Théorie et expérience

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Théorie et expérience
Théorie et expérience
1. Définitions, distinctions de concepts
Le mot « expérience » a trois acceptions :
- l’expérience sensible, ou perceptive, celle du réel auquel nous nous rapportons au moyen de nos sens
- l’expérience acquise, celle de la vie : peut-elle être caractérisée en termes de connaissances ?
- l’expérimentation scientifique, et c’est de celle-là dont il est surtout question ici ; elle consiste à
interroger méthodiquement les faits au moyen d’hypothèses.
Une théorie peut être définie comme un système cohérent et unifié d’hypothèses sur le réel. Les hypothèses
sont, soit suggérées par l’observation du réel, soit de pures constructions de l’esprit – cf. Claude Bernard –.
Dans les sciences expérimentales – auxquelles toutes les sciences ne se réduisent pas – l’expérimentation
constitue le moyen de valider les hypothèses préalablement formées, mais peut aussi les infirmer, et c’est
même le cas le plus fréquent.
- Il est nécessaire de distinguer entre les phénomènes observables et les faits, les faits bruts,
immédiats, et les faits scientifiques – « les faits sont faits », disait Gaston Bachelard, c’est-à-dire que
le fait scientifique est nécessairement construit, ou élaboré, nécessitant le travail de l’esprit ;
l’empirisme, qui soutient que l’esprit accueillerait passivement les phénomènes, n’est pas de mise
dans les sciences, comme l’a montré I. Kant.
- De même, la situation expérimentale n’est pas non plus la réalité observable, l’observation de
laboratoire n’est pas celle, immédiate, du réel.
2. L’empirisme et sa critique
Pour l’empirisme, toute notre connaissance proviendrait en dernière analyse des témoignages de nos sens, et
l’expérience serait passive du réel. C’est ainsi qu’Isaac Newton (1642-1727) affirmait que le physicien devait
d’abord raisonner à partir des phénomènes observables eux-mêmes – cf. la caricature de la pomme de
Newton – pour en déduire des théories en sachant se garder de toute « hypothèse imaginaire ». Mais le même
physicien est aussi à l’origine de la méthode hypothético-déductive – dans laquelle les hypothèses sont
énoncées sans qu’on se préoccupe d’abord de leur vraisemblance, à charge pour l’expérimentation de les
réfuter le cas échéant – opposée à la méthode empirico-déductive dont Galilée était le promoteur – les
hypothèses sont ici directement suggérées par l’observation du réel –. Et les célèbres expériences de Galilée
n’étaient-elles pas elles aussi, Alexandre Koyré l’a montré, des expériences de pensée ?
Non seulement pour être un bon observateur du réel il faut d’abord être un excellent théoricien, mais sans
l’idée directrice qui permet d’organiser et de comprendre le réel au-delà de la multiplicité et de la diversité
des phénomènes, l’esprit serait totalement désarmé et impuissant. L’expérience ne se conçoit pas sans
activité théorique de l’esprit, comme l’a montré I. Kant. L’expérience en elle-même ne peut rien faire
connaître. Si, comme l’affirme l’empirisme, notre connaissance commence avec l’expérience, il serait faux
de dire qu’elle se réduit à l’expérience. L’esprit ajoute toujours du sien :
« Il n’est pas douteux que toutes nos connaissances ne commencent qu’avec l’expérience, car par quoi la
faculté de connaître serait-elle appelée à s’exercer si elle ne l’était par des objets qui frappent nos sens... ?
Mais, si toutes nos connaissances commencent avec l’expérience, il n’en résulte pas qu’elles dérivent toutes
de l’expérience. En effet, il se pourrait bien que notre connaissance expérimentale elle-même fût un
assemblage composé de ce que nous recevons par des impressions, et de ce que notre propre faculté de
connaître tirerait d’elle-même. » (I. Kant, Critique de la raison pure)
Les mathématiques et la physique elles-mêmes, remarquait Kant, n’entrèrent dans la « voie royale » de la
science que le jour où les savants comprirent que la raison devait imposer sa souveraineté sur les faits. Thalès
le premier sut imposer aux figures concrètes de la géométrie le raisonnement rationnel pur. Il fonda ainsi la
science géométrique. De même, Galilée fonda la physique moderne dans l’esprit de son réalisme : les lois
mathématiques simples qu’énonce le physicien sont les lois mêmes de la nature, et n’en seraient pas
distinctes, par exemple en tant qu’approximations – cf. sa phrase célèbre : « le grand livre de la nature est
écrit en langage mathématique ».
Le physicien authentique est celui qui sait contraindre le réel ou la nature à répondre aux questions qu’il se
pose. Il ne se comporte jamais de manière passive face aux phénomènes, mais parvient à des hypothèses
fécondes en contraignant le réel à se conformer aux structures de l’esprit.
