« La QPC a permis au Conseil constitutionnel de sortir de la

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« La QPC a permis au Conseil constitutionnel de sortir de la
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DROIT CONSTITUTIONNEL
« La QPC a permis au Conseil
constitutionnel de sortir
de la clandestinité »
© Conseil constitutionnel
Actualité
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Entretien avec Jean-Louis Debré, ancien président du Conseil constitutionnel
Jean-Louis Debré
Dans un livre intitulé Ce que je ne pouvais pas dire paru aux éditions Robert Laffont, Jean-Louis Debré revient
sur les neuf années qu’il a passées à la tête du Conseil constitutionnel. Il y raconte son amitié indéfectible
pour Jacques Chirac, ses relations plus tendues avec Nicolas Sarkozy, les pressions et les jeux de pouvoir.
Mais il évoque aussi l’incroyable transformation du Conseil constitutionnel liée à la mise en œuvre de la QPC.
Gazette du Palais : Comment avez-vous conçu votre
rôle de président du Conseil Constitutionnel durant
votre mandat ?
Jean-Louis Debré : Lorsqu’on se plonge dans les archives
du Conseil constitutionnel dans les premières années
de la Ve République, on s’aperçoit que par le passé,
il avait été pris pour habitude d’interroger l’Élysée à
chaque décision importante. J’ai voulu rompre avec ces
pratiques et imprimer une culture d’indépendance. J’ai
montré l’exemple en tant que président en me tenant
éloigné des pouvoirs. En neuf ans, je ne suis allé que
trois fois à l’Élysée : la première fois pour une réception
en l’honneur des auteurs du salon du livre, la deuxième
pour une remise de décoration et la troisième pour un
prix à une association. Je n’ai pas davantage fréquenté
les ministères ni les couloirs des assemblées. Quand un
ministre voulait me rencontrer, je l’invitais au Conseil.
Ce qui ne m’a pas empêché de recevoir des acteurs de
la vie politique comme des responsables syndicaux par
exemple. C’était important pour mon information et
celle du Conseil. Simplement c’est toujours moi qui les
recevais, je n’allais pas chez eux.
Gaz. Pal. : La grande révolution intervenue sous
votre présidence a été l’institution de la question
prioritaire de constitutionnalité (QPC)…
J.-L. D. : En effet, c’est elle qui m’a permis de sortir
le Conseil de la clandestinité dans laquelle il s’était
enfermé. Durant ces cinq dernières années, le Conseil a
rendu plus de décisions qu’il ne l’avait fait en un quart
de siècle ! Imaginez que lorsque je suis arrivé, on en
était à dix par an, il y eut même une année où il n’y a
eu que trois décisions. Aujourd’hui, nous sommes à
plus de 150 !
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Gaz. Pal. : Quelles ambitions vous ont guidé dans
l’organisation des règles de procédure de la QPC ?
J.-L. D. : J’ai voulu faire du Conseil une véritable
juridiction. Cela impliquait de revoir le règlement
intérieur, ce qui n’a pas été facile car tout le monde
n’était pas partisan de la QPC. La question s’est posée
par exemple de savoir si un avocat pouvait demander
la révocation d’un membre du Conseil. À l’époque, un
membre pouvait se déporter, mais il était impossible
de solliciter sa révocation. Aujourd’hui, c’est devenu
possible. De même, j’ai voulu que les avocats puissent
plaider et le Gouvernement répondre. Là encore,
organiser ce qui a pu être perçu comme le « procès de la
loi » n’a pas été chose facile. Auparavant, tout se faisait
par échange de notes, le grand changement a consisté
à organiser un débat transparent. Le représentant du
secrétariat général du Gouvernement vient à l’audience.
Le règlement prévoit également que les présidents de
l’Assemblée nationale et du Sénat puissent assister aux
audiences. Ils ne l’ont jamais fait, mais ils ont transmis
des « contributions » jointes au dossier. J’ai aussi voulu
que les décisions soient rendues très rapidement. La loi
nous fixe un délai de trois mois. Nous sommes parvenus
à un délai moyen de deux mois et quinze jours, voire,
dans les cas urgents, de quinze jours. Le temps de la
justice pour moi n’est pas le temps des magistrats, ni
celui des avocats mais celui du justiciable car selon
que vous êtes puissant ou misérable vous avez ou
non le temps d’attendre. Pour contrôler le calendrier
de procédure, tout passe par le Conseil. J’ai mis en
place un greffe qui fixe aux avocats la date à laquelle
ils doivent communiquer leurs observations, c’est le
Conseil qui les notifie à la partie adverse et qui lui fixe
un délai de réponse. Il m’est arrivé à deux reprises de
ne pas accepter une réponse car elle était hors délai. En
l’espace de cinq ans de QPC, je n’ai pas une fois accepté
un report d’audience. J’ai eu une fois un incident avec
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un avocat convoqué à 9 h 30 qui est arrivé à 11 h 45,
l’affaire était passée. Toujours pour gagner du temps, il
n’y a pas d’audience de lecture de la décision. Elle est
mise en ligne le vendredi matin sur notre site Internet.
