Ingmar Bergman, créateur de questionnements

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Ingmar Bergman, créateur de questionnements
Ingmar Bergman, créateur de questionnements
Projet spécifique
présenté à
Inti Chauveau
(1932 mots)
par
Gabriel Proulx
602-BXN-DW gr. 00002
Collège Dawson
8 mars 2012
2
Le milieu artistique a toujours recelé des trésors inestimables, des artistes dont
le génie a su marquer des générations entières. Cependant, le temps efface nombre de
ces créateurs ayant marqué leur époque sur cette grande fresque qu’est l’Histoire, et
donc seuls les plus grands – ou malheureusement parfois les plus chanceux – ont le
privilège de survivre dans la mémoire collective. Or, Ingmar Bergman est, pour le
jeune univers du cinéma, l’un de ces virtuoses dont on n’oubliera jamais les œuvres,
la sensibilité et l’inventivité. En effet, son exploration intime des thèmes de la
métaphysique dans Le Septième Sceau, de l’influence de l’extérieur sur notre vision
de la mort dans Les Fraises sauvages et de la psyché humaine dans Persona, ainsi
que l’héritage qu’il a légué à toute une armée de réalisateurs contemporains font de
lui l’un des géants du cinéma.
Premièrement, l’un des thèmes de prédilection de Bergman est la relation de
l’homme avec Dieu, et ce, surtout lorsque celui-ci doit faire face à de dures épreuves.
Dans le film Le Septième Sceau, un chevalier nommé Antonius Block rencontre la
Mort alors qu’il revient de Croisade pour retrouver sa famille après dix ans
d’absence. Pour repousser son décès, il défie la Mort aux échecs et fait promettre à
cette dernière qu’elle le laissera vivre tant qu’il lui résistera.1 Ensuite, tout au long du
film, le chevalier tente de comprendre la Mort – représentée allégoriquement par un
homme au visage blanc portant une longue cape noire – de façon cérébrale; il essaie
d’intellectualiser cette personnification de la mort et fait de son mieux pour la vaincre
1
Joseph Marty, « Ingmar Bergman, une poétique du désir », p. 99
3
aux échecs afin de lui échapper.2 Cependant, sur sa route, Antonius rencontre un
couple de bateliers très croyants qui, eux, ne craignent pas la mort, car ils estiment
que celle-ci ne peut que les mener vers un monde meilleur, un monde qui leur a été
promis par Dieu.3 Ainsi, tout au long de son récit, Bergman met en contraste deux
façons différentes de réagir face à la fin de notre vie : la première est de nous battre
pour notre survie tout en essayant de saisir par la raison ce qui pousse la Mort à nous
poursuivre, et la deuxième est de célébrer en communion avec notre entourage la
douce vision du paradis qui nous attend.4 Malgré que Bergman n’exprime pas de
façon claire son opinion par rapport à ces deux façons d’appréhender le trépas, l’une
des dernières images du long métrage montre le bateleur qui regarde le chevalier –
qui, ultimement, a perdu sa partie d’échecs – ainsi que plusieurs autres personnes
décédées en train de suivre la Mort dans une danse macabre pleine de sérénité sur une
montagne illuminée par le soleil. Par conséquent, Bergman insinue d’une certaine
façon que la paix face à la mort ne peut nous habiter que si l’on sait baisser les armes
devant ce phénomène plus grand que nous. Par contre, il ne montre aucune préférence
quant au chemin pris pour en arriver à cette quiétude face au dernier voyage : que
l’on finisse par s’abandonner à la Mort après avoir tenté de la déjouer et de la
déchiffrer ou que l’on se laisse bercer par elle en raison de notre foi importe peu.
Finalement, comme Bergman lui-même l’a déjà dit : « Le Septième Sceau est une
allégorie dont le thème est fort simple : l’homme, sa recherche de Dieu avec la Mort
2
Joseph Marty, « Ingmar Bergman, une poétique du désir », p. 101
Ibid., p. 101-103
4
Ibid., p. 103
3
4
comme seule certitude. »5 En raison de son thème universel abordé de façon
originale, poétique et innovatrice – mais malheureusement trop explicite, selon
certains6 –, ce film fait donc partie des œuvres cinématographiques majeures du
dernier siècle.
