Sans titre - François

Transcription

Sans titre - François
http://www.huyghe.fr
L'image, le conflit, le faire-croire.
(d'après une intervention au Collège Iconique de l'Institut National de l'Audiovisuel)
Comment fonctionnent les mécanismes du faire-croire ? et quel rôle joue l'image ?
Avant de répondre à ces questions, il faut procéder à quelques rappels théoriques.
L’information peut subir trois opérations qui ne s'excluent pas mutuellement. Pour reprendre un
vocabulaire médiologique, il faut distinguer une opération de transmission à travers le temps, une
opération de communication à travers l’espace, et une troisième dimension, les opérations destinées
à répandre de la croyance et à vaincre des résistances par la propagation. L'information s’impose
aussi contre des résistances mentales, des croyances préétablies ou autres convictions contraires. Le
faire-croire, tel que nous l'entendrons ici, a un sens que nous pourrions appeler idéologique au sens
large.
Cela consiste d’abord à faire
- croire que : convaincre des gens d’un certain nombre de vérités, faire « opiner » l’opinion, lui
faire admettre certaines thèses ou certaines réalités comme vraies.
- Mais c’est aussi croire en, adhérer, croire ensemble, s’identifier à des figures collectives.
- C’est aussi, et enfin, croire contre, c’est-à-dire imposer ses croyances contre d’autres qui sont
rivales. D'où le besoin de prosélytisme et de réfutation (des erreurs, des hérésies, des contreidéologiques), donc de lutte qui anime toute idéologie politique, religieuse ou culturelle.
Il faut aussi préciser ce qu'il faut entendre par « influence », terme extraordinairement vaste. En fait,
quelle est la relation humaine où n’intervient pas quelque forme d’influence ? Il faut ici se borner à
l’influence délibérée. Il ne sera pas question par exemple de l’influence qui peut émaner
spontanément de la séduction de quelqu’un ou celle qui naît de rapports psychologiques de cet
ordre. Une action d’influence délibérée repose sur une stratégie indirecte, au sens presque militaire,
visant à obtenir un assentiment ou un comportement de quelqu’un presque essentiellement en
utilisant des signes, des mots et des images.
Les méthodes d’influence sont extraordinairement variées. Elles peuvent consister en une stratégie
du rayonnement, en une stratégie du prestige, celle qui suscite l’imitation, en une stratégie de la
persuasion, qui consiste souvent à plaider et argumenter, à utiliser les techniques de la rhétorique. Il
existe d’autres techniques, dont celles qu’on appellera « de formatage », répandre une langue,
diffuser certaines habitudes mentales, inspirer. Ainsi, une stratégie d’influence qu’utilisent
beaucoup les think tanks ou les sociétés de pensée consiste à mettre des idées, des thèmes en
circulation jusqu’à ce qu’ils soient repris,tout en s'efforçant de coaliser, c’est-à-dire de créer des
réseaux, de trouver des alliés et des relais.Car qui dit influence dit réseaux.
Les stratégies de l’influence sont donc très diverses, mais il est possible d'y retrouver des
constantes.
En premier lieu, elles requièrent des techniques et ces techniques se compilent et s’enseignent.
Ainsi, les stratagèmes chinois dont il existe des anthologies depuis plusieurs millénaires. On pense
aussi à la rhétorique grecque ou aux méthodes de prosélytisme propres aux différentes Églises. Un
numéro des Cahiers de médiologie consacré aux missions en décrivait certaines. Évidemment, la
propagande, la publicité…
34
http://www.huyghe.fr
S’y sont rajoutés beaucoup d'inventions ou de pseudo-invnetions modernes comme « management
de la perception », les « psy-ops» (nous y reviendrons), le « storytelling» (il y a eu un livre de
Salmon sur ce sujet). De telles techniques sont pratiquées par des professionnels ; elles coûtent de
l'effort et de l’argent si on veut bien les appliquer : des entreprises en vivent, des organisations
prospèrent dans cette niche. Toutes cherchent à exercer une influence dans un but stratégique,
politique ou économique : lobbying, communication publique, etc. Il est donc possible d'étudier ces
techniques, ne serait-ce qu'en lisant la littérature produite par ceux qui en vivent.
Autre aspect, elles s'inscrivent dans un jeu collectif et il faut s’intéresser au fonctionnement des
organisations vouées à l’influence - c’est-à-dire celles qui obtiennent du pouvoir sans utiliser la
violence ou sans donner de contreparties financières, sans menacer et sans acheter - celles qui
provoquent une conformité, une obéissance, un ralliement par des méthodes intellectuelles diverses.
Cela va de la Propaganda Fide (le nom d’une congrégation de cardinaux qui étaient responsables
de cette action) jusqu’à des campagnes menées par des ONG, des lobbies, etc.
Certains techniques d’influence sont liées aux religions prosélytes, qui cherchent à gagner des âmes
ou au moins des têtes. Une sorte de trilogie semble se retrouver dans chaque cas, trois composantes.
Il faut des professionnels. Doit-on confier la propagation à une armée d’élite de la foi comme les
Jésuites par exemple, et autres spécialistes de la conversion ?
La foi peut-elle se passer d’un corps voué à sa diffusion ? Tel fut pourtant le choix de l’islam,
religion sans clergé.
Après des gens pour répandre la bonne parole, il faut des écrits pour fixer la pensée juste. Un corps
d’intervenants, plus un corpus doctrinal. Certains textes seront réputés orthodoxes, d’autres seront
hétérodoxes, certains seront licites, d’autres non.
Ici se pose en troisième lieu la question de l’image comme instrument pour susciter la foi. Sans
prétendre traiter de sujets aussi vastes la prohibition de l’image, il suffit de prendre un exemple
frappant, celui du bouddhisme.
Après tout, le bouddhisme devient la première grande religion prosélyte au Ve siècle avant notre ère
environ.
Il mobilise les trois éléments évoqués. D'abord une collectivié, la Samgha, la communauté des
moines. Ils suivent une règle très stricte, ils doivent manger tant de bols de riz de telle heure à telle
heure, méditer de telle heure à telle heure, mendier de telle heure à telle heure et prêcher de telle
heure à telle heure. Donc une vraie armée.
