111 Le droit pénal des catastrophes aériennes : l`exemple du droit
Transcription
111 Le droit pénal des catastrophes aériennes : l`exemple du droit
Le droit pénal des catastrophes aériennes : l'exemple du droit français Submitted By Dr. Jean-Baptiste THIERRY Faculté de Droit, Sciences économiques et Gestion 13 Place Carnot, 54000 NANCY France La liberté de l’avion survolant les mers, les océans et les continents n’est qu’apparente en raison de l’encadrement important de l’activité aérienne. Le danger lié à tout transport aérien, les enjeux économiques, environnementaux, voire géopolitiques des circulations aériennes, l’extranéité quasi consubstantielle au transport aérien sont autant d’éléments qui justifient que les Etats réglementent le trafic aérien. Au-delà des règles civiles ou commerciales propres au contrat de transport aérien, le droit pénal apparaît comme un outil efficace pour contraindre les transporteurs aériens au respect d’un certain nombre de principes importants. Un rapide survol des textes applicables révèle un important foisonnement normatif et répressif. Un effort de mise en cohérence des textes a été fait récemment grâce à une ordonnance no 20101307, codifiant à droit constant l’ensemble du droit des transports – qu’il s’agisse du transport terrestre, maritime, ferroviaire ou 111 aérien(1). Les dispositions relatives à l’aviation civile figurent dans la sixième partie du Code des transports. De nombreuses incriminations instituent des infractions obstacles destinées à prévenir la réalisation d’un accident aérien. On songe ainsi au survol de zones interdites pour des raisons de sécurité publique (2), au fait, pour un exploitant commercial, de faire ou laisser circuler un aéronef dans des conditions d'utilisation non conformes aux règles édictées en vue d'assurer la sécurité (3), ou bien encore au jet volontaire et inutile, depuis un aéronef en évolution, d'objet ou de marchandise susceptible de causer des dommages aux personnes et aux biens à la surface, même si ce jet n'a causé aucun dommage et sans préjudice des peines plus fortes qui peuvent être encourues en cas de délit ou de crime(4). La répression de la conduite d’aéronef sans licence ou brevet fait également l’objet d’une incrimination (5). Ces infractions sont constituées indépendamment de la réalisation d’un résultat dangereux. Il s’agit d’infractions formelles, ce qui explique le faible niveau des peines encourues. Dans le même esprit, sont incriminés les comportements qui visent à entraver le constat d’infractions. En cas d’accident causé aux personnes par un aéronef à terre, le délit de fuite est réprimé selon les conditions de l’article 434-10 du Code pénal. Est également, pour le possesseur, le détenteur ou le pilote d'apposer ou de faire apposer sur l'aéronef des marques d'immatriculation non conformes à celles du certificat d'immatriculation ou de (1) Ph. Delebecque, « Le code – à droit constant – des transports : une œuvre monumentale encore perfectible », D.. 2010, p. 2715. (2) Art. L. 6232-2, 1° C. transp. (3) Art. L. 6232-4, 4° C. transp. (4) Art. L. 6142-8 C. transp. (5) Art. L. 6541-1 C. transp. 112 supprimer ou faire supprimer, rendre ou faire rendre illisibles les marques exactement apposées : cette dissimulation empêchant l’identification de l’appareil fait encourir à son auteur une peine de trois ans d’emprisonnement et de 18 000 euros d’amende (6). Le pilote commet une contravention s’il ne tient pas son carnet de vol lorsque la réglementation l’exige. Dans le même esprit, est incriminé le fait, pour quiconque a connaissance d'un accident ou d'un incident d'aviation civile de ne pas en rendre compte sans délai à l'organisme permanent, au ministre chargé des transports ou, le cas échéant, à son employeur selon des modalités fixées par décret en Conseil d'Etat(7) La volonté de prévenir les comportements dangereux par le biais des infractions obstacles, si elle n’est pas spécifique au secteur aérien, prend une ampleur particulière au regard de la portée d’un accident aérien. Il suffit de se souvenir de quelques drames aériens concernant la France pour mieux comprendre les difficultés soulevées. L’un des plus marquants est peut-être celui survenu le 25 juillet 2000 lorsque le Concorde, fleuron de la technologie aérienne française, s’est écrasé juste après son décollage, causant la mort d’une centaine de personnes. L’enquête a permis d’attribuer la cause de l’accident à un éclatement des pneumatiques de l’avion. L’accident, vieux de douze années, n’a toujours pas donné lieu à une décision définitive, l’appel devant être examiné par la cour d’appel de Versailles dans le courant de l’année 2012. Si la détermination de la cause de l’accident n’a, dans ce cas, pas posé de difficulté, il en va différemment de la détermination des responsabilités pénales. Le récent accident du vol 447 Rio-Paris est différent, puisque, outre les problèmes liés à (6) (7) Art. L. 6142-6 C. transp. Art. L. 6232-10 C. transp. 