3. La nature des faits scientifiques
Dans les sciences, Gaston Bachelard l’a montré, « rien n’est donné, tout est construit » : le savant construit
non seulement ses hypothèses au moyen desquelles il peut interroger le réel, et par suite ses théories, mais
aussi les situations expérimentales concrètes, ses procédures de vérification ou de validation des résultats, et
bien entendu les faits. Les faits bruts, prétendument concrets, donnés, ou immédiats, n’existent pas. Les faits
scientifiques, ne serait-ce qu’au stade de l’observation prétendue des phénomènes, portent déjà la marque du
théorique, puisque la science exige des instruments d’observation, de mesure, de calcul, lesquels ont d’abord
été pensés avant de pouvoir être utilisés :
« Il faut que le phénomène soit trié, filtré, épuré, coulé dans le moule des instruments, produit sur le plan des
instruments. Or les instruments ne sont que des théories matérialisées. Il en sort des phénomènes qui portent
de toutes parts la marque théorique. » (G. Bachelard, Le Nouvel Esprit scientifique, P.U.F., 1969)
Le fait scientifique ne peut prendre de sens que dans une dialectique dont la théorie fait partie intégrante : il
ne se conçoit pas de faits sans les théories antérieures qui permettent de les constituer et qu’ils viennent
réfuter, donnant ainsi naissance à de nouvelles théories, lesquelles seront ultérieurement démenties à leur
tour, etc. Les théories physiques contemporaines se présentent comme des modèles synthétiques à vocation
explicative, soumettant différents secteurs du réel à un même formalisme mathématique – cf. par exemple en
physique des particules le « modèle standard » actuellement adopté faute de mieux, quoiqu’il soit davantage
une juxtaposition de théories partielles qu’une théorie unitaire –, et permettant d’intégrer les théories
antérieures comme autant de cas particuliers – cf. par exemple la théorie de la relativité restreinte pour celle
de la relativité générale –.
C’est le dialogue de l’expérimentateur et du théoricien qui est au fondement même du travail de la science.
Le premier est plus proche du concret, le second de l’abstrait. La théorie se trouve quant à elle « à la croisée
des chemins » : on peut mathématiquement prédire l’existence de particules élémentaires avant de les
observer – cf. l’exemple célèbre du boson de Higgs –, comme invalider par l’expérimentation une théorie
dominante – cf. par exemple l’expérience de Michelson et Morley venant ruiner la mécanique classique
avant d’être expliquée par la théorie de la relativité restreinte –.
« Quel que soit le point de départ de l’activité scientifique, cette activité ne peut pleinement convaincre
qu’en quittant le domaine de base : si elle expérimente, il faut raisonner ; si elle raisonne, il faut
expérimenter. Toute application est transcendance. Dans la plus simple des démarches scientifiques, nous
montrerons qu’on peut saisir une dualité. » (G. Bachelard, op. cit.)
4. Déterminismes classique et probabiliste
La science est traditionnellement régie par le principe de légalité : il ne s’agit plus depuis Auguste Comte de
connaître les causes des phénomènes, le pourquoi – notion devenue pré-scientifique –, mais le comment,
c’est-à-dire les lois qui régissent le réel, et qui prennent la forme de relations constantes et
mathématiquement exprimables entre des effets et les causes auxquelles ils peuvent être rapportés. On
trouve ici en germe le principe du déterminisme, soit la croyance caractéristique du XIXe siècle selon
laquelle la totalité des phénomènes naturels obéiraient à des lois nécessaires, absolues et rigoureusement
exprimables, et que seule l’impuissance de l’esprit humain pourrait provisoirement faire obstacle à la
découverte de ces lois :
« Une intelligence qui, pour un instant donné, connaîtrait toutes les forces dont la nature est animée et la
situation respective des êtres qui la composent, si d’ailleurs elle était assez vaste pour soumettre ces données
à l’analyse1, embrasserait dans la même formule les mouvements des plus grands corps de l’univers et ceux
du plus léger atome ; rien ne serait incertain pour elle, et l’avenir, comme le passé, serait présent à ses yeux.»
(Pierre-Simon de Laplace, Essai philosophique sur les probabilités)
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Comme on le constate, une intelligence qui n’a rien d’humaine : c’est là le célèbre démon de Laplace, ainsi désigné
par analogie avec le malin génie de Descartes.