Pour les textes, la doctrine est recueillie dans le tripitaka, les trois corbeilles doctrinales du
bouddhisme. Elles comprennent des sutras du Bouddha, des textes philosophiques et
psychologiques et des écrits relatifs à la pratique. Les religieux bouddhistes rencontrent ici les
mêmes problèmes que l’Église catholique quelques siècles plus tard : quels sont les textes
orthodoxes, les évangiles authentiques ?, etc.
Et il y a surtout la question l’image. Pour qui se dit bouddhiste, don pour qui considère que ce
monde n’est qu’illusion, qu’il faut échapper au karma, etc., il y a paradoxe à utiliser une image pour
convaincre les gens d’échapper au jeu des apparences.
34
http://www.huyghe.fr
Le Petit Véhicule, la première tendance ou école historique du bouddhisme, ne représente pas le
corps du Bouddha historique, Sakyamuni, mais en signale des indices au sens de Peirce, telle la
trace de ses pas, un signe, un rappel, tout cela sans figurer son corps
, ou encore, il recourt à des symboles comme le parasol, signe de dignité éminente. Il y a une part
d’arbitraire dans le parasol : il ne représente pas le corps du Bouddha. Il est décidé, par convention,
qu’il constitue un signe honorifique.
Nul ne peut résister au besoin de l’image ; elle gagne toujours. Cela se confirmer quand le Grand
Véhicule, la seconde tendance historique, « craque » concède le droit de représenter Bodhidharma,
les sages, le Bouddha lui-même, dans toute la splendeur de son corps… et cela coïncide avec une
rencontre historique, celle de la culture grecque poussée par Alexandre jusqu’au bord de l’Indus et
recueillie par les souverains gréco-indiens et qui assimilent la pensée bouddhique. Il en résulte l’art
du Gandhara, avec une influence stylistique de la Grèce extrêmement prégnante, mais au service
d’une iconographie bouddhique. Il faut rappeler que le grec a été une des langues de diffusion du
bouddhisme sous l’empereur Ashoka.
34
http://www.huyghe.fr
Toute religion doit prendre position sur la question de l’image et de sa licéité au service de la foi.
Doit-on prier devant les images ? Faire des images, ce n’est pas imiter l’œuvre de Dieu ? N’est-ce
pas de l’idolâtrie ?
Nous nous contenterons de souligner une contradiction intéressante. Il est difficile d’être plus
iconoclaste qu’un taliban salafiste. S’il y a une chose que détestent ces gens, c’est l’image source
d’idolâtrie. À preuve, la destruction des Bouddhas géants de Banyan. Mais où et comment le fontils ? Devant les caméras occidentales. La photo les montre en train de se réjouir de leur exploit qui
sera connu du monde entier.
34
http://www.huyghe.fr
De même, voici une photo reprise du livre de David Goody
sur la peur des représentations : ce sont des talibans qui brûlent des pellicules photographiques,
parce que la photo est illicite selon leur interprétation de l’islam, qu’elle incite à la sensualité, etc.
Mais encore une fois, cet acte iconoclaste est accompli devant des photographes occidentaux pour
que le message politique et religieux soit transmis.
Si l’image est souvent décriée, le discours qui la critique s'organise autour de thèmes constants. Le
premier touche à son « insuffisance » : l’image représente mal les réalités spirituelles, elle est
mauvaise, elle ne dit pas la vérité, elle appauvrit, etc., un thème commun à Platon (cf. le mythe de
la caverne) et… aux talibans.
34
http://www.huyghe.fr
Deuxième thème, : elle est tentatrice et
incitatrice, elle provoque de la sensualité et des passions pour le monde sensible. On l’accusera
aussi à l’époque moderne de créer de la violence par excitation ou incitation.
S'y ajoute le thème de l’implication : il est reproché à l’image de nous fasciner, d’une mauvaise
fascination.Voir le livre de Marie-José Mondzain : « Une image peut-elle tuer ? » où elle démontre
combien l’image est périlleuse, lorsque nous nous impliquons trop dedans ?
Évidemment, l’image peut être employée dans une relation stratégique, voire dans un rapport
polémologique. Nous retrouvons alors des fondamentaux. Il me semble qu’il existe trois modes
d’utilisation de l’image dans une relation stratégique. Une « relation stratégique » celle où l’acteur
utilise son intelligence en vue de la victoire. Je reviendrai sur cette notion de victoire, qui me paraît
importante. Cette une définition clausewitzienne : faire la guerre pour faire céder la volonté de
l’autre. Ceci peut aussi se faire par des images apprêtées à cet usage. Il existe une image exaltante,
une « mémoire de nos pères », avec ces soldats en train de monter le drapeau à Iwo Jima d’une
façon dont on sait qu’elle a été scénarisée et posée pour le photographe. Nous, nos symboles, notre
victoire. .. Il n’y a pas besoin d’être sémiologue pour deviner le sens de tout ça.
L’image peut être offensante et servir à humilier l’autre, à lui faire du mal, à le décourager, à
offenser tout ce qu’il considère comme sacré. À défaut d'un avantage stratégique ou psychologique
décisif, cela offre une satisfaction.
34
http://www.huyghe.fr
Voici d’un côté la fameuse
caricature de Mahomet qui pose des problèmes d’interprétation. Qu’y avait-il de mal dans cette
représentation ? Le fait de figurer le prophète ? Qu’elle suggère que tous les musulmans sont des
terroristes parce qu’il y a une bombe dans le turban ? Ou que cette image ait été jugée «
stigmatisante » pour une communauté qui ressentait une offense ? À gauche, une caricature
antisémite, réplique de l’Iran au scandale que constituait à leurs yeux, les caricatures danoises. Ils
ont répondu à l’Occident : vous permettez une caricature du prophète, donc, nous, nous répliquons
par une exposition de caricatures antisémites pour mesurer votre tolérance. Évidemment, nous
avons tous poussé des cris d’horreur.
Il y a une troisième dimension de l'image liée à la question de la photographie : l’image est
probante, elle démontre que ceci a eu lieu devant l’objectif de manière irréfutable. Pas absolument
irréfutable puisqu’elle peut se truquer, bien sûr. Ici une image célèbre du Vietnam, l’exécution d’un
Viêt-Cong par un policier sud-vietnamien, cliché qui a eu un impact redoutable sur l’opinion. Avant
la photographie, l’image, sert à un usage polémique dans deux registres principaux : célébrer et
vaincre.
