universite de toulouse le mirail
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UNIVERSITE DE TOULOUSE LE MIRAIL LABORATOIRE SOLIDARITÉS SOCIÉTÉS TERRITOIRES CENTRE D'ANTHROPOLOGIE SOCIALE Étude et évaluation de l'intérêt de l'utilisation de la langue occitane dans les établissements pour personnes âgées dans le département des Hautes-Pyrénées DÉCEMBRE 2012 RAPPORT FINAL AU CONSEIL GÉNÉRAL DES HAUTES –PYRENÉES SOMMAIRE PRÉSENTATION DE L'ÉTUDE I – UNE LANGUE POUR RENOUER DES LIENS La place de l'occitan dans les institutions II – LA LANGUE DE L'INTIME ET DU FAMILIER L'occitan dans les rapports entre personnels et résidents III – REPARLER LA LANGUE "ENDORMIE" L'occitan dans les groupes de parole CONCLUSION ET RECOMMANDATIONS PRESENTATION UN INTERET NOUVEAU POUR LES LANGUES REGIONALES Ces dernières années, des projets ont émergé qui visent à intégrer les langues minorisées de l'Hexagone au sein de dispositifs d'accompagnement aux personnes vieillissantes, en particulier dans les maisons de retraite. Ils se basent sur des pratiques coutumières de soignants en contact permanent avec des locuteurs d'une langue régionale apprise dans l'enfance et que beaucoup on continué à pratiquer parallèlement au français. Ces projets s'inscrivent dans un contexte de politiques portant sur la bientraitance des personnes vieillissantes et d'humanisation de la vie en institution. Un article paru en novembre 2011 dans une revue professionnelle relate l'expérience de Béatrice Habasque, qui dès ses débuts professionnels en tant qu'agent de service hospitalier dans le Finistère, utilise le breton avec des personnes âgées : "A dix-sept ans et demi, il n'est pas évident de se retrouver, pour une toilette, devant un corps dénudé, abîmé par les années. Il fallait un exutoire pour ne pas montrer à la personne âgée que j'étais aussi mal à l'aise qu'elle. Par exemple, pour savoir si l'eau était chaude, j'ai commencé à demander des mots en Breton et à les répéter, mal parfois. Ce qui provoquait des fous rires des deux côtés". Son mémoire de fin d'études d’infirmière porte sur l'utilisation de la langue bretonne en tant qu'outil dans le soin auprès des personnes âgées bretonnantes. Infirmière à l’hôpital de Lesneven, doté d'un EHPAD, elle réalise avec l'animatrice du service un lexique bilingue français-breton. Les résidents de l'EHPAD sont sollicités pour son élaboration dans le cadre d'ateliers. Ce lexique est mis à disposition des soignants : il est composé d'une centaine de phrases en français et de leur traduction bretonne en écriture phonétique. D'octobre 2006 à mars 2007, le Département du Finistère organise une formation sur le thème ''la langue bretonne facteur de lien social'' dans la communauté de communes du pays de Lesneven. Sur la base du travail de Béatrice Habasque, un groupe se constitue et travaille à la création d'un livre-CD. Il regroupe des professionnels et bénévoles du secteur médicosocial, des membres de l'association culturelle bretonne Ti ar Vro Bro Leon, des Aînés Ruraux et de la troupe Ar Vro Bagan. L'objectif est de permettre au personnel travaillant auprès de personnes âgées d'acquérir quelques bases de Breton. Des mots et expressions de la vie quotidienne (météo, famille, vêtements, nourriture, problèmes physiques, argent) sont collectés auprès de locuteurs bretonnants. Le projet aboutit en 2009 à l'édition d'un livre de 240 pages et de deux CD contenant vocabulaire (tableaux bilingues français-breton en écriture normalisée) et scènes de vie (mise en scène de conversations avec les soignants en institution ou en soin à domicile et de problèmes liés au vieillissement), destiné à toute personne travaillant avec des personnes âgées bretonnantes. La sortie du livre- CD est rendue visible par des représentations publiques avec la troupe Ar Vro Bagan. Elle est suivie par une formation à la langue bretonne, dans quelques EHPAD du Finistère, à destination du personnel soignant, où des résidents sont mis à contribution. Plus récemment (juin 2012) les médias se sont fait l'écho de l'utilisation de l'occitan dans l'unité long séjour du centre hospitalier de Murat en Auvergne. En collaboration avec l'Institut d'Etudes Occitanes du Cantal a été mise en place cette année 2012 une formation à la langue occitane pour le personnel soignant, qui vient s'ajouter à des ateliers de conversation à destination des résidents, animés par un intervenant de l'IEO. L'occitan est présenté comme un outil de soin, facilitant les relations personnes soignantes/personnes âgées, dont l'usage stimule des fonctions émotionnelles et est porteur de bienfaits psychologiques et thérapeutiques. En ce qui concerne la Région Midi-Pyrénées, le "Schéma de Développement Régional de l'Occitan 2008-2013" introduit la question de l'utilisation de l'occitan auprès des personnes âgées sous l'angle de l'enseignement et de la formation : "certains types de professions sanitaires et sociales sont particulièrement en contact avec des personnes occitanophones parmi lesquelles les personnes âgées qui pour certaines d’entre elles ne s’expriment qu’exclusivement en occitan". Il est stipulé qu'il s'agira d' "augmenter le nombre de personnes compétentes en langue et culture occitanes dans les métiers sanitaires et sociaux afin de contribuer à assurer un service en langue occitane pour les personnes ayant cette langue comme langue maternelle (langue affective) […]" Il apparaît dans ces diverses actions la construction et la diffusion d'une représentation des langues régionales comme outils thérapeutiques. Ces discours qui basent leur argumentation sur des référents communs : la langue maternelle comme déclencheur du lien, langue de l'affect, reprennent de façon volontaire des pratiques coutumières des professionnels (Il semble que le témoignage de Béatrice Habasque en ait été la première manifestation publique). Il s'agit donc d'un processus de reconnaissance collective de pratiques jusque là restées dans l'ordre des expériences personnelles et des choix individuels. Il semble aujourd'hui que l'on ait entamé une étape charnière entre des pratiques de l'ordre de l'intention individuelle à une implication institutionnelle. L'OPERATION LENGA DE CASA En domaine occitan, l'initiative pionnière est venue en 2008 du Conseil Général des HautesPyrénées. L'opération Lenga de casa a consisté en une expérimentation de l'utilisation de l'occitan en EHPAD. D'une durée de six mois, elle comportait deux volets : l'animation de ''groupes de parole'' auprès des résidents occitanophones, menés par des animatrices de l'association Parlem ! et une formation linguistique à destination du personnel des EHPAD, dispensée par le Centre d'Étude des Langues de Tarbes qui a fait appel à des enseignants d'occitan. L'objectif de cette opération était d'améliorer "la qualité relationnelle avec les résidents" en apportant des outils pour une "meilleure compréhension et écoute de leur langage", permettant le "partage d'un code culturel commun". Il s'agissait de donner aux résidents une "possibilité d'expression dans leur langue de l'intime", de "réactiver leurs parcours de vie", et de valoriser "leur vécu et leurs acquis culturels". À l'issue de la formation des personnels, un livret, accompagné d'un CD, le Catalòg de situacions de comunicacion dab los residents, a été réalisé par le Centre d'Étude des Langues et proposé aux établissements. Sept EHPAD du département ont participé à cette expérimentation ; donnant lieu à une intégration de la question de l'occitan dans le fonctionnement de l'institution et dans le projet d'établissement. Les groupes de parole se sont tenus pendant six mois sur une base mensuelle au sein de chaque établissement participant et animés sur place par une intervenante de Parlem ! Le volet "formation des personnels" de l'opération "Lenga de casa" a été réalisé sous la forme de regroupements hors des établissements concernés (sauf dans un cas). Il a commencé en mai 2008 pour une durée de six mois : - à Lannemezan (Maison de retraite) pour les personnels de Lannemezan et Trie-sur-Baïse, - à Lourdes (hôpital) pour les personnels d'Argelès-Gazost, Juillan et Bagnères-de-Bigorre (St-Frai), - à Vic-en-Bigorre (hôpital) pour Maubourguet et Rabastens-de-Bigorre ETUDE ET EVALUATION DE L'OPERATION Suite à un premier bilan positif réalisé en interne à la fin de l'opération en 2010, le Conseil Général a souhaité aller plus loin en commandant une étude qui permettrait à la fois de décrire et analyser les divers usages de la langue occitane dans les établissements pour personnes âgées dépendantes et de concourir à une réflexion utile pour des interventions futures dans ce domaine. Pour ce faire une Convention de partenariat pour l'étude et l'évaluation de l'intérêt de l'utilisation de la langue occitane dans les établissements pour personnes âgées dans le département des Hautes-Pyrénées a été signée en décembre 2010 entre le Département des Hautes-Pyrénées et l'Université de Toulouse Le Mirail. OBJET DE LA CONVENTION : - L'évaluation de l’intérêt et des limites de l’utilisation de la langue occitane dans les médiations linguistiques utilisées pour les soins et l'accompagnement des personnes âgées résidentes en EHPAD. - L'appréciation du dispositif mis en place dans toutes ses dimensions : linguistiques, culturelles et thérapeutiques et les partenariats établis pour concourir au but poursuivi. - La proposition, en fonction des résultats de l'étude et de l'évaluation, de recommandations pouvant être utiles à la poursuite, l'amélioration et l'extension éventuelle à d'autres établissements du département et à d'autres départements de la région Midi-Pyrénées de l'expérimentation étudiée. LES CHERCHEURS CHARGÉS DE L'ÉTUDE La recherche a été confiée au Laboratoire Interdisciplinaire Sociétés Solidarités Territoires (LISST) de l'université de Toulouse Le Mirail. Elle a été réalisée sur le terrain par deux chercheurs de son équipe d'ethnologie (Centre d'Anthropologie Sociale du LISST) - Dominique BLANC, Ingénieur d'études à l'Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales (EHESS), chercheur au LISST-CAS, Responsable de l'étude. - Maria VERNIERES-BUSSON, doctorante à l'Université de Toulouse Le Mirail, rattachée au LISST-CAS. DEROULEMENT DE L'ENQUETE ET METHODOLOGIE La pré-enquête a permis de contacter les divers partenaires et intervenants et d'évaluer la faisabilité d'une recherche sur une opération terminée depuis presque deux ans. Il est vite apparu que le dispositif mis en place autour de l'utilisation de l'occitan dans les maisons de retraite ne se limitait pas à la seule réalisation de l'opération Lenga de casa. Cette dernière répondait à un réel intérêt préexistant et à un vrai besoin auquel elle donnait l'occasion de s'exprimer publiquement, d'une part et, d'autre part, quel qu'ait été le rôle joué par l'opération le temps de son déroulement, le dispositif continuait sous la forme d'une inclusion durable, implicite ou explicite, dans le projet d'établissement et pour certaines institutions par la continuation des groupes de parole. Seuls les dispositifs de formation des personnels ont disparu après la fin des séances programmées en 2008-2009. La première phase de l'enquête a consisté à déterminer pourquoi et comment les institutions impliquées ont été amenées à intégrer l'utilisation de la langue occitane dans le fonctionnement au quotidien de leur établissement. Quel rôle a pu jouer l'opération Lenga de casa dans ce processus ? Quatre institutions ayant participé à l'opération ont fait l'objet d'entretiens approfondis sur ce thème. Parallèlement, des entretiens ont été menés à l'association Parlem ! avec les cinq animatrices qui ont participé à l'opération et continuent à animer les groupes de parole dans les EHPAD volontaires. La deuxième phase de l'enquête a permis : 1) – De pénétrer au coeur des pratiques au quotidien et d'aller plus loin dans l'appréciation des dispositifs mis en place dans toutes leurs dimensions. Il s'est agi d'obtenir directement des récits d'expériences auprès des personnels concernés par l'utilisation de la langue occitane avec les résidents. Le choix d'une enquête systématique dans deux établissements d'une même institution a permis de confronter ces expériences et de croiser les données au rythme de séjours réguliers qui ont permis des observations directes. 