Gaz. Pal. : Vous avez aussi permis les interventions
volontaires…
J.-L. D. : Oui, cela a notamment permis à des associations
de venir s’exprimer. Je me souviens d’une QPC soulevée
par un élu contre la loi sur le harcèlement sexuel qui lui
avait valu d’être condamné. Il en demandait l’abrogation.
Une association de femmes victimes de harcèlement
sexuel réclamait aussi son abrogation, mais bien entendu
pour des raisons opposées à celles de l’élu : elle estimait
que les termes du texte étaient trop imprécis. Nous
avons aussi reçu de la loi la possibilité de repousser la
date d’abrogation d’un texte. Nous l’avons fait plusieurs
fois, notamment à l’occasion de la première QPC sur les
pensions des anciens combattants, mais aussi s’agissant de
la garde à vue… L’intérêt du justiciable est la seule chose
qui m’ait importé durant toute ma présidence. Pour cette
raison, j’ai voulu une procédure claire, des interventions
publiques et un délai de réponse maîtrisé.
“
Le mot « conseil » ne traduit pas
bien la réalité car nous ne donnons
pas de conseils, nous sommes
une juridiction
”
Gaz. Pal. : Y a-t-il des QPC qui vous ont marqué
particulièrement ?
J.-L. D. : Je raconte beaucoup de choses dans ce livre,
mais à l’origine le manuscrit faisait mille pages, je l’ai
beaucoup expurgé pour respecter le devoir de réserve.
Pour le justiciable, toutes les QPC sont importantes. J’ai
cité celle sur les pensions car c’était la première et que
l’on s’est heurté à l’immobilisme de l’Administration.
J’ai aussi cité la plus emblématique, celle qui a entraîné
la modification de la loi sur la garde à vue. La plus
particulière a été la QPC des producteurs de beurre
contre les fabricants de margarine. Tout cela venait de
l’histoire. Au XIXe siècle, on considérait que les gens
devaient manger des matières grasses, mais le beurre ne
voyageait pas et coûtait très cher. Il était donc réservé à
une élite. On a alors imaginé un ersatz : la margarine. Afin
d’en encourager la consommation, le Gouvernement lui
a attribué une fiscalité avantageuse. Un siècle plus tard,
on consomme plus de margarine que de beurre et les
producteurs de beurre dénoncent une rupture d’égalité.
Nous ne leur avons pas fait droit car le législateur peut
établir des régimes différents si des choses sont différentes,
or le beurre est un produit d’origine animale tandis que la
margarine est d’origine végétale.
Gaz. Pal. : Aujourd’hui le Conseil constitutionnel
est devenu une institution connue. Quelles actions
avez-vous mené pour assurer son ouverture et sa
visibilité ?
J.-L. D. : Quand je suis arrivé, j’ai été frappé par le
fait que le nom de l’institution ne figurait nulle
part sur le bâtiment. Je me souviens avoir croisé un
homme un jour, place du Palais-Royal, qui cherchait
le Conseil constitutionnel et était entré par erreur au
Conseil d’État. Je lui ai indiqué la rue Montpensier, il
est passé devant le bâtiment et s’est retourné vers moi
interrogateur, je lui ai répondu : vous y êtes ! Voilà
pourquoi j’ai estimé nécessaire d’inscrire le nom sur la
façade. Ensuite, j’ai fait disparaître tous les portraits des
anciens présidents de la République et installer à leur
place le drapeau français et des bustes de Marianne. Il
est vrai que toutes les administrations ont un portrait
de président, mais précisément, le Conseil n’est pas une
administration, mais une juridiction. Et ses membres
ne représentent pas le pouvoir mais la République et
le peuple français. J’ai aussi fait construire une salle
d’audience dont l’accès s’ouvre sur la rue et non pas
à l’intérieur du Conseil car je voulais que n’importe
qui puisse venir. J’ai souhaité également ouvrir le
Conseil aux acteurs de la justice. Ainsi, pour expliquer
le fonctionnement de la QPC, je suis allé rendre
visite à plus de 40 barreaux de France. Nous avons
édité à 50 000 exemplaires deux CD, l’un expliquant
la procédure de la QPC, l’autre rassemblant la
jurisprudence du Conseil. Nous avons également mis
sur pied le salon du livre juridique dont la dernière
édition a attiré 3 500 étudiants venus rencontrer
leurs professeurs de droit et visiter le Conseil. Une
autre opération a consisté à convier régulièrement des
professeurs et des étudiants à assister à des audiences
de QPC. Ils arrivaient à 8 h 30, le service juridique
les réunissait d’abord pour leur présenter les QPC qui
allaient être examinées, puis ils assistaient à l’audience
et je les recevais ensuite. En cinq ans nous avons reçu
ainsi des milliers d’étudiants. Nous avons aussi pris en
stage des étudiants en doctorat et en agrégation, reçu
la visite deux fois par mois de barreaux de province,
organisé une soirée annuelle rassemblant tous les
anciens ministres. Sans oublier le site où sont publiées
nos décisions en anglais, allemand, espagnol. Il y a
même quelques décisions emblématiques traduites en
arabe et en chinois !
