Quel héritage les Arabes ont-ils légué à l`Espagne

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Quel héritage les Arabes ont-ils légué à l`Espagne
Quel héritage les Arabes ont-ils légué à l’Espagne ?
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En bref…
Quel héritage les Arabes ont-ils légué
à l’Espagne ?
L’invasion musulmane de la péninsule ibérique en 711 déclenche,
dès 722, un processus de reconquête chrétienne des territoires
occupés. Cependant, la présence arabe en Espagne a duré plus
de sept siècles, jusqu’à la prise de Grenade, dernier royaume
musulman, par les Rois Catholiques, en 1492. Durant cette période,
une cohabitation s’installe entre chrétienté et islam, modèle
de métissage et de prospérité dont l’héritage est encore
sensible aujourd’hui.
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de rétention d’eau. Toutes ces techniques ont permis de développer dans les
régions de Valence et de Murcie, les cultures d’agrumes, de coton ou de canne à
sucre qui font encore de nos jours leur spécificité. À signaler depuis 1986, la
création du parc naturel de La Albufera, en arabe « la petite mer », nom du lac situé
à 15 kilomètres au sud de Valence, où se côtoient rizières et activités de loisirs
nautiques.
Quant aux arts, aux lettres et aux sciences, ils atteiLe savoir acquis dans un pays
gnent également un rayonnement sans conteste
étranger peut être une patrie
e
jusqu’au début du XIII siècle. Le célèbre Averroès
et l’ignorance peut être un exil
(1126-1198) philosophe et scientifique qui commenta
vécu dans son propre pays. »
les œuvres d’Aristote et de Platon en est la figure
Averroès
emblématique.
La présence arabe en Espagne
Averroès
C’est en 711 que Tariq, chef berbère en quête de territoires, traverse le détroit
de Gibraltar, étymologiquement en arabe « la montagne de Tariq », initiant ainsi
la conquête musulmane de la quasi-totalité de la Péninsule par la victoire de
Guadalete. Si Charles Martel met un terme à l’avancée des Maures vers le nord
de l’Europe en 732, lors de la bataille de Poitiers, ce n’est que 781 ans plus tard,
le 2 janvier 1492, que Boabdil, le dernier roi du royaume de Grenade, remet les
clés de sa ville aux Rois Catholiques Isabelle I de Castille et Ferdinand II d’Aragon,
dont le mariage, en 1469, a été décisif pour mener à terme la Reconquête [cf.
question 2]. Selon la légende, la mère de Boabdil voyant son fils pleurer la perte
de Grenade lui aurait dit : « Ne pleure pas comme une femme ce que tu n’as pas
su défendre comme un homme ». Cet épisode met un point final à la domination
musulmane dans la péninsule ibérique.
Or, dès 722, grâce à son isolement géographique, le nord montagneux a résisté
à l’invasion arabe, comme il l’avait déjà fait face à la domination romaine. Ainsi,
dans les Asturies, la victoire du chef rebelle wisigoth Pelayo à Covadonga initie
la reconquête des territoires dominés par les musulmans [cf. annexe 1]. Il faut
dire que les rivalités internes des royaumes wisigoths les avaient fragilisés.
Pelayo, devenu roi en 718 de ce petit royaume chrétien insoumis, reste en
Espagne un symbole fort en tant que premier roi de la monarchie.
Toutefois, l’Hispanie devenue Al-Andalus* connaît alors de longues périodes de
convivencia, c’est-à-dire de cohabitation, favorisant en particulier l’essor de l’économie et de l’agriculture. C’est ainsi que les avancées
Al-Andalus : territoire de la
techniques introduites par les Arabes ont rendu le système
Péninsule occupé par les
d’irrigation performant, grâce à la noria, roue à godets ; aux
Arabes, d’où dérive le nom
d’Andalucía.
acequias, canaux d’arrosage, ou encore aux albercas, bassins
Nom latinisé de Abu’I-Walid Muhammad ibn Rouchd, né à Cordoue et mort en exil
à Marrakech. Défini comme un intellectuel hispano-arabe de la période almohade
aux multiples facettes, car il fut à la fois philosophe, théologien islamique, juriste,
mathématicien et médecin attitré des princes qui le protégeaient. Son œuvre fait
l’éloge de la Raison sur laquelle doit s’appuyer la morale, ce qui influencera le siècle
des Lumières. Il souleva de vives polémiques en séparant radicalement raison et foi.
