dans la peau de George Kaplan

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dans la peau de George Kaplan
dans la peau de George Kaplan
Texte et image : Fabienne Radi
Dans la peau de George Kaplan est une série de textes articulés en épisodes utilisant le
personnage inventé par Alfred Hitchcock dans La Mort aux Trousses pour digresser sur tout
et n’importe quoi. Aujourd’hui les blondes.
Cachez cette viande que je ne saurais voir
Cela fait un bout de temps que George Kaplan n’a pas mis les pieds dans un
avion. Aux turbulences des aéroports pour atteindre d’improbables
destinations exotiques, il préfére le trajet maintes fois accompli au volant de
sa vieille Chevrolet, allant de son domicile californien au bungalow hérité de
sa vieille tante Peggy sur les bords du Lac Tahoe. De là, il peut aisément faire
un saut à Reno, 180'480 habitants et presque autant de casinos, une ville
surnommée la petite sœur de Las Vegas qui l’intéresse moins pour ses
machines à sous et ses filles dévêtues que pour ses fameuses courses de
pylônes d’anciens avions de chasse. Reno est aussi connue pour avoir mis au
point le divorce rapide, une invention très pratique que Kaplan, bachelor
devant l’éternel, n’a pas eu l’occasion d’utiliser, mais dont l’existence le
rassure infiniment à chaque fois qu’une blonde le serre de trop près, ce qui
arrive relativement souvent, en particulier lorsqu’il prend le train. Cet
érotisme ferroviaire, dont il semble soudainement paré dès qu’il s’assoit sur
la banquette d’un quelconque wagon de l’Amtrak, l’a toujours étonné et il a
su parfois en profiter sans que cela alourdisse ensuite son agenda.
Confortablement installé dans un fauteuil bleu émeraude First Class d’un
Boeing 737 de la Continental Airlines, George Kaplan étudie le menu du
dîner qui sera servi une fois que l’avion aura quitté la zone de Los Angeles :
le flétan saisi et crevettes grillées avec sauce Newburg au homard servi sur
un ragoût de lentilles vertes à la française lui semble parfait pour faire ses
adieux au soleil californien et entrer dans le smog new yorkais. Satisfait à
l’avance pour ses papilles et son estomac, Kaplan tourne la tête vers le
hublot pour estimer l’altitude de l’avion lorsque son regard heurte le profil
droit de sa voisine, une blonde maquillée comme un camion de voitures
volées dont la chevelure platine déborde sur son propre appuie-tête et le
menace telle une algue filamenteuse toxique. Elle porte un bustier en latex
noir qui tente de contenir deux seins prêts à prendre la poudre d’escampette
au premier trou d’air. Ses mains tripotent machinalement une enveloppe sur
laquelle on peut lire MT…wards 2010, l’ongle noir et pailleté de son index
dissimulant la moitié des lettres de l’inscription. Tout en elle respire
l’exubérance calculée des poupées west coast qui exhibent des appâts plus
ou moins siliconés sur les plages de Santa Monica dans l’espoir de ferrer
n’importe quel gros poisson travaillant dans une maison de production.
Visiblement pour sa voisine la pêche a été assez bonne, si l’on en juge aux
accessoires griffés qui accompagnent les seins rebelles et les ongles
bariolés. Kaplan sourit intérieurement et songe à son ami Alfred qui prônait
le suspense jusque dans la chambre à coucher, rejetant avec mépris le sexe
trop criard et trop évident, et ne se privait pas de glisser négligemment dans
les soirées arrosées, à un auditoire de préférence masculin : nous cherchons
tous des femmes du monde, de vraies dames qui deviendront des putains
dans la chambre à coucher. En retournant le raisonnement de son vieil ami,
sa pétulante voisine serait-elle alors aussi ennuyeuse qu’une carpe sous
benzodiazépine, une fois basculée dans un lit ?
