"Le Balcon", Charles Baudelaire, Les Fleurs du Mal, 1857

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"Le Balcon", Charles Baudelaire, Les Fleurs du Mal, 1857
« Le Balcon », Les Fleurs du Mal, Charles Baudelaire
Support : « Le Balcon », Les Fleurs du Mal, Charles Baudelaire
Charles Baudelaire nait en 1821. Il est orphelin de père, très jeune. Il manifeste un goût prononcé pour
la solitude, mais aussi pour les plaisirs de la vie. A l’âge de choisir une carrière, il refuse l’appui de son
beau-père, le général Aupick, qu’il déteste. Il mène une vie de dandy (homme élégant qui associe au
raffinement vestimentaire une affectation d’esprit et de manière) dans la société. Il touche l’héritage
paternel à sa majorité, dont il dissipe la moitié en deux ans. Il est alors soumis à un conseil judiciaire
pour contrôler ses dépenses.
Son principal ouvrage, Les Fleurs du Mal (1857), est condamné en justice pour « outrage à la morale
religieuse et aux bonnes mœurs ». Baudelaire retire les poèmes incriminés et publie en 1861 une
seconde édition enrichie de 35 nouvelles pièces.
La décision de justice interdisant certains poèmes est restée en vigueur jusqu’en 1949. Les Fleurs du
Mal ne seront réhabilitées qu’en 1949. A partir de 1859, usé par l’alcool, les « paradis artificiels »
(drogue) et la maladie, il mène une vie difficile. En 1862, il écrit Les petits poèmes en prose qui seront
publiés après sa mort sous le titre Spleen de Paris.
Il finit ses jours aphasique (privé de l’organe de la parole) à demi paralysé. Il meurt en août 1867.
Le poème « Le Balcon » fit partie des Fleurs du Mal (1857). C’est le 36ème poème de la première section,
intitulée « Spleen et Idéal » où Baudelaire évoque la double dimension de son être, déchiré entre sa
soif d’un idéal perdu et son enlisement dans le spleen (sorte de passivité, d’ennui existentiel
conduisant à l’autodestruction ou à l’angoisse). Ce poème a également été écrit dans la douleur de sa
rupture avec Jeanne Duval (actrice mulâtresse [femme issue d’un métissage blanc + noir] qui sera son
infidèle maitresse pendant 23 ans et à laquelle Baudelaire a dédié un cycle de poèmes voué à la
sensualité).
Problématique : Quels sont les rôles que Baudelaire attribue à la poésie ?
Axes de lecture :
I-
1. Une double figure féminine
2. Une relation fragile et menacée en harmonie avec le décor
3. Le temps retrouvé
Une double figure féminine
Le vers 1 est un alexandrin, comme dans tout le poème. Il est divisé en deux hémistiches par la virgule
à la césure. Les deux groupes nominaux forment un parallélisme de construction, qui juxtapose deux
visages de la femme :
- La « mère des souvenirs », celle qui permet de remonter vers le passé et ici vers le paradis
perdu de la mémoire.
- La « maîtresse des maîtresse », formulation hyperbolique. Image de la femme désirable et
sensuelle, ainsi que la femme dominatrice et impérieuse.
A partir de ce vers, on retrouve le développement de l’ambivalence de la mère-maîtresse dans tout le
poème.
Au vers 2, l’alexandrin est également divisé en deux hémistiches. Il y a une tournure anaphorique (« ô
toi, tous mes »), renforcé par la tournure exclamative, induite par le « ô » d’invocation. Il y a un chiasme
(parallélisme de construction inversé) : « devoirs » se rapporte à « mère des souvenirs » et « plaisirs »
renvoie à « maîtresse ». Le vers 2 célèbre à la fois la sensualité et le respect. A ce respect répondent
« la douceur du foyer » (v.4), « la bonté du cœur » (v.8/24). La maîtresse et sa sensualité sont reprises :
« caresses » (v.3), « charme des soirs » (v.4), « que ton sein m’était doux » (v.8), « tes beautés
langoureuses » (v.23), « ton cher corps » (v.24), « baisers infinis » (v.26/30).
Le poème joue constamment sur un double registre. Les images et les constructions entrecroisent
l’affectivité et la sensualité.
Cependant, au vers 8, l’alexandrin est divisé en deux hémistiches à la tournure anaphorique et
exclamative, souligne que l’attrait de sens et le repos moral sont indissociés.
Au vers 24, le cœur devient doux, en opposition au vers 8. Le corps est qualifié par un adjectif effectif :
« cher ». Tout n’est pas si nettement marqué dans le poème. Même si des termes conviennent à la
mère ou à la maitresse, tout n’est pas aussi nettement séparé. Au vers 13, le poète exprime une
adoration spirituelle et charnelle, comme le montre « reine des adorées ». C’est une formule
d’adoration mystique, qui pourrait s’adresser à la Vierge, mais aussi à une maitresse idolâtrée.
Baudelaire atteint à une idéalisation en alliant la beauté de la maitresse et la bonté de la mère.
