Texte de Gaston Bachelard

Transcription

Texte de Gaston Bachelard
Texte de G. Bachelard (Le nouvel esprit scientifique, extrait).
Remarques liminaires : a) ce qui suit n’est qu’un plan détaillé, et non un commentaire de texte philosophique : lors de la rédaction
finale, il conviendra surtout de ne pas se contenter de juxtaposer les arguments, et de développer certainement davantage ; b) tout ce
qui figure ici entre crochets droits, toute indication correspondant à la démarche suivie, comme les numéros des paragraphes, devront
disparaître dans un devoir.
[Introduction]
[Objet du texte]
L’univers des sciences exactes ne se laisse pas diviser entre des chercheurs fondamentalistes, auteurs de théories
purement spéculatives, et d’autres, expérimentalistes, trop imprégnés d’une expérience hétéroclite pour être capables de
prendre un recul suffisant par rapport aux faits. L’origine de l’« activité scientifique » dans les sciences expérimentales
est toujours double, explique Gaston Bachelard : c’est la raison, tout autant que le réel expérimenté. Ainsi convient-il
de construire le rapport entre ces deux « points de départ » différents que sont l’expérimentation et le raisonnement pur.
Puisque le réel ne nous est jamais donné a priori de la manière dont nous le prévoyons, l’efficacité de la science se
trouve étroitement liée à sa valeur rationnelle. Mais si les théories scientifiques sont perpétuellement tenues en échec
par l’expérience, alors conviendrait-il d’élargir la pensée logique traditionnelle. Les concepts scientifiques les plus purs
en apparence ne sont jamais exempts de résidus de l’expérience, et l’expérimentation dans les sciences, quant à elle, se
trouve toujours plus ou moins liée à certains schèmes de raisonnement.
[Position du problème]
Dans les sciences expérimentales, la formulation des théories et l’expérimentation peuvent-elles constituer deux
moments séparés, ou bien n’est-il pas nécessaire de les envisager ensemble ?
[Moments de l’argumentation]
Dans un premier moment, Bachelard tire les implications du rapport dialectique qui s’établit depuis longtemps déjà
entre le « Réel scientifique » et la rationalité dans les sciences physiques.
Dans un second moment, il montre quelle est la tâche qui incombe alors à l’épistémologie ou à la philosophie des
sciences : manifester l’unité du nouvel esprit scientifique au travers des multiples directions de la recherche, au-delà des
apparentes errances de la raison.
[1ère partie : explication du premier moment]
1) Le « domaine de base », c’est ici l’ensemble des intuitions que nous nous formons spontanément du réel en accord
avec le système de nos perceptions. Or, le progrès des sciences physiques a depuis longtemps remis en cause
l’expérience sensible du réel, les idées réputées les plus simples, comme l’illusion la plus commune de stabilité et de
permanence du réel. Dans la représentation classique de l’Univers, héritée de Newton, les objets matériel ont une réalité
propre, sont situés dans l’espace dans des positions spécifiables, et sont en mouvement suivant des trajectoires bien
définies. Or, depuis les années 1920, on admet qu’un tel cadre formel ne permet plus de rendre compte des
comportements « étranges » des objets qu’on peut observer aux échelles atomique et subatomique, d’où le besoin d’une
nouvelle physique, en l’espèce la théorie quantique.
2) L’état d’incertitude où nous nous trouvons résulte de la perte de nos bases traditionnelles : l’idée d’un déterminisme
strict, de la stabilité des éléments, de la prédictibilité des phénomènes, etc. Il convient alors de dépasser le « domaine de
base » pour rechercher des éléments de cohérence complémentaires qui ne peuvent plus être trouvés a priori, c’est-àdire indépendamment des résultats livrés par l’expérimentation. L’observation directe ne permet pas d’accéder à une
connaissance intégrale du monde. Les objets ne sont plus tels que nos sens nous les fait percevoir. Notre perception
naïve du réel s’est avérée totalement incompatible avec la physique contemporaine.
3) La réalité dont les sciences physiques font l’expérience se trouve depuis plusieurs siècles déjà engagée dans un
rapport dialectique avec la rationalité scientifique : le réel observable tient d’abord fréquemment la raison en échec, ce
qui oblige à imaginer une théorie nouvelle, laquelle se trouve à son tour démentie par de nouvelles expériences,
permettant un progrès de notre connaissance du réel – cf. par exemple le schème qui va de l’expérience des fontainiers
de Florence (1640) à celles de Torricelli et de Pascal, en passant par l’explication (fausse) imaginée par Galilée –. Là se
trouvent les conditions d’un véritable dialogue qui s’établit entre l’esprit scientifique et l’univers. Non plus que les faits
ne peuvent dans les sciences parler d’eux-mêmes, comme si l’expérience par elle-même pouvait avoir une « positivité
absolue », c’est-à-dire se concevoir dans une totale indépendance par rapport à la raison qui lui dicte ses conditions
d’élaboration et de mise en œuvre, sans être préalablement théorisée, les expériences ne peuvent être « muettes », c’està-dire ne pas remettre en cause un certain formalisme hérité des habitudes de raisonnement antérieures dans lesquelles
l’esprit scientifique lui-même risque toujours de se scléroser. Par conséquent, il est nécessaire de reconsidérer l’idéal de
l’« expérience bien faite » dans les sciences expérimentales : non plus s’attacher à en contrôler soigneusement les
différentes variables au stade de l’expérimentation pour se laisser simplement instruire par les faits observés – cf. la
définition de la méthode expérimentale par Claude Bernard –, mais définir au préalable un « projet bien étudié à partir
d’une théorie achevée », ce qui est la condition même pour que l’expérience réalisée soit suffisamment « complète ».