113 la détermination des personnes responsables, se posait également celui de la cause de l’accident. Le 25 juillet 2009, l’avion de la compagnie Air France s’est abîmé dans l’Océan Atlantique, entraînant la mort de plus de deux-cent personnes. Les constatations techniques ont été rendues excessivement compliquées car l’épave de l’appareil gisait à 3 900 mètres de profondeur. Ce n’est que le 16 mai 2011 que les « boîtes noires » ont pu être exploitées. A ce jour, le constructeur de l’appareil et la compagnie aérienne sont mis en examen pour homicides involontaires mais aucune décision n’est intervenue. Lorsque l’accident survient, la qualification d’homicide involontaire, défini à l’article 221-6 du Code pénal comme le fait de causer, dans les conditions et selon les distinctions prévues à l'article 121-3 du Code pénal, par maladresse, imprudence, inattention, négligence ou manquement à une obligation de prudence ou de sécurité imposée par la loi ou le règlement, la mort d'autrui, est seule susceptible de s’appliquer. La caractérisation de l’infraction est néanmoins rendue délicate par la réforme opérée par la loi du 10 juillet 2000. Désormais, lorsque l’auteur de l’infraction n’a pas causé directement le dommage, ce qui est le cas du constructeur d’un appareil ou de son exploitant, seule la commission d’une faute qualifiée permet d’engager sa responsabilité pénale. La faute qualifiée se définit comme la violation d’une obligation particulière de sécurité ou de prudence prévue par la loi ou le règlement ou, la faute caractérisée exposant autrui à un risque que l’on ne pouvait ignorer (8). Il faut toutefois préciser que lorsque la personne mise en cause est une personne morale, la distinction opérée par le législateur français entre causalité directe et indirecte n’a plus lieu d’être, de sorte que (8) Art. 121-3 C. pén. 114 l’homicide involontaire peut être caractérisé en raison d’une faute pénale simple, i.e. d’une maladresse, d’une négligence, d’une imprudence ou d’une violation d’une obligation de sécurité ou de prudence prévue par la loi ou le règlement. Si la faute pénale simple est beaucoup plus facile à prouver que la faute qualifiée, il n’en demeure pas moins qu’elle doit tout de même être prouvée. Le fardeau de la preuve, s’il est allégé, n’en est pas moins réel. D’autres difficultés se font jour, relatives à la loi applicable (I) et au procès pénal (II). I – La détermination de la loi pénale applicable L’extranéité quasi-inhérente aux accidents aériens tient à plusieurs éléments : la nationalité des victimes, potentiellement étrangères, de l’exploitant de la compagnie, du constructeur de l’avion, ou bien encore au lieu de l’accident. Pour pallier ces inconvénients, le droit pénal français connaît de multiples causes de compétence de la loi française et, partant, des juridictions françaises(9). Plusieurs hypothèses sont alors à envisager. La première situation ne pose guère de difficulté : l’accident a lieu sur le territoire de la République. Celui-ci s’entend du territoire terrestre, aérien et maritime de la Métropole et des Collectivités d’Outre-Mer. Un avion qui s’abimerait en mer territoriale française entraînerait donc une compétence de la loi et des juridictions françaises en application du principe de territorialité, sur le fondement de l’article 113-2 du Code pénal. On peut même envisager qu’un accident qui se réalise sur un territoire étranger ou en haute mer, mais dont l’élément déclencheur s’est réalisé alors que l’avion survolait le territoire français, justifie la (9) En application du principe de solidarité des compétences législative et juridictionnelle. 115 compétence de la loi française. En effet, l’article 113-2, alinéa 2, du Code pénal, précise que l’infraction est réputée commise sur le territoire de la République dès lors que l’un de ses faits constitutifs a eu lieu sur ce territoire. La notion de fait constitutif est bien plus large que celle d’élément constitutif. La défaillance technique réalisée sur le territoire français entre bien dans le champ d’application de l’article 113-2, alinéa du Code pénal. Dans l’hypothèse où l’aéronef s’abimerait en haute mer ou sur un territoire étranger, mais qu’il est immatriculé en France, la loi pénale française peut-elle être compétente ? La réponse ne relève pas de l’évidence. En effet, l’article 113-4 du Code pénal dispose que la loi pénale française est applicable aux infractions commises à bord des aéronefs immatriculés en France, ou à l'encontre de tels aéronefs ou des personnes se trouvant à bord (10), en quelque lieu qu'ils se trouvent. Ce chef de compétence – fondé sur l’extension de territoire que représente l’aéronef immatriculé en France – est inapplicable a priori car il est impossible de considérer qu’en cas d’accident, une infraction a été commise à bord ou à l’encontre de l’avion. En revanche, les victimes trouvant la mort se trouvant à bord de l’appareil, la compétence de la loi française peut-être retenue(11). Si l’aéronef est immatriculé