D’une part, exalter son camp, son roi, son Tout, son Un, comme dans cette gravure du Léviathan.
D’autre part, représenter l’ennemi ridicule, vaincu, écrasé. Difficile dans la relation guerrière, de
sortir de ces deux catégories principales, avec cet effet collatéral : la représentation de la violence et
de la guerre est esthétisée et idéalisée. La guerre est agréable à regarder. Dans la galerie des
Batailles à Versailles, elle est exaltée par la stylisation. Les nôtres sont magnifiques, bien campés
sur leurs chevaux, et les leurs sont vaincus, écrasés ou en train d’agoniser sans grâce le sang et dans
la boue. Le tour forme une image tout à fait satisfaisante.
34
http://www.huyghe.fr
34
http://www.huyghe.fr
Tout change avec l’invention de la photographie, appelée à témoin. La première guerre
photographiée, c’est le siège de Sébastopol. La reine d’Angleterre voulait que l’on ramenât des
photographies qui démontreraient que le moral des troupes était excellent, que les troupes étaient
bien ordonnées, que toutes ces choses que racontait la presse écrite n’étaient pas vraies. Le grand
choc de la photographie coïncide avec la guerre de Sécession. Lincoln envoie des photographes
professionnels : leurs clichés serviront à soutenir l’effort de guerre, et donneront d'ailleurs lieu à un
négoce : la photo de guerre se vend au public. Il faut penser au genre d’appareils qu’il fallait
p r o m e n e r, a u x c h a r i o t s s u r l e s q u e l s l e s t r a n s p o r t e r, a u x t e m p s d e p o s e …
Ce n’est pas encore du reportage à la ParisMatch. Il existe des contraintes techniques extrêmement lourdes, mais la photo posée peut
représente cette figure de soldats paisibles et heureux au campement, comme l’effroyable boucherie
de Gettysburg.
34
http://www.huyghe.fr
Une parenthèse sur la guerre de Sécession pour donner quelques chiffres. Si vous participiez, à un
poste quelconque dans l’armée à la guerre de Sécession, vos chances d’y mourir étaient d’environ
26 %. Si vous combattiez durant la Première Guerre mondiale, elles tombaient à 16 %, en dépit des
millions de morts de ce conflit. Et si vous êtes un G.I. et que vous prenez part à la guerre d’Irak, les
probabilités sont descendues à 0,23 %. Il faut avoir en tête ces données « techniques » (pardon, pour
l’expression) quand on parle de la létalité de la guerre.
La révolution de la photographie rend le cadavre visible.
Chaque camp peut désormais
voir les morts qu’il fait et les morts qu’il subit. En haut, deux images particulièrement horribles et
fort connues de la guerre de 1914. Les gens agonisent, ils perdent leurs jambes, c’est abominable et
la photo en conserve trace.
34
http://www.huyghe.fr
Un autre genre
de mort devient spectacle, les exécutions. Ainsi, un lynchage aux USA. Le plus fascinant est l’air
paisible et joyeux des spectateurs, caractère le plus horrible de cette image.
Enfin, de photos des exécutions et tortures chinoises. Ces
photographies étaient très appréciées au début du XXe siècle.
34
http://www.huyghe.fr
L'usage de l’image connaît un grand bond en avant en 1914-1918. La propagande a, certes, existé
de tout temps, mais pendant la Première Guerre mondiale se conjugent trois facteurs. L’idéologie de
masse : c’est une guerre idéologique, on ne se bat pas contre un ennemi contingent, avec qui on
pourrait faire la paix demain et se refaire la guerre une autre fois pour se reprendre une province, se
la récupérer, comme on l’a fait au cours des siècles. On se bat contre la barbarie. C’est
Zivilisationcontre Kultur, démocratie contre autocratie, Bien contre Mal. Évidemment, cette
idéologie de masse va avec les millions de morts (massacres de masses) Il faut quand même des
stimulants psychiques pour inciter des jeunes gens à rester dans les tranchées et à farcir de plomb
les jeunes gens des tranchées d’en face, dans les conditions abominables de la grande boucherie
civile européenne que fut 1914-1918. Enfin, les mass-médias. Inutile de rappeler ici l’extension
extraordinaire de la presse quotidienne et de l’affiche dès cette époque tandis que photo et cinéma
servent déjà d’instruments de persuasion.
Voici pour illustrer l’utilisation de l’image, un cas extraordinaire, le cas américain. Woodrow
Wilson qui commencé par soutenir des thèses pacifistes doit ensuite persuader de braves
Américains d’aller se battre contre les Allemands. Il faut le convaincre que les Anglais, par
exemple, qui les ont colonisés et qui ont une reine, sont des bons et que les Allemands, alors qu’il y
a des nombre d’Allemands installés aux États-Unis, sont les méchants, il faut quand même en
convaincre les gens. La propagande de guerre américaine de la guerre 1914-1918 présente la
particularité d'être à la fois professionnalisée et privatisée. Professionnalisée, donc confiée à des
experts. En accord avec une certaine vision du social scientist, les Américains croient que les
sciences sociales doivent changer la réalité. Il ne s'agit pas de faire de la recherche pure,
académique, mais d'améliorer la société, y compris pour mieux faire la guerre. L'effort de
propagande est privatisé, parce que confié à des comités privés, volontaires, les committees for
public information. Ils arriveront même à gagner de l’argent avec la propagande, en vendant leurs
brochures, etc.
34
http://www.huyghe.fr
Ce singe n’est pas King Kong, il figure la barbarie allemande : il a un casque à pointe. C'est un
singe, à la bestialité évocatrice de sexualité : il enlève une pure jeune fille blonde. Ceux qui ont de
bons yeux verront qu’il tient une sorte de batte de base-ball ou de massue sur laquelle il y a écrit
«Kultur». Il est bien connu que la Kultur allemande est obscurantiste, que Goethe, Beethoven sont
des barbares, et qu'il faut empêcher ces gens de s’en prendre à nos valeurs...
L’équipe dirigeante des committees for public informationest composée d'un trio très intéressant.
Monsieur Médias, George Creel qui fut un peu boxeur, un peu journaliste à scandales.
