La propagande de l`État islamique, une stratégie médiatique efficace
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La propagande de l`État islamique, une stratégie médiatique efficace
TRIBUNE n° 710 La propagande de l’État islamique, une stratégie médiatique efficace Bastien Bonifait Frédérick Douzet Étudiant à l’Institut français de géopolitique, Paris VIII. Professeure à l’Institut français de géopolitique, Paris VIII, titulaire de la Chaire Castex de cyberstratégie. Note préliminaire : les auteurs ont fait le choix de nommer le groupe par le nom qu’il se donne dans le cadre de cette analyse. L es attentats du 13 novembre 2015 à Paris et Saint-Denis ont démontré, une fois encore, que la radicalisation de jeunes français sur le sol national est au cœur de la menace terroriste. En quelques mois, la plate-forme du gouvernement a reçu plus de 7 000 signalements de personnes suspectées d’être en voie de radicalisation. Le djihadisme attire et fascine des centaines de jeunes pour la plupart en perte de repères, en proie à un échec personnel et en quête de sens pour leur vie. Il incarne le nouveau romantisme révolutionnaire qui subjugue, y compris de très jeunes filles, à grands renforts d’une propagande extrêmement professionnelle, maîtrisée et efficace. Les causes de la radicalisation sont complexes, multiples et encore mal connues. Mais force est de constater que la propagande de l’État islamique rencontre un écho bien supérieur à tous les autres groupes djihadistes ou tentatives de contre-propagande des États occidentaux. L’analyse critique de la diffusion des vidéos de l’EI révèle une stratégie qui repose sur une scénographie redoutablement séduisante, un usage savamment calculé de la violence, une maîtrise du temps médiatique qui impose leur agenda aux médias traditionnels et la capacité à créer un univers et des personnages auxquels les jeunes puissent s’identifier. Comprendre les dynamiques de cette propagande est essentiel pour ne pas tomber dans les pièges qu’elle tend à ses ennemis. Les vidéos de style hollywoodien, un modèle qui en impose Les vidéos sont au cœur de la propagande. Elles sont produites par une multitude d’acteurs, ce qui facilite la spécialisation et la professionnalisation de la production dans tous ses aspects et permet un rythme de production important, voire croissant, à style et qualité constants. Ce modèle de vidéo est devenu la signature médiatique du groupe, un modèle que les autres groupes s’efforcent de copier, et qui place l’EI en leader de la propagande djihadiste. www.defnat.fr - 19 novembre 2015 1 Les groupes qui souhaitent prêter allégeance bénéficient des conseils des professionnels de la propagande de l’EI pour produire des films qui respectent leur « charte ». En devenant la wilayat (subdivision régionale de l’EI) d’Afrique de l’Ouest pour afficher ses ambitions régionales, l’organisation nigériane Boko Haram s’est mise à diffuser des vidéos correspondant au style EI. Son allégeance accrédite l’idée d’une internationalisation de l’EI qui, telle une puissante multinationale, impose son modèle à des groupes implantés localement. L’EI impose par la franchise de ses vidéos l’idée de puissance qui dépasse les frontières. La production des vidéos est souvent comparée à celle d’Hollywood, à l’image puissamment évocatrice : celle de moyens illimités pour produire des blockbusters impressionnants, diffusés dans le monde entier avec une promotion omniprésente, qui proposent le plus souvent une Amérique triomphante. Beaucoup d’observateurs et de chercheurs ont pointé la qualité technique des productions de l’EI, qualité de l’image, du son, des opérateurs (cf. Cori E. Dauber et Mark Robinson). Pour autant le matériel utilisé ne relève pas des mêmes moyens. Le Canon 5D, par exemple, est accessible et peut-être commandé en ligne par un amateur éclairé en quelques clics, tout comme les drones qui fournissent des images aériennes. Pour un groupe aussi riche