assiste à une démarche en accordéon. A certains moments
il y a coïncidence ou quasi coïncidence entre la date de publication du programme et
son terme puis l'écart se creuse. De 1872 à 1880 le programme des classes terminales
s'arrête en 1848, de 1882 à 1890 en 1875, de 1890 à 1925 en 1889, de 1925 à 1941 en
1919, de 1941 à 1945 en 1936, de 1945 à 1957 en 1939. C'est pendant la période qui
suit la Seconde guerre mondiale que le décalage est le plus marqué : le programme de
de 1957 ne va que jusqu'en 1945, celui de 1959 comprend, à côté de l'étude des
grandes civilisations, celle des "grands problèmes mondiaux du moment", mais, à
partir de 1966, cette partie n'est généralement plus traitée par les professeurs
puisqu'elle ne peut plus faire l'objet de questions au baccalauréat.
l'étude du plus contemporain ne devient intangible que depuis 1969 pour la classe de
3ème et depuis 1982 pour les classes terminales. Il faut remarquer que la géographie
(introduite en terminale en 1905) est appelée à suppléer l'histoire : ainsi, si les "grands
problèmes mondiaux du moment" s'effacent du programme d'histoire en 1966, ils
figurent à celui de géographie de terminale de 1960 ! Plus généralement, comment
étudier les grandes puissances économiques sans connaître leur organisation
institutionnelle et leur orientation politique ?
La justification de l'étude par les élèves du plus contemporain est clairement politique (les
textes officiels disent "civique"). Il est nécessaire que les futurs citoyens, les futurs électeurs,
en fin d'études, soient informés de l'état du monde actuel. Les arguments des adversaires de
l'histoire du temps présent sont, eux aussi, politiques : les cours d'histoire serviront à la
propagande du régime en place et, pour le moins, seront le champ clos de querelles politiques.
C'est ce qu'objectent à Duruy, en 1863, aussi bien le républicain Eugène Pelletan qui parle d'
"une histoire d'État" que le monarchiste Félix Dupanloup qui y voit "tout ce qu'il y a de plus
brûlant et de plus mêlé aux luttes des partis". Le ministre Léon Bourgeois écrit aux
professeurs en 1890 :
Le cours d'histoire en philosophie, c'est l'histoire de notre siècle, celle que nous faisons […] tout cela
c'est sans doute de la politique ; mais le moyen n'a pas encore été trouvé de distinguer l'histoire et la
politique. Puis nous ne pouvons pas faire que l'élève de philosophie ne soit pas électeur trois ans ou plus
souvent deux ans, voire un an après s'être levé des bancs du collège.
Actuellement l'histoire du plus contemporain est plus présente dans l'enseignement français
que partout ailleurs en Europe à l'exception de l'Allemagne (programme de la classe 10, la
classe terminale)
UN CHAMP LONGTEMPS NÉGLIGÉ PAR LES HISTORIENS UNIVERSITAIRES
Ceux qui s'y hasardent le font de manière circonstancielle, en marge de leur œuvre
"scientifique" : ainsi Marc Bloch dans L'étrange défaite, rédigée "à chaud" pendant l'été 1940,
alors qu'il vient de servir comme capitaine d'État-Major.
Plusieurs facteurs contribuent à cet ostracisme :
- La conviction que la construction historique ne peut se faire sereinement qu'avec le
"recul du temps".
- Comment construire l'histoire, lui donner une signification, distinguer l'essentiel de
l'accessoire en ignorant ce qui s'est passé après ?
- La priorité accordée par les historiens "méthodiques" aux sources archivistiques, c'està-dire à des documents dont l'accès est règlementé.
- Les orientations données par la génération "braudelienne" des Annales : discrédit de
l'événement, de la conjoncture, de l'histoire politique, priorité donnée aux phénomènes
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de longue durée, aux structures, à l'économique, aux civilisations (alors que, dans les
années 1930, la revue publiait des articles sur la collectivisation en URSS, la crise
économique, l'Allemagne nazie).
L'étude du plus contemporain est abandonnée aux historiens amateurs, aux journalistes (Yves
Courrière et la guerre d'Algérie, Philippe Devillers et la guerre d'Indochine, André Fontaine et
la Guerre froide, Raymond Tournoux et De Gaulle) et aux autres sciences sociales, économie,
sociologie et surtout sciences politiques. La Fondation nationale des Sciences politiques
organise, à partir de 1966, des colloques réunissant historiens et témoins (le premier se tient
sur le gouvernement de Front populaire, avec la participation de Mendès-France) et lance la
revue Vingtième siècle. René Rémond joue un rôle majeur avec son ouvrage sans cesse
réactualisé (La droite en France 1954) et ses analyses électorales "à chaud" les soirs
d'élection. Il faut attendre 1971 pour que soit inscrite au programme de l'agrégation et du
CAPES une question allant au-delà de 1940 : "La France de 1934 à 1958".