Ensuite, le thème de l’approche de la mort chez l’Homme est redécouvert à
diverses reprises chez Bergman, mais toujours sous un angle différent. Effectivement,
le réalisateur suédois adorait revisiter plusieurs fois le même sujet en empruntant à
chaque nouvel essai un sentier inexploré. C’est ainsi que le film Les Fraises sauvages
revient sur les principaux aspects de la relation que l’homme entretient avec la mort,
mais cette fois en relation avec son entourage et son passé, et non seulement avec sa
propre personne dans le présent. De plus, l’allégorie angoissante et effrayante de la
mort est ici délaissée et le symbolisme est atténué pour créer une œuvre plus
attendrissante et poignante. Les Fraises sauvages s’ouvre sur le rêve du Dr. Borg où
il se voit lui-même mort dans un endroit surréaliste où les montres et les horloges
n’ont pas d’aiguilles. Après son réveil, il part en voiture pour aller revoir la maison de
son enfance et souper avec sa famille. Néanmoins, tout au long de la journée, des
retours dans le temps et des images puisées directement de l’imagination du docteur
s’entremêlent à la réalité pour finalement ne former qu’un; Bergman défie ainsi les
5
6
Joseph Marty, « Ingmar Bergman, une poétique du désir », p. 101
Jacques Mandelbaum, « Ingmar Bergman », p. 35
5
règles du récit linéaire et traverse la ligne entre le réel et le fantasme.7 Le spectateur
découvre ainsi – par l’entremise de ces déviations dans le temps et dans l’espace –
que le Dr. Borg n’a jamais su aimer de manière pure et vraie depuis que son frère lui
a pris la femme qu’il aimait et que sa mort, à laquelle il a assisté en rêve, ne
symbolise pas la simple fin de sa vie, mais la fin de sa vie d’amant, de père aimant,
d’homme tendre et attentionné ; son cœur est inanimé et l’idée de mourir avant d’être
réellement mort l’effraie et l’angoisse.8 Conséquemment, on assiste ensuite à
l’évolution du personnage principal qui passe d’homme amer et cynique à homme de
compassion et d’amour.9 D’ailleurs, le film ouvre sur une image du visage du Dr.
Borg où l’on peut voir que ses traits sont rigides et froids, et se clôt sur une image
quasiment identique, mais où la lumière fait rayonner une version nouvelle et belle de
son visage.10 Par conséquent, on peut dire que Bergman fait un constat choquant et
triste dans Les Fraises sauvages : l’homme ne sait se pardonner et se comprendre
parfaitement qu’au moment où sa mort approche.11 En définitive, encore une fois,
l’universalité du thème choisi par le cinéaste scandinave et sa poétique visuelle
permettent à ce film de s’ancrer de façon définitive dans l’imagination des gens et en
ont assuré la postérité.
7
Jacques Mandelbaum, « Ingmar Bergman », p. 38
Joseph Marty, « Ingmar Bergman, une poétique du désir », p. 106
9
Ibid., p. 107
10
Ibid., p. 108
11
Jacques Mandelbaum, « Ingmar Bergman », p. 38
8
6
Alors que les deux derniers films analysés traitaient de la réaction de l’homme
face à la mort, un autre des thèmes cruciaux dans la filmographie de Bergman est
celui de la relation à soi-même et de cette ligne mince qui existe entre soi et l’autre.
Persona est le film qui représente sûrement le mieux ces concepts. Le film s’ouvre
avec une séquence de nombreuses images qui défilent si rapidement que l’œil a de la
difficulté à en déceler le contenu. Parmi les représentations qui y sont montrées l’on
retrouve un pénis en érection, une mygale, une paume de main perforée par un clou,
des gros plans sur certaines parties de cadavres dans une morgue, et toutes ces images
sont entrecoupées de photographies des deux personnages principaux du film et
d’objets reliés au cinéma.12 Alors que la tentation est forte d’analyser la symbolique
reliée à chacune de ces scènes, il ne faut pas oublier que la version originale ne
permettait pas d’arrêt sur image et de zoom et que, comme le dit Bergman lui-même,
le cinéma doit toujours prendre racine dans l’émotion et non dans la raison : par
conséquent, l’effet général de cette séquence doit être vécu et non analysé en sortant
chaque image de son contexte.13 Par la suite, le film expose la relation entre
Élizabeth, une actrice souffrant de mutisme depuis sa dernière représentation sans
aucune raison médicale, et Alma, son infirmière qui l’a amenée à sa maison de
campagne pour prendre soin d’elle. Plus l’histoire se développe, plus les deux
femmes en viennent à se ressembler physiquement et plus leur relation devient
complexe; d’un côté elles se rapprochent, se caressent, s’influencent l’une l’autre, et
12
13
Jacques Mandelbaum, « Ingmar Bergman », p. 50-51
Olivier Assayas et Stig Björkman, « Conversation avec Bergman », p. 55
7
d’un autre côté, elles se fuient, s’effraient mutuellement.14 À un certain moment du
long métrage, les visages des deux femmes finissent même par se mélanger d’une
manière étrange dans l’un des plans du film, et leurs identités propres sont donc
maintenant rendues floues. Par conséquent, il est juste de dire que Persona dépeint le
masque – ou tout simplement le persona, masque de la tragédie latine – non pas
comme un objet derrière lequel le visage se cache pour se protéger du regard des
autres, mais comme une représentation exagérée et typée des émotions de l’individu.