Il est entreprenant, il a le sens de la publicité. Il va diriger les Comitees for Public Information et
inventer toute la propagande de guerre américaine à travers tous les médias. Ainsi, la fameuse
affiche où l’oncle Sam appelle à s’engager.
Le film dont l'annonce figure ici, Pershing’s Crusaders, fonctionne totalement sur l’association et
mobilise des stéréotypes de la manière la plus grossière, mais en même temps très
cinématographique.
34
http://www.huyghe.fr
Le film montre le général Pershing qui commandait
l’armée américaine et une masse de soldats américains défilant. Ils portaient à l’époque un casque
rond, qui semble encore un peu médiéval. Ils portaient leurs grands fusils Garand avec sa longue
baïonnette. De là une association d’idées visuelles : dans une séquence, un fondu enchaîné par
lequel les GI's se transforment dans ces croisés que vous voyez au fond, suggérés.
C’est très primaire : nous = croisés = bien, eux = méchants, mal, envahisseurs. Soit une association
d’idées. Je regarde le Kaiser, il a un casque à pointe, il a des moustaches. Quel autre personnage
historique antipathique avait un casque à pointe et des moustaches ? Attila. Donc les Huns. Donc les
Allemands sont des Huns. Historiquement, ethniquement, c’est absurde, mais l'image opère
l’assimilation des Allemands aux Huns par un fondu enchaîné et le commentaire explique qu’ils
veulent envahir l’Amérique dans leur insatiable appétit de conquête. Les Uhlans arrivant par mer ?
…
Autre méthode : le recours aux four-minute men, des citoyens qui recevront une formation express
pour prendre la parole dans des lieux publics et expliquer l’effort de guerre – une technique qu’a
réutilisé Berlusconi.
34
http://www.huyghe.fr
Il y a aussi Edward Bernays, neveu de Sigmund Freud. Il aura le temps de faire beaucoup de choses
car il vivra 103 ans. Arrivé très tôt aux États-Unis, il exploite d’abord la réputation de son oncle en
se présentant comme l’introducteur de la psychanalyse aux États-Unis. Il en fait une présentation
outrageusement simplifiée, en suggérant qu’elle comporte des techniques mystérieuses qui
permettent, à travers des images, d’agir sur l’inconscient et que là réside le secret de la propagande.
« Moi, c’est scientifique, mon oncle m’a expliqué. », en somme. Bernays qui se vante de maîtriser
les mécanismes l'inconscient des foules s'offre le luxe après la guerre d’inventer la "communication
publique". Il fait de la propagande pour de grandes compagnies, pour le tabac, puis contre le tabac
(quand on vit 100 ans, on a le temps de retourner sa veste). Pendant la négociation traité de
Versailles, il fait du lobbying y compris pour son propre pays. Il s’assure par exemple, qu’au
moment du défilé de la victoire à Paris tout le monde a des drapeaux américains à agiter.
34
http://www.huyghe.fr
Le troisième, enfin, est Walter Lippmann, le grand essayiste et sociologue, auteur d'un certain
nombre de livres réputés. Le dernier vient d’être réédite, c’est Le Public fantôme. Pour Lippmann le
propagandé est réceptif, propagandable. Si nous adhérons à la propagande, si nous « achetons » ces
images, ces stéréotypes, c’est parce que ça nous simplifie la vie, nous évite un effort de réflexion,
d’information, de complexité. Cela nous indique où est le bien, où est le mal.
.
Chez ces trois personnages, qui tous trois théoriseront leur expérience, ont en commun la conviction
que des masses sont totalement vulnérables à une propagande où l’image, « qui parle directement à
l’inconscient », comme dirait Bernays, joue un rôle particulièrement efficace.
S’il y a des recettes, elles ne sont pas universelles. La propagande de guerre agit sur trois ressorts.
D’une part, il s’agit de dissimuler, d’empêcher les mauvaises nouvelles de parvenir aux troupes. Le
moral est considéré comme une ressource importante en cas de guerre. Et d’ailleurs le code pénal
incrimine les atteintes au moral des militaires ou des civils, qui sont donc stratégiques. Comme
disait Churchill : « En cas de guerre, la vérité est un bien si précieux qu’il faut la protéger par une
garde de mensonges. » En tout cas, de censures. Donc il faut empêcher les images de l’autre de
34
http://www.huyghe.fr
circuler, ce qui est faisable pour qui contrôle le territoire, quelles images et quelles armes circulent
dans la zone qu’occupent ses troupes.
Outre l'art de dissimuler, il faut stimuler. Stimuler des affects très simples,négatifs ou positifs, avec
par exemple des images radieuses de Mao ou de Staline
.
Mais il faudra aussi simuler, il faudra mettre en scène des réalités, comme ici dans la chute de la
statue de Saddam Hussein. L’évènement n’est pas exactement faux, la statue est vraiment tombée,
pas de doute là-dessus. Simplement, tout cela était un petit peu scénarisé : quelqu’un avait amené
les participants en car, juste devant l’hôtel Palestine où était la presse étrangère, et les avait bien
rangés. Certains « passants » étaient aux États-Unis quelques jours avant, dans les groupes dits
«d’opposition» irakiens. Donc la réalité était un peu arrangée.
Quant à l’image que voici, produit de la propagande nazie, elle joue sur un des ressorts de la
propagande de guerre, qui est la sexualité. Souvent, les propagandistes utilisent des images de
femmes nues. Ils les envoient aux soldats et leur expliquent que, pendant qu’ils sont au front en
train de se faire trouer la peau, leurs épouses sont peut-être avec les alliés en train de les tromper.
C’est une figure classique. Ici, cette belle fille nue, qui se regarde dans la glace, tient le Times
devant elle pour cacher ses seins et dans le miroir le spectateur voit le journal à l’envers, qui se lit
semit. Évidemment, son beau type aryen a complètement changé dans le miroir pour renforcer le
message antisémite. C’est un dessin de la propagande nazie, vers 1942 ou 1943.
34
http://www.huyghe.fr
S’il est facile d’énumérer des règles simples, simuler, stimuler, dissimuler, chacun a la propagande
de son idéologie et l’idéologie de sa propagande. La doctrine n’est pas indifférente aux moyens.
C’était vrai pour la religion, cela vaut également pour la propagande politique.