2) – De participer à des groupes de parole avec les résidents et l'animatrice. Six groupes de paroles dans trois établissements différents ont été observés (dont deux ayant participé à l'opération Lenga de casa) Les METHODES D'ENQUETE privilégiées ont donc été les entretiens et les observations directes selon la méthode ethnographique classique. Outre les rencontres et réunions informelles qui ont donné lieu à des notes de terrain, 30 entretiens approfondis ont été réalisés, enregistrées et décryptés au cours de la recherche, 6 groupes de parole ont été observés par l'un ou l'autre des chercheurs (ou par les deux ensemble) et ont été enregistrés. Les établissements suivants ont été concernés dans l'une ou l'autre des phases de la recherche : Les EHPAD d'Argelès-Gazost, Bagnères de Bigorre, Rabastens de Bigorre, CastelnauRivière Basse, Lannemezan et Trie sur Baïse. Pour respecter l'anonymat et la confidentialité, les établissements et les personnes enquêtées ont été désignées par des lettres permettant de les différencier sans les identifier. I - UNE LANGUE POUR RENOUER DES LIENS La place de l'occitan dans les institutions Quatre EHPAD ayant participé à l'opération Lenga de casa et dont l'équipe dirigeante était toujours en place (ce qui n'était déjà plus le cas dans deux autres institutions) ont pu donner lieu à des entretiens approfondis avec leur direction sur leur projet d'établissement en rapport avec l'usage de la langue occitane. Ces EHPAD sont comparables par leur population de personnes très âgées en perte d'autonomie et parmi elles une proportion grandissante se trouve en grande dépendance, avec des problèmes de mémoire et de déficience intellectuelle importants. Les directions des quatre institutions avaient aussi en commun le fait d'être en place depuis dix à quinze ans et donc d'avoir une vision portée sur une relative longue durée, quand on sait que le turn-over des personnels est assez rapide et que la durée moyenne du séjour de résidents très âgés n'est que de trois à cinq ans. Cette première partie de la recherche s'est donné pour objectif de déterminer quelle représentation des populations accueillies, quelles expériences personnelles et professionnelles ont conduit à la prise en compte de la langue occitane dans l'accompagnement du vieillissement. Sous quelle forme s'est manifestée cette prise en compte et quels effets l'opération Lenga de casa a-t-elle eu sur ces dispositifs ? Un monde rural finissant, une langue toujours vivante Quand il s'agit de le caractériser de manière globale, le public des EHPAD des HautesPyrénées nous est présenté comme proche des coutumes des sociétés paysannes pyrénéennes. Cependant nos interlocuteurs sont conscients que les choses sont en train de changer et qu'ils accueillent sans doute la dernière génération pouvant être caractérisée de cette manière ("au début de ma carrière, ils venaient tous de la montagne"). Mais cette perception d'un changement en cours et surtout à venir ne fait que renforcer le sentiment qu'il y a là un lien essentiel à maintenir et que la langue parlée en est partie intégrante. Idéalement, c'est toute une communauté rurale, dans sa diversité, qui se trouve transférée à la maison de retraite : "Vous avez vu ici, tout le monde se connaît. C'est un petit bourg mais un centre de bassin de vie si vous voulez. Ça veut dire qu'il y a une histoire, que les gens sont attachés à… comme dans tous les villages mais ici plus particulièrement. J'avais ici toutes les anciennes commerçantes, tout le monde était ici et ça dure encore (…)" (Ehpad B) La résidence, proche du centre villageois, permet aux plus valides de continuer à se rendre dans les lieux de sociabilité fréquentés avant l'entrée en institution (commerçants, cafés, église…) et l'on nous montre aussi les voitures garées devant la maison qui permettent aux derniers conducteurs d'entretenir des réseaux plus étendus. Bien que cela ne touche que quelques individus, l'image de la dernière demeure chaleureuse préférée à la solitude devenue impossible à gérer est bien présente. Mais la réalité des invalidités s'impose au regard du visiteur. Une fois franchie la porte d'entrée, il y a bien un "club" où chacun peut s'engager dans une conversation plus ou moins animée mais la plupart des participants sont en fauteuils et certains s'endorment au bout de quelques minutes. Beaucoup de ces conversations se déroulent manifestement en occitan. Tous nous précisent comme une évidence : "Le patois, c'est leur langue". À B.. : "Vous allez sur le marché, vous entendez parler anglais et patois, voilà, français, pas trop…" . Les responsables ayant participé à l'opération Lenga de casa nous disent avoir accepté ce qui leur semblait répondre à un intérêt déjà là ("Donc c'était évident quand on nous a proposé l'opération"). Certains assurent même avoir anticipé cette nécessité de renouer à la fois avec la langue et avec la ruralité qui va avec : "Moi, je me rappelle avoir été au Conseil Général, il y a plus de dix ans et j'avais rencontré quelqu'un en lui disant que nous avions un public rural qui avait conservé toutes les coutumes encore, que ce soit le pèleporc, les vendanges et qu'au sein de la maison de retraite je voulais retrouver au niveau des images, au niveau des coins d'animation de salon tous ces repères qu'ils avaient et ce qui me manquait c'était effectivement parler le patois et le port du béret (…) Ça m'a toujours choqué que les messieurs entrent en maison de retraite et qu'ils n'aient plus le béret ; pour moi c'était terrible ! Quelque part ils perdent une identité, ils perdent quelque chose ! (…) Et quatre ou cinq ans après, on nous dit : "Voilà, on aimerait développer cette nouvelle communication ou refaire revivre certaines choses, alors moi j'étais satisfaite, ravie et on s'est inscrit (…) Ce sont des choses qui s'en vont et nous on est garant, on travaille avec des aînés, avec des valeurs, avec une culture qui se perd. (…) Moi ce que je voulais c'est qu'on arrive à identifier leur vécu à l'intérieur ! (…) Autant que ça se passe le mieux possible et qu'on préserve certaines choses qui étaient leur vécu de tous les jours, leur quotidien". (Ehpad C) Des expériences pratiques... Cette volonté de maintenir ou de rétablir le lien avec la ruralité vécue et "la vie « d’avant" par le moyen de la langue s'appuie sur une conscience aigüe de la "cassure" que représente le changement de vie soudain à l'entrée en établissement. Une expérience personnelle peut être décisive dans le parcours des directeurs qui se sentent très concernés par le nécessaire usage de la langue maternelle des résidents : "J'avais remarqué, lorsque j'avais pris mes fonctions à l'hôpital de L. quelque chose qui m'avait vraiment troublée. On joue les Pères Noel quand on est directrice d'établissement, donc à Noel j'étais allée distribuer des cadeaux et l'équipe soignante m'a dit : 'Là, ne rentrez pas, vous allez ramasser un coup de canne, il est fou furieux ce matin, il n'est pas content du tout ; J'interroge. Il était natif d'un village à côté du mien; J'y vais et je commence à lui dire bonjour en patois et à lui parler en patois et là effectivement il s'est arrêté, il a repris tous ses esprits, il m'a demandé qui j'étais, d'où je venais, il m'a demandé mes origines que je lui ai données et là en patois, il m'a dit : "Ton père est le plus grand voleur de la région. Mon père était commerçant… Là, ça a changé totalement. C'était une personne qualifiée de démente et grâce à ça nous avons eu une conversation raisonnable, normale pour nous, quoi ! Je me suis dit : c'est curieux, il y a surement des choses à faire là avec le personnel." (Ehpad A) Ce récit d'expérience est exemplaire car s'y trouvent rassemblés tous les éléments que nous avons retrouvé dans la plupart des entretiens avec les personnels en contact direct avec les résidents. D'abord l'usage du "patois" comme dernier recours quand le mutisme, la colère ou la violence ont pris le dessus et rendu la communication impossible. Ensuite la communication rétablie grâce à la reconnaissance d'une proximité personnelle par l'évocation de la parenté de la "soignante" qui, de ce fait n'est plus une étrangère et que l'on tutoie… Le supposé dément revient à la raison, il se réinsère dans du familier, donc du "normal". Ces leçons des premières expériences sont ensuite réinvesties dans la pratique : "Nous avons beaucoup de bergers, de vieux garçons, qui sont facilement qualifiés d'agressifs. Ils sont sur la défensive et la meilleure défense c'est l'attaque. Ils attaquent. On en a beaucoup et quand on commence à parler gascon avec eux ça change. Ce sont pour beaucoup des hommes qui sont restés très seuls (…) Finalement avec le gascon on arrive à leur faire comprendre qu'on peut être tout à fait apaisé, serein, voilà! (…) J'ai eu une autre expérience avec un vieux monsieur, un berger qui avait été très mauvais toute sa vie avec ses voisins et qui a craché sur une membre du personnel (…) J'ai essayé de comprendre le crachat, ce qu'il voulait dire et c'est vrai que c'est avec quelques mots de gascon que l'on arrivait à lui faire dire des choses. C'est des moments de vie où ils ont besoin de repartir en arrière, il y a cette boucle là, et ça aide beaucoup!" (Ehpad A) Les résidents arrivent à un âge très avancé dans les EHPAD et la rupture avec le mode de vie antérieur est souvent brutale. Les accueils de jour et les séjours temporaires ne sont pas fréquentés assez tôt par ceux qui pourraient ainsi se familiariser "en douceur" avec leur nouvelle vie future. Les directrices ne cessent de le regretter et certaines se plaignent amèrement de la vision contrastée, imposée de manière abusive, selon elles, entre l'idéal d'un maintien à domicile accompagné et encouragé le plus possible et la maison de retraite déconsidérée et présentée comme l'ultime refuge de ceux qui vont mourir : "On nous traite tellement de maltraitants et de c…qu'on ne vient même pas voir ce que nous faisons et pourtant les EHPAD pourraient être des champs d'expérimentation formidables parce qu'il y a des professionnels… La vieillesse n'est pas une pathologie mais on entre vite dans les pathologies, et en plus avec Alzheimer… Quand on arrive dans le milieu des personnes âgées, il y a un vide théorique, c'est une misère… Comment on fait pour que cette institution devienne un lieu de vie ?" (Ehpad B) Pour y parvenir, il faut d'abord s'efforcer de combler le fossé qui sépare "la vie d'avant" et la vie au présent. Le "traumatisme de l'entrée" souvent évoqué se manifeste physiquement de manière visible dans des gestes simples mais significatifs, tel que le changement d'habitudes vestimentaires ou le laisser aller