Vers la fin du XIIe siècle, une vague de fanatisme envahit Al-Andalus. Il dut alors
s’exiler au Maroc à la fin de sa vie. Cette phrase résume son esprit de tolérance :
« Si d’autres que nous ont déjà procédé à quelque recherche en cette matière,
il est évident que nous avons l’obligation […] de recourir à ce qu’en ont dit ceux
qui nous ont précédés. Il importe peu que ceux-ci soient ou non de notre religion. »
L’Espagne des trois religions
Cette période est souvent citée en exemple de cohabitation fructueuse et pacifique entre les trois grandes religions monothéistes, ouvertes, voire perméables
les unes aux autres. Ainsi, sous le signe de la tolérance, se côtoyaient pacifiquement, les musulmans, les chrétiens et les juifs. Cette liberté de culte allait de
pair avec le brassage des populations. Par exemple, juifs et chrétiens convertis
à l’islam cohabitaient avec des chrétiens arabisés appelés Mozarabes qui continuaient à pratiquer la religion catholique. Du côté musulman, les Mudéjares
avaient conservé leur religion, à la différence des Morisques qui s’étaient convertis au christianisme. L’émir Abd-Al-Rahmân III se proclame, en 929, calife d’Occident, indépendant de celui de Damas, et fait de Cordoue sa capitale économique, scientifique et intellectuelle. Cette civilisation, à son apogée, tendait un pont
entre Orient et Occident. Son éblouissante expansion a laissé son empreinte
sur ses imposants monuments. Avant tout, La Mezquita, la Grande Mosquée aux
Des fondements de l’histoire aux problèmes contemporains
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Photo Lydie López-Benhamou
Quel héritage les Arabes ont-ils légué à l’Espagne ?
L’Alhambra de Grenade
850 colonnes, chef-d’œuvre classé au
Patrimoine de l’humanité, résume à elle
seule toute la gloire de Cordoue. La ville
comptait un million d’habitants, une vingtaine de quartiers, plus de 500 mosquées,
600 bains publics et 800 fontaines quand
le reste de l’Europe méconnaissait l’hygiène. Au pied de la sierra Nevada,
Grenade, sa voisine, pavoise toujours
avec La Alhambra dont le nom signifie
« La Rouge », comme la couleur de ses
murs. Cette forteresse, austère de l’extérieur, cache, dans son écrin de verdure
aux nombreuses fontaines, un palais des
mille et une nuits où azulejos*, stucs et
bois rivalisent de finesse.
Le legs considérable d’Al-Andalus
Outre le patrimoine architectural et les rythmes de la musique arabo-andalouse,
il reste ce goût pour les jardins et patios dont les murs sont revêtus d’azulejos*,
produits par d’habiles artisans arabes, que les Andalous ont si bien intégrés dans
leurs demeures, bâties autour d’un patio central qui préserve de la chaleur. On
peut aussi observer le fameux Tribunal de las Aguas valencien toujours en vigueur
de nos jours [cf. doc. ci-contre].
On leur doit aussi l’introduction du jeu d’échecs, el ajedrez*, mais aussi le célèbre turrón d’Alicante, sorte de nougat indissociable des fêtes de Noël. Comme
l’est tout autant dans la région de Valence, la horchata de chufa (l’orgeat de souchet),
rafraîchissement nutritif à base d’eau et de souchet
Azulejos : mot venant de l’arabe
très apprécié en été. Cette culture a été lancée par
zulaydl signifiant « pierre polie ».