George Kaplan est en train de considérer cette hypothèse le plus
sérieusement du monde, se demandant simultanément et avec frayeur si son
potentiel de séduction va se décupler sur les lignes aériennes de la même
façon que sur les trajets ferroviaires, lorsque l’hôtesse lui apporte son flétan
saisi et crevettes grillées avec sauce Newburg au homard servi sur un ragoût
de lentilles vertes à la française. Toute son attention est alors absorbée par
ce poisson plat, dont la particularité est d’avoir les deux yeux du même côté,
ce qui ne se voit pas du tout dans son assiette, celle-ci ne pouvant accueillir
qu’un morceau infime de la bête : le flétan du Pacifique peut en effet
mesurer jusqu’à 1 mètre et peser plus de 50 kilos, selon The Freshwater
fishes of Alaska, un ouvrage très complet sur la pêche à la palangre que
Kaplan avait reçu de sa tante pour son anniversaire.
Une fois la dernière lentille verte dégustée, Kaplan s’assoupit entre les bras
de son fauteuil qu’il a au préalable incliné à presque 180 degrés. Il rêve
longuement qu’il est poursuivi dans l’eau par des sirènes obèses qui
cherchent à lui descendre son caleçon de bain et lui susurrent des insanités
dans une langue proche du suédois (elles avaient du moins le même accent
que son amie Ingrid). Une turbulence le fait se réveiller en sursaut alors que
la plus grosse des sirènes allait atteindre son but ; il revient à la réalité en
soupirant bruyamment, soulagé d’avoir pu préserver son intimité des assauts
de ces monstres. Sa voisine peroxydée, elle, dort comme un bébé, la bouche
légèrement entrouverte, les faux cils des paupières supérieures et inférieures
emmêlés dans un entrelacs qui verrouille ses yeux plus efficacement qu’un
câble antivol. Rien ne semble pouvoir la perturber.
Kaplan profite de son sommeil profond pour l’observer plus en détails et en
toute impunité. Son rouge à lèvre épouse parfaitement les contours de sa
bouche, pas un millimètre ne dépasse et l’ensemble présente une brillance
humide qui brouille les frontières entre l’intérieur et l’extérieur de la cavité.
Visiblement elle n’a pas mangé de flétan. Il continue son inspection,
comparant l’angle des maxillaires par rapport à celui de l’arrête du nez,
lorsque soudain une tache rouge incongrue attire son attention : derrière
l’oreille, à moitié dissimulée par une mèche de cheveux, une chose molle et
sanguinolente tient on ne sait pas comment sur le cou de sa voisine. Les
fauteuils de première classe étant éloignés d’environ un mètre les uns des
autres, George Kaplan essaye de se pencher discrètement pour ne pas attirer
l’attention de l’hôtesse de l’air toujours à l’affût d’un client à satisfaire. De
plus près, la chose ressemble une sangsue gorgée de sang frais ! C’est
absolument dégoûtant, Kaplan sent les lentilles prêtes à remonter dans son
œsophage, il détourne rapidement la tête et s’oblige à compter les motifs à
losanges géométriques de la moquette pour oublier cette vision effroyable.
Décidément avec les blondes il faut s’attendre à tout, quand elles ne couvent
pas le feu sous la glace, elles se planquent de l’animal dans le cou ! George
Kaplan passe tout le reste de son voyage transi sous sa couverture, le regard
intensément absorbé par la serviette blanche qui protége l’appuie-tête situé
droit devant lui. Il se jure de ne plus jamais prendre les transports aériens, ni
de manger du flétan. On ne peut pas se fier à un poisson qui a les deux yeux
du même côté.
Quelques jours plus tard, alors qu’il attend son tour chez son coiffeur new
yorkais en feuilletant un des tabloïds posés sur une table, il tombe sur la
photo d’une pop star entièrement vêtue de viande crue qui vient de rafler un
chapelet de trophées à la soirée MTV Awards 2010 à Los Angeles. Intrigué
par la légende de la photo, Kaplan chausse ses lunettes pour observer celleci de plus près. Il reconnaît alors sa voisine d’avion et comprend soudain que
ce qu’il avait pris pour une sangsue ne devait être en fait qu’une relique
oubliée de la robe de bal de Stephani Johanne Angelina Germanotta, plus
connue sous le nom de Lady Gaga, qui s’est précipitée dans le vol 857 à
destination de New York, tout comme lui, une fois la manifestation terminée.
Le coiffeur lui fait signe à cet instant de venir s’asseoir au bac à shampoing.
Lady Gaga au MTV Awards 2010 : http://www.youtube.com/watch?v=1E6pbx0dQYA