et de manière moins visible mais plus dommageable par l'entrée dans un mode de communication qui peut se résumer en un quasi mutisme dans un premier temps puis par une mise en retrait volontaire qui bloque les échanges. "Ils ne se livrent pas" est la phrase souvent entendue de la part des professionnels pour qui "il y a intérêt à les connaître pour les accompagner mieux" et qui se trouvent désarmés devant certains résidents : "Ils ont beaucoup de retenue, c'est difficile de les faire parler (…) C'est difficile même de leur faire retracer leur parcours de vie or pour nous c'est essentiel de connaître les parcours de vie." (Ehpad A). La pratique a appris à ces professionnels que le "patois" pouvait servir de "déclencheur". Quelle que soit la situation, son usage est ressenti comme une prise de contact à un autre niveau que celui, apparemment inaccessible, où se réfugie le nouvel entrant : "Je le vois moi-même. Quand je parle en français, c'est sûr que je suis la directrice. Quand je parle en occitan, je suis quelqu'un d'autre. Avec ça on se rapproche beaucoup plus. Un résident me dit : 'Quand je te vois et quand on parle comme ça j'ai dix-huit ans!' (Ehpad A). Le vieil homme passe au tutoiement, signifiant par là immédiatement une forme de familiarité retrouvée. D'où la conviction de son interlocutrice : "Si l'on veut apaiser, c'est la langue de l'intime". Ceci vaut pour les échanges avec les personnes en possession de l'essentiel de leurs moyens mais c'est d'autant plus vrai avec ceux pour qui la communication tend à s'amenuiser : "De toute façon c'est la mémoire ancienne qui reste, donc on est complètement dans le vrai avec la maladie d'Alzheimer parce que finalement ne restent que les souvenirs les plus anciens, le plus longtemps possible. Donc là on est dans le vrai. Il leur arrive d'être cohérents mais bon… C'est vrai en gascon, encore plus en gascon, parce qu'on reparle de leur enfance". (Ehpad A) "C'est là qu'il faut trouver des idées, aller chercher dans les souvenirs. Le patois évidemment fait partie de ce travail de remémoration et de réhabilitation de l'estime de soi. Quelqu'un qui ne sait plus ce qu'est le mot en français va s'en souvenir en patois parce que ça va revenir tout naturellement, ici c'est fondamental pour ces personnes-là". (Ehpad B) … légitimées par une théorie psychologique… Leur expérience personnelle et une pratique quotidienne que leur rapportent les autres personnels, confortées par les informations et les débats actuels sur les pertes mnésiques et la maladie d'Alzheimer ont forgé la conviction chez nos interlocuteurs qu'il y avait vraiment "quelque chose à faire" du côté de "la langue de l'enfance" grâce à laquelle on peut "revenir en arrière" tout à la fois pour réactiver se qui reste de mémoire mobilisable, rétablir la communication au présent tout en renouant le lien avec "la vie d'autrefois". On peut alors espérer parvenir à un rapport apaisé aux vicissitudes de la vie quotidienne. Chacun formule à sa façon une même explication psychologique qui s'est nourrie d'expériences pratiques semblables : "Je pense qu'il y a cette idée de starter, de revisualisation au niveau du cerveau, de certaines choses à partir d'un mot et ça peut déclencher l'accord, par exemple pour se laver les mains, pour accepter de mettre un pantalon, de s'habiller quand il fait froid. Annoncer le repas en patois, chez la personne ça va faire tilt, elle va visualiser et ça va peut-être déclencher pour elle une envie de descendre, si on a une difficulté avec une personne qui n'a plus envie de manger. Ce peut être 'donner une réaction à' (…) Par le mot patois on a pu faire revivre de façon sensitive dans son cerveau quelque choses à une personne… surtout quand ils sont diminués, qu'ils vont vers la fin." (Ehpad D) "On sait bien qu'avec Alzheimer la pensée rétrograde, plus le cortex est atteint, plus on passe au cerveau limbique puis au cerveau reptilien, ça veut dire que les souvenirs sautent quarante ans, ils reviennent vers l'enfance, ça veut dire vers la langue maternelle, ça veut dire vers le patois pour la majorité de ces gens-là". (Ehpad B). "On sait que le cerveau émotionnel reste, c'est maintenant une certitude et c'est drôlement intéressant de pouvoir dire à tout l'entourage que même si le cognitif est parti, le cerveau émotionnel reste. Ça veut dire qu'on peut travailler sur le cerveau émotionnel et justement avec des choses comme la langue". (Ehpad A) Les observations au quotidien trouvent donc leur explication et leur cohérence dans le fait que la perte progressive des capacités mnésiques – et cognitives– est contrebalancée par un maintien des capacités sensitives. En jouant sur l'"émotionnel", auquel la langue de l'enfance facilite l'accès, le travail de remémoration permettra du même coup de surmonter les situations difficiles et de répondre ainsi à l'objectif de bientraitance auquel les institutions s'efforcent de répondre ("Les filles nous disent : vous entrez, vous dites quelques mots en patois et ils sont resplendissants"). Au-delà du "déclencheur" qui permet de dénouer les situations de blocage, le recours à la langue maternelle conduit à l'apaisement et au plaisir : "On leur fait du bien puisqu'on les replonge dans un bonbon sucré qui est l'enfance, l'adolescence… Donc on fait du bien à ces gens-là en leur parlant la langue de leur enfance"(Ehpad A). Et ce recours a pris de plus en plus d'importance dans l'accompagnement du "travail du vieillir" : "C'est ce qui est intéressant dans une maison de retraite, c'est créer une atmosphère où ils vont se sentir bien parce qu'on va faire le lien avec… Et même s'ils sont en train de perdre des capacités cognitives il y a un lien qui demeure. Si on arrive à l'accrocher depuis l'enfance et à faire plein de réminiscences tout au long de la vie c'est de leur montrer que la vie continue. C'est par des réminiscences parce qu'on sait que le travail du vieillir c'est de se retourner, de penser à des épisodes de sa vie et à faire des liens. C'est ça le travail du vieillir. Donc lorsqu'on les voit immobiles et qu'ils ne disent rien on se dit : 'Mais c'est des mortsvivants ! » Pas du tout ! Ils sont en plein travail ! 'Quelle place j'ai eu et qu'est-ce que j'ai joué là ? Tous ces liens, ce sont les leurs, ils se les sont construits et ils donnent un sens à leur vie. En faisant tout ça on les aide dans le travail du vieillir. C'est ça qui est important. C'est pour ça que ça serait à développer tout ça. Un accompagnement (…) Chez nous on fait beaucoup d'animations mais je pense que si on arrivait à créer cette communication grâce à la langue, ça aurait plus de sens pour eux puisque ça vient de l'enfance. Pour eux c'est plus intime et plus profond". (Ehpad A) … conduisent à la mise en place de dispositifs adaptés Ce n'est donc plus le seul usage spontané mais un usage facilité de la langue qui doit être suscité en définissant de nouveaux cadres pour que l'expérience puisse avoir lieu. Et ces cadres renvoient forcément à "la vie d'autrefois". Il faut mettre en place des temps et des lieux où l'usage de la langue prend tout son sens en replaçant la personne dans des situations qui lui rappellent quelque chose de son environnement "naturel". C'est du moins ce que l'on s'est efforcé de faire dans les maisons où se trouvent des "célibataires endurcis de la ferme", peu enclins à satisfaire aux exigences de leur nouvelle vie en collectivité. Il est intéressant de noter à ce sujet que, dans les deux EHPAD accueillant d'anciens bergers, le premier dispositif les concerne, des hommes donc, alors qu'ils ne sont qu'une minorité parmi les résidents. Mais il est certain, outre le fait que leurs refus de la vie en commun s'exprime parfois par une démonstration de force physique plutôt spectaculaire, que le berger solitaire représente le parangon d'un monde montagnard pyrénéen en voie de disparition : "c'est du bon terroir, des gens qu'on verra plus, c'est affreux !" (Ehpad C) Un effort va être fait pour leur faire oublier pour un temps leur enfermement et la promiscuité obligatoire en tentant de les replonger dans l'atmosphère de leur vie passée. La communication étant très difficile avec eux, dans l'EHPAD C, par exemple, pour "leur parler au moment voulu et s'adapter", des casse-croûtes sont organisés dans la maison. Ces hommes avaient l'habitude de se retrouver pour "brespailler" vers 10h-11h et les voilà seuls et sans rien une fois entrés en établissement. Alors "un casse-croûte est mis en route" : oeufs au plat, ventrêche, "des petits trucs pas trop chers mais qui leur rappellent quelque chose". Cette expérience réussie a ensuite pu être étendue à l'ensemble des résidents : les traditionnels "repas du 3e âge" dans des restaurants impersonnels sont remplacés dans la mesure du possible par des sorties vers les lieux même où beaucoup de résidents ont vécu. Dans d'anciennes épiceries où de vieux cafés repris par des jeunes dans les villages de montagne ou bien à la ferme, profitant ainsi des nouvelles infrastructures à vocation touristique. Dans ces circonstances qui renvoient à des situations autrefois familières "la langue c'est le lien" nous dit-on. L'usage de la langue appelle le moment vécu et le moment vécu appelle l'usage de la langue. Car le fait de l'avoir toujours parlée ne suffit pas à en perpétuer l'usage spontané une fois entré dans un établissement. Certains laissent à la porte leur langue de tous les jours pour s'enfermer dans un quasi mutisme entrecoupé de phrases "utiles" dans le français que l'on doit à une institution. De ce point de vue, les situations rapportées sont parfois contradictoires, l'essentiel des échanges spontanés ayant lieu hors de la présence des personnels. Au début d'un séjour, il peut arriver que deux personnes originaires d'un même village ou membres d'un même réseau de connaissances s'adressent la parole en français une fois dans l'institution, ce qui paraîtrait improbable voire incongru lors d'une rencontre dans leur vie "dehors". A l'inverse, ce peut être le seul moment chaleureux où se recrée une familiarité "en patois". Les mêmes personnes peuvent nous déclarer : "ici tout le monde parle patois" et peu de temps après : "ils ne parlent pas beaucoup patois entre eux". Ce qu'une directrice explique ainsi : "Ce que veulent dire les filles c'est qu'ils arrivent à des âges avancés, l'isolement a fait son chemin et c'est vrai qu'ils n'ont pas tendance à parler facilement. Il faut qu'il y ait une émulation, des choses…" La première de ces choses qui facilite la prise de parole, c'est le rapport avec l'extérieur, lors des visites de la famille ou des amis. En fin d'après-midi généralement, le hall d'entrée des maisons s'anime car les familles arrivent et "elles se connaissent toutes et hop ! il va y avoir un petit groupe ici, un petit groupe là… Á partir de là, ils discutent mais pas toujours spontanément… il faut une médiation" (Ehpad A). À l'EHPAD A, justement, les expériences pratiques ont été réfléchies et intégrées à l'organisation spatiale de la maison. L'endroit où se réunissent le plus souvent les résidents, une grand espace qui comprend l'entrée, le hall d'accueil mais aussi leurs prolongements vers une salle à manger et une véranda surplombant la ville basse, est devenu par la volonté de la direction avec le concours des personnels ce que tout le monde appelle désormais "la place du village". Des résidents y stationnent à toute heure (souvent en fauteuil), les personnels et les visiteurs la traversent obligatoirement et peuvent