que l’EI, cela représente un coût qui reste très supportable. Les logiciels de montage professionnels utilisés sont onéreux mais on reste très loin des budgets hollywoodiens, un concept qui désigne des moyens gigantesques, presque illimités. Le style, en revanche, est comparable. La plupart des vidéos de l’EI sont des films d’action au montage dynamique, avec explosions et tirs incessants pour captiver le spectateur. L’utilisation de Go-pro permet de suivre le protagoniste, le héros, dans les combats et de s’identifier à lui. Mais là où Hollywood utilise des effets spéciaux ou des trucages, l’EI filme de vrais combats. Quand un combattant est tué, le groupe peut alors clamer que ses images sont fidèles à la réalité, qu’ils n’ont pas peur de montrer la mort en direct. Si Hollywood donne une impression de réalisme aux exploits de ses héros, l’EI montre la réalité, qui par un glissement astucieux est transformée en notion de vérité dans les commentaires pro-EI sur les réseaux sociaux. Un groupe qui montre des images réelles dirait donc automatiquement la vérité, contrairement aux fictions d’Hollywood où les djihadistes sont les menteurs, des « Bad Guys ». L’argument bien que fallacieux peut-être efficace dans une stratégie d’influence. L’important travail de post-production, notamment sur les couleurs, renforce l’impression de professionnalisme, mais sans jamais tomber dans le piège de la falsification car elle nuirait à l’argument de vérité du groupe. La qualité de la post-production donne l’illusion de moyens importants. L’animation à l’écran qui propose des informations sur une cible à la manière d’un briefing de Mission Impossible donne l’impression d’une maîtrise de technologies similaires à une agence secrète et toute puissante, capable de frapper au cœur les cibles les mieux protégées. Cet artifice couplé avec les prouesses techniques des combattants, habillés tels des 2 TRIBUNE ninjas ou des forces spéciales, s’affrontant à l’entraînement au corps à corps, amplifie l’impression d’une menace bien réelle, d’une grande puissance. Il s’agit ainsi d’une imitation du style visuel hollywoodien dont le but est de récupérer et de retourner contre l’ennemi un élément du soft-power américain. En septembre 2015, une vidéo, Le retour du Dinar d’or reprenait même les images du siège de Jérusalem extraites du film de Ridley Scott Kingdom of Heaven (2005) ! L’EI a cependant réussi à installer dans les médias et les esprits l’idée fausse, qu’elle dispose de moyens hollywoodiens, créant ainsi une distorsion entre la perception de ses moyens et la réalité. Toutefois, même à Hollywood des techniciens talentueux et des budgets importants ne font pas le succès d’un film ; il faut un bon scénario, de bons interprètes et un fond qui rencontre son public. La stratégie de surenchère dans la violence pour faire le « buzz » La violence est le point fort de cette propagande pour faire le « buzz », faire la « Une » et maintenir ses adversaires dans un état de sidération par les émotions assenées des images. Cette violence est souvent qualifiée de sauvagerie, de barbarie. Mais ces termes suggèrent l’absence de maîtrise, de contrôle, de rationalité. Or c’est tout l’inverse, notamment dans les vidéos d’exécutions d’Occidentaux qui ont le plus marqué. Il ne s’agit pas d’une violence débridée, elle est pensée, scénarisée, mise en scène, jouée et rejouée s’il le faut *, avec beaucoup de cynisme. Le fait qu’exécuter un Européen soit plus efficace, pour attirer l’attention des médias européens, que d’exécuter plusieurs dizaines de soldats syriens n’a rien de nouveau. L’EI n’a rien inventé mais le timing et la mise en scène montrent une réelle stratégie. Parce qu’ils disposent d’un nombre réduit d’otages occidentaux les stratèges médiatiques de l’EI ont utilisé les djihadistes occidentaux, dont ils disposent en grand nombre, pour servir de bourreaux et retenir l’attention des médias. Mais là encore cela n’est pas suffisant