« La QPC a permis au Conseil constitutionnel de sortir de la
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« La QPC a permis au Conseil constitutionnel de sortir de la
264b4 DROIT CONSTITUTIONNEL « La QPC a permis au Conseil constitutionnel de sortir de la clandestinité » © Conseil constitutionnel Actualité 264b4 Entretien avec Jean-Louis Debré, ancien président du Conseil constitutionnel Jean-Louis Debré Dans un livre intitulé Ce que je ne pouvais pas dire paru aux éditions Robert Laffont, Jean-Louis Debré revient sur les neuf années qu’il a passées à la tête du Conseil constitutionnel. Il y raconte son amitié indéfectible pour Jacques Chirac, ses relations plus tendues avec Nicolas Sarkozy, les pressions et les jeux de pouvoir. Mais il évoque aussi l’incroyable transformation du Conseil constitutionnel liée à la mise en œuvre de la QPC. Gazette du Palais : Comment avez-vous conçu votre rôle de président du Conseil Constitutionnel durant votre mandat ? Jean-Louis Debré : Lorsqu’on se plonge dans les archives du Conseil constitutionnel dans les premières années de la Ve République, on s’aperçoit que par le passé, il avait été pris pour habitude d’interroger l’Élysée à chaque décision importante. J’ai voulu rompre avec ces pratiques et imprimer une culture d’indépendance. J’ai montré l’exemple en tant que président en me tenant éloigné des pouvoirs. En neuf ans, je ne suis allé que trois fois à l’Élysée : la première fois pour une réception en l’honneur des auteurs du salon du livre, la deuxième pour une remise de décoration et la troisième pour un prix à une association. Je n’ai pas davantage fréquenté les ministères ni les couloirs des assemblées. Quand un ministre voulait me rencontrer, je l’invitais au Conseil. Ce qui ne m’a pas empêché de recevoir des acteurs de la vie politique comme des responsables syndicaux par exemple. C’était important pour mon information et celle du Conseil. Simplement c’est toujours moi qui les recevais, je n’allais pas chez eux. Gaz. Pal. : La grande révolution intervenue sous votre présidence a été l’institution de la question prioritaire de constitutionnalité (QPC)… J.-L. D. : En effet, c’est elle qui m’a permis de sortir le Conseil de la clandestinité dans laquelle il s’était enfermé. Durant ces cinq dernières années, le Conseil a rendu plus de décisions qu’il ne l’avait fait en un quart de siècle ! Imaginez que lorsque je suis arrivé, on en était à dix par an, il y eut même une année où il n’y a eu que trois décisions. Aujourd’hui, nous sommes à plus de 150 ! 8 G A Z E T T E D U PA L A I S - m a r d i 2 6 av r i l 2 0 1 6 - N O 1 6 Gaz. Pal. : Quelles ambitions vous ont guidé dans l’organisation des règles de procédure de la QPC ? J.-L. D. : J’ai voulu faire du Conseil une véritable juridiction. Cela impliquait de revoir le règlement intérieur, ce qui n’a pas été facile car tout le monde n’était pas partisan de la QPC. La question s’est posée par exemple de savoir si un avocat pouvait demander la révocation d’un membre du Conseil. À l’époque, un membre pouvait se déporter, mais il était impossible de solliciter sa révocation. Aujourd’hui, c’est devenu possible. De même, j’ai voulu que les avocats puissent plaider et le Gouvernement répondre. Là encore, organiser ce qui a pu être perçu comme le « procès de la loi » n’a pas été chose facile. Auparavant, tout se faisait par échange de notes, le grand changement a consisté à organiser un débat transparent. Le représentant du secrétariat général du Gouvernement vient à l’audience. Le règlement prévoit également que les présidents de l’Assemblée nationale et du Sénat puissent assister aux audiences. Ils ne l’ont jamais fait, mais ils ont transmis des « contributions » jointes au dossier. J’ai aussi voulu que les décisions soient rendues très rapidement. La loi nous fixe un délai de trois mois. Nous sommes parvenus à un délai moyen de deux mois et quinze jours, voire, dans les cas urgents, de quinze jours. Le temps de la justice pour moi n’est pas le temps des magistrats, ni celui des avocats mais celui du justiciable car selon que vous êtes puissant ou misérable vous avez ou non le temps d’attendre. Pour contrôler le calendrier de procédure, tout passe par le Conseil. J’ai mis en place un greffe qui fixe aux avocats la date à laquelle ils doivent communiquer leurs observations, c’est le Conseil qui les notifie à la partie adverse et qui lui fixe un délai de réponse. Il m’est arrivé à deux reprises de ne pas accepter une réponse car elle était hors délai. En l’espace de cinq ans de QPC, je n’ai pas une fois accepté un report d’audience. J’ai eu une fois un incident avec Actual ité un avocat convoqué à 9 h 30 qui est arrivé à 11 h 45, l’affaire était passée. Toujours pour gagner du temps, il n’y a pas d’audience de lecture de la décision. Elle est mise en ligne le vendredi matin sur notre site Internet. Gaz. Pal. : Vous avez aussi permis les interventions volontaires… J.