L`ARME DE LA CROYANCE

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Chapitre 3
L’ARME DE LA CROYANCE
« Le monde est dans un tel état que l’auto-préservation exige la plus intense
des pressions en matière de guerre psychologique, telle que seul un large
corps de professionnels entraînés et à la tête d’immenses ressources
est capable de mener 1 » (Walter Schramm).
L’État n’accepte plus d’être le plus froid des monstres froids, le
voilà séducteur, protecteur, animateur. Il prétend gagner les
cœurs, même quand il combat, ou plutôt, quand il intervient militairement pour rétablir la paix. Et, en temps de paix, justement, il
mène une incessante guerre de l’image et de l’information. Les
vieilles méthodes de la propagande – unidirectionnelle et monolithique, ostentatoire et tonitruante, persuasive et directive – ne sont
pas adaptées à une configuration si souple.
L’influence devient le complément et le concurrent des modes
traditionnels d’action sur les hommes : force, norme et don. Elle
fonctionne à la connivence comme elle s’épanouit et se propage
avec de nouveaux moyens de communication.
Pour l’État, l’influence est une arme. Elle permet la diabolisation,
la déstabilisation ou l’isolement de l’adversaire. En économie, son
équivalent est la dénonciation du concurrent, de ses pratiques et
de son indifférence aux principes environnementaux, sociétaux,
sécuritaires.
Mais l’influence a aussi une fonction défensive : rendre la puissance aimable, affaiblir l’hostilité, renforcer les alliés et rallier les
neutres. Bénéfice collatéral : la diffusion de certaines normes,
idées ou modèles favorise la conquête des marchés. Elle rend le
monde extérieur un peu moins étranger.
Mais qui peut fournir une telle panacée ? L’État s’inspire du privé : la
communication et le business. Place aux spin doctors et aux storytellers,
1. W. Schramm in M. Dyer The Weapon of the Wall Rethinking Psychological Warfare, John
Hopkins Press, 1959.
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aux psysops et aux managers de la perception, aux guerriers de
l’information et aux marketers de l’opinion. Place aux stratégies
indirectes et au soft power.
De la puissance à l’influence
« On pourrait s’attendre à ce qu’une “bataille des idées”
soit gagnée par une superpuissance qui possède plus de conseillers
en communication, de cadres de la pub, de spécialistes des médias
et de la presse, de conseillers politiques, de professionnels des relations
publiques et de psychologues que le nombre total (des ennemis)... 2 »
(Daniel Barnett).
« Il s’agit de savoir comment utiliser la faiblesse pour vaincre la force
et comment utiliser la supériorité informationnelle pour conduire
des guerres à moindre coût contre des adversaires faibles. Il faut que
les armes et les informations soient contrôlées par le peuple,
car le peuple est le principal élément de la puissance de combat.
Mais il faut aussi s’assurer que les fonctions du peuple
et des armes soient dirigées par les bons flots d’information »
(général Wan Pufeng de l’Institut de science militaire de Pékin).
Le premier mode d’influence passe par le message : il en découle
une stratégie de persuasion que nous venons de traiter et dont la
propagande est la forme la plus évidente.
Il en est d’autres :
– l’image : susciter l’imitation ou le soutien par le prestige ou la
séduction. La France est bien placée pour en comprendre le poids
en géostratégie. Le discours sur le pays de la culture, du bien vivre,
de la liberté et qui « habite sa langue » a souvent été l’alpha et
l’oméga de la politique d’influence nationale. Elle est liée à deux
notions clés : rayonnement et représentativité. Le rayonnement est
censé être celui de notre langue, de notre culture et notre réputation de patrie des droits de l’homme. La représentativité découlerait de notre capacité de donner une voix à tous ceux qui aspirent
à un monde multipolaire, y compris en échappant à la tyrannie du
tout-anglais. Ce sont deux idées généreuses. Ce sont même des
idées justes, à la condition de ne pas confondre des atouts avec une
stratégie. Il ne faut pas attendre que nos partenaires commerciaux
2. Écrit au moment de la guerre du Vietnam, Barnett, Political Warfare and Psychological
Operations, National Defense University Press, 1989, p. 213.
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nous achètent des TGV par admiration pour Voltaire ou que les
gouvernements oublient leurs intérêts sous l’effet des nos discours
sur les tribunes internationales ;
– la relation (ou le maillage), ce qui se traduit souvent par le réseau.
Influencer consiste alors à trouver des alliés, à créer des synergies,
à converger vers un même objectif, à mobiliser des appuis pour produire davantage d’impact sur l’opinion. Les individus le savent depuis
longtemps, qui gèrent leur carnet d’adresses pour leur réussite, mais
les grandes organisations y recourent également. Tandis que l’armée américaine pratique l’infoguerre « en réseaux », la netwar, les
altermondialistes offrent une spectaculaire démonstration de contestation activiste en réseaux – donc d’influence 3 ;
– la perception : rentrent dans cette catégorie toutes les actions qui
modifient la façon dont autrui interprète la réalité soit en intériorisant des catégories, soit en se fiant à des sources, soit en reprenant des mots, etc.
Cette stratégie jouant sur le code de l’influencé est à plusieurs étages :
– contrôler l’attention, la diriger sur telle ou telle information en
particulier en s’assurant la maîtrise des « tuyaux » médiatiques
dont dépend l’environnement mental des cibles. Le tuyau en question peut s’appeler CNN ou Al Jazeera ;
– à un second degré, on peut parler de formatage ou de formation.
Inculquer un vocabulaire, une langue, des principes juridiques ou
comptables, des habitudes de consommation, des standards techniques ou des méthodes de gestion, c’est rendre le fonctionnement mental de l’autre prévisible. Et souvent favorable à ses
projets. Tout le monde s’est scandalisé lorsqu’un directeur de
chaîne a avoué que son rôle était de rendre les cerveaux humains
plus réceptifs à la publicité. Mais dans d’autres genres, la propagation du rap, du marxisme-léninisme ou du cinéma hollywoodien, la
promotion de la loi « molle » (le soft law, principes généraux sans
précision ni sanction qui finissent par s’imposer par pression
« morale »), ou celle d’une norme Iso sont aussi des modes d’influence par formatage ;
3. Voir la façon dont l’altermondialiste Toni Negri adapte la technique du swarming, la lutte
« en essaims » empruntée aux militaires américains aux mobilisations contestatrices dans
Multitudes (10/18, 2006).
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– au sommet de l’édifice, les stratégies d’inspiration consistent à
lancer un vocable ou une idée qui trouvent repreneurs. Elles s’imposent à leur tour par un effet de mode, de consensus ou d’évidence apparente, si bien que ceux qui les adoptent deviennent à
leur tour promoteurs. Dans des genres très différents, l’invention
de la guerre « préemptive » par des think tanks néo-conservateurs
ou celle du développement durable par des ONG démontrent que
l’action d’une minorité peut animer en arrière-plan la géopolitique d’une puissance ou imposer des principes à une organisation
internationale. L’idée voyage de tête en tête, se trouve traduite et
réappropriée à chaque étape. Think tanks, ONG, lobbies affirment
ainsi leur emprise en lançant de simples vocables qui sont repris
par les médias et par la classe discutante. Il ne suffit pas de produire,
il faut aussi « distribuer » : combiner une cosmétique (présenter les
idées), une balistique (les faire parvenir à leur cible) et une logistique (user des bons moyens).
En géopolitique, la question se pose d’une façon particulière. A-t-on
une influence à la mesure de sa puissance ? Si l’on considère que la
seconde résulte de choses et de forces que l’on contrôle (millions
d’habitants, PNB, nombre de missiles ou de prix Nobel), et la première de la bonne volonté des autres, la chose est tout sauf évidente.
La question se pose pour l’hyperpuissance. Pourquoi ne nous
aime-t-on pas ? Pourquoi des gens qui portent des Nike et regardent
les films d’Hollywood font-ils le jihad ? Ces questions obsèdent les
milieux dirigeants américains : la prédominance dans le domaine
militaire, économique, diplomatique ou culturel, ne garantit
aucun « élargissement » planétaire du modèle US comme beaucoup le pensaient pendant les années Clinton (bonne gouvernance,
marché, société de l’information planétaire, droits de l’homme).
Quant à la compassion qui s’est manifestée au soir du 11 septembre,
elle s’est transformée en antiaméricanisme, une vague à laquelle
toutes les tentatives de séduction ne peuvent faire barrage.
Bref, les USA découvrent que puissance n’implique pas influence
même s’ils sont persuadés de l’universalité de leur modèle.