II-
Une relation fragile et menacée, en harmonie avec le décor
Le décor est présent dès le titre. Par le balcon, l’intérieur s’ouvre vers l’extérieur et l’intimité de la
chambre se prolonge dans la profondeur mystérieuse d’un paysage crépusculaire (« les soirs
illuminés », v.6/10 ; « les soleils sont beaux », v.11/15) dominé par « le balcon » (v.7). La douceur du
paysage est exprimée au vers 7 : « voilés de vapeurs roses ». Au sein de ce cadre spatio-temporel, le
couple (« je » et « tu »), l’intimité est paisible dans les deux premiers quintiles (« caresses », v.3 ; « dit
d’impérissables choses »). Les confidences ont faites dans une lumière et un moment privilégié : le
crépuscule.
On peut établir un écho entre le vers 6 et le vers 11 : intensités lumineuses et rougeoyante (« soirées
illuminées », « soleils sont beaux »). Elles correspondent à un climat d’ardeur sensuelle entre les deux
amants.
Le troisième quintile marque un rapprochement entre les deux amants (« en me penchant vers toi »,
v.13) dans un mouvement d’adoration et d’effleurements où s’accomplit la communion des amants.
Au vers 12, on trouve une syntaxe symétrique (tournure anaphorique et exclamative). Ce vers
harmonieux invite à imaginer que l’espace et que l’intimité bénéficient de la même expansion.
L’ampleur du décor est comme la projection de la puissance du sentiment.
Au vers 14, le symbole même de la vie, le sang, est comme vaporisé et respiré par l’adorateur. Le « je »
respire donc l’essence même de la femme aimée : c’est l’essence de l’être et l’essence aromatique. Ce
que soulignent les allitérations en « p », « r » et « s » assurent l’harmonie du vers.
Au quatrième quintile, l’harmonie se trouble et s’accompagne d’une modification des éléments du
décor : « la nuit s’épaississait » (v.16/20). Le noir succède au crépuscule qui baignait la chambre. La
nuit est comparée à « une cloison », comme une séparation entre les deux amants. La femme devient
invisible dans l’obscurité (v.17). Le corps s’immobilise : « tes pieds s’endormaient ». Si les yeux du « je »
restent ouverts, le poète en reste à deviner les prunelles de la femme aimée. Le souffle est devenu
poison (v.18) et bu par le « je ». La femme aimée n’est plus appréhendée que partiellement par
métonymie (« prunelles », « souffle », « pieds »).
III-
Le temps retrouvé
Dans les deux derniers quintiles, la tonalité est nettement plus lyrique. L’accent est mis sur le « je »,
qui apparait à l’initiale du cinquième quintile, sujet du verbe « savoir ». C’est celui qui est capable de
ressusciter le passé par l’écriture poétique (« l’art d’évoquer les minutes heureuses », périphrase pour
désigner la poésie).
Le « tu » n’importe désormais au « je » que dans la mesure où elle lui permet de revivre le passé (v.22)
car elle l’abrite.
Le vers 22 est ambigu : le passé où le narrateur est blotti dans les genoux du « tu ». Le « je » ne vit plus
que pour lui-même, pour revivre son passé grâce à l’activité de sa mémoire. La femme aimée lui
permet la résurrection des « minutes heureuses » (v.21/25). A lui de mettre en œuvre l’art de les
évoquer, c’est-à-dire la poésie, qui est la magie des mots permettant la présence de réalités absentes.
De cette magie évocatoire, on peut passer à l’idée d’incantation (formule magique chantée ou récitée
à plusieurs reprises pour obtenir un effet surnaturel).
Baudelaire répète en dernier vers de chaque quintile le premier. Cela fait comme un refrain, qui crée
une incantation.
Par définition, le refrain n’apporte pas d’éléments nouveaux en termes de signification, mais cela
permet au premier vers de chaque quintile de retentir dans la rêverie du lecteur.
Le dernier quintile comporte un enjeu, marqué par la forme interrogative de la longue phrase (v.2629). La renaissance du passé pourra-t-elle s’effectuer à travers l’évocation poétique ? Au sein de cette
tournure interrogative, on trouve une comparaison affirmative (v.28-29). Elle suggère que la réponse
à la question est affirmative.
L’eau qui rajeunit les soleils montre une purification et un échec de la fuite du temps. Les soleils sont
revenus en arrière en rajeunissant.
« Soleils », ainsi que les verbes, sont au pluriel. Les soleils sont indéfiniment rajeunis. Si le comparant
(soleils) font échec au temps, le comparé également. Cela permet de faire échec au temps et à sa fuite.
La parole poétique triomphe de temps : le dernier vers n’est pas la reprise totale du vers 26 : il débute
par un tiret, qui l’isole du reste du poème, et la tournure est devenue exclamative et solennelle
(« Ô ! »). Ces trois exclamations évoquent d’anciennes soirées amoureuses où le bonheur régnait entre
les deux amants.
Le poème se termine sur l’adjectif « infini », qui marque l’éternité des anciennes soirées amoureuses,
ressuscitées par l’écriture.
Conclusion : « Le Balcon » rassemble tous les thèmes de « Spleen et Idéal » (première section des
Fleurs du Mal). La femme y apparaît désirable et vénéneuse ; le crépuscule est somptueux mais
inquiétant. Le bonheur est menacé par le temps : l’amour est dégradé par la tombée de la nuit.
Méditation sur les pouvoirs de la poésie : le passé n’est impérissable que si le poète sait laver et rajeunir
dans les mers profondes de son esprit les mots usés qui sont ceux du commun des mortels.