s'y arrêter ne serait-ce qu'un moment pour lancer un simple bonjour ou bien échanger quelques mots avec les uns et les autres. Le lieu bénéficie d'une décoration "à l'ancienne" et, fait remarquable et remarqué, d'un commun accord, la télévision en a été chassée. C'est donc un lieu de parole, délibérément organisé pour faciliter les rencontres. Son nom même est une incitation à se remettre dans les conditions de "la vie rurale d'autrefois"… Se rapprocher le plus possible d'un modèle idéal où l'établissement en viendrait à être choisi en connaissance de cause comme la dernière maison où terminer sa vie, l'objectif est séduisant même s'il est vite tempéré par la dure réalité : "Quand on doit vraiment le vivre, ça doit être très dur. Autant que ça se passe le mieux possible et qu'on préserve certaines choses qui étaient leur vécu de tous les jours, leur quotidien". (Ehpad C). Beaucoup d'animations à thème sont donc tournées vers le passé et les connaissances partagées : vieux métiers d'autrefois, diaporama sur l'histoire de la petite ville ou du pays… La lecture des journaux locaux est aussi un moment incontournable de la vie collective. Une animatrice lit à haute voix les nouvelles de la région et des divers villages connus des résidents. Chacun peut y aller de son commentaire, en français ou en occitan. L'adhésion à Lenga de casa et ses effets Arrivant deux ans après la fin de l'opération Lenga de casa, il est difficile de mesurer précisément le rôle que cette dernière a pu jouer dans la mise en place des fonctionnements que nous venons de décrire. D'autant plus que les responsables rencontrés rendent compte d'expériences qui se sont installées progressivement, sur plusieurs années. Aucun doute quant à la constatation ancienne de la présence et de l'utilité de la langue maternelle, elle est faite au quotidien par les personnels. Aucun doute non plus sur la perception commune du "patois" comme élément d'une vie rurale locale qui sert de référence à la fois pour ce que chacun a de plus intime et pour "leur vie d'avant". Il est certain aussi que les dispositifs dont nous venons de décrire quelques exemples étaient déjà en cours. Mais il semble que les attitudes et les actions inspirées par les leçons de l'expérience se soient trouvées non seulement stimulées mais aussi légitimés par un soutien institutionnel extérieur. Tous nos interlocuteurs assurent combien l'intérêt de l'usage de la langue maternelle des résidents leur était apparu bien avant que l'opération ne leur soit proposée mais ils soulignent aussi l'effet de reconnaissance qu'elle a produit, outre l'aide financière qui a permis de concrétiser une attente diffuse pour certains, clairement exprimées pour d'autres. La prise en compte de la langue des résidents à fini par prendre une place importante au sein des établissements. Mais plutôt que d'une action concertée et développée de manière linéaire, il s'agit le plus souvent d'élaborations à partir de réponses à des situations clés et aux interrogations qu'elles ont fait naître même si rétrospectivement tout peut être englobé dans un récit unique qui tente de rendre compte de manière continue du chemin parcouru. Et c'est sans doute là que les deux aspects de l'opération, la formation des personnels et l'organisation de groupes de parole sont venus, en reconnaissant l'existant, aider à faire de l'usage de la langue le fil rouge qui pourrait rassembler ce qui s'éprouvait déjà mais en ordre dispersé. En premier lieu en affichant pour la première fois publiquement la présence de l'occitangascon dans les établissements. Cependant la dénomination de la langue ne va pas de soi. Les générations les plus âgées désignent très généralement la langue locale par le terme générique de "patois", quelque soit le dialecte de l'occitan utilisé. C'est le cas a fortiori dans les maisons de retraite où la langue maternelle des résidents est pour eux-mêmes exclusivement "le patois". Nous nous sommes toujours présentés comme chargés d'une étude sur l'occitan, alternant, parfois inconsciemment, les termes d'occitan et de gascon. Mais dès lors qu'il s'est agi d'évoquer des situations concrètes et les échanges entre personnels et résidents, c'est le terme employé par eux de manière quasi exclusive qui s'est imposé. Une attitude contraire eût manifestement constitué une gêne pour évoquer les situations vécues y compris avec les interlocuteurs pour qui il s'agit de la langue occitane dans sa variété gasconne et ses variantes locales et non d'un "patois" au sens minorant et péjoratif du terme. Les hésitations lors des premiers contacts ont toujours abouti à un contrat, explicite avec les interlocuteurs les plus informés et implicite avec les autres, à savoir tous ceux qui ne voyaient pas l'intérêt de nous rencontrer s'il ne s'agissait pas du "patois" ou si nous voulions seulement "des personnes qui le parlent bien". Quant aux responsables qui ont donné leur accord à la mise en place de l'opération, si tous l'ont fait sans réticence, tous n'ont pas perçu de la même manière le fait que Lenga de casa signifiait "l'occitan en maisons de retraite", comme l'indiquent le titre et le sous-titre désignant l'opération. Tous pourraient certes souscrire à l'affirmation de la directrice de l'EHPAD B selon laquelle : "Moi je garde le terme 'patois' parce que c'est ce qui parle dans notre coin. On a l'impression que patois c'est péjoratif et c'est pas ça quoi, il faut pas donner non plus cette idée ! C'est dans la culture encore" mais certainement pas au rejet du nouveau regard sur la langue qu'implique l'utilisation du terme d'occitan : "Alors c'est une lutte, c'est pas toujours facile. Il va y avoir une évolution certainement et ce qu'on va appeler l'occitan ou autre, ou il y a ce qu'on apprend dans les calandretas (prononcé volontairement 'à la française') mais c'est pas la même chose. Quelque part ce patois qu'on connaît, c'est quelque chose de très vivant et imagé, et c'est ça qui est intéressant (…) Chaque coin a son patois et quelque part c'est ça qui est le lien. Quand on parle d'occitan, moi, ils me rient au nez, hein ! – Occitan, mais qu'est-ce que c'est que ça ? Quèi aquera ? ou – C'est pour les jeunes ! vous voyez ?" – Et le gascon alors ? " – C'est peut-être dans le Gers, ça, plutôt…" (Ehpad B) Bien qu'elle soit tranchée, une telle prise de position n'exclut pas l'idée que l'on se trouve face à "une langue, une culture et des valeurs dont nous sommes les garants", comme il est dit par ailleurs, mais sans éprouver le besoin (et même en refusant l'idée) de le rattacher à une revendication "occitane". Mais ces déclarations contre "l'occitanisation" de la langue et de la culture n'impliquent pas forcément que, dans la pratique, ce qui est désigné comme superfétatoire ne soit pas en partie intégré. Non seulement la formation des personnels (explicitement en occitan gascon) n'a pas été refusée et elle est perçue comme une bonne chose répondant à une demande, malgré quelques réticences ("Les filles nous disaient : - Oh, on nous a dit ça mais c'est pas comme ça que ça se prononce") mais aussi comme inévitable dans le contexte du changement tant redouté : "Parce que bon, il ne faut pas oublier que ces gens, on leur a imposé le français. C'est ces générations qui ne parlent plus en patois mais en français maintenant, donc quelque part, c'était un retour des choses. Elles ont aimé mais à la fin elles n'étaient que toutes les trois. Les autres ne venaient pas. Mais moi, les miennes, je les ai encouragé à continuer, à aller jusqu'au bout" (Ehpad B). Et l'on apprend par la suite que la Calandreta a fini par être sollicitée pour des rencontres intergénérationnelles bien que le projet ait dû être abandonné pour des raisons administratives… Dans cette maison, les groupes de paroles étaient des "ateliers patois" où chacun pouvait s'exprimer autour de l'animatrice venue de l'association Parlem ! Ils ont continué en interne grâce aux personnels formés le temps de l'opération, les mêmes "trois filles" qui avaient pu suivre la formation jusqu'au bout. Les ateliers actuels consistent essentiellement en des conversations à partir des nouvelles lues dans la presse locale et ils sont très attendus par les résidents. Le directeur de l'EHPAD C insiste dans des termes semblables sur le fait que "le patois, c'est la langue ici" et s'il a lui aussi du mal à se rattacher à une identité locale précise : "on n'est pas Gascon mais on n'est surtout pas Béarnais ! Nous, c'est la Bigorre", cela ne lui pose aucun problème d'afficher les groupes de parole comme "Cours d'occitan" dans l'emploi du temps du mois épinglé dans le hall de son établissement. Parce que dit-il, "il y a des patois mais un occitan (…) L'occitan c'est la langue intellectuelle des patois", utilisant de manière positive l'expression qui par d'autres est proférée comme un reproche. Elevé en ville par des parents qui ne le parlaient pas, il le comprend un peu mais surtout il rattache sa propre revendication d'une véritable langue au traumatisme dont il a été témoin : "Moi, ma femme est des Landes. Sa langue maternelle est le patois des Landes qui est très proche de celui d'ici. Par contre elle a un problème que je n'ai pas retrouvé ici, un interdit très très fort. Vous la faites pleurer si vous lui demandez un mot patois ! On lui a interdit à l'école de parler patois et pourtant c'est sa langue maternelle. Moi je l'ai connu : ma bellemère et mon beau-père, quand j'allais chez ma femme, ils parlaient patois. Moi, j'étais l'étranger, de la ville ! Ma belle-mère a toujours parlé patois à ma femme et ma femme vous lui ferez pas dire un mot de patois. C'est interdit dans sa tête. Elle allait à l'école, ils se faisaient punir s'ils parlaient patois à l'école et c'est resté ! C'est la génération qui a la soixantaine (…) Les aides-soignantes (de la génération suivante) qui viennent de la campagne, là ça a perduré, c'est-à-dire que l'interdiction c'était peut-être les parents mais les jeunes ils ont un rapport au contraire de conservation" Les personnels ont donc été encouragés à participer aux formations pour parfaire leur occitan mais le bilan n'est pas considéré comme très positif. La difficulté des déplacements s'est ajouté au manque de motivation des personnes sollicitées : "ou bien les aides soignantes savent parler patois et elles estiment qu'elles n'ont pas besoin d'aller l'apprendre bien qu'elles pourraient apprendre techniquement mais ça ne les intéresse pas. Ou bien c'est des gens qui parlent pas du tout patois qui voulaient, comme moi apprendre… on a des souvenirs et on se dit tiens on va développer ça, mais c'était pas forcément des soignants" La comptable, par exemple, s'est portée volontaire pour suivre la formation mais l'éloignement géographique du lieu de regroupement pour les cours, les difficultés de déplacement et d'emploi du temps ont eu raison de son enthousiasme. Les groupes de parole par contre ont continué à bien fonctionner une fois l'opération terminée. Ils sont très fréquentés et toujours animés par une animatrice de Parlem! que l'institution continue à employer sur son propre budget. Dans les deux autres établissements, les directrices se sont intéressées de près au déroulement de l'opération aux côtés de leurs animatrices qui en ont été la cheville ouvrière. Le fait de désigner la langue comme occitan ou gascon ne leur pose pas de problème même s'il est immédiatement précisé que pour les personnels et les résidents dans la vie quotidienne seul le terme "patois" peut être en usage. L'EHPAD D a accueilli dans ses murs l'un des regroupements des séances de formation ce qui facilitait les choses pour le personnel volontaire sur place. Pourtant, même si la directrice dit avoir toujours regretté que les personnels parlent trop peu, cela reste pour elle quelque chose de difficile à mettre en place : "La formation, c'était plus difficile. Certaines l'ont bien mise en pratique, d'autres un peu moins. C'était sur la base du volontariat. Mais c'était positif, en particulier pour une personne qui s'est investie là-dedans, dans l'apprentissage en tout cas… Q- Celles qui ont fait la formation parlaient déjà un peu ? R- Certaines pas du tout ! Celle qui s'est investie le plus, c'est comme si elle découvrait la langue et elle est vraiment en position d'apprentissage, une personne soignante, donc c'était très bien. En même temps ça a permis une relation parce que c'était la personne qui continuait à apprendre en soignant, ou qui se corrigeait. C'est le résident qui disait : mais non, ça se dit pas comme ça !"