à l’étranger et que l’accident se réalise également à l’étranger, la loi française peut tout de même être compétente sur le fondement du principe de personnalité active ou passive. L’article 113-6, alinéa 2, du Code pénal dispose en effet que la loi pénale française est applicable aux délits commis par des Français hors du territoire de la République si les faits sont punis par la législation du pays où ils ont été commis. Cette (10) (11) Cette dernière précision est issue de la loi no 2011-525 du 17 mai 2011. Ce qui était le cas sous l’empire de l’ancien article 116 hypothèse pourrait concerner celle d’un avion construit par un fabricant français ayant commis une faute pénale, même s’il est plus probable que, dans cette hypothèse, le chef de compétence soit l’article 113-2 du Code pénal. Si le constructeur et l’exploitant de l’aéronef sont étrangers, que celui-ci est immatriculé à l’étranger et que l’accident se réalise entièrement hors du territoire de la République, la loi française peut tout de même être compétente sur le fondement de la personnalité passive, si des victimes françaises sont à déplorer. L’article 113-7 dispose en effet que la loi pénale française est applicable à tout délit puni d'emprisonnement, commis par un étranger hors du territoire de la République lorsque la victime est de nationalité française au moment de l'infraction. L’article 113-11 précise enfin que la loi pénale française est applicable à l’encontre des personnes se trouvant à bord d’un aéronef immatriculé à l’étranger si la victime est de nationalité française ou que l’aéronef a été donné en location sans équipage à une personne qui a le siège principal de son exploitation ou, à défaut, sa résidence permanente sur le territoire de la République. On le voit, la loi pénale française a un champ d’application très large. Elle peut être compétente alors même qu’il n’existerait qu’une seule victime française. Il faut toutefois préciser que, sauf pour le cas de l’application du principe de territorialité, la compétence de la loi française est subordonnée au respect de la règle ne bis in idem, de sorte qu’aucune poursuite ne peut être exercée contre une personne justifiant qu'elle a été jugée définitivement à l'étranger pour les mêmes faits et, en cas de condamnation, que la peine a été subie ou prescrite (12). Il convient toutefois de préciser que la compétence théorique de la loi pénale française ne donnera pas nécessairement (12) Art. 113-9 C. pén. 117 lieu à une compétence pratique des juridictions françaises. De nombreux intérêts peuvent en effet venir contrarier la compétence du juge répressif français. A l’évidence, l’accident à l’étranger d’un avion immatriculé à l’étranger, exploité par une société étrangère, dans lequel quelques victimes françaises ont péri n’entraînera pas de compétence effective des juridictions françaises, les intérêts français n’ayant été atteints que secondairement. II- La collectivisation du procès pénal Le procès pénal, entendu comme l’ensemble des règles mises en œuvre depuis la constatation de l’infraction jusqu’à l’exécution de la peine, est confronté, en cas d’accident impliquent un aéronef à des difficultés pratiques importantes : le recueil de la preuve, la détermination des responsabilités, l’identification des victimes, les droits des parties civiles, etc. sont autant d’éléments qui ont amené le législateur français à adopter un ensemble de dispositifs destinés à faciliter la répression. Ceci est d’autant plus important qu’il existe un véritable « droit au procès pénal » en cas d’accident collectif(13) L’enquête relative à un accident aérien nécessite des compétences techniques particulières. C’est la raison pour laquelle toute enquête relative à l’aviation civile relève de la compétence d’un organisme dédié : le Bureau d’Enquêtes et d’Analyses pour la sécurité de l’aviation civile (14). Cette autorité est également chargée de coopérer avec les Etats étranger si besoin est. Les difficultés d’une enquête faisant suite à un accident aérien sont bien décrites sur le site du BEA : « L'enquête de sécurité sur un accident de (13) Sur cette question, v. C. Lacroix, « L’influence de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’Homme. Le droit au procès pénal en cas de catastrophes », Riseo, 2011-3, p. 173. (14) B.E.A : http://www.bea.aero/index.php 118 transport public est un processus complexe, même lorsqu'on dispose des enregistreurs, car, en raison du haut niveau de sécurité atteint par le transport public dans les pays occidentaux, un accident résulte nécessairement d'un enchaînement de plusieurs causes toutes très peu probables. Tous les facteurs possibles doivent donc être passés en revue : la météo, la préparation du vol, le contrôle aérien, l'état de l'avion, la qualification des pilotes, l'organisation de la compagnie, etc., ce qui nécessite un travail considérable de recherche d'informations chez tous les acteurs concernés. Une grande enquête dure en moyenne deux ans, rarement