Jean-Marc Sauvé, vice-président du Conseil d`État

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Jean-Marc Sauvé, vice-président du Conseil d`État
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Jean-Marc Sauvé, vice-président du Conseil d’État:
«Nous sommes trop souvent saisis de textes déclarés
urgents alors que les délais ne le justifient pas»
le 5 mai 2010
ADMINISTRATIF | Droit fondamental et liberté publique | Procédure contentieuse
Alors que le Conseil d’État vient de rendre public son rapport d’activité, son vice-président a
accepté de répondre aux questions de l’AJDA sur plusieurs sujets d’actualité.
Le gouvernement vient d’annoncer qu’il passerait outre à l’avis du Conseil d’État qui
avait estimé qu’une loi d’interdiction totale du voile intégral n’était pas possible. Quels
sont les risques juridiques d’un tel texte ?
Le rapport du Conseil d’État sur le voile intégral a été rendu public fin mars. Je ne souhaite donc pas
m’exprimer davantage sur ce sujet, ni interférer dans le débat, désormais politique, qui est en
cours, d’autant que les termes du projet de loi ne sont pas connus et que l’avis que le Conseil d’État
émettra à son sujet ne sera pas en principe public, sauf si le gouvernement en décide autrement.
Il semble pourtant que votre position n’ait pas été parfaitement comprise, notamment
par certains politiques ou médias qui ont fait une comparaison avec ce qui s’est passé
pour les signes religieux à l’école ?
Je ne soutiendrai pas que notre rapport n’a pas été compris. Il en a été rendu compte de façon tout
à fait précise et exacte dans les médias. En revanche, je veux profiter de cette occasion pour
dissiper des ambiguïtés et corriger des erreurs : en effet, la répétition d’erreurs n’a jamais fait une
vérité. Il se dit qu’en 1989 le Conseil d’État a donné un avis défavorable à l’élaboration d’une loi sur
le voile à l’école. Cela est inexact. Dans son avis du 27 novembre 1989, le Conseil d’État s’est
borné à répondre à une demande du gouvernement, formulée à législation constante. Celle-ci
portait sur la question de savoir si, « eu égard à l’ensemble des règles d’organisation et de
fonctionnement de l’école publique », le port de signes d’appartenance à une communauté
religieuse était ou non compatible avec le principe de laïcité. À aucun moment, le Conseil d’État n’a
été saisi de la question de savoir si une loi pourrait interdire de manière complète les signes
d’appartenance religieuse.
La seconde erreur que je souhaite dissiper concerne la loi du 15 mars 2004 encadrant le port de
signes ou de tenues manifestant une appartenance religieuse dans les écoles, collèges et lycées
publics. Contrairement à ce que j’entends dire parfois, cette loi n’interdit pas de manière générale
et absolue le port de signes religieux en milieu scolaire. Elle n’interdit que le port de signes ou
tenues par lesquels les élèves manifestent « ostensiblement » une appartenance religieuse. En
outre, cette loi procède d’un projet du gouvernement, sur lequel le Conseil d’État a - je tiens à le
souligner - émis un avis favorable. De plus, ce projet avait été préparé par la Commission de
réflexion sur l’application du principe de laïcité dans la République, présidée par Bernard Stasi, à
laquelle appartenait le vice-président honoraire du Conseil d’État, Marceau Long, et dont le
rapporteur général était un conseiller d’État, Rémy Schwartz, dont chacun sait qu’il a aussi joué un
rôle important au sein cette commission en raison de ses compétences particulières dans le
domaine de la laïcité. Il n’est donc pas exact de dire que le Conseil d’État a exclu, en 1989, toute
possibilité de légiférer sur l’interdiction des signes religieux : ce n’était pas la question qui lui était
posée et cela n’a donc pas été sa réponse. Il est aussi faux de dire que la loi du 15 mars 2004
aurait été votée contre l’assentiment du Conseil d’État qui, au contraire, a été étroitement associé
à son élaboration et qui l’a approuvée.
Le mécanisme de la question prioritaire de constitutionnalité (QPC) est entré en vigueur
depuis quelques semaines. Quel bilan pouvez-vous tirer de cette première expérience ?
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En ce qui concerne la juridiction administrative, l’application de l’article 61-1 de la Constitution et
de la loi organique du 10 décembre 2009 se déroule de manière assez conforme à nos prévisions.
Nous avions reçu au Conseil d’État, à la date du 29 avril, 68 QPC dont 44 directement et 24 qui
nous ont été retransmises par les cours administratives d’appel et les tribunaux administratifs. Cinq
d’entre elles avaient déjà été transmises au Conseil constitutionnel (3 le 14 avr. et deux le 23 avr.).