À gauche, M. Plekhanov, dont Lénine a dit beaucoup de mal, mais à qui il a emprunté une idée :
une propagande cohérente doit, en jargon marxiste, mettre la conscience subjective des opprimés en
rapport avec leur situation objective. Et ce en deux temps. Dans un premier mouvement, selon
Plekhanov, il faut dire une seule chose à beaucoup de gens. Cela s’appelle de l’agitation : inciter à
se mettre en grève, à faire une mutinerie, etc.
Et puis vient le stade de la propagande, expliquer beaucoup de choses à peu de gens, c’est-à-dire
former au marxisme-léninisme. Aux meilleurs parmi ceux qu’a repéré l’agitateur, le propagandiste
dira : camarade, tu as bien fait de te mettre en grève, mais sais-tu que ton exploitation particulière
n’est qu’un cas d’une exploitation plus générale, qui est expliquée par une doctrine communiste
scientifique ? Le propagandiste recrute (c’est assez léniniste : il fait un travail d’élite) les futurs
membres du parti, ceux qui auront une conscience supérieure, une vision plus large de la réalité.
Évidemment, il n’en va pas de même dans la propagande nazie, qui se référera explicitement à La
Psychologie des foules de Le Bon : s’adresser à l’âme collective. D’où idée dans une formule de
Rosenberg, le grand théoricien raciste du XXe siècle, qui dit une phrase hallucinante : « Le Führer
34
http://www.huyghe.fr
est au peuple comme le conscient est à l’inconscient. » Cela sonne assez freudien pour des gens qui
n'aimaient guère la psychanalyse. Le but de la propagande serait d’amener le peuple (le peuple
allemand, racialement sain, non dégénéré, etc.) à accepter son « bon » inconscient et ses contenus,
puis à s’identifier à son chef qui portera au niveau du conscient lesdits contenus raciaux,
psychologiques « sains ». La propagande censée amener un contenu de l’inconscient à la lumière du
réel, et ceci à travers une mise en scène spectaculaire dont témoignent les grandes liturgies très
esthétisées de type Nuremberg.
Les règles de la propagande changent au moment du Viêtnam, face au facteur que j’avais évoqué
tout à l’heure : si vous contrôlez le territoire, vous ne contrôlez pas forcément les images.
Notamment les images que prennent vosphotographes, qui vont montrer vosmorts ou les morts que
vous faites en face. Et ces morts sont extraordinairement réalistes, ils prennent valeur d’icônes, sont
des supports d’identification.
Ici tout le monde aura reconnu la photographie de la fameuse petite fille sous le napalm. Il se trouve
d’ailleurs que cette petite fille est devenue plus tard une ambassadrice de l’Unesco, mettant la
notoriété que lui avait conféré le photographe au service de bonnes causes.
34
http://www.huyghe.fr
L'autre photographie témoigne de la lutte des icônes. Si l’armée américaine est persuadée d’avoir
perdu en grande partie la guerre du Viêtnam à cause des images d’atrocités, de petites filles sous le
napalm ou d’exécutions, qui circulaien librement, tout communauté veut créer ses icônes. Voici le
mémorial des morts du Viêtnam à Washington, où un bras anonyme cherche le nom d’un copain,
d’un cousin. Telle est vraiment la fonction du monument : il avertit la postérité, il commémore la
mémoire des prédécesseurs.
L’autre grand changement technique est provoqué par la télévision qui, selon la formule de
McLuhan, « a mis la guerre dans le living-room ».
34
http://www.huyghe.fr
La guerre est quasiment en direct. Enfin, à l’époque elle est
quand même en léger différé : il faut apporter du 16 mm, le mettre dans l’avion, qu’il est développé,
etc. Mais le choc se produit au moment du repas familial, choc de voir l’image de l’autre qui meurt
ou de ses propres G.I. qui rentrent dans des body bags, des « sacs à viande »… Nous voici très loin
de la vision idéalisée de la galerie des Batailles. Les stratèges américains réfléchissent : nous, le
pays d’Hollywood, Madison Avenue, nous avons perdu la bataille de l’information face à ces
photographes et ces caméras de télévision que nous avons laissés circuler trop libéralement ; que
faire ? Il ne faudra pas rater la suivante. Il faudra comprendre les règles.
Dans les années Clinton, les stratèges US se persuadent qu’eux, les soldats de l’Universel, ont
appris les leçons du Viêtnam. Ils savent organiser un beau débarquement sous les projecteurs, sur la
plage, avec des Rambo qui bondissent sur la plage pour sauver des populations. Les soldats du
Bien, la police du Bien débarque.
Bernard Kouchner apporte sa contribution
avec un célèbre sac de riz. Le débarquement de Mogadiscio, en 1993, avait un agenda destiné à
coïncider avec les JT du soir. Cela a failli provoquer un drame, car il y avait tellement de flashs de
photographes, tellement de projecteurs pour les caméras de télévision lors du débarquemetn, que les
hélicoptères Apache venus en soutien ont cru, que les ennemis tiraient, qu’il y avait un
34
http://www.huyghe.fr
bombardement, et ils ont failli lâcher leurs propres missiles. Dans la vidéosphère, l’utilisation de la
télévision en cas de guerre obéit à un nouveau principe : si nous n’avons plus le contrôle complet de
l’image, au moins, dirigeons les flux d’attention du bon côté grâce à nos écrans, nos objectifs, nos
mises en scène. Avec le débarquement de Mogadiscio, il est évident qu’une personne s’identifie à
une cause. Le cathodique ne représente pas des idées abstraites, il ne représente pas la Nation, il
montre un brave type ou un sale type. Il le montre de préférence en plongée et en gros plan. La
télévision est un merveilleux instrument pour exhiber les victimes, particulièrement celles que l’on
secourt, plutôt que celles que l’on fait ou que l’on subit.
La leçon du Viêtnam est bien apprise dans la décennie 1990. Il existe même une importante
production doctrinale à ce sujet.