moins, parfois beaucoup plus. Tant qu'elle n'est pas terminée, le BEA se refuse à spéculer sur des scénarios de l'accident qui n'apportent rien à la connaissance des causes et donc à la sécurité et ne peuvent qu'entretenir le désarroi des proches des victimes et de l'opinion publique ». L’une des particularités de l’enquête menée dans le cas d’un accident aérien tient à son caractère bicéphale, puisqu’il existe alors deux enquêtes : l’une judiciaire, conformément aux exigences du procès pénal, l’autre administrative. « Que la traçabilité et la conservation des enregistreurs de bord puissent être confiées aux enquêteurs techniques, que ceux-ci puissent, en absence d’accord de l’autorité judiciaire, procéder à des actes d’expertise éventuellement destructifs sur des éléments de preuve, qu’ils aient priorité d’accès à l’épave pose la question de la mise sous contrôle de l’enquête judiciaire par l’enquête technique et [pourrait porter] atteinte […] à la séparation des pouvoirs et à l’indépendance de la justice pourtant garantie par la Constitution » (15). (15) Ch. Regnard, « Les catastrophes et le procès pénal », Riseo, 2011-3, p. 145, no 5. 119 La phase d’instruction ou de jugement est tout aussi complexe que la phase d’enquête. Il est difficilement envisageable de confier la charge d’une instruction pour homicide involontaire à un seul juge d’instruction quand l’accident s’est réalisé à l’étranger ou que des centaines de victimes sont concernées. Une nouvelle procédure, résultant d’une proposition de la commission Guinchard(16), a été mise en œuvre par le législateur français. Les membres de ce groupe de travail avaient ainsi relevé « l’absence de technicité juridique liée » au contentieux des accidents collectifs, tout en soulignant que « ces affaires recèlent des difficultés particulières liées aux domaines techniques abordés afin de déterminer la chaîne causale ayant abouti à ’accident. Les questions soulevées peuvent être d’une grande complexité et concerner plusieurs domaines dans une même affaire » (17). Il avait donc été proposé de créer des pôles « grandes catastrophes en matière de transport ». L’idée de pôle s’est aisément imposée : « une catastrophe avec un nombre important de victimes nécessitera au stade de l’enquête, de l’instruction mais aussi du jugement des moyens humains et matériels importants et peu compatibles avec une juridiction de petite taille. La prise en charge immédiate des victimes, leur audition dans le cadre de l’instruction ou encore la taille nécessaire des locaux lors du jugement constitueront autant d’obstacles »(18). Prenant acte de la nécessité de mutualiser les moyens, le législateur français a récemment créé une nouvelle procédure applicable aux accidents collectifs dans la loi no 2011- du 13 décembre 2011 relative à la répartition des contentieux et à l’allègement de certaines procédures (16) S. Guinchard, (sous la dir.), L’ambition raisonnée d’une justice apaisée , Rapport au Garde des Sceaux, Paris : La Documentation française, 2008. (17) Ibidem, p. 280. (18) Ibid. 120 juridictionnelles. Le Code de procédure pénale est désormais complété par un titre XXXIII relatif à la procédure applicable en cas d’accident collectif. Les accidents aériens ne sont donc pas les seuls concernés car ils ne présentant pas de particularité par rapport aux accidents industriels, routiers ou environnementaux, par exemple. Le nouvel article 706-176 du Code de procédure pénale précise ce qu’il convient d’entendre par accident collectif : il s’agit d’affaires relatives à des atteintes involontaires à la vie ou à l’intégrité des personnes(19) comportant une pluralité de victimes et qui sont ou apparaîtraient d’une grande complexité. La nouvelle procédure n’aboutit pas à la création d’une juridiction d’exception, mais à l’élargissement de la compétence territoriale d’une juridiction qui peut être étendue au ressort de plusieurs cours d’appel. La nouvelle procédure ne présente que des particularismes isolés, l’accent étant mis sur la mutualisation des moyens, la coopération entre magistrats, et l’information des victimes. Le traitement pénal différencié de la catastrophe aérienne ne se justifie donc pas par une quelconque difficulté de technique juridique mais bien par la complexité factuelle et l’émoi suscité par de tels accidents. La coopération entre juridictions et, au-delà, entre Etats, est indispensable à la prise en charge satisfaisante des droits des victimes dès lors qu’une négligence humaine est à l’origine de l’accident. Il importe toutefois de ne pas détourner le procès pénal des accidents collectifs de l’objectif de punition propre à la répression pénale : il y a en effet fort à craindre que le procès pénal soit utilisé comme moyen de réunir les preuves servant de support à l’indemnisation des victimes et de leurs proches. Or, le procès pénal n’a pas de finalité réparatrice. (19) Infractions prévues par les articles 221-6, 221-6-1, 222-19, 222-19-1, 222-20 et 222-20-1 du Code pénal. 121