Devant les cours administratives d’appel et les tribunaux administratifs, au début du mois d’avril,
113 QPC avaient été reçues, 93 devant les tribunaux administratifs et 20 devant les cours
administratives d’appel. Nous en recevons en moyenne un peu plus d’une par jour. Je ne sais pas si
cette tendance se stabilisera ou s’intensifiera ou si elle régressera. Mais cela ni ne nous surprend ni
ne nous déborde.
Au-delà de ces données statistiques, nous pouvons dire que le dispositif fonctionne puisque des
questions nous sont transmises et que nous en transmettons, à notre tour, au Conseil
constitutionnel.
Le plus important est de voir dans quel esprit le Conseil d’État exerce son rôle de filtre. De ce point
de vue, nous nous inscrivons dans un esprit attentif de coopération avec le Conseil constitutionnel,
en adoptant une lecture ouverte des notions de question nouvelle ou de question présentant un
caractère sérieux. Ainsi, le Conseil d’État n’écarte pas le caractère sérieux d’une question au motif
qu’il aurait déjà rejeté une requête sur le terrain d’un principe matériellement identique contenu
dans la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme. La transmission, au Conseil
constitutionnel, de la question de constitutionnalité posée au sujet de l’article 68 de la loi de
finances pour 2002 l’atteste. Les dispositions de cet article ont en effet été jugées conformes aux
stipulations combinées des articles 14 de la convention européenne des droits de l’homme et de
l’article 1er du premier protocole additionnel par deux décisions contentieuses du 18 juillet 2006
(les décisions de section GISTI et Ka). Nous avons néanmoins renvoyé la question au Conseil
constitutionnel. De même, nous considérons que la circonstance que la Cour européenne des droits
de l’homme se soit déjà prononcée sur une question et l’ait rejetée, sur le fondement d’une
stipulation de la Convention matériellement identique à un principe constitutionnel, ne conduit pas
à dénier le caractère sérieux de cette question. Je pense ici à celle portant sur la constitutionnalité
de l’article L. 114-5 du code l’action sociale et des familles, parfois désigné sous le nom d’article
« anti-Perruche ». Progressivement, les conditions qui sont posées pour la transmission d’une
question se clarifient donc.
Nous avons aussi commencé à préciser ce que signifie le fait qu’une disposition législative porte ou
non atteinte aux droits et libertés garantis par la Constitution, avec la décision Virassamy du
16 avril 2010.
Nous avons ainsi déjà contribué à éclairer un certain nombre de questions juridiques et nous
l’avons fait dans une formation de jugement intermédiaire, celle des sous-sections réunies. Nous
considérons que la respiration des dispositions de l’article 61-1 de la Constitution et de la loi
organique ne doit pas normalement conduire à saisir les plus hautes formations de jugement du
Conseil d’État, en tout cas pas l’assemblée du contentieux. Car si l’on envisage d’inscrire une
affaire au rôle de l’assemblée pour savoir si une question présente un caractère sérieux, c’est qu’à
l’évidence elle est sérieuse et qu’elle doit donc être transmise au Conseil constitutionnel.
La Cour de cassation vient d’adresser une question préjudicielle à la Cour de justice de
l’Union européenne à propos du mécanisme de la QPC. Qu’en pensez-vous ?
Je n’ai évidemment aucune opinion, ni appréciation à formuler à l’égard des décisions de la Cour de
cassation. Ce que je tiens à souligner pour ma part, c’est qu’aussi bien l’article 61-1 de la
Constitution que la loi organique du 10 décembre 2009, éclairée par l’interprétation qu’en a donnée
la Conseil constitutionnel dans sa décision du 3 décembre 2009, n’affectent en rien l’exercice par
les juridictions ordinaires, sous le contrôle des cours suprêmes que sont le Conseil d’État et la Cour
de cassation, du contrôle de conventionnalité des lois et des actes administratifs. Le contrôle de
constitutionnalité et le contrôle de conventionnalité - auquel se rattache le contrôle de la
conformité au droit de l’Union européenne - sont donc des catégories distinctes relevant de
procédures et de juges différents. En outre, le Conseil d’État a estimé, le 2 avril 2009, dans sa plus
haute formation consultative, l’assemblée générale, que le caractère prioritaire de la question de
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constitutionnalité ne pouvait tenir en échec l’obligation pour les juridictions françaises d’appliquer
le droit de l’Union européenne et la procédure de renvoi, à tout moment, d’une question
préjudicielle à la Cour de justice de l’Union européenne : le mécanisme de la QPC ne peut en
aucune manière faire obstacle à l’application de l’article 234 du Traité instituant la Communauté
européenne (devenu l’art. 267 TFUE). Cela résulte en particulier de l’arrêt Simmenthal de
mars 1978 de cette Cour. J’ai rappelé ces idées le 23 juin 2009 devant la commission des lois de
l’Assemblée nationale, lorsque j’ai été entendu à l’occasion de l’examen du projet de loi organique
d’application de l’article 61-1 de la Constitution.