L’avantage Américains, est qu’ils disent ce qu’ils font et qu’ils donnent des noms aux choses. Ils
adorent trouver des dénominations. Il y aura par exemple le spin doctor, des psy-ops, des opérations
psychologiques. Il y a le perception management : la méthode consiste à agir sur l’opinion
publique internationale en lui fournissant les bonnes images, les bonnes informations. On parle
aussi de «guerre de l’information» (informations warfare). Cela fait partie de la « révolution dans
les affaires militaires ». Le soft power, le « pouvoir doux », est un concept lancé par le doyen Nye
dans un livre de 1993. Cela renvoie à l’idée que les États-Unis, qui possèdent déjà le hard power,
c’est-à-dire la puissance, les missiles, le PNB, l’économie, etc., doivent aussi garder, enrichir et
exploiter leur soft power, leur faculté d’attraction, leur image de liberté, une image qui s’appuie
aussi sur Hollywood, sur la culture industrielle. Autant d’atouts dans la politique étrangère, dit le
doyen Nye. Sous Obama, notamment avec Hillary Clinton, le concept de soft power est revenu au
premier plan.
Les stratèges se prennent à rêver à des guerres utopiques où ils seraient en mesure à la fois de
contrôler toutes les images, avec des satellites, des caméras, tout en dirigeant sur écran des missiles
intelligents. Ils veulent acquérir « l’œil de Dieu », la capacité panoptique. Cette apperception
globale permettra de « choquer et sidérer » (shock and awe) l’adversaire, de désorganiser ses
systèmes de communication, par exemple couper sa télé. Il s’agit aussi de produire des images
favorables pour cette cible qurest l’opinion internationale. Il faut vaincre par l’image, et, pour cela,
produire une image d’une guerre propre, conforme aux présupposés éthiques et idéologiques d'une
société. Cela illustre parfaitement phrase de Hannah Arendt : « Parmi l’amas des folies humaines,
une des plus récentes et des plus folles est de faire des guerres dans le but de produire une image. »
La nouvelle conception triomphe avec la première guerre du Golfe. Ces choses sont connues,
évidentes pour beaucoup. Tempête du désert est une guerre en plongée, vue avec « l’œil du missile »
grâce à CNN, qui a un quasi-monopole des images. Si les Irakiens veulent se voir mourir, il faut
qu’ils regardent CNN, leur télévision nationale est incapable de leur fournir ces images. CNN, elle,
montre le missile qui part des bases d’Arabie Saoudite et celui qui arrive grâce à ses caméras sur
34
http://www.huyghe.fr
place, comme à l’hôtel Palestine à Bagdad. Cette guerre « vue de missiles » est filmée en plongée, et
non pas vue en contre-plongée du point de vue du bombardé. La caméra évite les dommages
cathodiques collatéraux. Il y eut des discussions sur le nombre de morts de la première guerre du
Golfe, mais ces morts ne sont pas apparus sur CNN. De ce côté-là, le contrôle est assuré par les
communication officers, : ils s’assurent que les pools de journalistes filment sous le bon angle. Ils
les transportent, leur fournissent les facilités. Les images de la mort sont rarissimes.
Il en est une, qui est très célèbre : ce convoi irakien qui a été bombardé et dont il ne reste que des
carcasses tordues. La règle de dissimulation des morts semble fonctionner dans la décennie 1990.
Les théoriciens de la "guerre de l'information" avaient raison, ils ont réparé les erreurs du Viêtnam.
Des professionnels, les spin doctors, ont su diriger l’opinion dans le bon sens.
Voici l’affiche du film Les Hommes d’influence, dont le thème est un pseudo-conflit entièrement
simulé et tourné à Hollywood pour occuper l'opinion et tirer un président d’embarras. Dans ce film
de 1992, un des personnages, cherchant où situer le conflit virtuel, dit à peu près ceci : « Il n’y a
qu’à dire qu’il faut combattre des terroristes albanais qui ont des armes de destruction massive
cachées dans une valise. » Cette réplique (restituée de mémoire) date d'une époque où on ne parlait
guère des ADM de Saddam.
34
http://www.huyghe.fr
Les spin doctors sont-ils dans la réalité comme à Hollywood ? La réponse est oui. Le monsieur en
blouson qui ressemble un peu à Guy Marchand s’appelle Chuck de Caro, c’est un spin doctor, un
expert en communication, qui conseille l’Otan.. Il y donne des stages intitulés non sans humour
Viol, massacre et vidéo. L’avion, derrière lui appartient, car il dirige une société. Si vous avez une
petite guerre chez vous ou si votre régime est menacé, il débarque avec son matériel de montage et
vous conseille. Son adresse est sur Internet et son numéro de téléphone. Ce mercenaire de l’image
de guerre a assimilé toutes les règles qui précèdent.
34
http://www.huyghe.fr
En bas, l’homme derrière Obama, c’est son spin doctor, M. Axelrod, à qui le président doit
beaucoup des idées de la campagne, la façon dont elle a migré sur le web 2.0, le fameux show
télévisé de 30 ou 40 minutes du dernier soir qui s’appelait « Une histoire américaine » (soit dit en
passant– pour ceux qui croient que le storytelling est un monopole des républicains comme le
marketing politique).
Le choc se produit le 11 septembre. La dimension symbolique des attentats a été tellement
commentée qu'il est difficile de dire quoi que ce soit qui sorte de la banalité. La dimension de
l’humiliation symbolique dans les attentats est tout à fait évidente.
D’ailleurs, une phrase de Ben Laden dit : « Nous… » Enfin,
il ne dit pas « nous », Ben Laden ne dit jamais « nous avons commis cet attentat », il remercie Dieu
que des jeunes gens courageux aient pu réussir cet attentat. Et il ajoute qu’ils ont abattu « les icônes
de l’Occident », cet Occident qui s’assimile aux Croisés. Il cherche à venger une humiliation qui
remonte à 1225, la chute du califat abbasside de Bagdad, renversé par les Mongols, mais c’est
toujours la même guerre du bien et du mal. Le jhadiste se réjouit d’avoir produit l’image des tours,
dont le symbolisme est évident : la tour de Babel, l’argent, l’orgueil, l’idolâtrie.
34
http://www.huyghe.fr
Les ennemis sont des « idôlatres » (de l’argent, de la
puissance, de l’Occident, des nouvelles croisades). Ben Laden emploie plusieurs fois ce terme, et
pourtant, il recourt aux images pour mener son combat. Comme le dira un sénateur américain :
comment se fait-il qu’un type barbu dans une caverne puisse rivaliser avec le pays qui a inventé
Hollywood et Madison Avenue ?