(…) Q- Et s'il y avait de nouvelles aides à la formation, vous pensez que ce serait utile ? R- Utile, je le pense mais il faudrait voir comment on va l'intégrer dans nos fonctionnements pour dégager du temps… et là c'est difficile ! Heureusement qu'on l'a fait intra-muros mais je vois que l'autre établissement qui devait venir n'a pas pu non plus et après il y a le coût. C'est dommage de ne pas avoir eu le temps aussi de revoir les personnes qui ont fait la formation, il en reste une… deux… qui ont participé à la formation mais on n'a pas eu le temps d'en parler non plus !... Quant aux groupes de parole ("le but ce n'était pas de parler pour parler, c'était de pouvoir redynamiser la personne à partir de ça.") ils n'ont pas simplement "fait parler plus" mais ils ont aidé "à avoir une meilleure participation au niveau des soins. Pour certains, ça a permis d'entendre enfin leur voix autrement que par d'autres signes. Même si c'était sporadique, ça ne fait rien, ce qui est pris est pris !" Malgré la volonté affirmée et l'investissement dans la mise en place de l'opération, les rotations dans le personnel font qu' "il y a eu des modifications au niveau des équipes et ça c'est un peu délité" : le suivi des personnels formés n'a pu être mené à bien et les groupes de parole n'ont pas continué. Reste l'importance de l'usage de l'occitan comme "déclencheur" de la communication et la continuité des échanges dans cette langue, ne fut-ce que par l'emploi de quelques expressions mais "après je ne sais pas si on peut aller au-delà. Aujourd'hui, nous, non ! Mais il faut peut-être relancer la machine…" Ici, c'est bien un rôle de reconnaissance, de confirmation et d'incitation qu'a joué la mise en place de l'opération même si les circonstances font ("J'ai eu aussi d'autres priorités, j'avais la maltraitance, j'avais la manutention…") que cet établissement très engagé se trouve deux ans après dans un moment de "pause prolongée". Ce n'est pas le cas de L'EHPAD A où notre étude suscite l'enthousiasme en offrant la possibilité de faire le point sur les dispositifs qui ont été mis en place et qui continuent. Les formations ont été limitées au temps de l'opération mais au-delà, celles qui avaient en charge Lenga de casa ont éprouvé le besoin d'entamer une formation personnelle en occitan en suivant pour leur propre compte des cours du soir organisés par Parlem ! L'une parlait la langue et l'autre pas (étant originaire d'une région francophone), mais les deux ont poursuivi ensemble la formation et l'une des psychologues nouvellement arrivée pour sa première expérience en maison de retraite les a rejointes dans cette démarche afin d'avancer dans la connaissance d'une langue qu'elle comprend mais ne parle pas. Parallèlement, les groupes de parole avec les résidents ont continué sur le budget propre de l'institution. Ils ont même été redoublés dans le second établissement appartenant à la même structure qui a désormais lui aussi son rendez-vous mensuel. Tout en utilisant des données ponctuelles recueillies dans d'autres institutions, il a donc été décidé de conduire une enquête systématique auprès de tous les personnels concernés par l'opération elle-même et au-delà par tous les aspects des usages de l'occitan dans les deux établissements de cet EHPAD. II- LA LANGUE DE L'INTIME ET DU FAMILIER L'occitan dans les rapports entre personnels et résidents Une première séance de travail a été organisée entre la directrice, l'animatrice responsable et les deux chercheurs puis, quelques temps après, une deuxième à laquelle ont participé d'autres membres du personnel (deux infirmières, une AMP et une psychologue). A la suite de ces premiers groupes d'échange d'expériences, des entretiens individuels portant sur leurs pratiques et leurs expériences personnelles se sont déroulés sur plusieurs semaines avec des personnels volontaires (une animatrice, une cadre de santé, trois infirmières, trois aides soignantes, trois aides médico-pédagogiques et les deux psychologues de l'établissement). Les groupes de réflexion, les entretiens individuels et les observations conduites dans une même institution permettent de dresser un panorama plus complet et plus précis de toutes les implications de l'usage de l'occitan dans une maison de retraite. Quant aux groupes de parole avec les résidents, il en sera question dans la partie suivante. La langue de l'entre soi C'est dans l'EHPAD A qu'un vaste espace commun a été aménagé pour faciliter les rencontres et les échanges entre résidents ainsi qu'avec les visiteurs de passage, les familles et les amis. Même s'il y a la possibilité d'y écouter de la musique, la télévision en a été définitivement retirée. Le type de sociabilité qui s'y est instauré et y perdure lui a valu le qualificatif de "place du village", une dénomination symbolique partagée par tous, résidents et personnels. Outre la référence explicite à la ruralité que nous avons largement évoquée plus haut, un autre élément est déterminant dans l'usage systématique de cette expression pour désigner ce lieu. En effet un deuxième établissement, beaucoup plus "moderne" a été construit il y a une dizaine d'années à quelques centaines de mètres de l'ancien mais sur une hauteur qui en accentue la distance . Cette nouvelle construction a doublé les capacités d'accueil et elle a aussi offert des possibilités de relogement dans des chambres avec balcon et un confort sensiblement plus en phase avec l'idée que l'on peut se faire d'une "Résidence". Or, les nombreux témoignages recueillis sont unanimes : parmi les anciens résidents susceptibles d'être relogés, assez peu ont choisi le nouveau confort ("en haut") qui pouvait leur être offert au détriment du type de sociabilité dont ils jouissent dans l'ancienne structure ("en bas") : "Souvent l'entrée se fait par rapport à l'endroit où il y a une place, dans l'un ou dans l'autre (…) A l'époque, il y avait des chambres doubles "en bas", alors on leur proposait systématiquement quand il y avait une place ici de venir en chambre simple, avec une douche dans la chambre, avec un confort quand même plus important, qui est en train de se mettre en place en bas maintenant mais qui n'y était pas à l'époque. Et bien, souvent, ils venaient visiter : - Ah, oui ! Mais non ! Ya pas… Ils ne retrouvaient pas leurs repères de maison d'avant je dirais, qu'il peuvent avoir en bas, et souvent ils ne voulaient pas venir ! En bas, c'est plus familial, plus personnel, enfin ça leur rappelait peut-être la maison, leur vie d'avant." (Cadre de santé) Au fil des entrées et du turn-over (grand âge oblige) dans l'occupation des chambres et alors que l'attribution d'une place "en bas" ou "en haut" était laissée au choix des résidents, une distribution dans l'espace s'est opérée progressivement, insensiblement, pas vraiment une opposition entre les deux lieux mais plutôt une polarisation dont chacun est aujourd'hui conscient : "En bas, il y a la place du village et donc ils se réunissent un peu plus, alors qu'ici… c'est plus des gens qui étaient un peu plus aisés alors (qu'en bas) il y a plutôt des gens des petits villages, d'anciens paysans ou autres. Ici, il y en a un peu moins (…) En bas, c'était des gens qui vraiment allaient au marché le lundi, à la foire à Lourdes, c'était des lieux de ralliement où l'on rencontrait les autres que l'on voyait pas de l'année parfois et en fait je pense que c'est plutôt ça (qui fait la différence)" (Infirmière C) "Ici ("en haut"), il y a des résidents qui sont un peu plus fermés, un peu plus solitaires et donc qui vont pas aller vers les autres. "En bas" il y a quand même un côté plus convivial, où sur l'accueil par exemple, si quelques uns se mettent à chanter, les autres vont rester à côté. Bon, les locaux s'y prêtent aussi. Ici ça fait un peu plus hospitalier (au sens d'hôpital) quand même, au niveau des locaux même si on a essayé de réaménager au niveau du rez-de-chaussée, c'est vrai qu'il y a quand même ce côté un peu différent. Mais qui reflète un peu le côté des résidents qui sont ici aussi : ça ne peut qu'aller ensemble ! (Cadre de santé) Ce qui "fait plus Résidence" pour un regard extérieur est perçu comme un "hôpital" par les résidents et les personnels attachés à la sociabilité d'"en bas" qu'ils expriment en invoquant des symboles domestiques et des éléments de ruralité : "En bas, il y a la vieille cheminée, enfin ça fait beaucoup plus ancien, avec les poutres et tout" (Aide Soignante B). Même si les choses évoluent et si "là-haut ça commence à devenir un peu plus famille", il n'en reste pas moins que dans la réalité la polarisation perdure et qu'une personne soucieuse de solitude, quelle que soit son origine sociale, choisira plutôt de rejoindre la nouvelle structure. Dans les représentations qu'en ont les personnels en tout cas, l'idée qu'il y a deux "styles" opposés dans les manières d'habiter est toujours très prégnante et largement partagée ("c'est plus neuf, plus huppé, plus chic en haut" [AMP]). Même si cette opposition ne correspond qu'en partie à la réalité, il est intéressant d'observer quelle sert à dire par contraste des valeurs positives de sociabilité et de ruralité sur lesquelles les différents intervenants se retrouvent et dans lesquelles ils se reconnaissent. Quant à la pratique de la langue, du fait qu'il y a "en haut" un plus grand nombre de résidents qui ne parlent pas couramment soit par manque de connaissances soit parce que l'environnement ou leur mode de communication n'inclut pas ou exclut volontairement "le patois", la sociabilité générée par et autour de son usage apparaît différente de celle d'"en bas" où son emploi est commun. "En haut", la langue permet de se différencier et de pallier le manque relatif d'échanges et de familiarité avec des colocataires plus individualistes. Certains bons locuteurs de l'occitan peuvent poursuivre systématiquement leurs échanges dans une langue que "les autres" ne comprennent pas et manifester ainsi une sorte de résistance, par des attitudes "souvent ludiques, parfois méchantes" vis-à-vis d'autres résidents mais surtout pour le plaisir de recréer un court instant un monde à soi au sein d'activités collectives imposées par la vie en institution. Les exemples les plus souvent cités, sont ceux de "deux dames" ou "deux ou trois messieurs" qui ont pris l'habitude de se retrouver au sein des groupes de lecture du journal, des ateliers mémoire ou autres séances communes avec les visiteurs des accueils de jour, et de parler