-L. D. : Oui, cela a notamment permis à des associations de venir s’exprimer. Je me souviens d’une QPC soulevée par un élu contre la loi sur le harcèlement sexuel qui lui avait valu d’être condamné. Il en demandait l’abrogation. Une association de femmes victimes de harcèlement sexuel réclamait aussi son abrogation, mais bien entendu pour des raisons opposées à celles de l’élu : elle estimait que les termes du texte étaient trop imprécis. Nous avons aussi reçu de la loi la possibilité de repousser la date d’abrogation d’un texte. Nous l’avons fait plusieurs fois, notamment à l’occasion de la première QPC sur les pensions des anciens combattants, mais aussi s’agissant de la garde à vue… L’intérêt du justiciable est la seule chose qui m’ait importé durant toute ma présidence. Pour cette raison, j’ai voulu une procédure claire, des interventions publiques et un délai de réponse maîtrisé. “ Le mot « conseil » ne traduit pas bien la réalité car nous ne donnons pas de conseils, nous sommes une juridiction ” Gaz. Pal. : Y a-t-il des QPC qui vous ont marqué particulièrement ? J.-L. D. : Je raconte beaucoup de choses dans ce livre, mais à l’origine le manuscrit faisait mille pages, je l’ai beaucoup expurgé pour respecter le devoir de réserve. Pour le justiciable, toutes les QPC sont importantes. J’ai cité celle sur les pensions car c’était la première et que l’on s’est heurté à l’immobilisme de l’Administration. J’ai aussi cité la plus emblématique, celle qui a entraîné la modification de la loi sur la garde à vue. La plus particulière a été la QPC des producteurs de beurre contre les fabricants de margarine. Tout cela venait de l’histoire. Au XIXe siècle, on considérait que les gens devaient manger des matières grasses, mais le beurre ne voyageait pas et coûtait très cher. Il était donc réservé à une élite. On a alors imaginé un ersatz : la margarine. Afin d’en encourager la consommation, le Gouvernement lui a attribué une fiscalité avantageuse. Un siècle plus tard, on consomme plus de margarine que de beurre et les producteurs de beurre dénoncent une rupture d’égalité. Nous ne leur avons pas fait droit car le législateur peut établir des régimes différents si des choses sont différentes, or le beurre est un produit d’origine animale tandis que la margarine est d’origine végétale. Gaz. Pal. : Aujourd’hui le Conseil constitutionnel est devenu une institution connue. Quelles actions avez-vous mené pour assurer son ouverture et sa visibilité ? J.-L. D. : Quand je suis arrivé, j’ai été frappé par le fait que le nom de l’institution ne figurait nulle part sur le bâtiment. Je me souviens avoir croisé un homme un jour, place du Palais-Royal, qui cherchait le Conseil constitutionnel et était entré par erreur au Conseil d’État. Je lui ai indiqué la rue Montpensier, il est passé devant le bâtiment et s’est retourné vers moi interrogateur, je lui ai répondu : vous y êtes ! Voilà pourquoi j’ai estimé nécessaire d’inscrire le nom sur la façade. Ensuite, j’ai fait disparaître tous les portraits des anciens présidents de la République et installer à leur place le drapeau français et des bustes de Marianne. Il est vrai que toutes les administrations ont un portrait de président, mais précisément, le Conseil n’est pas une administration, mais une juridiction. Et ses membres ne représentent pas le pouvoir mais la République et le peuple français. J’ai aussi fait construire une salle d’audience dont l’accès s’ouvre sur la rue et non pas à l’intérieur du Conseil car je voulais que n’importe qui puisse venir. J’ai souhaité également ouvrir le Conseil aux acteurs de la justice. Ainsi, pour expliquer le fonctionnement de la QPC, je suis allé rendre visite à plus de 40 barreaux de France. Nous avons édité à 50 000 exemplaires deux CD, l’un expliquant la procédure de la QPC, l’autre rassemblant la jurisprudence du Conseil. Nous avons également mis sur pied le salon du livre juridique dont la dernière édition a attiré 3 500 étudiants venus rencontrer leurs professeurs de droit et visiter le Conseil. Une autre opération a consisté à convier régulièrement des professeurs et des étudiants à assister à des audiences de QPC. Ils arrivaient à 8 h 30, le service juridique les réunissait d’abord pour leur présenter les QPC qui allaient être examinées, puis ils assistaient à l’audience et je les recevais ensuite. En cinq ans nous avons reçu ainsi des milliers d’étudiants. Nous avons aussi pris en stage des étudiants en doctorat et en agrégation, reçu la visite deux fois par mois de barreaux de province, organisé une soirée annuelle rassemblant tous les anciens ministres. Sans oublier le site où sont publiées nos décisions en anglais, allemand, espagnol. Il y a même quelques décisions emblématiques traduites en arabe et en chinois ! Gaz. Pal. : Vous estimez que le Conseil devrait être rebaptisé « Cour constitutionnelle », pourquoi ? J.