Une des premières raisons est la fin du monopole des tuyaux, les médias planétaires. En 1991, la
circulation des images et des critères de leur circulation étaient objectivement contrôlés au profit de
l'Occident. Dix ans après, en 2001, se révèle l’effet Al Jazeera. L’image que vous voyez montre Ben
Laden avec ses compagnons, avec des armes, dans une caverne, décor qui fait référence à l’exil à
Médine du prophète et de ses compagnons en armes.
Cette image est parvenue sur toutes les télés occidentales le soir du premier bombardement contre
l’Afghanistan, au moment où chacun pensait : c’est le remake de 1991, avec le même monopole de
CNN, la même guerre sans images, sans morts visibles, une guerre avec des effets vidéo. Tout a
changé quand quelqu’un a apporté une cassette à une chaîne de télé dont peu de gens avaient
entendu parler à l’époque, au moins en France, Al Jazeera, qui touchait quand même 50 millions de
foyers. Et sur cette vidéo, une image de Ben Laden qui va envahir les écrans occidentaux en
quelques minutes. Comment résister à l’attraction de l’image ? comment ne pas la diffuser ?
34
http://www.huyghe.fr
Les jihadistes ne comptent pas que sur l’effet judo de l’image - des télévisions a priori ennemies, ou
neutres obligées de diffuser leurs images, - ils acquièrent leurs propres médias. Ainsi, ils existe une
"société de production d’Al-Qaïda", As-Sahab. Cette image est produite par As-Sahab, en
numérique, comme nombre des vidéos jihadistes diffusées sur Internet et qui font concurrence aux
images cleande type CNN.
Il ne suffit pas d’avoir les tuyaux, il ne suffit pas de produire les images, encore faut-il maîtriser le
code des images licites et illicites. Pour les jihadistes, des images d’exécution d’otages comme ici,
dont des images particulièrement horribles avec un égorgement face caméra qui peut durer jusqu’à
dix minutes, ces images, en dépit des préjugés des salafistes envers l’image, sont licites parce que
pédagogiques. Elles illustrent le châtiment des méchants et la colère de Dieu, donc elles ne sont pas
horribles, elles apportent un enseignement.
Alors que, côté occidental où l'on ne cesse de répéter que le 11 septembre a été le plus grand attentat
de tous les temps, avec 3 000 victimes, personne ne verra ces victimes mortes dans l'événement le
plus filmé de l'Histoire. Sauf comme le fameux jumper, the falling man, l’homme qui s’est jeté par
la fenêtre pour échapper à l’écroulement des tours. Quasiment pas d’images de morts du 11
septembre, sauf cet homme qui tombe. Cela traduit un consensus, la police ne l’a pas interdit, il y
aura un accord des grands médias pour ne pas, selon l’expression consacrée, « donner aux
terroristes la satisfaction de voir nos morts ».
34
http://www.huyghe.fr
De leur côté, les jihadistes inventent d'autres types d’utilisation de l’image. Ainsi le châtiment,
d’ailleurs très ritualisé de l'otage, avec des banderoles et toute une mise en scène. On voit cinq ou
sept personnages debout avec leurs armes, leurs masques, qui récitent des versets du Coran avant de
procéder à l’exécution, ils lisent la sentence. C’est un acte judiciaire à leurs yeux. Ces images
pédagogiques ou édifiantes doivent répandre la terreur chez les mauvais et inciter les bons à
rejoindre le juste combat du jihad.
34
http://www.huyghe.fr
Autre "genre" : la prédication en vidéo, face caméra. Ici, al-Zawahiri.
Et il y a un autre genre où le militant, le combattant, le moudjahidin devient à la fois arme, mort et
image, puisqu’il va nous léguer,à nous et à sa famille qui en sera très fière, des images de son
testament avant de se transformer en chaleur et lumière. Des s vidéos circulent où on peut voir tous
les épisodes de ce "témoignage" : avant, le djihadiste qui annonce pourquoi il va mourir, pourquoi
sa lutte est juste ; pendant, où on le voit juste avant sa mort, parfois même embrasser ses frères et
34
http://www.huyghe.fr
ses camarades, puis après : le montage de l’explosion, puis des résultats. Le story telling est aussi à
la mode chez les djihadistes.
Passons rapidement sur la deuxième guerre du Golfe et son paradoxe. Pour faire formule, on
pourrait dire : caméras partout, certitudes nulle part. Il n’y a pas un évènement dans le monde qui ne
soit filmé par des milliers de reporters, y compris des amateurs avec leurs petits téléphones, comme
la pendaison de Saddam Hussein, et pourtant nous n'avons plus confiances en ces images
surabondantes.
Il est possible de produire des images « fantasmiques » des armes de destruction massive, ou encore
des images théâtralisées et exaltantes comme la chute de la statue de Saddam Hussein. Voire encore
ce nouvel épisode de Rambo que sera la libération de la soldate Jessica Lynch avec des commandos,
34
http://www.huyghe.fr
des sortes de Sylvester Stallone qui courent pour la libérer. sous l'œil des caméras de vision
nocturne Les libérateurs n’auront pas de chance, d’ailleurs, parce que les médias présentent Jessica
Lynch comme une très brave fille qui s'est engagée pour payer des études, qui a vécu des heures
épouvantables etc., et le problème, c’est que c’est vraiment une très brave fille qui dira la vérité, à
savoir qu’elle n’était pas du tout prisonnière, qu’elle était très bien traitée, qu’il n’y avait pas un
seul soldat irakien dans l’hôpital, etc
.
Ce pouvoir des images, comment le désamorcer ? Vieille règle de la méta-propagande : ce que je
dis, moi, est la vérité, ce que dit l’autre est de la propagande, et je le prouve. Cette image montre
Mohamed, le petit Palestinien tué au début de la seconde intifada, et dont l’image a été reproduite
dans tout le monde arabe, y compris sur les murs des écoles.