entre eux, de rire entre eux, de prendre du plaisir à échanger dans une langue qu'ils possèdent bien et qui échappe aux "autres", au personnel en particulier qui, même quand il la comprend ne peut en saisir toutes les subtilités. Quand ce personnel leur demande de les faire participer en lui traduisant ce qui les amuse, la psychologue qui accompagne les aides soignantes dans certains de ces ateliers, note qu'"ils sont en position de force et ça ça leur fait du bien, parce que dans l'institution, il y a quand même le collectif qui prend souvent le pas sur l'individuel. Et là, de voir que c'est l'inverse et que c'est eux qui nous apprennent des choses et qui rythment un peu les ateliers et pas l'inverse, eh bien la dynamique est tout autre !" Et quand le besoin de se retrouver hors du collectif devient trop fort, la langue de l'intime redevient le recours : "Je pense à trois résidents en particulier où vraiment c'est très fort chez eux, c'est inscrit et même quand ils décrochent, quand ça ne les intéresse plus quelquefois, ils se mettent en retrait et ils soupirent quelque chose en patois. Ça leur permet de se libérer, soit dans le plaisir, soit dans la colère, soit dans le ras-le-bol… C'est la langue qui rassure !" Mais au-delà de ces différences entre les deux lieux, perceptibles surtout dans l'espace public où les groupes se constituent, il est des constantes dans les usages de la langue qui ne peuvent être saisies qu'en observant de plus près ce qui se joue au quotidien dans les rapports soignants-soignés. Déplacer la relation Q- Vous avez été dans d'autres maisons de retraite ? R- Non, c'est ma première. Avant j'étais à l'hôpital. A l'hôpital ça arrivait qu'on parle patois, mais c'était plus pour plaisanter. Au lieu de se dire le bonjour traditionnel, qui est plus conventionnel, plus froid, c'était 'Adiu', mais après comme c'était plus… technique on va dire, à l'hôpital, c'est quand même très très restreint au niveau des soins. C'est ça : le soin ! C'est plus technique aussi dans le langage et plus fermé. Alors c'était juste pour plaisanter, créer un petit lien… Ici, ça m'est venu d'une aide-soignante qui m'a dit d'une dame avec qui on avait des soucis, qui était un peu… réfractaire : - On en fait ce qu'on veut, entre guillemets, on l'amène où on veut si on lui parle patois! (Infirmière A) "Mme C, vous allez lui parler, vous allez voir que vous l'embêtez ! Mais dès que vous passez au patois, même pour lui dire : - Il fait beau aujourd'hui, elle va discuter, elle va reprendre. Vous allez lui dire : - Que he beth dia ; - Ah! Que he beth dia ! et après c'est parti en patois : qu'elle a eu des enfants… elle vous raconte sa vie ! Sinon c'est quelqu'un qui ne parle pratiquement pas."(Infirmière C) Une fois de plus, le récit d'expérience commence par une anecdote sur le patois comme déclencheur de la relation. Ensuite, l'infirmière qui a suivi les conseils de sa collègue aidesoignante s'aperçoit vite que "ça marche à peu près. Alors après c'est un jeu, parce que du coup, ils savent que je ne parle pas bien, alors ils se moquent aussi, gentiment… Du coup ça crée quelque choses en plus, on est plus dans le soin…" Le fait de "plaisanter avec le patois", pour les personnes en état de tenir une conversation, arrive systématiquement aussitôt après le premier contact et ce n'est pas anodin. Comme le remarque la personne concernée dans notre exemple "on n'est plus dans le soin", une autre relation se met en place faite tout à la fois de prise de distance et de familiarité. L'échange entre un(e) membre du personnel et un(e) résident(e) est dans tous les cas inégal : quel que soit le degré d'acceptation du soin, il reste tributaire d'une relation intrusive dont le soignant est l'agent autorisé. L'irruption de la langue de l'intime dans l'échange n'annule pas l'intrusion mais elle ouvre l'espace d'une autre relation où les deux interlocutrices peuvent se reconnaître. L'inégalité n'en est pas annulée pour autant car si les deux interlocutrices parlent la même langue, elles ne la parlent pas de la même façon : au-delà du simple "bonjour", la personne âgée parle la langue de son enfance et de sa vie d'avant, le "patois" des siens et de son village. La personne soignante parle (plus ou moins bien) une langue qui, sauf exception, n'a jamais été sa langue d'usage au quotidien mais qu'au mieux elle a toujours entendue. La résidente suppose bien, en l'entendant parler "patois", que la soignante est "d'ici" mais elle ne peut imaginer qu'elle ait de la langue une expérience semblable à la sienne. Nul n'ignore que "le patois" n'est plus transmis de la même façon, qu'il a été interdit à l'école et que donc il ne saurait être dans l'ordre des choses qu'une personne beaucoup plus jeune puisse être un locuteur "naturel" de cette langue. D'où l'acceptation de la familiarité qui tranche avec la relation professionnelle mais aussi le marquage immédiat d'une différence par le rire ou la moquerie. On peut déplorer le contexte (historique et social tout autant que linguistique) qui a conduit à cet état de fait mais il faut comprendre la situation : ce sourire, ce rire, ce reproche quant à la mauvaise prononciation qui vient immédiatement après la reconnaissance d'une familiarité installe chacun des protagonistes à une place qui permet paradoxalement qu'un certain type d'échange privilégié soit instauré. La réaction ironique de la personne âgée doit aussi être comprise de manière positive et la relation qu'elle instaure doit être prise pour ce qu'elle est réellement : une "relation à plaisanterie", comme disent les ethnologues, à savoir une relation qui non seulement permet mais oblige des membres d'une société à traiter certains parents et certains alliés sur un mode ironique pour entrer en communication avec eux. Il ne s'agit pas de pousser trop loin ce rapprochement mais il peut être utile pour qualifier ce que l'on perçoit trop rapidement comme négatif. L'échange n'est pas fermé, il est ouvert au contraire par le jeu qui consiste à "chambrer" d'entrée celui ou celle qui fait l'effort de parler la langue du résident. Dans le cas présent l'humour et l'ironie exercés dans certaines limites permettent de prendre acte du fait que les interlocutrices n'ont pas le même parcours biographique, qu'elles vivent dans des temps différents et ne parlent pas tout à fait la même langue, tout en se reconnaissant l'une l'autre comme appartenant à un univers commun dont "le patois" fait partie. Dès lors celle qui s'adresse ainsi à la résidente n'est plus la soignante anonyme en blouse blanche mais la jeune femme ou "la petite jeune" du coin qui malmène le patois comme toutes les "petites jeunes" de sa génération. Elle rend possible par là une reconnaissance mutuelle et la possibilité d'échanges futurs. Chacune étant à sa place dans la suite des générations et non plus seulement dans une relation hiérarchique soignante-soignée, la personne âgée se voit reconnaître une compétence et une expérience que la personne jeune ne pourra jamais acquérir. Dans ce cas l'ironie, loin d'exclure, "humanise". Voilà pourquoi on nous répète sans cesse en évoquant ces situations de communication : "ils commencent toujours par se moquer de moi !" Se reconnaître "Ah! Tu me parles le patois, ah ben alors ça va… Et d'où tu es ?" (AMP A) Une fois reconnu, grâce au "patois" que l'on est du même "pays" ou de pays voisins, chacune s'efforce de trouver des repères qui permettent de faire le lien avec son interlocutrice: "Ici ça marche beaucoup avec les noms de maisons. Moi par exemple je m'appelle B., normalement, de nom de naissance, mais ma maison c'est 'chez D.' parce que chaque maison a un nom et ici ils vont tous vous le dire… La première fois que je suis arrivée en bas, M. C., il m'a dit : - Toi t'es une petite de chez D., non ? – Oui ; - Bon, bon, c'était sûr, je sais pas ton nom mais… Parce qu'il ya a eu des mariages et autres, donc il connaissent vraiment que le nom de la maison… M. C., je me rappelle plus le nom de sa maison mais des fois il va vous dire : - Que soi lo Loís de… ça marche beaucoup au nom des maisons dans les petits villages, ils connaissent au moins le père ou le grand-père." (Infirmière C) C'est aussitôt un pas de plus qui est franchi dans la familiarité. Chaque personne entrée dans l'échange est installée dans une place où elle ne peut plus être tout à fait étrangère ni tout à fait anonyme et seulement tributaire de la position occupée dans une relation de soignant-soigné : "Je lui ai dit : - Tu me fais dire des… vous me faites dire des choses que je ne comprends pas ! Des fois ils se marrent, ils profitent du jeu… C'est vrai que c'était quelqu'un d'à côté qui connaissait mes parents alors peut-être que… mais bon, tout en respectant la personne…" (Infirmière B) "C'était un choix de venir en maison de retraite, parce que la personne âgée ça me disait déjà beaucoup… et puis les personnes âgées c'est quand même les gens des petits villages autour, donc on se connaît toujours plus ou moins et puis on peut discuter en patois, alors qu'à Lourdes avec les pèlerinages et tout ça… Donc ici c'est vraiment la proximité. (…) Mme L, alors elle c'est parce qu'elle est d'un village à côté de chez moi et qu'elle connaissait ma mère, donc à moi elle ne me parle que patois. (Infirmière C) Si la familiarité trouvée-retrouvée par le passage au "patois" fait oublier d'une certaine façon la blouse blanche pour laisser paraître une "voisine" d'une autre génération, voire une parente possible, elle implique aussi l'oubli momentané, le temps de l'échange, et parfois au-delà, des termes d'adresse rendus obligatoire par la charte de bonne conduite. On peut difficilement appeler "Monsieur" ou "Madame" un interlocuteur ou une interlocutrice dont désormais on se sent proche, surtout quand on a recours à la langue des seuls échanges familiers. C'est donc très vite et "tout naturellement" le prénom ou le surnom qui est employé dès que l'on abandonne (même momentanément) la langue officielle de l'institution. Outre le fait que l'usage du prénom fait partie de la gamme des termes "déclencheurs" vis-à-vis de ceux qui ne "répondent" plus ("Il suffit qu'on l'appelle par le prénom – ça y fait aussi parce que du coup le prénom est plus présent en patois qu'en français, elle revient, elle revient vers nous !" (AMP), on aura remarqué dans nombre de citations précédentes que le tutoiement était toujours de mise : "Elle me dit : mais en patois on se tutoie tous; donc du coup c'est différent. Parce qu'il y en a beaucoup qui nous disent pas de les tutoyer mais de les appeler par leur prénom. Et on a pas le droit… Enfin, on a pas le droit… ça dépend. Officiellement on le fait pas mais la direction le sait très bien et elle valide des situations où on sent qu'on peut, et la dame qui ne réagissait pas, là, on lui dit "Adiu", on l'appelle par le prénom et voilà, de suite elle revient vers nous, quoi! Appelée Mme Untel par des gens qu'elle voit tous les jours… Légalement c'est ça mais c'est un peu bizarre aussi ! (Infirmière A). "Le seul problème c'est que je connais que le tu en patois, le vous, pas trop. Et ici les résidents on les vouvoie, à part deux ou trois Alzheimer qui répondent bien, pour les faire 'revenir' on va dire. J'ai dit à la directrice : - Moi je parle patois mais je n'utilise que le tu, c'est pas un manque de politesse ou quoi que ce soit mais… puis elle a vu que j'étais respectueuse des gens et elle a laissé passer… (Infirmière C) Bien que chacune ait le souci de ne pas s'affranchir