L’hyperpuissance apparaît comme l’objet idéal de ressentiment pour
tous ceux qui se sentent menacés, et comme individus, physiquement, et dans leurs communautés, spirituellement. Dès lors que
l’Amérique cherche à éradiquer les racines de la haine, en éliminant
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groupes terroristes, régimes terroristes et armes de terreur 4, une spirale sans fin est amorcée. Tout devient danger pour celui qui semble tout-puissant. Toute altérité devient suspecte. La stratégie de
contrôle global nourrit le fantasme de la perturbation permanente.
Pour les Européens, la question se pose presque en termes inverses.
Pourquoi sommes-nous incapables de traduire en puissance réelle
nos capacités théoriques technologiques, économiques, militaires ?
Une part de la réponse peut résider dans une question de volonté.
Rien de plus humiliant à cet égard que les analyses des néo-conservateurs US : ils décrivent une Europe cherchant la sortie de l’histoire
en vue de devenir un grand marché corrigé par la protection sociale
et protégé par les bons sentiments. Juste avant la guerre d’Irak, un
livre a fait grand bruit. Dans La Puissance et la Faiblesse 5, Robert Kagan
jetait le soupçon sur les proclamations européennes en faveur de la
négociation et du multilatéralisme. Il nous voyait victimes de l’idéal
« kantien » d’un monde régi par le droit, illusion idéologique molle :
notre faiblesse se drape dans les discours ronflants et de grands
principes. Du coup, les critiques de Kagan se sont indignées d’un
éloge aussi cynique de la Machtpolitik, la politique de puissance
d’une fonction décomplexée.
Mais deux ans plus tard, le même Kagan, dans Le revers de la puissance 6,
a reconnu que les États-Unis étaient incapables de gagner une
influence à la mesure de leur puissance. Dans la mesure où ils prétendent exercer leur leadership au nom de valeurs universelles, et
non de leurs intérêts, ils ont besoin du consensus du monde libéral. Et cette légitimité, l’Europe tendra de plus en plus à la refuser
pour deux raisons de fond. D’une part, nous n’avons pas la même
perception des périls : les États-Unis considèrent que toute leur
stratégie est polarisée et justifiée par la global war on terror (guerre
globale à la terreur que certains nomment « quatrième guerre
mondiale »), pas les Européens. D’autre part, la notion même de
prééminence sans contrôle contredit les principes libéraux (« Le
multilatéralisme quand c’est possible, l’unilatéralisme quand c’est
nécessaire », disait-on du temps de Clinton).
4. Voir F.-B. Huyghe, Quatrième Guerre mondiale, éditions du Rocher, 2004.
5. Robert Kagan, La Puissance et la Faiblesse, Plon commentaire, 2003.
6. Robert Kagan, Le Revers de la puissance, Plon, 2004.
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Voilà l’hyperpuissance condamnée – de l’aveu même de ses partisans les plus cyniques – à une reconquête « des cœurs et des esprits »
négligée depuis la guerre froide. Les néo-conservateurs, s’ils prônent volontiers la politique du shérif, ne sont pas moins partisans
d’une expansion des valeurs, eux qui ont conquis le pouvoir par
une politique d’influence idéologique (réseaux, think tanks,
médias...), manœuvrant en vrais gramscistes de droite.
Autant avertir le lecteur : il sera surtout question des États-Unis
dans ce chapitre. Il y avait d’autres exemples possibles. Ainsi, pendant soixante-dix ans, il y eut la politique d’influence de l’URSS –
pays frères, plus expansion idéologique, plus utilisation des « idiots
utiles » (Lénine) anti-impéralistes ou sociaux-démocrates pour
gêner l’adversaire. L’actuelle politique chinoise d’influence économique et politique en Afrique n’est pas moins révélatrice, ou
d’autres. Notre thèse n’est pas que le gouvernement américain est
plus manipulateur que ceux du reste de la planète. Simplement,
c’est aux États-Unis que la chose est la mieux documentée, la plus
visible et qu’elle entraîne les conséquences les plus visibles.
La quasi-totalité de la littérature et la majorité de la documentation
sur le sujet vient des États-Unis (ou de l’OTAN ou d’organisations liées
aux États-Unis). Les Américains publient plus que les autres (surtout
sur Internet). De plus, ils disent ce qu’ils font sous forme de manuels,
doctrines ou programmes. Corollairement. les critiques les mieux argumentés et les dénonciations les plus vigoureuses de cette politique proviennent d’ONG ou d’associations de défense des libertés publiques
américaines dont il n’existe guère d’équivalents en Europe.
Il y a des raisons historiques. La première est l’obsession politique
déjà développée par W. Wilson de faire du monde un « lieu plus sûr »
(« a safer place ») pour les États-Unis. En clair : il faut mener une guerre
idéologique pour propager la démocratie, intrinsèquement porteuse
de paix ; nombre d’Américains se voient comme le peuple de l’universel (né de la volonté de former un contrat social, non du hasard
d’une naissance sur une terre). Et qui dit modèle dit exportation.
Une de ses variantes est la conviction que les États-Unis souffrent
d’un déficit de communication : si les autres peuples connaissaient
vraiment la liberté qui y règne et leur mode de vie, ils désireraient
lui ressembler. Cette vocation à l’expansion du modèle se renforce
lorsque l’Amérique a un ennemi. Suivant les époques, ce sera le
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nationalisme européen, le nazisme, le communisme, l’islamisme
que certains ont déjà baptisé islamo-fascisme. Face à cela, beaucoup
préconisent une juste vision des États-unis et la libre circulation des
idées, des projets artistiques ou technologiques (comme le développement d’Internet, intrinsèquement libérateur).
De plus, nombre de militaires pensent que l’information remplace
les bombes. C’est une arme à laquelle recourt l’adversaire (comme
au Vietnam) mais dont le Pentagone ne doit pas se priver pour affaiblir les combattants ou les dirigeants adverses, pour se concilier les
populations après la bataille, pour favoriser une vision favorable de
son action auprès de l’opinion internationale, pour s’assurer du
soutien de sa propre population... Bref, un très vaste domaine s’ouvre qui comprend aussi bien des actions destinées à provoquer des
défections dans le camp d’en face que la gestion du media coverage
(la façon dont les médias présentent les opérations) mais qui inclu
aussi des actions de pacification ou l’art de vendre la guerre à l’opinion. « Vaincra le combattant qui prédominera dans la campagne
de l’information. Nous avons montré cette leçon au monde : l’information est la clef de la guerre moderne, sur le plan stratégique,
tactique, opérationnel et technique » résume le général Otis 7.
Cette tendance va de pair dans les années 1990 avec la doctrine dite
de la « révolution dans les affaires militaires » (RMA : Revolution in
Military Affairs) qui vise rien moins qu’à traduire la révolution de
l’information dans la conduite de la guerre. Cette vision postmoderne du conflit repose sur les TIC (technologies de l’information
et de la communication), du satellite à l’ordinateur, des réseaux
aux armes intelligentes bourrées de puces.
Troisième grande raison : l’inspiration « commerciale ». Le pays
« qui a inventé Hollywood et Madison Avenue » selon l’expression
d’Henry Hide se sent naturellement doué pour la « com ». Il applique les recettes de la publicité et du marketing à la politique ou à la
guerre. L’idée que la forme est aussi importante que le fond et qu’il
faut « vendre » ses idées et ses valeurs est aussi évidente pour un intellectuel membre d’un think tank que pour un général. Les relations
publiques, (PR : public relations) sont une « industrie ». Cela suppose
la conviction qu’il n’y a rien de mal à faire de la publicité pour ce que
l’on fait, fût-ce pour une religion, une politique, une guerre...
7. Gen OTIS (TRADOC 91), US Army.
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Or toutes ces tendances s’exacerbent précisément au moment où se
développent partout des techniques étatiques d’influence pour :
– gagner des marchés, rendre d’autres pays plus réceptifs à ses produits en faisant en sorte que les consommateurs deviennent désireux de certains biens ou d’un certain style de vie ;
– peser sur les instances internationales, faire jouer ses amis dans le
sens de ses intérêts ;
– avoir des alliés et des relais d’opinion dans d’autres États, le cas
échéant favoriser leur succès politique dans leur pays, soutenir les
réseaux idéologiques, politiques ou religieux plus ou moins affiliés
hors de ses frontières ;
– jouir d’une bonne image, susciter une préférence spontanée ;
– employer des professionnels de la communication (ou imiter
leurs méthodes) pour peser sur les décisions d’autorités nationales
ou internationales ou défendre sa réputation auprès d’une opinion et de médias étrangers ;
– s’assurer que ses positions seront relayées par des ONG, des autorités religieuses, morales, culturelles dans les forums internationaux ;
– former les élites ;
– s’adresser directement à l’opinion étrangère ;
– le cas échéant, créer des médias pour cela ;
– susciter le rejet du rival, le décrédibiliser, le diaboliser en « gérant
la perception » de l’opinion ;
– mener en sous-main des actions de déstabilisation contre des
entreprises ou solliciter des autorités étrangères qui contrarient
votre politique ;
– encourager certaines mentalités, cadres intellectuels, valeurs,
catégories, codes... qui rendront les relations plus faciles, qui amèneront les autres à penser, travailler, juger comme vous.