Certains des arguments opposés à l'histoire du temps présent sont battus en brèche dans les
années 1980 :
- La réflexion épistémologique progresse. Le recul du temps est-il vraiment une garantie
de refroidissement ? Des périodes anciennes restent "chaudes" (la Révolution
française) ou sont "réchauffées" (l'esclavage et la traite) C'est l'opération historique qui
crée le recul, non l'inverse souligne Antoine Prost dans Vingtième siècle (n° 65):
On a souvent dit qu'il fallait, pour écrire l'histoire, un certain recul. C'est prendre l'effet pour la
cause : l'histoire ne suppose pas une distance préalable, elle la crée. Croire qu'il suffit de laisser
passer les années passer pour prendre du recul est se leurrer : il faut faire l'histoire de ce qui
s'est passé pour créer du recul.
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L'histoire politique et événementielle, boudée par les historiens des Annales, revient
en force.
Dérogations et déclassifications facilitent l'accès aux archives.
En Allemagne il existe à Münich, depuis 1952, un Institut für Zeitgeschichte (histoire de notre
temps). Aux Etats-Unis et au Royaume-Uni s'individualise au sein de la "Modern history"
(l'équivalent de notre Histoire contemporaine) une "Contemporary history" : Journal of
contemporary history (1966), en Angleterre Institute of contemporary british history (1986).
AVANTAGES ET HANDICAPS DE L'HISTOIRE DU TEMPS PRESENT
Du côté des avantages
- La diversité des sources et, surtout, la possibilité de faire appel aux témoignages des
acteurs. Dans ce domaine, les Américains jouent un rôle pionnier : leurs
"Détachements d'histoire militaire" recueillent à partir de 1943 les témoignages des
combattants, un Centre d'histoire orale est créé à l'université Columbia de New York
en 1948). En France, la Comité d'histoire de la Seconde guerre mondiale recueille
3500 témoignages, Jacques Ozouf fait appel aux souvenirs des instituteurs de la Belle
Époque, Antoine Prost à ceux des anciens combattants de 14-18.
- Ignorer la suite des évènements c'est éviter le déterminisme, la téléologie, ce que Jean
Lacouture appelle la "rationalisation a posteriori"
Les difficultés :
- Elles résident surtout dans le fait que l'histoire du plus contemporain est particulièrement
soumise à la "demande sociale". Celle des divers porteurs de mémoire (Shoah, affaire Aubrac,
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problèmes liés à la colonisation et à la décolonisation, génocide des Arméniens) : ces
mémoires sont une source précieuse pour l'historien mais elles attendent de lui qu'il les
authentifie. Celle aussi des pouvoirs publics - en particulier de la justice (le procès Papon) - et
d'autres institutions (l'église catholique et l'affaire Touvier) qui sollicitent l'historien comme
expert. L'historien du temps présent est particulièrement exposé à l'instrumentalisation et a du
mal à assumer son "devoir d'histoire"
- Il y a la concurrence des media : ce sont eux qui "font" l'événement, usent et abusent de
l'adjectif "historique", le confondent avec le sensationnel, le critère étant généralement un
record éphémère (cours du baril de pétrole, nombre de morts dans un attentat ou sur la route
par exemple)
- Pour l'enseignant il y a un problème de documentation. Avant que soient publiés des
dossiers d'Historiens et géographes ou de la Documentation française (années 1980) puis des
manuels universitaires (années 1990) sur le très contemporain, la préparation des cours se
faisait surtout avec les articles du journal Le Monde et de quelques magazines et les ouvrages
de géographie ou d'économie.
L'histoire du temps présent s'est-elle vraiment banalisée à l'université ? Il faut attendre 1994
pour qu'une question du programme du CAPES aille "à nos jours" ("L'Europe et l'Afrique de
la première guerre mondiale à nos jours"). Le jury d'agrégation est réticent et, pour ce
concours, la question ne va que jusqu' "aux années 1970" ! Au concours d'entrée à l'École
normale supérieure de Paris, le programme, après avoir inclus le plus contemporain, se voit,
en 1996, fixer comme terme le début des années 1980 puis, en 2003, le début des années
1990. Avec une thèse d'histoire sur le passé très proche, il est plus facile de se faire recruter
par un IUFM ou un IEP que par une université.
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