des règles de respect ou de simple politesse, il est évident qu'il ne s'agit pas simplement d'un changement de langue mais bien d'une redéfinition du cadre de l'échange (pas seulement linguistique) et de l'entrée dans un univers plus familier. Ensuite, les expériences sont diverses et elles dépendent aussi des compétences linguistiques des personnels. L'usage permanent de l'occitan n'est pas la pratique la plus répandue mais elle peut être encore bien présente quand la personne a les compétences et qu'elle s'appuie sur une familiarité retrouvée : "Il y a des personnes, maintenant qu'on les connaît, moi je leur parle que patois : je vais arriver, je vais pas dire bonjour, je vais dire adiu de suite et là Mme Sa, Mme C, Mme T, en plus c'est une Alzheimer vraiment, donc en fait elle va répondre qu'en patois elle. Mme So aussi, obligé. Mme D., là, quand il y a quelque chose à négocier, c'est obligé : aussi en patois! Après il y a des gens, voilà, ils nous reconnaissent et on est obligé, quoi ! Mme R. aussi… Il y a quand même une dizaine de personnes à qui je ne parle que patois ! (…) Ceux à qui je parle que patois, c'est à tout moment : dès le matin pour la distribution… pour les prises de sang… Les soins ça dépend, c'est parce qu'une personne refuse la douche ou la toilette, donc on fait intervenir une autre personne ou l'infirmière et pour deux ou trois, si on n'y va pas en patois de toute façon ça ne marchera pas. Mme D., si elle a décidé que c'était non, c'est non (…) Mais d'un autre côté ils sont contents parce que quand on vient faire des soins dans leur chambre, on est coincé dans un sens… Il y a des gens comme M.G. ou Mme T. : - Ah! Tu restes au moins cinq minutes là ! Et alors là c'est parti, ils parlent patois. On pense profiter des soins pour parler avec eux mais c'est eux qui saisissent le moment (Infirmière C) Pour beaucoup de membres du personnel, pour quasiment tous les intervenants à vrai dire, l'usage du "patois" chez les personnes très âgées est une (re)découverte à leur arrivée en maison de retraite car ils y (re)trouvent rassemblée une génération qu'ils n'ont pas l'habitude de fréquenter. A la différence de l'hôpital ou d'autres institutions recevant aussi des populations beaucoup plus jeunes, l'effet de génération est flagrant et il a un effet immédiat sur les rapports humains. Cette réalité renvoie chacun à sa propre histoire. Si bien que nos entretiens avec les membres du personnel dérivent vers leur propre rapport à la langue avant même que la question leur soit posée : "Alors moi j'ai peu d'expérience comme je le parle très très peu, comme je vous ai dit la dernière fois. J'ai été bercée dedans parce que mes grands-parents parlaient patois et mes arrière-grands-parents aussi mais ils parlaient pour pas qu'on comprenne et il fallait vraiment tendre l'oreille – après ils parlaient que français avec nous. Les choses de grands, fallait les dire en patois pour pas que les petits comprennent… Les choses de grands ou ce qu'il fallait pas dire... Voilà c'était une génération comme ça (…) Après mes deux grand-pères parlaient patois couramment. Mon grand-père était boucher mais avant il avait fait l'apprentissage, il passait dans toutes les communes où il allait chercher les bêtes et il ne parlait que patois. Mais lui parlait le patois un peu de chaque endroit, il arrivait à broder… Notre autre grand-père avait beaucoup d'amis à qui il parlait patois et il se forçait à parler français pour qu'on comprenne un peu mais après : patois… (AMP B) Il y a là le sentiment que la génération des grands-parents vivait pleinement dans la langue, dans "sa" langue, sa vie personnelle et professionnelle. La relation avec eux apparaît complexe et contradictoire. Grâce à eux, leurs petits-enfants ont été "bercés dedans" et en même temps ils ont le sentiment d'avoir été tenus à l'écart. Quant à la génération intermédiaire, celle des parents, beaucoup parlaient gascon entre eux mais à leurs enfants ils parlaient en français. L'explication est toujours la même : "A l'époque je pense que c'était comme ça parce qu'eux, quand ils arrivaient à l'école, il fallait qu'ils parlent français. Ils parlaient patois entre eux, entre camarades (…) ils avaient pas trop le droit de parler en patois ! Je crois que c'était assez mal vu ! (Aide Soignante B). L'arrivée en maison de retraite est donc l'occasion d'être à nouveau confronté à une génération qui parle la langue des grand-parents, du village ou de la vallée. Au-delà de l'intérêt de quelques mots de patois comme déclencheur-facilitateur d'une entrée en communication, il s'agit d'une certaine façon de retrouvailles et les vieux résidents sont souvent inconsciemment assimilés aux grands-parents: "R- C'était un autre système de vie, c'était l'entraide, c'était plein de choses, donc ça doit les renvoyer quand même à des choses très fortes, hein ! Q- Ils l'évoquent devant vous, ça, à l'occasion ? R- Non, moi je l'ai su par mes grands-parents. Comment tout le monde vivait à l'époque." (Infirmière A) "Ils se sentent peut-être plus proches de nous quand on est amené à leur parler en patois, ils sont plus… Et je pense aussi que c'est important parce que c'est une manière de transmettre ça : si ça s'arrête là le patois et ben nos enfant vont plus avoir cette culture, ces racines-là, c'est dommage quand même ! Dès qu'on rentre dans ces sujets-là, ils ont vraiment les yeux qui brillent et si on parle de ce qui se passait autrefois, et qu'ils en parlent en patois, pour eux c'est une transmission, oui ! (Aide Soignante B) "On le parlait chez moi, donc j'ai toujours baigné dedans, depuis que je suis née. Mes grandsparents, ils parlaient presque que patois, surtout quand ils voulaient pas qu'on comprenne. Et mes parents parlaient patois mais entre eux, pas beaucoup et avec nous moins aussi. Mais bon mes grands-parents et toutes les personnes âgées du village parlent que patois, quoi ! Donc c'est un peu le passage obligé. (Infirmière C) Evoquant à nouveau son entrée il y a six ans à la maison de retraite après avoir travaillé quelques années aux urgences de l'hôpital, l'infirmière souligne : "Ici, vraiment, on a retrouvé le patois!" … et la génération des grands-parents, pourrait-on ajouter puisqu'elle égrène ensuite les noms des personnes âgées avec qui elle ne parle quasiment "que patois" dans la maison. Les psychologues intervenant dans l'établissement sont de leur côté confrontées quotidiennement à un fonctionnement qu'elles ont découvert à leur arrivée (l'une est là depuis deux ans et l'autre depuis quelques mois seulement en 2012) mais qu'elles n'hésitent pas à valider tant l'intervention des personnels utilisant la langue maternelle des personnes âgées leur semble efficace. Ce qui les conduit à regretter que leur propre manque de compétences linguistiques les empêche de rentrer dans le même type de relation : " J'étais en entretien avec une dame qui était en plein refus de tout soin, très en colère, c'était au moment de son entrée en institution, qui voulait voir personne, qui dès qu'on s’approchait mettait des coups de cane. Et on m'a appelée. Et cette dame, plus elle s'énervait, plus elle parlait en patois, plus elle arrivait du coup à se décharger, à se libérer de sa colère, à partager son ressenti, de ce qu'elle avait envie de nous exprimer. Donc c'est sûr que là, pour cette dame là en particulier, c'est vrai que si moi j'avais maîtrisé mieux le patois, l'entretien aurait été autre. Et moi je me serais sentie moins frustrée ! Mais le fait qu'elle puisse s'exprimer en patois, ça a été positif, parce qu'elle a pu se décharger de tout, libérer toutes ses émotions négatives là qu'elle était en train de subir. Et c'est vrai que l'usage du patois peut être réconfortant, rassurant, donc une relation de confiance s'installe et les choses se font plus facilement. En terre plus connue quoi ! Parce que c'est là qu'ils se sont construits, identitairement parlant, donc en faisant ces plongeons rétrogrades dans leur vie d'avant, ils retrouvent qui ils sont. Et de reparler leur langue, ça les aide encore plus à retrouver qui ils étaient. Et du coup à faire avec cette nouvelle réalité qui les dépasse un peu et où ils se perdent un peu. Mais grâce à ces plongeons et grâce à cette langue, ils se reconstruisent une enveloppe pour mieux vivre ce qu'ils sont en train de vivre. Alors après la réminiscence c'est vrai est très importante mais ça n'empêche pas qu'ils vivent des choses aujourd'hui. Et ça serait beaucoup plus facile pour moi si je parlais le patois" Nous retrouvons là la position et les formulations des responsables d'établissements qui ont intégré l'occitan à leur fonctionnement. A défaut de pouvoir toujours intervenir efficacement elles-mêmes elles soulignent combien est importante la possibilité de recourir à des personnes ressources qui se trouvent compétentes du seul fait d'avoir été élevé dans la même langue que le résident. Des rôles inversés Pour tous ceux dont la compétence linguistique est assez limitée, ce n'est pas vraiment un obstacle rédhibitoire dans la mesure où c'est la relation de familiarité préalablement établie comme nous l'avons vu qui va permettre la poursuite de l'échange sur un mode valorisant pour le résident-grand-parent : "Ils savent quelque chose de plus que nous et de plus que les autres et c'est aussi un peu la compétition du coup entre eux. Là on a une dame qui… suite à notre première entrevue je lui ai dit – elle commençait à avoir des angoisses – pour la décentrer de ça, parce qu'elle s'y met dedans et qu'elle y reste je lui ai dit : - Allez mon objectif c'est d'apprendre à parler patois, parce que je connais que des bricoles et je sais que vous parlez patois, est-ce que vous voulez m'apprendre? Elle était très contente, grand sourire et puis quand elle me voyait elle savait que j'étais là pour apprendre à parler patois et donc elle attaquait directement en patois (…) Le recours ponctuel devient un mode d'accompagnement jusqu'au bout des possibilités : "après, bon, les angoisses revenaient mais elle parvenait quand même à se recentrer làdessus. Je lui disais : - Non, non, on est pas en panique, on parle patois ! … Maintenant c'est fini, patois ou pas, elle ne sait plus qui je suis, qui on est, elle est dans son truc et c'est fini. Mais ça lui a fait plaisir !" (Infirmière A) "Alors le matin on arrivait à lancer une conversation et après ils me faisaient répéter; Donc en fait il y avait un échange qui était très intéressant parce qu'on se mettait à leur hauteur, on est pas plus l'un que l'autre et c'est eux qui m'apprennent (…) Parce que finalement quand ils rentrent en maison de retraite, plus ou moins c'est nous qui gouvernons un petit peu. C'est nous qui donnons des ordres ou du moins des repères. Ils sont dépendants de nous. Là, le fait que ce soit l'inverse, c'est justement l'échange entre générations qui est enrichissant!" (infirmière B) La relation à plaisanterie a pris acte de l'interruption de la transmission d'une langue autrefois partagée par les générations successives. La relation d'échange instaurée dans ce contexte particulier rétablit cette transmission grâce à l'appel au savoir des aînés par de plus jeunes qu'eux. L'institution peut parfois capitaliser cette somme de relations intimes et duelles. Le jeu avec la langue peut rendre viable une activité qui avait beaucoup de mal à être acceptée par les résidents. L'exemple le plus flagrant est celui de la gymnastique. Cette discipline, malgré des exercices adaptés à une population