Mais depuis l’énoncé des relations d’incertitude par Werner Heisenberg le principe du déterminisme semble
totalement dépassé, du moins au niveau microphysique, celui des particules élémentaires, malgré le célèbre
mot d’Albert Einstein : « Dieu ne joue pas aux dés ». Les lois physiques rigoureuses qu’énonçait la science
du XIXe siècle ont cédé la place au simple calcul statistique et probabiliste, avec l’effondrement des grandes
théories unificatrices du passé. Le physicien aujourd’hui n’est plus en état de prévoir les phénomènes, mais
uniquement de prédire certaines régularités constatables :
« Le principe du déterminisme doit-il être rejeté ? Il demeure valable, bien entendu, là où la physique l’avait
reconnu, même si on doit maintenant l’entendre comme une simple régularité statistique. » (Robert Blanché,
La science actuelle et le rationalisme, PUF, 1973)
5. Conclusion – Questions de dissertation
L’expérience est toujours en lien avec la théorie. Elle ne peut être considérée comme la réception passive du
réel ou des phénomènes, mais suppose l’activité d’un esprit capable de la constituer et de l’interpréter :
« L’expérience scientifique est, à cet égard, semblable à l’expérience commune, aussi les divers critères
auxquels elle doit satisfaire peuvent-ils paraître s’opposer. L’observation doit être complète, précise,
impartiale, objective ; en ceci se marque le caractère réceptif et passif d’un esprit qui constate et se soumet.
Mais l’observation doit aussi être instructive, éclairée par le choix, dirigée par l’idée... Aussi le savant passet-il sans cesse de l’observation passive à l’active expérimentation : il suscite, organise, interprète,
comprend.» (F. Alquié, L’expérience, PUF 1975)
La méthode expérimentale telle que définie par Claude Bernard comme un va et vient entre l’expérience et la
théorie2 – première étape : observation d’un phénomène ; deuxième étape : formulation d’une hypothèse ;
troisième étape : vérification expérimentale, conduisant à une nouvelle observation, ou venant ruiner
l’hypothèse antérieurement émise, ce qui oblige à tout recommencer – est plutôt faite, comme l’a constaté
Gaston Bachelard, d’interpénétration réciproque entre la théorie et l’expérience. Les lois physiques ne
s’établissent plus depuis longtemps par l’expérimentation et n’ont plus qu’un caractère probabiliste.
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À quoi reconnaît-on une théorie scientifique ? (Reims, 1984, C-D-E) ; À quoi reconnaît-on qu’une
théorie est scientifique ? (Paris-Créteil-Versailles, 1987, C-D-E) ; Quand une connaissance peut-elle
être dite scientifique ? (Lille, 1987, B)
Peut-on dire d’une théorie scientifique qu’elle est à la fois vraie et provisoire ? (Dakar, 1988, A)
Y a-t-il des expériences sans théorie ? (Toulouse, 1987, C-D-E)
L’expérience instruit-elle ? (Regroupement I, 1991, C-D-E ; 1999, S ; Inde, 2012) ; De quoi
l’expérience nous instruit-elle ? (Liban, 2011, L) ; Les théories scientifiques sont-elles tirées de
l’expérience ? (Métropole, 2006, TMD)
L’expérience peut-elle nous tromper ? (Nouvelle Calédonie, 2011, L ; Métropole, 2002, TMD)
Nos erreurs viennent-elles de l’expérience ou de la théorie ? (Polynésie, 2011, L)
L’expérience fait-elle obstacle à la connaissance ? (La Réunion, 2009, L)
Suffit-il de voir pour savoir ? (Nice et Corse, 1987, C-D-E)
Peut-on connaître ce dont on n’a pas l’expérience ? (Polynésie, 2001, S)
Pourquoi faut-il, pour être un bon observateur, être un bon théoricien ? (La Réunion, 1987, B)
Est-il raisonnable d’opposer théorie et expérience ? (Nouvelle Calédonie, 2003, ES)
La théorie permet-elle de négliger l’expérience ? (Antilles, 1999, ES)
À quoi reconnaît-on qu’une expérience est scientifique ? (Polynésie, 1996, L)
Pourquoi dit-on des faits scientifiques qu’ils sont l’objet d’une « construction » ? (Pondichéry, 1988,
C-D-E)
Mesurer les objets, est-ce les connaître ? (Aix-Marseille, 1987, A)
Le physicien a-t-il affaire à la réalité ? (Aix-Marseille, 1987, C-D-E)
« Autrefois, il y avait des savants ; de nos jours, il n’y a que des chercheurs. » Simple précaution de
langage ou modification sensible dans la conception de la science ? (Sujet national, 1987, D’)
La succession des théories scientifiques contredit-elle l’idée d’un ordre permanent de la nature ?
(Antilles-Guyane, 1990, C-D-E)
Ce qui suppose de pouvoir les envisager d’abord comme deux moments séparés.