Ce sont des carreaux de faïences
les Arabes dès le VIIIe siècle et l’Espagne en est,
aux couleurs vives et aux dessins
aujourd’hui, le seul producteur d’Europe et le
géométriques.
premier au plan mondial. Enfin, comme apport
El ajedrez : le jeu d’échecs est
primordial, il faut mentionner les très nombreux
d’origine indienne mais ce sont les
emprunts linguistiques dont le castillan s’est
Arabes qui l’ont introduit en Espagne.
Selon la légende, au XIe siècle, le vizir
enrichi, on en compte quelque 4 000. Ce sont des
et poète Abenamar aurait même
termes liés à l’agriculture : arroz (riz), aceituna
défié le roi Alphonse VI de Castille
(olive), azahar (fleur d’oranger) ; à la production
qui s’apprêtait à conquérir Séville. En
locale : aceite (huile) ; à l’organisation administrative
perdant la partie d’échecs, le roi
castillan dut retirer ses troupes.
et politique : alcalde (maire), cacique (chef) ; à la
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construction : azotea (terrasse), albañil (maçon) ; à la fortification : alcázar (forteresse) ; à la vie urbaine et au commerce : almacén (magasin).
On remarque également dans la langue espagnole la présence de nombreux
mots commençant par al, qui est en fait l’article arabe englobé dans le mot.
Enfin, outre la riche toponymie héritée, comme Guadalquivir (le grand fleuve),
force est de constater la présence d’une multitude de noms de patronymes tel
le surnom du célèbre héros guerrier castillan de la Reconquête, Rodrigo Díaz de
Vivar, dit « Le Cid », de sidi (le seigneur) [cf. question 2]. Concluons sur l’interjection phonétiquement arabisante exprimant le souhait ¡Ojalá ! (Pourvu que)
signifiant étymologiquement « Plaise à Dieu ! ».
Tout ce riche héritage, révélateur de la vie économique et sociale de l’époque,
perdure et a été totalement intégré dans la culture espagnole tout en contribuant
à son épanouissement.
El Tribunal de las Aguas
Le Tribunal des Eaux est la plus ancienne institution de justice d’Europe. Il a été créé par Al
Hakim Al Mostansir Bibal en 960, période de paix totale dans la Péninsule. Comme par le
passé, il permet encore aujourd’hui de contrôler de manière équitable l’irrigation de la
Huerta, la zone maraîchère valencienne. En effet, le maigre débit de la rivière Turia a
imposé un contrôle démocratique de la répartition de l’eau
d’irrigation dans cette zone agricole. Le Tribunal se réunit chaque jeudi, excepté les fériés,
à midi, jour et heure symboliques pour les musulmans, devant la porte des Apôtres de la
cathédrale de Valence. Tous les procès sont menés exclusivement à l’oral et en valencien.
Le droit à la parole est attribué par un mouvement de pied, comme dans de nombreuses
tribus nomades d’Afrique du Nord. Les jugements rendus sont strictement appliqués.
Le Tribunal doit régler tous les litiges entre propriétaires des terres irriguées tout comme
les problèmes d’entretien et de réparation des canaux d’irrigation. La répartition de l’eau
d’arrosage entre paysans est scrupuleusement respectée en fonction de la taille de
l’exploitation. La loi sur l’eau de 1985 [cf. question 18] s’en est directement inspirée
en utilisant comme modèle le fonctionnement de ce Tribunal.
Source : www.revistaiberica.com/Grandes _Reportajes/valencia
Pour en savoir plus
• David BENSOUSSAN, L’Espagne des trois religions, Grandeur et décadence de la Convivencia,
Paris, éd. l’Harmattan, 2007.
• Denis MENJOT et Michel BALARD, Les Espagnes médiévales, 409-1474, Paris, éd. Hachette,
1996.
• Dominique URVOY, Histoire de la pensée arabe et islamique, Paris, éd. du Seuil, 2006.
• Jean VERNET, Ce que la culture doit aux Arabes d’Espagne, Paris, éd. Simbad, réédition
1985.
Dominique URVOY, Averroès : Las ambiciones de un intelectual musulmán, Madrid, éd. Alianza
Editorial, 1998, traduit du français.
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