Dialogue de sourdes

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Dialogue de sourdes
Les langues sales
Dialogue de sourdes
FÉV
Persona d’Ingmar Bergman, traduction Jacques Robnard. Mise en scène: Philippe
Dumaine. Décors et éclairages: Andréane Bernard. Avec Luc Chandonnet, Marie-Ève de
Courcy, Danièle Simon. Une production de hybris.théâtre, présentée à l’Union française
du 2 au 19 février 2011.
Intrigante, l’idée de prendre comme source créatrice le film culte Persona
d’Ingmar Bergman et de l’adapter au théâtre. D’autant plus que cette
adaptation est produite par hybris.théâtre, une jeune compagnie qui
revendique le statut de « théâtre de recherche » et qui «souhaite repousser
les limites de la création contemporaine [en privilégiant] une démarche
intellectuelle arrimant la réflexion théorique à la pratique». Ouf, toute une
mission, et tout un défi!
Langues Sales que nous sommes, nous avons décidé de repousser les limites
de nos manches et de nous adapter à cette optique de création en faisant
une petite expérimentation. Notre propre démarche intellectuelle arrime
donc la réflexion théorique de Jackie Chong, qui a visionné Persona de
Bergman avant d’assister à l’adaptation de hybris.théâtre, au regard
pratique, dénué de tout référent cinématographique, de Marilou-Garou.
Qui sortira vainqueur de ce duel? Jackie Chong, la karaté woman; Ingmar
Bergman, le suédois sorti de sa tombe; Marilou-Garou, la croqueuse de lune
ou encore Philippe Dumaine et son pouvoir « Effet UQÀM»? Que le débat
commence! À votre popcorn…
MARILOU-GAROU Je vais l’avouer tout de suite: je n’ai rien vu de
Bergman (c’est que je n’ai pas de culture). Si projet de hybris.théâtre m’a
tout de suite intéressée, c’est qu’il aborde une problématique à laquelle je
n’ai pas encore de réponse: est-il possible de travailler un scénario en tant
que matière textuelle autonome, d’en créer une nouvelle oeuvre
indépendante du film? J’ai donc résisté à la tentation de voir le film de
Bergman avant d’assister à la mise en scène de Philippe Dumaine. Mon but:
me pencher uniquement sur le rendu scénique, vérifier s’il tient la route
seul, ou s’il est nécessaire de connaître l’original pour en apprécier
l’adaptation. Avant d’en dire plus, je laisse ma collègue cultivée m’instruire
car, tout de même, je ne saurais me résoudre à parler sans savoir.
JACKIE CHONG: Tu poses des questions vraiment intéressantes. C’est ce
rapport entre théâtre et cinéma qui m’a décidée à visionner le film avant la
pièce. Mon premier Bergman à vie (mon apparente culture
cinématographique n’est qu’un masque) m’a laissée songeuse quant à la
façon dont Philippe Dumaine s’y prendrait pour adapter l’oeuvre. Mais
avant toute bonne réponse à nos questions, traitons d’abord du sujet de
l’oeuvre.
Le titre Persona fait référence aux masques que les acteurs de théâtre grec
portaient lors de spectacles pour incarner leur personnage. Dans le film,
Persona prend la forme d’un masque figuratif qui dissimule la vraie
personnalité des protagonistes et permet de ne montrer que leur figure
sociale. Je m’explique. Le film raconte l’histoire de l’actrice Elisabeth Vogler
qui, frappée par un mutisme alors qu’elle joue Électre au théâtre, est
hospitalisée. Son médecin choisit Alma, une jeune infirmière sympathique,
pour prendre soin d’elle. La patiente ne semble avoir aucun trouble
physique et psychologique, mais pour une raison inconnue, elle refuse de
parler. Quant à Alma, bien qu’a priori hésitante face au diagnostic de sa
patiente, elle parait enthousiaste et épanouie à l’idée de s’occuper d’elle.
Suite aux recommandations du médecin, les deux femmes quittent l’hôpital
pour une maison de repos sur une île, isolée de tout contact social. Malgré
leurs différences, elles seront confrontées à elles-mêmes dans le huis clos
créé par Bergman. Cet isolement les poussera à se mettre à nu, à dévoiler
leur identité profonde et détruire le masque de leur identité sociale
Bien que néophyte dans l’étude de l’art bergmanien, j’ai tout de même
décidé de mettre mes grosses lunettes de scientifique et de faire quelques
petites recherches sur l’illustre réalisateur suédois et sur le contexte de
création de ce film que les cinéphiles qualifient souvent comme l’un de ses
plus personnels, voire quasi autobiographique.