De la guerre culturelle au formatage
« Nous devons apprendre à subvertir, saboter et détruire nos ennemis par
des méthodes plus intelligentes, plus sophistiquées et plus performantes
que celles qui sont utilisées contre nous. C’est pourquoi, il peut devenir
nécessaire que le peuple américain soit mis au courant, comprenne et
donne son appui à cette philosophie fondamentalement répugnante 8 »
(commission Hoover).
8. US Senate, Foreign and Military Intelligence, Book I, Final report of the Select Comitee to
Study Governemental Operations with Respect to Intelligence Activities, US Government Printing,
Washington DC, 26 avril 1976.
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Après l’expérience de la Première Guerre mondiale, les Américains
ont beaucoup appris de la propagande contre le nazisme (y compris
par le cinéma comme la série Pourquoi nous combattons de Capra).
Bientôt, des spécialistes comme le général William Donovan théorisent la guerre psychologique.
Comme le constatait Laswell : « pendant la guerre, il a fallu reconnaître que la mobilisation des hommes et des moyens n’était pas
suffisante ; il devait y avoir une mobilisation de l’opinion. Le pouvoir sur l’opinion comme sur la vie et les biens, est passé dans des
mains officielles, parce que le danger de la licence était plus grand
que celui de l’abus » 9.
L’idée de créer des administrations ou organismes militaires spécialisés date des années 1950. Durant la guerre froide. Eisenhower
prône une guerre psychologique au communisme qui couvrira une
vaste gamme d’actions « depuis chanter un bel hymne jusqu’aux
plus extraordinaires formes de sabotage physique ».
Dès 1952, des glossaires de terminologie militaire définissent les
composantes de cette nouvelle discipline tandis que s’ouvre à Fort
Bragg en Virginie un Psychological Warfare Center.
Durant la guerre froide, la CIA conçoit un plan de « guerre culturelle » 10, et conduit, notamment à travers le Congrès pour la liberté
culturelle, une politique de subventions à des journaux, livres,
conférences, manifestations artistiques. Tout cela est censé sauver
l’intelligentsia de l’attraction du communisme et offrir une alternative culturelle, politique et morale aux populations de l’Est ou
des pays tiers.
L’agence diffuse les auteurs antistaliniens, fussent-ils de gauche,
mais aussi le jazz, la peinture abstraite, toutes les formes d’une
culture distractive « jeune », qui font contraste avec le pesant
réalisme socialiste : des gens qui lisent Koestler, sifflent l’air de
Porgy and Bess ou aiment la peinture abstraite ne seront jamais
« rouges », pense-t-on à l’agence.
L’entreprise a un prolongement. Eisenhower crée en 1953 l’United
States Information Agency 11. Elle fonctionne jusqu’en 1999 et mène
d’abord une politique de vitrine médiatique. Elle subventionne des
9. Propaganda Technique in the World War, Alfred KNOPF, 1927, p.14.
10. S. Saunders, dans Qui mène le bal ?, apporte de nombreuses références sur cette période.
11. On en trouvera les archives numériques sur http://dosfan.lib.uic.edu/usia/.
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publications et manifestations et surtout des radios dont Voice of America
émettant en 45 langues et Radio Free Europe, vers l’autre côté du rideau
de fer. Le but est de répandre une « bonne image » des États-Unis,
d’offrir à des audiences étrangères des informations auxquelles elles
n’avaient pas accès, de promouvoir des valeurs culturelles. L’USIA
entretient des réseaux d’amis des États-Unis : journalistes et personnalités invités à visiter le pays, boursiers (notamment le programme
Fullbright) et anciens étudiants des universités américaines...
Le tout trouve un nom en 1970 : « diplomatie publique 12 », une
diplomatie qui soutient les objectifs politiques en s’adressant directement à l’opinion extérieure. Mais pas au public domestique :
l’US Information and Educational Exchange Act de 1948 connu comme
Smith-Mundt Act, interdit de faire de la propagande auprès de
citoyens américains.
Dans la décennie 90, la notion tombe en désuétude faute d’ennemi
à combattre, et l’USIA finit par se « fondre » dans le département
d’État.
Pendant un demi-siècle, relayée par l’USIS (United State Information
Service), la diplomatie publique a ainsi produit ou exporté des milliers
d’heures d’émissions, de films, de livres, mais aussi établi des contacts
avec des milliers de gens pour « raconter au monde l’histoire vue
d’Amérique ».
Son bilan est discuté : beaucoup la considèrent comme une
bureaucratie coûteuse faisant mal ce que l’autre camp réalise en
sens inverse, relayé par des intellectuels progressistes.
Second reproche : était-il vraiment utile de payer des fonctionnaires
pour rendre l’Amérique plus populaire alors que James Dean,
Marilyn Monroe, Elvis Presley, la MGM, puis CNN y parvenaient de
façon plus crédible et en rapportant des devises ? D’autres encore
se demandent si la chute du Mur de Berlin n’est pas à porter au crédit de la télévision de RFA reçue en RDA : elle propageait une
image bien plus positive de l’Occident que tout service officiel.
Dans les années qui séparent la fin de l’URSS du 11 septembre, la
politique d’influence américaine se confond, moins dans l’esprit
de ses promoteurs, avec un « élargissement » du modèle occidental,
12. Il existe sur Internet un « réseau de la dipomatie publique » : http://www.mucic.mq.
edu.au/pub/index.php et même une encyclopédie en ligne de type Wiki : http://public
diplomacy.wikia.com/wiki/Main_Page.
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si ce n’est avec le mouvement de l’histoire. Il s’agit de « contrôler
la mondialisation » (shapping the globalization 13), donc d’en encourager une forme qui repose autant sur les droits de l’homme et le
marché que sur les technologies de la communication et le métissage des cultures.
Cette politique quasi pédagogique prend de multiples formes. Ce
peut être l’accompagnement du passage à la démocratie des anciens
pays socialistes par ONG ou think tanks interposés, comme l’apologie
des autoroutes de l’information en future « agora planétaire ».
L’influence se privatise dans la même décennie 90. Elle devient
une dimension fondamentale de l’intelligence économique. Elle
sert d’abord à la conquête des marchés ; là encore, les Américains
comprennent qu’il faut combiner soutien politique, imitation des
modes de vie, prépondérance des standards techniques ou juridiques et un imaginaire culturel favorable au made in USA. D’autres
facteurs jouent, telle la complexité croissante des normes internationales de production, donc le rôle des instances internationales
et partant l’intérêt du lobbying étatique 14.
Il faut également tenir compte du poids de mouvements soucieux
des dimensions écologiques, sociales ou sécuritaires de l’activité
économique, de celui des ONG et des « parties prenantes », des facteurs d’image et de réputation dans la compétitivité des firmes...
Autant de raisons qui incitent les entreprises à se lancer dans une
politique internationale d’influence positive, voire agressive, en
liaison avec leur gouvernement. Elles sont à la merci d’une mise au
pilori par une ONG, d’une attaque médiatique, d’une déstabilisation
informationnelle : elles doivent se préserver d’une dénonciation ou
d’une « e-rumeur ».
Dans cette période, l’influence trouve son nouveau nom : le soft
power. L’expression lancée par le doyen Joseph S. Nye 15 devient un
concept clé des relations internationales. Si l’Amérique prédomine
dans le domaine du « hard power », en particulier militaire, dit en
substance Nye, elle doit aussi son statut d’hyperpuissance à sa capacité de séduire et d’attirer. La notion recouvre le rayonnement de
13. Voir Denece E. et Revel C., L’Autre Guerre des États-Unis, Robert Laffont, 2005.
14. « Lobbying et vie politique », Problèmes politiques et sociaux, n°877-878, La Documentation
française, 2005.
15. The Paradox of American Power, Oxford University Press, 2002.
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l’Amérique, dû à sa technologie, à sa réputation, à ses artistes, à son
cinéma, à ses universités... et autres choses où le gouvernement a
peu de responsabilités. Mais le soft power repose aussi sur sa diplomatie, sa capacité de convaincre et d’entraîner dans les organisations internationales. Amener les autres à désirer ce que vous
voulez « sans carotte ni bâton » : voilà qui est tentant mais qui
résonne un peu comme un vœu pieux.