En se dotant de ce masque à l’expression excessive, l’individu peut attirer l’attention
des gens qui l’entourent et les inciter à tenter de comprendre en détail et en
profondeur ses émotions, ses sentiments, ses idées.15 Le film tout entier est
entrecoupé de scènes de guerre et de représentations symboliques de l’échec de
l’humanité durant le 20e siècle, alors il est plausible de croire que le silence
d’Élizabeth est une protestation contre cet effondrement des valeurs humaines.16
Cependant, le problème est qu’Élizabeth est incapable de retirer ce masque au début
du film et est donc prisonnière de sa solitude jusqu’au moment où elle décide de
retourner jouer au théâtre.17 De plus, Persona développe aussi cette idée selon
laquelle l’art est une sorte de miroir sans mots, mais qui permet au spectateur de se
voir sous un jour nouveau, et ainsi d’articuler par lui-même les mots qui peuvent
14
Joseph Marty, « Ingmar Bergman, une poétique du désir », p. 138
Ibid., p. 140
16
Jacques Mandelbaum, « Ingmar Bergman », p. 48
17
Ciné-club, « Ingmar Bergman », section II - 1
15
8
décrire ce qu’il voit et ce qu’il ressent.18 D’ailleurs, plusieurs images de bobines de
film et de matériel cinématographique en train de brûler ou de se défaire sont
montrées tout au long du film. Au final, Persona est une histoire pleine de symboles
complexes où chacun y voit ce qui le touche et l’interpelle. Cependant, le tableau que
Bergman y peint de la destruction par l’homme durant le dernier siècle et son
interprétation des relations interpersonnelles en contraste avec la relation que chacun
entretient avec soi-même en font un film intemporel dont les qualités visuelles
bizarres et inhabituelles pour l’époque ont marqué l’histoire du cinéma.
Finalement, plusieurs réalisateurs de films avouent aujourd’hui avoir été
fortement inspirés par Ingmar Bergman et son œuvre et d’autres, malgré qu’ils n’aient
jamais parlé publiquement de son influence sur leur propre travail, lui rendent
indirectement hommage dans certains de leurs films. Pour commencer, Woody Allen
n’a jamais caché que Bergman est sa plus grande inspiration artistique et que son
utilisation innovatrice et profondément empreinte d’humanité de thèmes comme la
foi, la mort et la rédemption est la preuve de son génie en tant que créateur.19 De plus,
Francis Ford Coppola a dit a son sujet que c’est incontestablement son préféré, car il
« incarne la passion, l’émotion et la chaleur ».20 En outre, Stanley Kubrick a déjà
déclaré que Bergman n’est pas un « opportuniste artistique », car il a un « point de
18
Joseph Marty, « Ingmar Bergman, une poétique du désir », p. 139
Woody Allen, Interview by Mark Kermode
20
IMDB, « Francis Ford Coppola », section Personal Quotes
19
9
vue qui est exprimé encore, encore et encore dans ses films ».21 De surcroît, la
représentation de la Mort dans le film Frissons de Wes Craven semble être fortement
inspirée de celle de Bergman dans Le Septième Sceau.
En conclusion, Ingmar Bergman a su marquer le monde cinématographique
comme très peu de réalisateurs grâce à son esthétique poétique et parfois même
surréaliste, à son développement personnel de thèmes aussi complexes et ancrés
profondément dans l’humanité que la mort, les relations interpersonnelles, la
représentation de soi et des autres, la guerre et la religion, et à son talent en tant que
créateur de questionnements chez le spectateur puisque son œuvre est remplie de
questions sans réponse. Il est donc fort vraisemblable de croire que les gens se
souviendront de lui pendant encore longtemps comme l’un des pères du cinéma
moderne, l’un des pionniers du cinéma en tant qu’art.
21
IMDB, « Stanley Kubrick », section Personal Quotes
10
BIBLIOGRAPHIE
Allen, Woody. Interview by Mark Kermode. Youtube, n.p. Web. 20 Février 2012.
Assayas, Olivier; Stig Björkman. Conversation avec Bergman. Paris : Cahiers du
cinéma, 1990. Livre imprimé.
Ciné-club. 2011. 20 Février 2012. http://www.cineclubdecaen.com/realisat/bergman/
bergman.htm
IMDb. « Francis Ford Coppola ». Web. 7 mars 2012.
IMDb. « Stanley Kubrick ». Web. 7 mars 2012.
Mandelbaum, Jacques. Ingmar Bergman. Paris : Cahiers du cinéma : Le Monde,
2007. Livre imprimé.
Marty, Joseph. Ingmar Bergman, une poétique du désir. Paris : Les Éditions du Cerf,
1991. Livre imprimé.

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