Gaz. Pal. : Vous estimez que le Conseil devrait être
rebaptisé « Cour constitutionnelle », pourquoi ?
J.-L. D. : C’est l’un de mes grands combats en effet. Je
pense que le mot « conseil » ne traduit pas bien la réalité
car nous ne donnons pas de conseils, nous sommes
une juridiction. Le terme me gêne ; progressivement,
si on continue à traiter le Conseil comme je l’ai fait, on
s’oriente vers une cour.
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Gaz. Pal. : Une sorte de cour suprême donc…
Dans votre livre vous évoquez des relations parfois
difficiles avec la Cour de cassation et le Conseil
d’État.
J.-L. D. : Quand on a institué la QPC, la création
d’un filtre est apparue indispensable. Le Conseil ne
pouvait pas rendre des milliers de décisions par an,
en particulier si l’on souhaitait qu’il se prononce vite.
Mais on s’est très vite rendu compte que la Cour de
cassation bloquait toutes les QPC car son président
de l’époque était très hostile à cette nouveauté !
C’est ainsi qu’il fallut quatre QPC pour que nous
examinions enfin la loi Gayssot ! Le Conseil d’État a
été plus habile. Depuis, la situation s’est améliorée.
Aujourd’hui, je suis partisan d’alléger le filtre, car
s’il devient bouchon, alors il sautera, or il n’est pas
souhaitable d’avoir un contentieux de masse. On
pourrait ainsi par exemple permettre aux autorités
indépendantes et notamment au Défenseur des droits,
quand il aperçoit une mauvaise application de la loi,
de saisir le Conseil directement.
Gaz. Pal. : Au chapitre des réformes du Conseil,
votre successeur Laurent Fabius a déclaré que les
anciens présidents de la République n’avaient pas
leur place au sein du Conseil. Qu’en pensez-vous ?
J.-L. D. : C’est une proposition de réforme que j’avais
faite à Nicolas Sarkozy. Mais il ne suffit pas de dire
qu’ils n’ont plus leur place, il faut expliquer pourquoi.
La QPC fait que nous jugeons désormais des lois
récentes qu’ils ont promulguées. Ce qui les place dans
une position où ils sont à la fois juge et partie, ce n’est
pas tenable. En outre, quand le Conseil jugeait dix
affaires par an, le rythme de travail était compatible
avec leur emploi du temps, aujourd’hui ce n’est plus
le cas, nous nous réunissons plusieurs fois par semaine.
Une réforme constitutionnelle s’impose.
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Gaz. Pal. : Dans votre livre vous évoquez les
nombreuses pressions dont le Conseil a fait l’objet
ces dernières années…
J.-L. D. : Le pouvoir, quel qu’il soit, est attentif aux
décisions. L’important, c’est que les contacts des
membres du Conseil avec les parties soient officiels.
Il est arrivé une fois qu’un membre reçoive seul une
association partie à une QPC, je lui ai demandé de
ne pas siéger. Si quelqu’un veut faire valoir son point
de vue, qu’il envoie sa contribution. Nous avons à
l’égard de celles et ceux qui nous ont nommés ainsi
qu’à l’égard des politiques un devoir d’ingratitude ou
d’indifférence.
Gaz. Pal. : De l’extérieur on se demande comment
sont prises ces décisions si particulières. Par
exemple dans EADS, les avocats étaient persuadés
que le Conseil ne reviendrait pas sur sa propre
jurisprudence en particulier dans un dossier aussi
sensible. Et pourtant il l’a fait !
J.-L. D. : Un délibéré ne dure pas moins de deux heures.
Il est arrivé qu’un délibéré atteigne sept heures ! Chacun
exprime son raisonnement puis on vote à main levée.
Il n’est pas possible de s’abstenir. En cas de partage des
voix, celle du président est prépondérante. J’ai vu un
membre au bord des larmes dans une QPC relative au
droit du travail, j’en ai vu d’autres claquer la porte. Il
ne faut pas être trop nombreux, neuf c’est parfait. Par
ailleurs, je suis opposé à l’expression d’une opinion
dissidente, car cela renseignerait sur l’opinion des autres.
Or, pour voter librement, il faut la garantie du secret,
c’est cela qui évite les postures. Le Conseil a retrouvé
une place, ce n’est pas une institution à la solde de qui
que ce soit. Nous avons besoin de stabilité juridique, il
ne faut donc pas changer la loi tous les jours, mais si c’est
nécessaire alors il faut pouvoir le faire.
Propos recueillis par Olivia Dufour
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