Ce débat plutôt abstrait avant le 11 septembre prend une autre
tournure en 2001. L’Amérique découvre la haine qu’elle suscite.
Pour une part, les néo-conservateurs qui tenaient en réserve leurs
plans contre les États voyous, leur guerre « préemptive », dite aussi
« quatrième guerre mondiale 16 » contre le terrorisme, jouent la
« carte du dur ».
Parallèlement, la référence à l’influence douce semble redevenir
un mantra de la géopolitique américaine, comme la recette d’une
potion magique que l’Amérique devrait retrouver pour mettre fin
à l’animosité.
L’appel à rétablir un soft power décrédibilisé par une guerre contreproductive devient une constante du discours critique contre G. W.
Bush. Ainsi, lorsque Francis Fukuyama 17 rompt avec le camp néoconservateur, cet ancien chantre de la fin de l’histoire oppose la
mauvaise méthode, la promotion de la démocratie par les armes, à
la « bonne », celle qui consisterait à restaurer le soft power. Il ne faudrait pas renoncer au principe wilsonien, mais recommencer à
rechercher le consensus de ses alliés, à mener une action à travers
des ONG et des organisations internationales régionales.
Le soft power n’est pas un monopole des démocrates, et les républicains ne sont pas forcément « hard ». La nuance entre diplomatie
publique, soft power et influence renseigne davantage sur le locuteur
que sur le contenu qu’elle recouvre. Comme quand Nye déclare
que « l’Amérique doit mélanger le pouvoir dur et soft en un “pouvoir
intelligent” (smart power), comme elle le faisait du temps de la guerre
froide ». Nombre de républicains prônent de tarir les sources de
l’extrémisme religieux en restaurant l’image des États-Unis. Une
16. Voir F.-B. HUYGHE, Quatrième guerre mondiale, faire mourir et faire croire, éditions du
Rocher, 2004.
17. « After neoconservatism », The New York Times Magazine, 19 janvier 2006.
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image dont les sondages montrent la dégradation depuis six ans...
Un think tank comme le très droitier Heritage préconise la diplomatie publique contre le terrorisme.
Une des premières réactions de G. W. Bush en 2001 a été, du reste,
de créer un sous-secrétariat d’État à la diplomatie publique, d’abord
confié à la publicitaire Charlotte Beers. Elle a produit des vidéos
démontrant la liberté de culte dont jouissent les musulmans aux
États-Unis. Au cours des guerres d’Afghanistan et d’Irak sont apparues des radios arabophones et même une télévision, Al Hurrah,
pour contrer Al Jazeera dans le monde arabe.
Al Hurrah qui émet du territoire américain n’avait aucune chance
face à Al Jazeera, ni même sa rivale Al Arabya (lancée par les
Saoudiens pour contrer la chaîne qatarie). Pendant ce temps,
Chavez crée TV Sur, une télévision internationale d’information
continue anti-impérialiste, Poutine TV Rossia. Et la France, France 24
qui émet en français, en anglais et en arabe.
Face à cela et à des monstres comme CNN International, Fox News
International, BBC International, Deutsche Welle, CCTV, etc., les
Al Hurrah ou radio Marti, l’anticastriste, pèsent de peu de poids.
Sans tomber dans les clichés sur la naïveté américaine, difficile de ne
pas être frappé par l’importance accordée au critère du vrai et du
faux : ce serait une grave faute pour le gouvernement que de mentir
à ses citoyens, tandis que tromper des adversaires ou des étrangers
est supportable. L’Office of Strategic Influence, créé en octobre 2001
par le département de la Défense en est l’exemple. En février 2002,
les médias se sont intéressés à cet organisme assez mystérieux créé
après le 11 septembre pour « vendre » la guerre au terrorisme et
dont les méthodes auraient comporté une information deception, littéralement une tromperie informationnelle. En langage militaire, la
deception, que nous introduisions plutôt par intoxication, sert à faire
parvenir des informations fausses au commandement adverse... En
clair, l’OSI était susceptible de mentir et ses mensonges auraient pu
toucher des citoyens américains. Au final, Donald Rusmfeldt a été
obligé de dissoudre la sulfureuse officine tout en faisant remarquer
ostensiblement que « la presse avait eu le nom et non la chose » 18.
18. On peut facilement suivre les aventures de la diplomatie publique américaine sur
les sites du Center for Media and Democracy (http://www.prwatch.org) lui-même doté
de sa propre encyclopédie en ligne (l’ancienne disinfopedia.org) ou le site « frère »
www.sourcewatch.org.
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La diplomatie publique n’est pas qu’affaire des hauts fonctionnaires :
le secteur privé y intervient. Ainsi Walt Disney produit avec le département d’État des films qui présentent favorablement les États-Unis à
ses visiteurs ou les « cercles d’influence » patriotiques regroupent des
entreprises, des groupes de journalistes ou des chambres de commerce.
Du missile à l’image
« Ce n’est plus celui qui a la plus grosse bombe qui l’emportera
dans les conflits de demain, mais celui qui racontera
la meilleure histoire 19 » (J. Arquilla, Rand Corporation).
« L’information est capable de rendre les soldats inutiles.
Si, grâce à l’information, nous pouvons amener un État à faire ce que
nous voulons ou ne pas faire ce que nous ne voulons pas, nous n’avons plus
besoin de forces armées, c’est vraiment révolutionnaire 20 »
(général Bruce Lawford).
L’obsession militaire de l’influence se traduit par une intense production en langue de bois dont voici un petit échantillon 21 :
« Les opérations informationnelles (IO) sont indispensables au
succès des opérations militaires. Leur but est d’assurer et maintenir
la supériorité informationnelle au profit des USA et de leurs alliés.
(...) elles comportent l’emploi intégré de la guerre électronique
(Electronic Warfare, EW), les opérations de réseaux d’ordinateurs
(Computers Network Operations, CNO), les opérations psychologiques
(Psyop), la déception militaire (mildec) et les opérations de sécurité
(Opsec). »
Ailleurs, le lecteur apprendra la palpitante différence entre :
– les affaires civiles (les relations avec la population et les autorités
dans une zone avant, pendant, et après l’action militaire proprement dite) ;
– les opérations psychologiques de renforcement (menées par les
forces armées américaines dans une zone hostile) ;
– les opérations psychologiques ouvertes en temps de paix ;
– et autres désignations ésotériques dont il est bien précisé qu’elles
n’ont rien à voir avec la propagande pratiquée par l’ennemi.
19. John Arquilla cité dans « Les doux penseurs de la cyberguerre », Le Monde, 9 juin 1999.
20. Cité par Adams The nex world war.
21. Toute cette terminologie est résumée dans le Dictionnaire de termes militaire du département
de la Défense (http://www.dtic.mil/doctrine/jel/doddict/).
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Ainsi, les psyops (les opérations psychologiques), seraient : « des opérations planifiées pour fournir des informations et indicateurs sélectionnés à des publics étrangers pour influencer leurs émotions,
motivations, raisonnements objectifs et finalement le comportement
de gouvernements étrangers, organisations, groupes et individus.
Leur but est de produire ou renforcer des attitudes et comportements étrangers favorables aux objectifs de l’initiateur des psyops ».
Noter au passage cette notion de « sélection » visant un effet
comportemental.
Pour clarifier ces nomenclatures (et quelques autres que nous
épargnerons au lecteur), quelques distinctions sont nécessaires. La
principale sépare d’une part l’utilisation des technologies de l’information et de la communication comme armes ou soutiens des
armes (dégrader les systèmes d’information de l’adversaire, mieux
l’espionner, intercepter ou observer pour mieux coordonner ses
propres forces, mieux les informer, les rendre plus rapides, leur
permettre de travailler en réseaux) et, d’autre part, l’usage de l’information à des fins « psychologiques » (soutenir ou abaisser le
moral de l’un ou l’autre camp, susciter de l’attrait ou de la sympathie, décrédibiliser un adversaire, diviser ses soutiens ou gagner des
alliés, provoquer de la crainte ou de la contrainte morale...).
Il faut aussi distinguer suivant les destinataires : commandement
ennemi, armée et population adverses, neutres, opinion internationale, et sa propre population.
Les périodes d’action comptent aussi : temps de paix, opérations
militaires, opérations dites « autres que la guerre » (une période de
pacification ou de reconstruction d’un pays) ou encore opérations
de « renforcement » après la victoire sur le terrain. Les manuels
américains distinguent également entre des niveaux (opérationnel,
tactique, stratégique) de méthodes comme les psyops.
