La ballade de Charles et Patti 1

Transcription

La ballade de Charles et Patti 1
dans la peau de George Kaplan
Texte et image : Fabienne Radi
Dans la peau de George Kaplan est une série de textes articulés en épisodes utilisant le personnage
inventé par Alfred Hitchcock dans La Mort aux Trousses pour digresser sur tout et n’importe quoi.
Aujourd’hui Charles de Gaulle et Patti Smith.
La ballade de Charles et Patti
1
Gonflé comme un moustique géant venant de faire sa provision de sang,
l’Airbus 380 qui menait George Kaplan à New York décolla lentement de
l’aéroport Charles-de-Gaulle. Assis entre deux Japonaises chanelisées de la
tête aux pieds, Kaplan essayait de se concentrer sur le livre qu’il venait
d’acheter au Point Presse Relay de l’aéroport. La couverture montrait un
couple de jeunes gens bohèmes au chic négligé très travaillé. Dans un grand
aplat noir cachant leurs genoux on pouvait lire : JUST KIDS PATTI SMITH. La
dernière de couverture, elle, indiquait : Chelsea Hotel, 1er septembre 1969.
Hormis le fait d’avoir regardé à la TV Neil Armstrong gambader sur la Lune
dans sa combinaison spatiale immaculée qui le faisait ressembler à une
grosse chenille, Kaplan n’avait aucun souvenir de cette année-là. C’est ce qui
l’avait décidé à acheter le livre.
Une traînée de kérosène et quelques heures plus tard, il en savait autant sur
la folle jeunesse de Patti Smith que n’importe quel critique musical du
magazine Rolling Stones. Son avion amorça un grand virage au-dessus de
Long Island avant de se poser sur la piste 8 de l’aéroport John-F.-Kennedy.
Donner son nom à un aéroport semble le nec plus ultra, bien plus chic et
prestigieux qu’une place, une école, une bibliothèque ou un zoo. Quoique
l’un n’empêche pas l’autre : Charles de Gaulle est par exemple, outre un
aéroport international de première envergure, un porte-avion militaire à
propulsion nucléaire, un hôtel Formule 1, un chapelet de collèges et de
lycées techniques, un parking couvert gratuit, une résidence pour personnes
âgées, une esplanade, une bonne centaine d’arrêts de bus et de métro, un
skate park ou encore un cocktail sans alcool, bref une foule de choses que le
Général n’aurait jamais soupçonnées pouvoir être dotées un jour de son
nom au moment où il écrivait ses mémoires dans sa bibliothèque à
Colombey-les-deux-Eglises tandis qu’Yvonne tricotait dans la salle à manger
pour ne pas le déranger.
Au fait, s’interrogea Kaplan, cette Madame Smith avait-elle déjà servi à
baptiser quelque chose ? A lire avec quelle faim de reconnaissance elle avait
débarqué dans le New York arty de la fin des années 60, elle méritait bien
d’avoir au moins un sandwich grec ou une plante verte à son nom, pensa-t-il
en détachant sa ceinture.
L’Airbus 380 pouvant contenir jusqu’à 853 passagers, soit 77 équipes de
foot, ce qui est assez effrayant quand on y pense, George Kaplan décida de
rester installé dans son siège en attendant que l’avion se vide de son flot
humain. Fermant les yeux, il se mit à comparer mentalement les trajectoires
respectives de Charles de Gaulle et de Patti Smith qui, à priori, n’avaient pas
beaucoup en commun, hormis cette année charnière 1969 où le premier
avait claqué la porte de l’Elysée alors que la seconde faisait son entrée dans
la faune new yorkaise.
Quoique, en y réfléchissant bien.
Tous deux semblaient habités par une véritable mission, servir l’esprit de la
France pour l’un, sauver l’âme du rock’n’roll pour l’autre. Tous deux se
sentaient appelés à vivre un destin hors du commun. Patti n’arrêtait d’ailleurs
pas de citer Jeanne d’Arc dans son bouquin. Certes ils n’avaient pas été
épaulés de façon similaire dans ce noble apostolat, Robert Mappelthorpe et
Yvonne de Gaulle n’étant évidemment pas du même tonneau, mais
l’accession à la fameuse table d’Andy Warhol dans l’arrière-salle du Max’s
Kansas City n’avait-elle pas finalement demandé la même détermination et
la même énergie à Patti que celles déployées par Charles pour obtenir le
soutien de Winston Churchill aux Forces françaises libres ? Tiens, Winston,
Warhol, ça sonne un peu pareil, songea Kaplan en rangeant ses lunettes. Et
puis Because the night, n’est-ce pas quelque part l’appel du 18 juin pour
toute une génération emmenée par la grande prêtresse du punk rock ? Sans
compter cette semblable et troublante traversée du désert en milieu de
carrière : Patti parce qu’elle se brise les vertèbres sur scène en 1977, Charles
parce qu’il est écarté du pouvoir en 1953 ! Et puis cette même façon de se
placer sous l’aile de figures littéraires romantiques, Chateaubriand pour
Charles, Rimbaud pour Patti…
Tout excité par ces coïncidences qui pleuvaient comme des crapauds dans
son cerveau, George Kaplan se leva d’un bond lorsque la route fut enfin libre
jusqu’à la sortie de l’avion. Celle-ci était gardée par une paire d’hôtesses qui
affichaient un sourire réglementaire fatigué et répétaient en chœur à chaque
passager : Merci d’avoir choisi American Airlines. Elles s’apprêtaient à
prononcer la formule pour la 853ème fois lorsque Kaplan se mit soudain à
chanter d’une voix lyrique de ténor napolitain ce bout de refrain rescapé des
années quatre-vingt :
Résiste,
prouve que tu existes,
Bats-toi,
signe et persiste,
Résiste !
C’était le message de Charles de Gaulle et Patti Smith aux deux hôtesses
fatiguées.
Patti Smith, Just Kids. Paris : Denoël, 2010, 325 p.
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En hommage à celle de John et Yoko composée en 1969, date charnière pour Charles et Patti…