Il est intéressant de savoir qu’Ingmar Bergman a lui-même beaucoup
travaillé dans le milieu du théâtre, où il a entamé ses premiers pas dans la
sphère professionnelle, notamment comme metteur en scène. Son oeuvre
est d’ailleurs beaucoup influencée par sa vie, et lorsqu’il écrit le scénario de
Persona en 1965, Ingmar Bergman est lui-même alité dans un hôpital suite
à une maladie. C’est en voyant une photographie réunissant les actrices Bibi
Andersson et Liv Ullmann, qui devaient jouer dans un autre film avant son
arrêt de travail forcé, qu’il crée Persona, frappé par la ressemblance des
deux actrices.
MARILOU-GAROU: Cette ressemblance est recréée à la scène de façon
prenante: les deux comédiennes ont la même allure droite et impeccable, les
mêmes cheveux léchés, le même visage impassible, et leurs vêtements sont
taillés dans le même tissu. D’emblée, on sent la volonté de hybris.théatre de
«brouiller les frontières, les limites» de l’identité de ces personnages en les
transformant en un miroir l’une de l’autre.
Par ailleurs, ces costumes, créations originales de Valérie Dumaine, sont
plutôt des morceaux de prêt-à-porter où la griffe de la designer est
facilement reconnaissable. D’un côté, ils contribuent à tronquer la réalité en
transformant les corps des actrices en figures énigmatiques, lisses et
plastiques, comme deux mannequins formés dans un même moule. D’un
autre, ils renvoient directement à la réalité, ce qui jure avec la proposition
de hybris.théâtre. Les photos du laboratoire de création de Persona
montrent un même costume pour les trois comédiens: pantalon noir et
chemise blanche. Je me demande si de tels vêtements plus neutres, plus
épurés, auraient mieux mis en valeur ce travail sur l’identité…
JACKIE CHONG: En effet, ces costumes leur auraient peut-être conféré
un aspect plus personnel, moins statuaire.
Reste que l’idée de prendre le film Persona pour le transposer à la scène est
brillante, il n’y a pas à redire. En effet, si l’on peut se questionner sur ce qui
reste de cinématographique dans la démarche artistique de Philippe
Dumaine, il faut savoir que le film intègre aussi énormément le médium
théâtral. Que ce soit dans le scénario même, où Elisabeth exerce le métier
d’actrice, ou dans les influences artistiques du réalisateur, cette présence est
indéniable.
Toutefois, la plus grande théâtralité de l’oeuvre de Bergman se situe dans la
relation qui se construit entre les deux personnages. À la base, rien ne
semble les unir sinon leurs liens professionnels. Puis, leur féminité, mais
également leur rapport à la maternité, les confronte et les bouscule dans ce
qu’elles croyaient être. Alors qu’Elisabeth ne parle pas, Alma comble le vide
en racontant toute sa vie. L’une nourrit l’autre, ce qui produit une ambiguïté
entre leur individualité. Plus elles passent de temps ensemble, plus leurs
personnalités semblent se chevaucher, se compléter, jusqu’à créer l’illusion
de ne former qu’une unité. Cette relation entre ces deux êtres questionne la
dualité de l’individu avec une infinie sensibilité, mais également une grande
force émotive.
MARILOU-GAROU: Le texte du film est-t-il adapté à la scène, ou
conservé tel quel?
JACKIE CHONG: Selon mes souvenirs, le texte de la pièce est exactement
le même que celui du film, a une virgule près.
MARILOU-GAROU: La longueur du scénario se prête mal à la scène, du
moins dans une telle adaptation où la lenteur est travaillée avec précision.
J’imagine que, sur écran, la parole d’Alma peut sembler être l’expression
des pensées d’Elisabeth, alors que sur scène, elle devient si suffocante
qu’elle éclipse presque totalement les autres personnages.
JACKIE CHONG: En fait, au cinéma, le débit naturel de l’actrice empêche
cette lassitude. Le jeu des deux actrices sur l’écran se complète, équilibré
entre la parole et le geste. Le défi de hybris.théâtre consiste à tenter de
reproduire ce climat d’intimité créé par Bergman. Il se sert du médium
cinéma pour renforcer l’ambivalence entre Elisabeth et Alma. Avec les gros
plans fixes, il permet d’attarder le regard sur les détails et augmente l’effet
de proximité. Le réalisateur accentue même la ressemblance entre les deux
femmes grâce à certains effets cinématographiques qui les confondent.