Chaque conflit devient l’occasion d’éprouver de nouvelles méthodes
de guerre de l’information.
Celle-ci se développe dans trois directions : la destruction ou la
paralysie des systèmes ennemis (une attaque sur le medium), le
renseignement et l’exploitation d’informations (une attaque sur la
ressource-information) et le « management de la perception » (en
clair : l’attaque par le message ou plutôt les messages disponibles).
Les deux premières renforcent les forces (elles rendent les missiles
plus efficaces), la troisième les remplace.
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Lors de la seconde guerre d’Irak, les spécialistes des psyops se sont
sentis soutenus par l’élan patriotique qui a incité les médias à refuser toute attitude unamerican. Peu d’initiatives très novatrices cette
fois, sauf peut-être l’idée des journalistes « embedded », comme
« ancrés » dans des corps de troupe dont ils partagent la vie. Les
trucages qui se révéleront parfois très vite, comme la mise en scène
qui accompagne la chute de la statue de Saddam 22.
La nouveauté s’est située en amont dans l’action des intellectuels néoconservateurs qui, depuis des années, travaillent via leurs relais dans
la classe politique ou dans les médias, puis, après la réélection de
Bush, dans les arcanes du pouvoir. La fabrication des prétextes de
guerre s’est faite et se fait encore sur le plan idéologique, par une
doctrine qui justifie l’emploi de la force et désigne l’ennemi (l’Irak
en attendant l’Iran). Elle s’est faite et se fait encore sur le plan pratique, par le travail collectif des néos. Au sein de l’administration, ils
sélectionnent les témoins, les sources douteuses, trouvent des relais y
compris à l’étranger. Ils finissent par persuader un pays entier (ou au
moins son gouvernement) de deux contrevérités flagrantes : l’existence d’armes de destruction massive dans un Irak présenté comme
une quasi-puissance nucléaire et les liens entre Al Qaeda et Saddam.
L’idéologie (pour justifier la guerre), l’image (pour la vendre, la
rendre acceptable pour les sensibilités et les valeurs modernes) et
l’influence globale (pour trouver des alliés et raffermie son pouvoir) : les trois I sont confiés aux civils de Washington plutôt qu’aux
brigades de psyops sur le terrain.
Surtout, les fonctions constantes de la propagande sont en train
d’évoluer dans un jeu où les informations circulent sans frontières.
La première fonction de la guerre psychologique est d’occulter une
part de la réalité. Il fut un temps où cela se faisait avec de l’encre de
Chine et des ciseaux. Quand les images circulent par satellites, la
règle est plutôt de submerger sous l’abondance de sa propre production tout ce que pourrait produire l’adversaire (ou les critiques
22. Dans l’abondante littérature sur les mensonges et montages de la seconde guerre du
Golfe (nous avons contribué à l’époque à travers le livre Quatrième Guerre mondiale (éd. du
Rocher, 2004) et un site d’analyse en ligne de la guerre de l’information), le plus simple
est de se référer aux sources américaines du Center for Media and Democracy qui a publié
The best War Ever, et Weapons of Mass Deception, ouvrages largement repris et cités par les
autres commentateurs.
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de la guerre). Ou encore de décrédibiliser toute information provenant d’une autre source comme pure propagande.
À un degré de sophistication supérieure, les chaînes de télévision
et les journaux adoptent un code relatif, par exemple, à la violence
des images ou à la nécessité de ne pas donner de satisfactions
même symboliques aux terroristes... Ainsi, pendant la guerre
d’Irak de 2003, les médias américains refusaient de montrer des
morts de la même façon que lors de l’événement le plus filmé de
l’histoire, le 11 septembre, personne n’a vu l’un des 3 000 cadavres,
photographes et télévisions s’étant autocensurés pour ne pas voir
Ben Laden se réjouir de notre effroi.
Mieux, la détresse des très rares prisonniers américains filmés en
2003 par la télévision de Bagdad n’a pas été montrée par les principales télévisions américaines (dont CNN) : elles refusèrent de diffuser les scènes d’interrogatoire, de donner le nom des prisonniers
et même de montrer leur visage. Il aurait été attentatoire à la dignité
humaine de les voir ainsi humiliés. Les mêmes critères ne semblaient
pas s’appliquer aux prisonniers irakiens que l’on pouvait montrer
presque nus, les yeux bandés, agenouillés... Mais sur le territoire
même des États-Unis, les choses étaient compliquées : une chaîne
« ethnique » pour Philippins pouvait montrer des images et donner des précisions que ne donnaient pas ABC ou NBC sur les prisonniers (dont certains d’origine philippine). BBC International
n’avait pas les mêmes pudeurs que ses cousines américaines...
Seconde fonction : déclencheur d’émotions. Les guerres tendent à
devenir des drames humanitaires appelant une mobilisation d’urgence de la pitié (pitié qui peut entraîner une volée de missiles sur
les responsables de ces horreurs). Selon la même logique, le public
se persuade que l’on fait la guerre à des criminels et pour sauver
des vies. Le souffle martial qui accompagnait pendant des siècles
l’expérience du conflit armé cède à la rhétorique de la pitié.
C’est dans la troisième dimension que se manifeste un vrai changement de style. Plutôt que de mentir, mieux vaut fournir aux
médias ce qu’ils attendent. Or ils aiment les « cas humains », les histoires avec un début, un développement et une fin, un personnage
auquel s’attacher. Ils aiment les récits qui permettent de vibrer et
de s’identifier. Ils préfèrent un monde lisible, souvent binaire, mais
surtout passionnant. Et par-dessus tout, il est question de « gens » :
la télévision, le média du gros plan et de l’intimité, n’est pas pour
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rien dans cet intérêt. Elle balaie ainsi la tendance à l’abstraction et
aux catégories, typique d’une culture de l’imprimé, au profit de
« l’intérêt humain » et des « récits de vie ».
Or un tel récit peut n’avoir aucune valeur générale et démontrer
n’importe quoi : dans tout camp, il y a des gens héroïques, des souffrances insupportables, des victimes innocentes, des violences injustes... Un monde des petites histoires est un monde sans grande
histoire, ignorant passé, rapports de force, jeu des intérêts, sans
autre choix que de distinguer les braves gens qui nous ressemblent
des salauds.
Produire une pseudo-réalité plus télégénique que la vraie est une des
principales tâches des responsables de la guerre psychologique. Cette
technique de scénarisation, d’autres la rattachent à la catégorie du
« virtualisme » 23 ou du storytelling 24, art de raconter des histoires pour
motiver les gens, employés dans le management puis dans le marketing politique, puis comme arme de guerre psychologique.
Parmi les « histoires » exemplaires qui ont marqué le récent conflit,
celle de l’héroïque et charmante soldate Jessica Lynch blessée,
prise, emprisonnée par les Irakiens (on suggérait même qu’elle
avait été torturée et violée) et finalement libérée par des commandos américains devant les caméras de la télévision. Par la suite,
Jessica elle-même a révélé qu’elle avait été bien traitée et que le
groupe d’intervention qui l’avait secourue dans le plus pur style de
Rambo courait en fait dans les couloirs d’un hôpital déserté de tout
soldat au plus grand soulagement des médecins enchantés d’être
débarrassés de la blessée.
Tout est bon pour rendre la guerre plus sexy, des techniques de la
vieille propagande (diabolisation de l’ennemi, appel au patriotisme
ou approbation divine de la guerre) aux méthodes plus modernes.
Celles-ci visent à parfaire la triologie :
– dissimulation (noyer les informations négatives sous la surinformation) ;
– stimulation (déclencher certains affects comme la compassion
envers les Irakiens tyrannisés ou l’identification aux boys) ;
23. Expression employée par Philippe Grasset animateur du très remarquable site
www.dedefensa.org.
24. Cette fois, l’expression provient du titre de l’ouvrage Storytelling de Pierre Salmon.
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– simulation (produire des séquences très hollywoodiennes comme
la chute de la statue de Saddam ou la libération de Jessica Lynch).
Là encore, la tendance à la « privatisation » est forte. Ainsi, le
département d’État s’est récemment fait prendre à engager des
experts militaires censés être indépendants et qui commentaient
« librement » la situation militaire en Irak pour les télévisions
américaines.
Mais il lui arrive de faire sous-traiter par le secteur privé la production d’information « brute ».