Les faits observés ne peuvent se concevoir indépendamment des théories qui les énoncent. Et encore faut-il être capable
dans les sciences de distinguer dans leur interprétation entre ce qui se rapporte à une image préconçue de ce que serait
le réel et une authentique explication du réel. C’est cette dernière qui se dérobe toujours davantage aux savants
désormais. Rien ne paraît aussi peu théorisable que le réel aujourd’hui, avec les remarquables progrès accomplis dans
les sciences physiques.
[Conclusion partielle]
S’il ne se conçoit pas de science sans théories, la dialectique de la rationalité scientifique et de la réalité construite par
les sciences manifeste cependant le lien des plus étroits qui unit depuis longtemps déjà les théories énoncées à notre
expérience du réel. Par exemple, les concepts mathématiques d’espace, de symétrie, etc. se trouvent liés à notre
expérience perceptive, laquelle continue à nous imposer une réalisation des mathématiques, alors même qu’on assiste
dans le même temps à une mathématisation croissante de l’expérience scientifique du réel.
[2ème partie : explication du second moment]
1) Il n’y a pas lieu par conséquent pour l’épistémologue d’opposer le rationalisme au réalisme : « (..) toute pensée
scientifique s’interprète à la fois dans le langage réaliste et dans le langage rationaliste » (Le nouvel esprit scientifique,
P.U.F., 1934, p. 7). Pour les défenseurs du réalisme galiléen – correspondant à l’idée que la science décrirait les lois
mêmes du réel –, le succès des théories scientifiques constitue la preuve même de leur aptitude à représenter le réel. Le
rationalisme à l’opposé postule une distinction irréductible entre la connaissance empirique et la connaissance
théorique. Les théories scientifiques ne seraient rien d’autre que des instruments utiles à la description des phénomènes,
mais n’apporteraient aucune vérité sur les phénomènes étudiés.
2) Le réalisme s’est désormais avéré difficilement défendable en physique. Par exemple la théorie quantique nous
apprend qu’une particule ne possède ni position ni vitesse définie tant que cette dernière n’est pas mesurée par un
observateur. Il est par conséquent faux de dire qu’une mesure donnerait un certain résultat, puisque la quantité mesurée
n’acquiert de valeur qu’à l’instant t de sa mesure. Certains objets ne possèdent pas même d’existence indépendante,
mais ne sont que des composants d’un ensemble plus grand. Par exemple, on n’observera jamais de quark isolé dans la
nature car les forces d’interaction qui lient les quarks par groupes de trois et par paires quark-antiquark augmentent
avec la distance qui les séparent.
3) La science physique « simplifie le réel et complique la raison ». Elle « simplifie le réel » parce qu’elle le ramène
toujours davantage à la simplicité des modèles et des relations mathématiques, lesquels ne font jamais qu’exprimer
notre besoin d’une représentation du réel en accord avec les principes de la logique commune. Elle « complique la
raison » en remettant radicalement en cause, par exemple et surtout dans les domaines de la physique atomique et
subatomique et de l’astrophysique, les idées et intuitions réputées les plus simples et évidentes en faisant ressortir
l’efficacité de théories suggérées par l’expérience scientifique du réel, mais qui contreviennent constamment aux
principes logiques réputés les plus solides depuis Aristote. On sait par exemple que les lois de Newton, alors même
qu’on les vérifie constamment toujours et partout dans l’Univers à l’échelle macroscopique, ne sont plus valides pour
les objets en mouvement à une vitesse proche de celle de la lumière, et doivent par conséquent être modifiées pour la
circonstance. Cela défie toute logique, mais c’est ainsi.
4) Le rôle de l’épistémologie ou bien de la philosophie des sciences sera ainsi pour l’essentiel de redéfinir a posteriori
une logique qui permettrait de rendre compte de l’activité rationnelle réelle dans les sciences exactes, permettant
d’écourter le « trajet » « qui va de la réalité expliquée à la pensée appliquée », soit d’exprimer les procédures suivies au
cours de l’expérimentation dans le langage du raisonnement, et aussi, inversement, de montrer le rapport étroit du
raisonnement, qui n’est jamais pur dans les sciences exactes, avec l’expérimentation. La science n’aurait jamais pu
réellement progresser sans règles, à partir de travaux risqués et d’expérimentations simplement hasardeuses. On le sait
depuis Aristote, une simple collection de faits ne constitue pas une science.