sur le long terme : le 22 juillet 2015, une vidéo impliquant un Français dans l’exécution d’un officier syrien n’a même pas fait l’objet d’une brêve. Malgré une stratégie de surenchère graduelle – on passe des exécutions par balles aux égorgements – la multiplication des vidéos entraîne une accoutumance du public et un moindre bruit médiatique. L’EI a donc élaboré des variantes dont le seul but est de maintenir ce bruit médiatique. Ainsi le pilote jordanien brûlé vif début février 2015 « renouvelle le genre » et remet une fois de plus l’EI au centre * Une violence mise en scène Selon le Terrorism Research & Analysis Consortium (TRAC), la vidéo où apparaît le Français Maxime Hauchard, publiée début novembre 2014, a été tournée, d’après l’étude des ombres, sur 6 heures pour 16 minutes de vidéo (cf. Naina Bajekal). 3 de l’actualité. Puis c’est la séquence de destruction du patrimoine archéologique irakien, soigneusement documentée et diffusée, qui laisse ensuite place aux exécutions par des enfants, nouvelle étape de cette surenchère. L’utilisation d’enfants, symboles de pureté ne peut que choquer et horrifier les opinions publiques tout en montrant que la relève est là, qu’elle n’est pas moins radicale. La première vidéo montre l’assassinat d’un « espion russe » par un enfant tchétchène au moyen d’une arme à feu. La deuxième est le fait d’un jeune français sur un « espion juif », le 10 mars 2015. En juin, c’est toujours un enfant qui cette fois-ci égorge un officier syrien, ce qui renforce le côté choquant. Début juillet 2015, durant le Ramadan, une exécution collective de 25 soldats syriens dans l’amphithéâtre de Palmyre, implique autant d’adolescents, qui après une longue mise en scène les assassinent par balles. Entre-temps on a vu des exécutions par noyade, par explosifs, là encore avec des mises en scène destinées à choquer mais qui ont eu un écho médiatique faible hors des cercles djihadistes, preuve que cette surenchère a peut-être des limites, celles de l’imagination. Néanmoins, l’EI a prouvé sa capacité à comprendre le temps médiatique et à l’insérer dans sa stratégie de communication. La maîtrise du temps médiatique et politique, la capacité à imposer le rythme Le timing des diffusions est ainsi habilement calculé. La vidéo de l’exécution de James Foley sort le 19 août, celle de Steven Sotloff le 2 septembre, le 13 c’est celle de David Haines, enfin Alan Henning le 3 octobre. On remarque qu’il y a environ quinze jours entre chaque vidéo, pour imprimer un rythme, créer l’attente d’une nouvelle vidéo insoutenable pour les Occidentaux. À chaque fois les films sortent dans l’après-midi pour la côte Est des États-Unis et font la Une des éditions du soir. La fin de la vidéo de l’exécution de James Foley annonçait celle de l’exécution de Steven Sotloff, qui annonçait celle de David Haines. Cette stratégie s’apparente à un véritable teasing, comme dans une série télévisée, où quelques images de l’épisode de la semaine suivante sont offertes au public. Autre exemple, la vidéo déjà évoquée où un jeune enfant français exécute un Arabe israélien présenté comme un espion. Il semblerait que ce jeune garçon soit accompagné par le beau-frère de Mohamed Merah, l’auteur de trois fusillades mortelles les 11, 15 et 19 mars 2012. La vidéo est diffusée le 10 mars 2015, et coïncide avec la date anniversaire du début de cette tuerie. Dans cette vidéo l’homme menace la communauté juive de France, frappée par Mohamed Merah trois ans auparavant et par Amedy Coulibaly dans la tuerie de l’Hyper-cacher de la Porte de Vincennes deux mois auparavant. Dans la suite du message, le beau-frère de Merah menace Israël dont les élections législatives, que l’on annonce très disputées, doivent avoir lieu le 17 mars. Ainsi cette vidéo qui aurait eu un impact par la seule présence d’un enfant français, se retrouve porteuse d’une symbolique 4 TRIBUNE et d’enjeux bien plus importants, du simple fait du choix de sa date de