En 2005, le département d’État américain passe un contrat de
300 millions de dollars avec trois firmes pour une importante opération de psyops en Irak. La première est la SAIC, Sciences Application
International Corporation (plutôt tournée vers la réflexion scientifique, mais qui s’est surtout fait repérer en réorientant le sens de
certains articles de Wikipedia) ; la seconde SYColeman se consacre
essentiellement à la production de vidéos. Intervient enfin l’important Lincoln Group. Il se présente ainsi sur son site : « Une société de
communication stratégique fournissant à ses clients l’accès à des
cultures qu’il a été difficile de toucher par la communication traditionnelle à l’occidentale. »
La SAIC a créé l’Iraqi Media Networks, un groupe médiatique censé
être « local » mais payé par le contribuable américain (il n’a pas
tardé à tomber dans les mains de chiites anti-américains). Quant
au Lincoln Group, le Los Angeles Times de novembre 2005 a révélé
comment il payait des médias locaux pour publier des « histoires
vraies » de soldats, témoignages sur le vif, dont on se doute qu’ils
étaient pour le moins passés dans les mains des speechwriters et
storytellers de la compagnie.
ABC News s’est procuré en 2005 un document intitulé « La fabrique
des héros : Lincoln Group et le combat pour Fallujah ». La société y
expliquait comment elle avait mis en valeur l’action des auxiliaires
irakiens des troupes américaines lorsqu’elles ont nettoyé Fallujah
tenue par les rebelles chiites. Une bonne narration peut produire
victimes ou héros à volonté. Le problème est que dans les vraies
guerres, il y a de vraies victimes et de vrais héros, pas forcément du
côté du bien ou dans le sens de l’histoire.
La stratégie de guerre psychologique des spin doctors se heurte à des
obstacles à la fois culturels et psychologiques.
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L’un d’entre eux est la redoutable association entre appareils
numériques d’enregistrement et diffision sur Internet. Comment
empêcher deux matons sadiques de photographier les sévices
sexuels qu’ils imposent aux prisonniers à Abou Graibh ? Comment
interdire aux images immondes de circuler sur le Net ? Comment
faire pour que certains clichés (comme celui de l’homme aux bras
en croix avec un sac sur la tête) ne deviennent des icônes ? Dans le
même genre : comment s’assurer que personne ne filme l’exécution de Saddam Hussein ? Pourtant, il circule une version révélant
tout ce que ne montrait pas la pendaison filmée par la télévision
irakienne : les cris de haine accompagnant l’ancien dictateur au
supplice, les slogans chiites, etc., tout pour contredire la fiction
d’un Nuremberg II sur Tigre.
Second obstacle à toute action d’influence en temps de guerre : tout
le monde ne suit pas le même code. Là où les Américains appliquent
la règle du « zéro mort cathodique », l’adversaire se complaît dans
les scènes de violence qui sont pour lui des sacrifices au sens religieux le plus noble : des actes qui plaisent à Dieu et qui instruisent
les hommes. Et ce en dépit de la méfiance traditionnelle de l’islam
envers l’image. Al Qaeda s’est dotée de sa propre maison de production, As Sahab, pour filmer et diffuser des vidéos jihadistes.
Certaines sont d’une extraordinaire violence. Outre les prêches de
Ben Laden et Zawahiri ou les scènes d’entraînement de jihadistes,
deux genres très prisés, la filmographie comprend des scènes d’exécution : otages occidentaux égorgés face à la caméra ou « collabos »
(jeunes Irakiens qui cherchent à s’engager dans l’armée pour manger) « simplement » passés par les armes. Les amateurs prisent aussi
beaucoup les images de Juba, le sniper moudjahiddine de Bagdad qui
filme ses exploits chaque fois qu’il abat un GI à distance.
Enfin et surtout une grande partie des spectateurs doute des images
qu’ils reçoivent et sont tout prêts à se persuader que les guerres
qu’ils voient ou les attentats ont été tournés en studio comme dans
le film Des hommes d’influence. Ou du moins que les scènes ont été
arrangées pour des objectifs complaisants. Une scène de violence
dans la bande de Gaza, pour un pro-palestinien, c’est une preuve
de la brutalité de Tsahal qu’étouffent les médias soumis aux pressions des sionistes. Pour un pro-israélien, c’est sans doute une nouvelle manifestation du « Pallywood », le « cinéma » qu’organisent
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les adversaires en promenant de faux blessés devant les journalistes
naïfs. À moins que tel le petit Mohamed qui se blottissait dans les
bras de son père, au début de la seconde intifada, la victime n’ait
été touchée par des balles palestiniennes. Et que des reporters vendus aux Arabes n’aient relayé toute cette comédie.
Telle est, en effet, la thèse que soutiendront des organisations
comme le Memri 25, qui s’efforce de démontrer que les images, vu
l’angle de tir, l’heure, la disposition des lieux, et autres indices ne
pouvaient que prouver le contraire de ce que l’on croyait voir. La
preuve par l’image n’est plus universelle.
Du docteur Folamour au docteur Folimage
« Si nous comprenons les mécanismes et les mobiles propres
au fonctionnement de l’esprit de groupe, il devient possible de contrôler et
d’embrigader les masses selon notre volonté et sans qu’elles en prennent
conscience. La manipulation consciente et intelligente des habitudes
et des opinions organisées des masses est un élément important dans
une société démocratique. Ce mécanisme invisible de la société constitue
un gouvernement invisible qui est le véritable pouvoir dirigeant
de notre pays 26 » (Edward Bernays).
Il est une autre raison qui explique la montée de l’influence : il
existe des professionnels de la chose.
Ces spécialistes passent leur journée à vendre des plans pour agir sur
l’opinion. Ce sont des marchands de symboles efficaces, d’images
fascinantes et de slogans irréfutables 27.
Ils ont un surnom : spin doctors. Le spin, c’est la pichenette ou la torsion qu’ils donnent dans le sens désiré. Cette expression – la
meilleure traduction est « docteur Folimage 28 » – s’est imposée dans
sa version anglaise. Qu’ils pratiquent des « relations publiques »
pour des entreprises, ou le marketing politique ou qu’ils travaillent
pour l’État séducteur, les spin doctors sont partout. Ils inspirent le
25. Le Middle East Media Research Institute, (www.memri.org) dirigé par un ancien des
services secrets israéliens.
26. Bernays E., Propaganda : Comment manipuler l’opinion en démocratie (1928), Zones, 2007,
également téléchargeable.
27. Voir Lora M., Marketing politique, Studyrama, 2007. Et, à titre de comparaison, un « classique » des années 1970 comme L’État-spectacle de R.-G. Schwartzenberg, Flammarion, 1979.
28. « Docteur Folimage » est une merveilleuse traduction pour l’expression spin doctors, traduction dont nous sommes désolé d’avoir perdu le nom de la chercheuse qui l’a inventée.
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cinéma (Des hommes d’influence ou Thank you for smoking) ou les
feuilletons télévisés (Spin City) auxquels ils fournissent parfois un
ressort comique.
En France, nous connaissons le « conseiller en communication
politique » révélé au public quand Michel Bongrand soutenait Jean
Lecanuet en 1965, puis personnifié par Jacques Ségala qui se vanta
d’avoir contribué à la victoire de Mitterrand en 1981 avec le
fameux slogan de la « force tranquille ». Désormais, les hommes
politiques ne cachent plus qu’ils font appel à ces éminences grises.
Plus personne n’est surpris par un article qui surnomme Henri
Guaino le « spin doctor de Sarkozy ».
Ce n’est rien par rapport au monde anglo-saxon où la profession
est solidement établie dès les années 1930, même si l’expression
elle-même n’apparaît qu’en 1984.
Leur action en temps de guerre les rend aussi célèbres que leur rôle
dans l’élection des présidents de la République (voir plus loin).
Déjà la guerre du Golfe de 1991 avait été marquée par la privatisation de la communication. Des agences ont contribué aux opérations de désinformation les plus fameuses comme l’histoire des
couveuses de Koweït City. Une petite infirmière de 15 ans aux yeux
baignés de larmes avait raconté devant les Nations Unies comment
les soudards de Saddam avaient volontairement coupé l’alimentation
électrique des couveuses, provoquant la mort de plusieurs prématurés. Le prétendu témoin, Nayirah, se révéla être la fille de l’ambassadeur du Koweït. Cette mise en scène et quelques autres faisaient
partie du contrat de 11 millions de dollars passé entre Hill & Knowlton
et les Koweitiens en exil, à la manière de ce qui sera fait contre les
Serbes lors de la guerre d’ex-Yougoslavie.