Le Conseil d’État vient de rendre public son rapport d’activité. Vous avez déjà eu
l’occasion de commenter, lors de la réunion des présidents de juridiction , l’évolution de
l’activité contentieuse. Quelle analyse faites-vous de celle de l’activité consultative ?
Les chiffres mettent en évidence une activité croissante. L’assemblée générale a tenu l’an dernier
36 séances, contre 34 en 2008. Elle a examiné 65 textes dont 42 projets de loi. Au total, le Conseil
a examiné 129 projets de loi, une proposition de loi, 50 projets d’ordonnance et 736 projets de
décret réglementaire. C’est donc un total de 916 textes, compte non tenu des textes non
réglementaires.
De manière générale, je ne peux que constater la dégradation continue des conditions dans
lesquelles le Conseil d’État est saisi, en particulier des projets de loi de finances. Nous sommes trop
souvent saisis de textes déclarés urgents alors que les délais ne le justifient pas.
La présentation de ce rapport marque une innovation par rapport aux années
précédentes : au rapport classique s’ajoute un bilan d’activité. Quel en est l’objectif ?
Nous avons voulu compléter le rapport - qui existe toujours et est maintenant séparé des
considérations générales - par un bilan d’activité de soixante pages, conçu pour être accessible au
plus large public, que ce soit aux élus, aux entreprises, aux partenaires sociaux, aux associations,
etc., et, d’une manière générale, à l’ensemble des citoyens. Ce bilan d’activité, qui traduit en
images l’insertion de la juridiction administrative dans la société, comprend des indicateurs de
résultat, des graphiques et il présente de manière illustrée et vivante notre activité consultative et
contentieuse en se focalisant sur de grands angles d’approche.
Où en est la réforme des juridictions administratives que vous avez engagée ?
L’ensemble des réformes réglementaires issues de la réflexion qui a été menée en 2007 et 2008
avec les magistrats est désormais adopté et j’ai pu en faire une synthèse lors de la réunion des
présidents des tribunaux et des cours, en présence du garde des Sceaux. Il y a, avec le dernier
décret du 22 février 2010, trois évolutions que, pour ma part, je juge particulièrement significatives.
La première est la possibilité pour les juridictions administratives, en première instance, en appel et
devant le Conseil d’État, de s’ouvrir à l’avis d’un amicus curiae, ce qui existe devant les formations
consultatives du Conseil d’État depuis le décret du 6 mars 2008, mais n’existait pas au contentieux.
La deuxième porte sur la mise en état des affaires : c’est la possibilité pour le juge de demander
aux parties un mémoire récapitulatif. La troisième, enfin, est la possibilité de clore l’instruction avec
effet immédiat, dès lors que les parties, bien sûr, ont été préalablement avisées de cette possibilité.
À ces évolutions réglementaires, s’ajoute une évolution des pratiques. En particulier, la possibilité
de clôturer l’instruction avec effet immédiat vient à l’appui de la démarche qui a été engagée à la
suite du rapport du groupe de travail présidé par le président Daël pour favoriser la prévisibilité de
l’instruction. Dans ce contexte, nous avons adapté nos applications informatiques pour faciliter
l’élaboration de calendriers d’instruction. La nouvelle application a été déployée ces dernières
semaines, à titre expérimental, dans certaines juridictions. Nous voulons aussi mettre pleinement à
profit les possibilités offertes par les nouvelles technologies : les téléprocédures, expérimentées
depuis plusieurs années en Île-de-France dans le contentieux fiscal, devraient pouvoir être
généralisées à l’ensemble des juridictions et à tous les contentieux dès l’année prochaine.
À quelle échéance espérez-vous voir aboutir le volet législatif ?
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La Chancellerie prépare actuellement un projet de loi. Ce volet législatif aboutira dès que le
calendrier parlementaire permettra son inscription à l’ordre du jour des Assemblées.
par Séverine Brondel et Marie-Christine de Montecler
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