diffusion. Les réseaux sociaux offrent là un avantage stratégique en permettant d’imposer le rythme, un avantage que les groupes comme Al-Qaïda n’avaient pas au début des années 2000. Cela leur donne l’initiative dans ce combat médiatique et cantonne les adversaires à riposter dans une posture défensive. Une capacité à créer de l’identification Le deuxième but de cette propagande, au-delà de l’objectif de terroriser l’adversaire et de lui faire prendre conscience du « prix à payer » s’il s’oppose à l’EI, est surtout d’attirer le plus de combattants sur les terres du califat pour en faire des citoyens du nouvel État. Pour cela, il faut créer l’identification à une cause. La création de l’État islamique a, dans un premier temps, répondu à la demande d’une population radicalisée. Il est désormais devenu un produit qui génère sa propre demande et recrute de nouveaux adeptes dans un large éventail social. Là où Al-Qaïda existait médiatiquement par son leader Oussama Ben Laden, l’EI propose un autre modèle censé permettre l’identification. Tout Occidental suffisamment âgé peut visualiser le visage d’Oussama Ben Laden dans une grotte afghane. Il était le visage d’Al-Qaïda. La nécessité de se cacher a rendu sa présence médiatique de plus en plus rare, en même temps qu’Al-Qaïda semblait perdre en puissance, au moins au niveau médiatique. Sa mort a pour beaucoup signifié la fin d’Al-Qaïda, son nouveau chef Al-Zawahiri n’ayant pas l’aura de Ben Laden. Le leader de l’EI, Al-Baghdadi, est très populaire chez ses partisans, mais si on excepte son discours sur le rétablissement du califat, il est absent de la propagande. Le porte-parole de l’EI, Al-Adnani est plus présent du fait de sa fonction. Ses interventions déclenchent une grande ferveur chez ses supporters mais elles sont rares. Les acteurs quotidiens de la propagande de l’EI sont des inconnus. Certains comme Jihadi John sont devenus des « stars » dans les milieux djihadistes, mais une star sans visage, masquée, emblématique du jeune élevé en Occident et converti au djihad, dont n’importe quel djihadiste peut endosser le costume. Il est remplaçable, duplicable. À ce titre, la possible mort de Jihadi John n’est pas en soi un problème pour la propagande de l’EI qui n’en est pas dépendante. Tué dans un bombardement américain, il accéderait au statut de martyr dont le masque n’attend qu’un nouvel avatar. Enfin l’EI a réussi à rendre sa parole crédible par une stratégie prudente, les défaites sont éludées mais il n’y a jamais eu de revendications fantaisistes, de mensonges flagrants. Le groupe expert en relations publiques sait qu’on ne ment pas si le mensonge peut être découvert. Les djihadistes de l’EI disent ce qu’ils vont faire, se donnent les moyens d’y parvenir et parfois atteignent leurs objectifs et ne s’en cachent pas. 5 Conclusion La stratégie de communication de l’EI est ainsi pensée à long terme en cohérence avec sa stratégie politique, c’est la recette d’un succès dérangeant mais qu’il faut cesser de nier pour le comprendre et le combattre. Il sera ainsi difficile de battre l’organisation à son propre jeu tant elle en maîtrise les codes et l’esthétique. La lutte contre la propagande doit ainsi se déplacer sur d’autres terrains, pour démythifier et décrédibiliser le discours de l’EI, en limiter l’impact sur le temps médiatique et les jeunes, et éviter de nourrir ses arguments par une parole publique responsable qui n’alimente pas un discours d’hostilité à l’égard de la communauté musulmane et se montre fière de la diversité d’origine de ses jeunes. Éléments de bibliographie Bajekal Naina : « ISIS Mass Beheading Video Took 6 Hours to Film and Multiple Takes » in Time.com, 9 décembre 2014 (http://time.com/3624976/isis-beheading-technology-video-trac-quilliam/). Cori E. Dauber et Mark Robinson : « Isis and the Hollywood visual style » in Jihadology.net, juin 2015 (http://jihadology.net/2015/07/06/guest-post-isis-and-the-hollywood-visual-style/). 6