Parmi les multiples rumeurs qui se sont propagées pendant la première guerre du Golfe (les salles de torture de Saddam, ses canons
surpuissants, son armée qui était la quatrième du monde, les Scuds
porteurs de gaz qui volaient vers Tel Aviv, la marée noire que
déclenchait le dictateur menacé, etc.), il est difficile de distinguer
celles qui ressortissent à un travail de professionnels (une désinformation scénarisée par des agences), celles qui sont dues à la simple stupidité de faux experts se rengorgeant de prédictions
apocalyptiques, et celles qui sont des rumeurs plus amplifiées par
le goût du sensationnalisme. Mais toutes vont dans le même sens :
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persuader les spectateurs de la perversion de l’ennemi et de la gravité du péril. Diabolisation et dramatisation sont les devises des spin
doctors en temps de guerre.
Plutôt que d’énumérer leurs exploits, mieux vaut présenter quelques
personnalités de spin doctors.
Joe Napolitan, qui fut successivement le conseiller de John F. Kennedy,
de Lyndon B. Johnson et de Giscard d’Estaing, personnifie assez
bien le monsieur Sondages ou le monsieur Télévision qui accompagne chaque candidat. Sa science repose sur une connaissance de
l’opinion propre à déceler les thèmes porteurs et sur l’art de changer le style, d’adapter le langage de son poulain aux « nouvelles
attentes » de la société.
Karl Rove a été surnommé « le Bobby Fischer de la politique » (il voit,
dit-on, vingt mouvements en avance), « baby genius » mais aussi « le
cerveau de Bush II » ou encore « l’architecte de la victoire », victoire
fort improbable remportée malgré tout contre Kerry en 2004. Ce
communicant né en 1950 a beaucoup travaillé pour le parti républicain, mais aussi pour des « privés » comme le premier ministre des
Bahamas Oscar Pindling, le dictateur philippin Ferdinand Marcos, et
Jonas Savimbi le chef de l’Unita en Angola. Son client le plus célèbre
reste cependant Georges W. Bush dont il a suivi la carrière politique
dès les années 1990 lorsqu’il était candidat au poste de gouverneur.
Devenu un des conseillers les plus écoutés du président Bush, Karl
Rove devient la bête noire des démocrates. Fortement soupçonné
d’avoir dirigé en sous-main l’affaire Plame (opération pour discréditer un élu qui doutait fortement que Saddam Hussein se soit procuré
de l’uranium au Nigeria pour ses armes de destruction massive), pris
dans d’autres affaires, Rove démissionne en août 2007.
Son équivalent britannique est Alastair Campbell, surnommé, lui,
« Ali le cynique » ou « Spin Sultan », Gepetto d’un Pinocchio que
fut Tony Blair. Parallélisme dans la vie de Campbell et de Rove :
Campbell conseille Tony Blair dès 1994 et devient son directeur de
la stratégie et de la communication de 1997 à 2003 ; il est mis en
cause dans des affaires de dossiers sur les armes de destruction massive (reproduction d’une thèse d’étudiant déjà ancienne présentée
comme document de haute valeur ; utilisation de sources qu’il savait
fausses comme preuves de la duplicité de Saddam, lamentable
affaire aboutissant au suicide de David Kelly, l’homme qui avait
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révélé la falsification à la presse) ; et comme Rove, Campbell, considéré comme le dirigeant occulte du pays, finit par remettre sa
démission (en août 2003).
D’autres ont davantage de clients en battle-dress qu’en costume trois
pièces. Tous les spin doctors agissent à la frontière de la communication politique, du militantisme idéologique, du business, des relations
publiques, de l’image de marque commerciale et de manipulations
dignes des services secrets. Cependant, les spécialistes de la guerre
ou des opérations psychologiques présentent quelques spécificités.
John Rendon, « l’homme qui a vendu la guerre » 29, dirige Rendon
Group, une société de relations publiques dont le moins que l’on
puisse est qu’elle est proche du département de la Défense. Il se
définit lui-même ainsi : « Je suis un guerrier de l’information et un
manager de la perception. »
Travaillant pour le Koweït lors de la première guerre du Golfe (il se
vante d’avoir fourni les drapeaux koweitiens et américains aux foules
en liesse le jour du défilé de la victoire), Rendon gère l’image de
l’Iraqi National Congress, les opposants à Saddam Hussein jusqu’en
2003. Il leur fait parvenir des millions de dollars pour la CIA. Pendant
certaines périodes, Rendon reçoit jusqu’à 100 000 dollars par mois du
gouvernement. Il s’occupe notamment de la radio arabophone de
résistance irakienne, de 1992 à 1996 30, comme il conseille le gouvernement colombien ami de Washington et des clients dans soixanteseize autres pays.
Rendon se retrouve dans la plupart des grandes opérations d’influence du gouvernement de George W. Bush comme l’OSI déjà
citée, la création du Coalition Information Center, dans les jours qui suivent le 11 septembre pour soutenir l’opération Enduring freedom. On
le retrouve secondant le président Ahmid Karzai en Afghanistan. Ce
type d’éminence grise sous-traitant la couverture médiatique des
opérations ou construisant l’image de marque des pouvoirs ou mouvements amis des États-Unis est devenu indispensable dans tout
dispositif d’infoguerre.
29. Titre d’un article du magazine Rolling Stone : Bamford J., « The man who sold the war »,
Rolling Stone, 17 novembre 2005.
30. Al Hurrah renaîtra en 2003.
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Le dernier exemple est Charles (Chuck) de Caro, ancien de l’Air
Force Academy et ex-béret vert, ex-correspondant de guerre de CNN.
C’est plutôt un théoricien, inventeur du concept de softwar. Il donne
des conférences, à la National Defense University autour du thème :
« Satellites, mensonges et viols en vidéo ». Pour contrer l’atrocity propaganda démoralisatrice menée par l’adversaire, de Caro propose de
la submerger sous des images de l’Occident, y compris des fictions
comme Alerte à Malibu.
Une théorie qu’il a pu appliquer en Bosnie avec le concours de
l’OTAN contre Karadzic pour la SFOR. De Caro 31 prône un
« usage agressif de la télévision pour contrôler la volonté d’une
autre nation en changeant sa vision de la réalité » ; il s’agirait donc
d’arracher le contrôle de la communication adverse et de la retourner contre l’autre camp, jusqu’à une victoire « ignominieuse », où
le vaincu est moralement défait et doute de sa cause. En clair, il est
question de « pirater » la télévision de l’adversaire, pour diffuser
des images truquées (ou des informations vraies dont la population
locale est privée par la censure officielle). En interférant avec les
programmes TV locaux pour les remplacer par les siens. Avant
2001, de Caro avait proposé de faire tomber le régime de Saddam
Hussein en diffusant des reportages où le dictateur serait apparu à
son propre peuple – persuadé regarder d’authentiques journaux
télévisés nationaux – tenant des propos délirants ou dans des situations compromettantes.
Plus tard, de Caro imagine son programme de softwar pour « tuer
al Qaeda » : contre-programmation, contre-propagande, saturation
des émissions adverses, séduction (y compris par des programmes
commerciaux et distractifs) et autres méthodes censées arracher les
foules arabes à l’emprise de la propagande jihadiste.
De Caro propose les services de sa société Aerobureau : une unité
de communication à bord d’un avion et prête à intervenir partout
dans le monde où il faut mener la guerre de l’information.
Le spin doctor américain est aussi composite qu’emblématique :
un peu conseiller du prince (comme Rove et Campbell), un peu
inspecteur Gadget (comme de Caro), un peu mercenaire de l’infowar
31. De Caro C., « Softwar », In Alan Campen, Douglas Dearth, and R.T. Goodden (editors),
Cyberwar: Security, Strategy and Conflict in the Information Age, Fairfax, Va. : AFCEA International
Press, 1996, p. 203-218.
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(comme Rendon). Il est lié à des gouvernements, sous-traite un travail de services secrets, un pied dans le virtuel, un pied dans le réel,
entre Barnum et Big Brother, entre géopolitique, politique spectacle
et contrôle idéologique.
Des programmes aux produits politiques
« La démocratie parlementaire est le régime où les décisions sont issues
d’une délibération publique ; la démocratie médiatique est un régime où
les décisions sont issues tantôt d’une manifestation publique, tantôt d’une
prestation individuelle, les deux s’enchaînant sous la loi du temps court 32 »
(Régis Debray).
Il n’y a pas que la guerre planétaire qui emploie les spin doctors. Ils
ont aussi transformé nos systèmes politiques.
L’expression « vendre un candidat comme un savon » a connu un
grand succès tant elle résume cette situation de dépolitisation/
marchandisation : si les candidats ne se distinguent plus sur le fond
(programmatique et idéologique), l’élection se joue à la marge, à
la séduction, sur la personnalité voire sur l’apparence.
D’où une rhétorique de proximité confiée à des professionnels :
conseillers, sondeurs, agences de relations publiques, pubeurs. Ils
pensent image, parts de marché, positionnement. Donc marketing.