-L. D. : C’est l’un de mes grands combats en effet. Je pense que le mot « conseil » ne traduit pas bien la réalité car nous ne donnons pas de conseils, nous sommes une juridiction. Le terme me gêne ; progressivement, si on continue à traiter le Conseil comme je l’ai fait, on s’oriente vers une cour. G A Z E T T E D U PA L A I S - m a r d i 2 6 av r i l 2 0 1 6 - N O 1 6 9 A ct u al i t é Gaz. Pal. : Une sorte de cour suprême donc… Dans votre livre vous évoquez des relations parfois difficiles avec la Cour de cassation et le Conseil d’État. J.-L. D. : Quand on a institué la QPC, la création d’un filtre est apparue indispensable. Le Conseil ne pouvait pas rendre des milliers de décisions par an, en particulier si l’on souhaitait qu’il se prononce vite. Mais on s’est très vite rendu compte que la Cour de cassation bloquait toutes les QPC car son président de l’époque était très hostile à cette nouveauté ! C’est ainsi qu’il fallut quatre QPC pour que nous examinions enfin la loi Gayssot ! Le Conseil d’État a été plus habile. Depuis, la situation s’est améliorée. Aujourd’hui, je suis partisan d’alléger le filtre, car s’il devient bouchon, alors il sautera, or il n’est pas souhaitable d’avoir un contentieux de masse. On pourrait ainsi par exemple permettre aux autorités indépendantes et notamment au Défenseur des droits, quand il aperçoit une mauvaise application de la loi, de saisir le Conseil directement. Gaz. Pal. : Au chapitre des réformes du Conseil, votre successeur Laurent Fabius a déclaré que les anciens présidents de la République n’avaient pas leur place au sein du Conseil. Qu’en pensez-vous ? J.-L. D. : C’est une proposition de réforme que j’avais faite à Nicolas Sarkozy. Mais il ne suffit pas de dire qu’ils n’ont plus leur place, il faut expliquer pourquoi. La QPC fait que nous jugeons désormais des lois récentes qu’ils ont promulguées. Ce qui les place dans une position où ils sont à la fois juge et partie, ce n’est pas tenable. En outre, quand le Conseil jugeait dix affaires par an, le rythme de travail était compatible avec leur emploi du temps, aujourd’hui ce n’est plus le cas, nous nous réunissons plusieurs fois par semaine. Une réforme constitutionnelle s’impose. 10 G A Z E T T E D U PA L A I S - m a r d i 2 6 av r i l 2 0 1 6 - N O 1 6 Gaz. Pal. : Dans votre livre vous évoquez les nombreuses pressions dont le Conseil a fait l’objet ces dernières années… J.-L. D. : Le pouvoir, quel qu’il soit, est attentif aux décisions. L’important, c’est que les contacts des membres du Conseil avec les parties soient officiels. Il est arrivé une fois qu’un membre reçoive seul une association partie à une QPC, je lui ai demandé de ne pas siéger. Si quelqu’un veut faire valoir son point de vue, qu’il envoie sa contribution. Nous avons à l’égard de celles et ceux qui nous ont nommés ainsi qu’à l’égard des politiques un devoir d’ingratitude ou d’indifférence. Gaz. Pal. : De l’extérieur on se demande comment sont prises ces décisions si particulières. Par exemple dans EADS, les avocats étaient persuadés que le Conseil ne reviendrait pas sur sa propre jurisprudence en particulier dans un dossier aussi sensible. Et pourtant il l’a fait ! J.-L. D. : Un délibéré ne dure pas moins de deux heures. Il est arrivé qu’un délibéré atteigne sept heures ! Chacun exprime son raisonnement puis on vote à main levée. Il n’est pas possible de s’abstenir. En cas de partage des voix, celle du président est prépondérante. J’ai vu un membre au bord des larmes dans une QPC relative au droit du travail, j’en ai vu d’autres claquer la porte. Il ne faut pas être trop nombreux, neuf c’est parfait. Par ailleurs, je suis opposé à l’expression d’une opinion dissidente, car cela renseignerait sur l’opinion des autres. Or, pour voter librement, il faut la garantie du secret, c’est cela qui évite les postures. Le Conseil a retrouvé une place, ce n’est pas une institution à la solde de qui que ce soit. Nous avons besoin de stabilité juridique, il ne faut donc pas changer la loi tous les jours, mais si c’est nécessaire alors il faut pouvoir le faire. Propos recueillis par Olivia Dufour 264b4