MARILOU-GAROU:
Au
théâtre,
les
effets
cinématographiques
deviennent un exercice de style et la parole incessante d’Alma devient le
terrain d’expérimentations diverses: le débit est ralenti au maximum, les
acteurs sortent régulièrement du cadre de la scène pour reprendre leurs
cahiers et suivre le texte écrit, puis chavirent à chaque pas au moment de
retourner en scène, avant de s’asperger d’eau. Le système de codes
initialement présenté s’empêtre pourtant rapidement et la cohérence
s’effrite. Par exemple, on comprend de moins en moins le sens des «sorties
de scène» des acteurs et leurs retours au texte semblent de plus en plus
inexpliqués. Les acteurs pataugent longtemps, au sens propre comme
figuré, alors que la mise en scène tâtonne pour boucler les fils éparpillés et
construire une fin claire. On comprend la volonté de représenter le trouble
identitaire, mais le résultat est plutôt maladroit.
JACKIE CHONG: Il est certain qu’avec une proposition comme celle de
Philippe Dumaine, l’épuration du scénario aurait été à son avantage.Un peu
à l’allure des images du film en noir et blanc qui reste d’une apparente
simplicité avec son esthétique épurée, ses formes claires et ses plans nets.
MARILOU-GAROU: Cette épuration, elle se retrouve par contre dans
l’aspect visuel de la pièce. Avant même l’entrée en salle, le public traverse
une antichambre blanche et presque vide, mis à part quelques socles blancs.
Un verre brisé, un liquide qui coule, figés dans l’espace. Une paire
d’écouteurs pend du plafond, le texte de Persona y est scandé. Un espace en
suspens où les mots résonnent entre nos oreilles si seulement on ose les
entendre. La scénographie d’Andréane Bernard, toute de lignes et d’angles
droits, de blancheur, concrétise parfaitement cette impression d’espace
aussi vide qu’il peut être transpercé par un éclat, un bris, une parole. À
défaut de connaître Bergman, ce contraste inquiétant entre noir et blanc me
rappelle le cinéma expressionniste allemand, et mon regard est tout aussi
aspiré par les arches géométriques que ces personnages de film semblent
l’être par les lignes du décor.
JACKIE CHONG: La grande beauté de Persona réside dans sa théâtralité.
Après mûre réflexion, le spectacle présenté à l’Union française, faillit dans
sa sensibilité. La pièce, au cours de son adaptation, semble avoir perdu
l’essence première du film. Ingmar Bergman réussit à créer un climat
intime, propice à une relation entre deux êtres, d’une intensité complexe
comparable à ce que l’on retrouve au théâtre, qui ne se retrouve
malheureusement pas dans l’adaptation de Dumaine.
MARILOU-GAROU: Je ne suis pas d’accord là-dessus. L’essence est là
(dis-je en aucune connaissance de cause), l’essence de quelque chose qui,
seulement, a autant de difficulté à s’exprimer qu’Alma et Elisabeth.
Mon verdict: le projet de hybris.théâtre est valable et l’esthétique épurée de
Bergman se transpose efficacement à la scène par la blancheur et la
géométrie de la scénographie, la plasticité des corps, la lenteur surréelle du
discours. Mais cette lenteur devient difficile à supporter, ce qui ne fait
qu’embrouiller la proposition. La figure masculine – le mari et le docteur –
y est si imprécise, si peu équilibrée avec celles des femmes, qu’on en
questionne la pertinence. La pièce aurait gagné à être plus structurée, et
surtout condensée. Les images fortes, comme la rencontre troublante du
mari et d’Alma, la soirée arrosée où cette dernière se dévoile à Élisabeth, ou
encore quelques «jeux d’eau» avant que la scène ne se transforme en
pataugeoire, y auraient été encore plus poignantes.
JACKIE CHONG: Je tiens quand même à souligner la belle présence
corporelle de Danièle Simon, qui, bien que tout en subtilité, captive.
MARILOU-GAROU: Et le travail incroyable de Marie-Ève de Courcy, qui
parvient à supporter la densité de ce texte, à rendre fascinante la lutte
d’Alma avec la parole.
JACKIE CHONG: Et vous? Connaissez-vous Bergman sur le bout de vos
doigts? Êtes-vous fan des designs de la collection Valérie Dumaine? Pour ou
contre l’eau en bouteille?
MARILOU-GAROU: Graves questions, auxquelles on vous laisse
répondre.