Certains ont tenté de décridibiliser
ces images. « S’il avait été frappé par des balles venant du côté de Tsahal, il ne serait pas tombé de
ce côté-là. Mais non, on voit bien qu’il bouge encore, il n’est pas mort, c’est posé, on voit que c’est
mal coupé », etc., sans oublier des accusations de trucage, de falsification contre un journaliste
français tout à fait honorable, Charles Enderlin dont l'équipe avait tourné ces images. Évidemment,
il y a les théories du complot : « Regardez ces images des Twin Towers, vous ne me ferez pas croire
que physiquement des tours percutées par un avion se soient écroulées de cette façon. D’ailleurs, il
est évident que ce n’est pas un si gros avion qui a fait un aussi petit trou dans le Pentagone. Donc
tout ça est truqué. »
34
http://www.huyghe.fr
L’image suivante est plus intéressante, parce que c’est une illustration de la méta-propagande à
deux degrés. Ces images étaient censées démontrer que les récentes émeutes au Tibet n’étaient pas
du tout le fait de vrais Tibétains, qui sont des gens pacifiques, mais de soldats chinois déguisés,
comme le prouvait cette photo satellite. Elle était la preuve que les autorités distribuaient des robes
de moines à des soldats en uniforme pour qu'ils se conduisent en provocateurs déguisés, comme il y
en a parfois dans les manifs. Dans les quelques heures qui suivront, des sites sur Internet ont révélé
que ces images, nullement prises par satellite, dataient de plusieurs années et que les soldats chinois
servaient en réalité de figurants pour un film.
Toute vérité énoncée en image est susceptible de contestation, y compris par d'autres images
censées réfuter les premières. Cela se vérifiera abondamment au moment de la guerre de Gaza (il
faut bien l’appeler comme ça), où l’armée israélienne interdit aux correspondants occidentaux
d’aller dans la bande de Gaza. Telle est la méthode qu’avait employé Margaret Thatcher au moment
des Malouines : pas d’images, pas d’ennuis. C’est assez primaire.
Une seconde technique consiste à fournir les bonnes images. Ici, sur YouTube, les bonnes images
fournies par Tsahal qui démontrent que les frappes sont vraiment chirurgicales et que les
Palestiniens ne meurent pas tant que ça. De toute façon ce ne sont pas des civils, ou si ce sont des
civils, ils ont été utilisés comme boucliers humains. Parallèlement, une action systématique cherche
à décrédibiliser totalement les images qui viendraient du côté (ou avec l'aide) des Palestiniens. D'où
de nombreuses attaques disant que ces images sont truquées. Certains site ou think tanks parlent de
«Pallywood», contraction de Palestine et Hollywood. Sur Internet, il est facile de trouver des films
qui expliquent que toutes les images provenant du côté palestinien sont truquées : « Il n’y a qu’à
34
http://www.huyghe.fr
voir, s’il était vraiment blessé, il ne se tiendrait pas sur sa jambe droite, on ne peut pas saigner
comme ça, c’est physiquement impossible », etc.
Alors effectivement, comment se protéger de ces flux d’images ? Quelles sont les « procédures de
raréfaction », selon l’expression de Foucault, qui nous protégeraient contre leurs excès et
maintenant leur anarchie contradictoire et incontrôlée ? Ce qui se double d’un autre problème :
quand sait-on qu’on a gagné une guerre ? On avait posé la question au vice-président américain, qui
avait dit : « Le jour où plus personne n’en voudra au mode de vie américain. » C’est quand même
un assez vaste programme… Il faut donc faire disparaître les armes de destruction massive, les
dictatures, les terroristes. Ça fait beaucoup de choses à faire.
Mais, à Gaza, qui a gagné ? Les Israéliens qui ont réussi à couper les tunnels, à tuer les responsables
du Hamas qu’ils voulaient tuer, à les désorganiser suffisamment ? Pourtant, il y a eu ces images
d’explosion de joie du Hamas, qui a remporté une victoire symbolique là où sa faiblesse militaire
était évidente. Il a persuadé au moins la partie de l’opinion qui est prête à admettre ses thèses et à
suivre son code, qu’il a remporté la victoire.
34
http://www.huyghe.fr
Plutôt que beaucoup de missiles, peut-être vaut-il mieux produire des images de foule en liesse pour
célébrer victoire. Et quel est le critère de la victoire ? Une partie croit qu’elle a remporté la victoire
parce que ses soldats ont pénétré dans le palais de Saddam Hussein, mais les ennuis ne faisaient que
commencer ce jour-là. La guerre pour produire une image peut être annulée ou contournée par une
stratégie inverse.
Cette dernière image rappelle que les règles de la lutte par l’image répondent à des fondamentaux.
Elles sont relativement simples, elles correspondent à des formes rhétoriques, à des stéréotypes,
mais s'y ajoute désormais la technologie et la capacité tout à la fois de concurrencer les images de
l’autre et de s’isoler des images de l’autre. J’insiste sur ce point. On peut s’enfermer dans sa bulle
informationnelle. Si on est adepte des thèses de Thierry Meyssan, selon lesquelles le 11 septembre
n’a pas vraiment eu lieu ou n'était qu'un trucage, il est facile de ne voir que des images qui
confirment ces thèses, de s’isoler des images des grands médias et ne circuler que sur des sites
Internet qui soutiennent et prétendent démontrer la thèse du complot.
L’usage de l’image n’est devenu pas moins stratégique. Il s’est certainement complexifié. Le faible
peut jouer ses atouts par rapport au fort : la guerre de l’image est devenue la plus asymétrique des
guerres. Ce concept est important dans la stratégie contemporaine. Il implique que finalement le jeu
est beaucoup plus ouvert, et notre responsabilité dans l’interprétation des images et dans leur choix
devient beaucoup plus lourde. Il ne suffit plus de savoir que nous sommes soumis à la propagande
et qu'il existe des bobards officiels, il faut maintenant apprendre à vivre et à décrypter ces stratégies
images.
34

Documents pareils

Terrorisme et communication - François

Terrorisme et communication - François presse à imprimer clandestine, amène le groupe à exécuter un pauvre type, le maillon faible de la conspiration. Camus s’inspirera aussi de la véritable histoire de terroristes antitsaristes notamme...

Plus en détail

L`ARME DE LA CROYANCE

L`ARME DE LA CROYANCE Voilà l’hyperpuissance condamnée – de l’aveu même de ses partisans les plus cyniques – à une reconquête « des cœurs et des esprits » négligée depuis la guerre froide. Les néo-conservateurs, s’ils p...

Plus en détail