[Conclusion partielle]
L’esprit scientifique à l’œuvre dans les sciences physiques ne se manifeste plus avec la même simplicité que tel qu’on
le décrivait au XIXème siècle. Depuis longtemps déjà les progrès des sciences exactes ne peuvent plus être envisagés
de manière strictement linéaire comme autant de progrès de la raison.
[3ème partie : approfondissement réflexif et critique]
1) La thèse de Gaston Bachelard est parfaitement recevable. Si le réel scientifique n’est plus que représentation qui ne
se fonde plus sur les données immédiates de la perception, alors doit-on s’efforcer d’accorder prioritairement le
raisonnement et l’expérience, et rechercher dans le passage de l’un à l’autre la confirmation des théories émises, au-delà
de la simple coïncidence entre les idées et les éléments simples dont le savant peut avoir l’intuition.
2) Le rôle de l’épistémologue sera alors de refaire l’unité de l’esprit scientifique à partir des multiples contributions des
savants, quand bien même paraîtraient-elles particulièrement errantes ou hasardeuses. Sa logique a posteriori n’est à
même de définir le cadre rationnel de l’« activité scientifique » qu’en expliquant les découvertes autrement que par
l’intention de découverte, en justifiant l’activité de l’esprit scientifique et en montrant son efficacité. La raison gagne
certainement à montrer la diversité de ses voies, quand bien même perdrait-elle la solidité de ses principes qui paraissait
si évidente depuis la logique aristotélicienne. Toutefois, sous peine de tout admettre sans rien comprendre de l’activité
des sciences, il importerait au minimum de retranscrire l’expérimentation en raisonnement, et d’appliquer le
raisonnement à l’expérimentation.
3) Toutefois, la physique contemporaine n’est plus celle qui s’imposait comme physique nouvelle dans les années 1930.
Le modèle quantique du monde avait déjà été énoncé alors, que même Einstein ou Feynman ont eu beaucoup de
difficultés à avaliser, et intègre, il est vrai, des principes incompatibles avec toute intuition spontanée du réel. Par
exemple, le « modèle standard » permettant de décrire les interactions entre particules élémentaires a permis de prédire
l’existence de particules nouvelles avant même qu’elles ne soient découvertes. Mais il souffre d’un défaut majeur : il
contient des dizaines de paramètres ajustables que la théorie ne permet pas de préciser et dont il convient de fixer les
valeurs au cas par cas pour le faire correspondre aux observations réalisées. On dispose aujourd’hui d’un modèle
théorique permettant de prédire la quasi-totalité des observations envisageables : la M-théorie. Mais il ne s’agit
précisément pas d’une théorie au sens commun du mot. Il s’agit plutôt d’un ensemble de théories très différentes et
uniquement applicables, dans des conditions restreintes, à des situations physiques particulières. Il n’existe toujours
pas dans les sciences physiques de représentation d’ensemble du réel qui permettrait de rendre compte de la totalité des
observations envisageables, applicable à n’importe quelle situation. Le besoin d’une théorie unique se fait toujours plus
sentir. Il n’y a plus aujourd’hui, dans la physique contemporaine, de « théorie achevée ».
[Conclusion partielle]
L’argumentation de Bachelard ne semble pas pouvoir être discutée, excepté sur ce dernier point, conduisant à remettre
pratiquement en cause la priorité logique des théories scientifiques sur l’expérimentation.
[Conclusion]
[Résumé de la démarche suivie]
Dans une première partie, on a pu voir quelle sorte de dialectique s’établissait dans les sciences physiques entre la
rationalité scientifique et le réel expliqué par la science. Dans une deuxième partie, on a montré quelle était la tâche qui
incombait désormais, et par voie de conséquence, à l’épistémologie ou à la philosophie des sciences selon Bachelard.
Dans une troisième partie enfin, on a constaté dans quelle mesure la thèse défendue par l’auteur et l’idée d’une
épistémologie encore à constituer du nouvel esprit scientifique pouvaient être acceptables.
[Solution du problème posé]
Pas davantage que le « Réel scientifique » et la « Raison scientifique » ne se laissent dissocier dans les sciences
physiques, la construction des théories scientifiques et l’expérimentation sur le réel ne peuvent être séparément
envisagées. C’est d’autant plus vrai aujourd’hui que les modèles mathématiques auxquels les sciences exactes ont
recours et leur degré élevé d’abstraction et de sophistication témoignent paradoxalement d’un lien toujours plus étroit
avec l’expérience scientifique du réel, et de la constante remise en cause des théories scientifiques comme de la logique
en apparence les mieux établies.