Certes, il y aura toujours une différence entre le discours publicitaire et le discours politique : le premier se différencie à peine des
concurrents et reste dans le domaine du désir. Le second suppose
et suscite des adversaires. Même dans le système le plus policé, il
faut dire que l’autre est mauvais, soit du fait de ses intentions, soit
par manque de capacité.
Le marketing commercial fonctionne suivant des valeurs présupposées communes ; le discours politique pose la question de la différence entre les valeurs. Elle est parfois très marginale.
Ces réserves faites, les marketers politiques ont tendance à transposer les recettes économiques et à considérer l’électeur comme un
consommateur : il exprime des besoins auxquels il faut répondre
par des images. La politique intègre un double souci de monitoring
de l’opinion et de production d’émotions typiques de ce que Régis
Debray avait nommé « l’État séducteur ».
32. Debray R., Manifestes médiologiques, Gallimard, 1994.
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Cela va de pair avec la montée de la démocratie d’opinion. Elle est
caractérisée par :
– le poids des sondages et des manifestations spectaculaires sur le
comportement des élus et des gouvernants. Un mouvement médiatisé peut peser davantage que la loi votée, la bloquer, voire la faire
retirer ;
– la montée corollaire de toutes les techniques pour produire (traduisez : faire opiner) l’opinion : communication, relations publiques
ou autres « manufactures du consensus » ;
– le triomphe du relationnel : c’est la transformation des représentants du peuple en « personnalités » (y compris par l’exhibition de
leur vie privée dans la peopolitique) « réactives » et « en prise » sur
les besoins des vraies gens, surfant sur la vague du moment. Et surtout proches ;
– le passage de la démocratie indirecte – basée sur la volonté du
peuple souverain médiatisée par des instances représentatives – en
un simulacre de démocratie où les individus ont l’illusion d’intervenir directement à travers un sondage, une manifestation ou une
consultation quelconque.
Ce refus de la représentation entraîne :
– l’obsession de la transparence (le public doit tout savoir sur tout,
le secret doit disparaître) ;
– la transformation de la volonté politique en affects collectifs
(urgence, émotion, indignation, compassion, engouement pour
des causes ou revendications « sociétales », etc.) ;
– le consumérisme politique (l’individu-roi manifeste son plaisir/
déplaisir face au produit politique qui lui est proposé).
Au total il y a réduction de la politique à des « réponses » à des
« demandes » de la société.
À quand remonte le marketing politique ?
On pourrait arbitrairement fixer sa date de naissance aux ÉtatsUnis juste après la Première Guerre mondiale, avec des agences de
« relations publiques » comme celle de Bernays.
Date clé : 1962. Cette année-là se tient l’élection présidentielle
opposant Nixon à Kennedy. Le premier est un vieux routier, une
« bête de médias ». Il est à l’aise à la radio comme devant les actualités cinématographiques. Kennedy est un homme nouveau,
entouré de « crânes d’œuf » et doté d’une famille photogénique.
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En 1962 a lieu le premier débat télévisé entre les deux candidats à
l’élection (et sans doute le premier duel télévisé au monde de ce
genre).
On connaît la suite : Kennedy au physique de gendre idéal gagne
d’une courte tête et beaucoup pensent qu’il doit sa victoire à sa
prestation cathodique. Son indéniable séduction plus que son
programme lui aurait donné l’avantage sur Nixon.
Une étude menée à l’époque par deux sociologues, les époux
Lang, semble confirmer cette hypothèse : ils ont étudié deux
groupes témoins, l’un suivant le débat à la radio, le second à la télévision. Le premier donne l’avantage à Nixon, le second à Kennedy.
De là à conclure que l’image est l’élément décisif et que la télégénie fera désormais les élections, il n’y a qu’un pas que beaucoup
franchissent. À commencer par Nixon. Il se persuade d’avoir
perdu à cause de détails idiots (il était mal rasé, il transpirait sous
son maquillage ce qui lui donnait l’air d’un traître de comédie,
tandis que son adversaire semblait à l’aise, rose et frais, etc.).
À l’élection suivante, Nixon s’entoure d’une nuée de conseillers en
image, de sondeurs, de publicitaires, de speech writers (écrivains et dialoguistes qui lui écrivent ses discours et ses petites phrases). Les candidats entrent dans le cycle de la professionnalisation.
Et en France ? La profession est d’accord pour dire que c’est, en
1965, la campagne de Lecanuet, conseillé par le publicitaire
Bongrand, qui marque l’introduction des méthodes « à l’américaine » dans des campagnes électorales dont le style n’avait guère
changé depuis la troisième République.
Mais le général de Gaulle, qui méprise les « étranges lucarnes » ( la
télévision) refuse de faire vraiment campagne. C’est seulement lorsqu’un cheval de retour de la IVe République, un certain Mitterrand,
le met en ballottage, qu’il consent à enregistrer la première de ses
fameuses interviews par Michel Droit. Ce changement politique qui
annonce l’avènement de la politique spectacle coïncide avec la
découverte des pouvoirs de la télévision.
Tout cela, c’est de la préhistoire. Le marketing politique qui était
une pratique plus ou moins empirique est devenu décisif, ne seraitce que par les enjeux financiers (le coût des campagnes s’accroît vertigineusement, d’où les problèmes de financement illégal des partis
dans les années 1980 et 1990). D’autre part, il est tentant de conclure
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que ce sont les communicants qui pensent désormais pour les
candidats et dictent leurs opinions.
L’écran fait de chaque candidat un personnage qui parle dans l’intimité de votre salon. Cela a un impact sur la hiérarchie et le recrutement de la classe politique elle-même qui devra inscrire la
séduction médiatique au nombre des critères de sélection.
En 1965, Lecanuet faisait ricaner avec ses dents blanches et sa caravane publicitaire. En 1981, on s’indignait que le slogan « la force
tranquille », initialement conçu pour Giscard ait pu resservir à
Mitterrand. Dans les années 1980 et 1990, les noms des conseillers
en communication – les Pilhan, les Brochand, les Séguéla, les Marti –
employés par les principaux responsables politiques sont plus
connus que ceux des maîtresses des présidents : on s’étonne de
l’existence des premiers, pas des secondes. Il est vrai que les premiers travaillent parfois indifféremment pour la droite ou pour la
gauche. Aujourd’hui, chacun sait que les discours du président ont
été écrits par un spin doctor, que ses apparitions ont été scénarisées,
que rien n’a été fait sans être précédé de sondages et analyses
d’image, que tout est « com » et spectacle et nul ne s’en offusque.
À quoi sert le marketing politique ?
– à analyser finement l’opinion, ses aspirations, ses valeurs montantes et ses demandes, en particulier par des sondages censés révéler les clefs de la future élection et les « phénomènes de société »
ou courants sociaux ;
– à surveiller la stratégie des rivaux ;
– à produire une nouvelle image du candidat en améliorant à la
fois son look, son discours et sa thématique ;
– à la « com » au sens large (faire apparaître au maximum le candidat), à gérer ses apparitions et ses soutiens médiatiques.
Or chacune de ses fonctions produit une dysfonction :
– le politique finit par considérer la politique comme un art divinatoire : découvrir les vrais besoins des vraies gens, leur vraie
demande et y « répondre » avant les autres ;
– le politique est dans l’angoisse du repositionnement : chacune de
ses idées est évaluée suivant qu’elle le fait apparaître comme
« plus » ou « moins » qu’un autre ;
– le politique souffre d’une hystérie de séduction dont témoigne
l’obsession de manifester sa qualité totémique résumée en un mot-
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clef (rupture, respect) ou au contraire de compenser son défaut
majeur. Ainsi Chirac ne songeant qu’à paraître calme, Jospin chaleureux, Sarkozy modéré et Royal socialiste ;
– le candidat vit dans un système de perpétuel effet d’annonce et
de scénarisation où les notions de contenu et de pertinence du discours perdent tout sens.
Du coup, le marketing politique acquiert une fonction quasi idéologique : il pense pour vous (ou plutôt pour les politiques qui y ont
recours). Autour de quelques catégories comme l’opinion, la
modernité, les valeurs, la République, les contraintes de l’économie,
la mondialisation, il construit une machine à répondre à toutes les
questions.
En imposant un style décontracté et modéré, en apaisant les affrontements, en faisant « l’agenda du débat » avec ses catégories et des
limites, d’une part, et d’autre part en organisant la compétition systématique entre les candidats, en les conduisant à réagir à chaque
initiative de l’autre, il a acquis une fonction « agonistique » : organiser rituellement l’affrontement, ses terrains, ses règles et ses limites.
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