particulière, a parfois bien du mal à être acceptée. Comment des ruraux, plus souvent habitués à la rudesse des travaux des champs qu'à une pratique sportive "pour le plaisir" peuvent-ils percevoir l'utilité de solliciter leur corps dans des postures inusitées à un âge et dans un contexte où certains gestes paraissent vite incongrus voire ridicules ? Le "prof de gym" avait bien du mal à obtenir d'eux qu'ils participent à ses séances. Il a donc eu l'idée de demander aux personnes âgées non seulement de lui montrer quels étaient les gestes qu'ils accomplissaient au travail dans leur vie d'autrefois mais aussi de nommer leurs travaux, les outils utilisés, en un mot de lui apprendre les mots de la langue qu'il connaissait si mal et qu'il était désireux d'apprendre de leur bouche. Les résidents s'y sont prêtés et ils n'ont pas manqué de se moquer de la façon dont il malmenait la prononciation des mots de leur langue, une maladresse qui leur a permis de relativiser leur propre gaucherie dans l'exécution des exercices de gymnastique. Le jeu d'inversion des rôles d'enseignant et d'enseigné entre l'intervenant et les résidents a permis non seulement de débloquer la situation mais aussi de rendre possible une activité qui a acquis un tout autre sens. L'intérêt pour le lexique s'est par la suite élargi à d'autres domaines de connaissance des personnes âgées, tels que les noms traditionnels des plantes dans leur environnement. Le cours de gymnastique est ainsi devenu aussi un cours de botanique… Les suites de Lenga de casa Dans un tel contexte d'expériences multiples et d'invention permanente de pratiques adaptées aux leçons tirées de ces expériences, quelle place a tenu et quel rôle a joué la formation proposée par l'opération Lenga de casa ? La difficulté d'organiser des regroupements est soulignée une fois de plus : "on a bien vu que c'était très difficile avec des plannings qui bougent tout le temps de pouvoir dire : on se rencontre tous les premiers mardi du mois, c'était absolument impossible" (Directrice). Les volontaires étaient aides soignantes, infirmière, animatrice et cuisinière. Celles qui sont encore là se disent ravies mais frustrées de n'avoir pu participer à l'ensemble des séances. Les aspects valorisés sont tout autant si ce n'est plus l'aspect "découverte culturelle", sur l'histoire de la langue notamment, que l'apprentissage linguistique lui-même qui n'a pu être que rudimentaire faute de pouvoir assurer un suivi. Mais ces séances ont manifestement servi d'incitation puisque trois personnes se sont inscrites par la suite volontairement aux cours d'occitan pour adultes de l'association Parlem ! Quant au livret de conversation qui a été distribué quelques mois après la fin des formations, il a joué le même rôle et subi le même sort : un rôle d'incitation mais l'objet est tombé dans l'oubli. Notre présence est l'occasion de songer à "une piqûre de rappel" mais sans trop de conviction : "On avait trouvé les petits cahiers (les livrets) super, très intéressants mais ça demanderait du travail de les reprendre" (Animatrice) ; "je crois qu'une fois qu'on a été sensibilisé, même si on s'en sert pas, on a une écoute plus attentive et quelque part on a déjà fait du chemin… mais on devrait le travailler, notamment pour les troubles du comportement…(Directrice) Ce qui ne s'est pas démenti, par contre, c'est la volonté permanente de prendre de nouvelles initiatives. Certes, c'est bien notre sollicitation qui a provoqué l'élaboration d'une liste des résidents pratiquant couramment le "patois" mais en fait nous nous apercevons vite que cette liste existait déjà ou que tout du moins elle était en cours d'élaboration. Et de fait, les PVI, Projets de Vie Individualisés entrés dans un nouveau logiciel intègrent désormais cette compétence : " Directrice - On arrive à recenser les besoins individuels de chacun, pour se poser des questions finalement : comment on peut les aider à regagner des capacités perdues ou alors à conserver des capacités restantes et puis surtout être également dans leurs désirs et leurs attentes pour arriver à donner goût à la vie tout simplement. Ce questionnement il se fait entre les aides-soignants et les infirmiers, aidés de la psychologue également et puis la famille qui perturbe un peu de temps en temps, parce que les attentes des familles ne sont pas toujours les mêmes que celles des résidents… Donc l'occitan est un excellent outil aussi pour réaliser le PVI, en tout cas on a choisi cet outil-là pour rassembler un peu tout ce qu'on avait à dire et à savoir pour toutes les personnes âgées de la maison. Q- Donc l'occitan ou le patois, vous l'avez rajouté quand dans le PVI ? A partir de l'opération ou plus tard ? Directrice – Un peu plus tard ! enfin… de manière informelle, ça se faisait déjà… Infirmière – Ça fait longtemps… Directrice – Ça se faisait de manière informelle (…) et on a pris conscience que ça pouvait effectivement être intéressant quand elles sont parties à la formation. L'opération Lenga de casa est venue légitimer l'emploi avec les résidents de leur langue maternelle mais a aussitôt conduit à une réflexion plus large que la question du seul gascon : "On a fait une journée portes ouvertes sur les langues maternelles. Parce que ce qui est vrai en patois, c'est vrai aussi pour les Italiens… et puis on a des Portugais. Vous voyezlà, en accueil de jour, on a une portugaise et il nous faut trouver quelqu'un qui parle portugais parce que là elle a tout oublié !" Profitant de notre étude, les participantes s'interrogent sur de nouvelles applications : "Moi, quand j'ai entendu parler de cette réunion aujourd'hui, je suis infirmière en évaluation gérontologique, c'est-à-dire des MMS (Mini Mental Score), je me suis dit ça sera peut-être intéressant, je ne sais pas, il faut voir avec les médecins ce qu'ils en pensent de faire les tests en français et après les faire en patois, en occitan. Pour voir… Parce qu'ils repartent en arrière. Et du coup ils seraient dans leur langue maternelle et je me demande si… enfin, je suis presque certaine que j'aurais d'autres résultats ! Bon mais moi, avec ma maîtrise de l'occitan… qui est très faible…" S'en est suivi un échange sur la possibilité de faire traduire les tests par une personne de la maison plus compétente... Quel que soit le destin de ces initiatives, elles montrent l'effet d'entraînement d'une dynamique qui s'étend à tous les domaines de la vie de l'établissement (nos interlocutrices ont aussi ébauché un projet de site web bilingue). Elles mériteraient sans doute d'être confrontées à l'avis des spécialistes et des professionnels dans chacun des domaines concernés. III REPARLER LA LANGUE "ENDORMIE" L'occitan dans les groupes de parole L'animation des groupes de parole au cours de l'opération Lenga de casa était confiée à l'association Parlem ! qui est intervenue dans les sept établissements participants pendant six mois. A la différence de la formation, les groupes de parole ont continué à l'initiative de certains établissements qui ont fait appel à Parlem ! sur leur budget propre et d'autres institutions qui n'avaient pas participé à l'opération ont choisi de mettre en place eux aussi de tels groupes avec les mêmes animatrices. Nous avons donc pu utiliser des récits d'expériences passées mais aussi des observations directes de groupes en activité. L'un ou l'autre des chercheurs, parfois les deux, a participé à plusieurs groupes de parole dans deux des EHPAD qui avaient participé à Lenga de casa et dans deux autres qui les ont organisés plus tard. Les conditions de l'échange L'organisation des premiers groupes était laissée à l'initiative des établissements et des animatrices, du fait qu'il n'existait ni modèle ni précédent, du moins en domaine occitan. Les animatrices sont toutes de jeunes femmes possédant une solide formation en occitan gascon. Certaines étaient encore étudiantes, d'autres sorties depuis quelques années seulement de l'enseignement supérieur (études littéraires, sciences humaines et sociales avec un complément en études occitanes). Toutes étaient engagées, en tant que salariées de Parlem! dans des interventions qui vont désormais pour l'association de la crèche à la maison de retraite, ces deux institutions étant nouvelles alors que les lieux d'intervention habituels depuis une dizaine d’années étaient les écoles et les cours d'adultes. Des entretiens avec les cinq animatrices, il ressort que les conditions favorables ont mis du temps à être trouvées et les premiers contacts ce sont révélés parfois problématiques. Si l'on tente d'en lister les raisons : - Conçu au départ comme une animation dans un large éventail d'offres, le groupe de parole a été préparé sans toujours tenir compte de la spécificité de l’activité : fallait-il exiger une connaissance préalable du "patois", fallait-il privilégier l'intérêt pour la langue (motivé tout aussi bien par une simple curiosité) ? En conséquence, au tout début, les volontaires pour participer au groupe étaient peu informés et se sont bien souvent trouvés réunis dans l’attente muette d’une animation extérieure "à propos du gascon". - Des lieux trop vastes pour de trop grands groupes se sont révélés inadaptés à une animation qui n'était ni une conférence ni un spectacle mais devait naître de la participationdes résidents eux-mêmes. Ces erreurs de débutants, dont les acteurs s'amusent aujourd'hui, ont rendu difficile le démarrage des premières séances. Après discussion avec les animatrices internes et les responsables de chaque établissement, parfois avec l'aide d’un promoteur de l’opération, le malentendu a été levé, des lieux plus "intimes" ont été attribués et les résidents ont été mieux informés et de manière un peu plus sélective permettant ainsi de constituer des groupes vraiment intéressés, sans toutefois exclure personne a priori. L'autre question cruciale, qui ne vaut pas que pour les premières séances, est celle de l'horaire. Pour les résidents, comme pour les personnels, la question des emplois du temps peut devenir très contraignante vu la diversité des activités proposées et le fait que certaines heures sont "sacrées" et non propices aux groupes de parole : trop proches des moments privilégiés dans la vie en internat, tels certains repas qui ne souffrent aucun empiètement d’horaire chez les personnes très âgées. Ces éléments peuvent sembler anecdotiques mais l’expérience a appris à toutes les intervenantes que ne pas en tenir compte pouvait signifier l’impossibilité d’établir une vraie relation d’échange. Le problème des conditions matérielles qui peut peser lourd au début de la vie des groupes ayant été réglé, s'est posé la question du démarrage des séances. Les animatrices, n'ayant pas encore l'expérience de ces publics, ont d'abord tenté d'utiliser le matériel en usage avec d'autres groupes, enfants ou adultes. Mais les mallettes pédagogiques, les livrets ou les objets ont eu peu d'effets pour lancer les conversations. Ce n'est qu’une fois que l'objectif principal de l’activité a été identifié par les résidents, à savoir la possibilité pour chacun de prendre la parole "en patois", que les séances ont pu véritablement démarrer. L'interrogation sur la langue : un préalable obligé Mais la question de la langue parlée elle-même s'est imposée comme préalable. Les animatrices sont jeunes et identifiées comme telles, donc supposées "modernes et urbaines" par les résidents. "Tu ne parles pas comme nous" ce sont-elles entendu dire. Les premières vraies conversations ont donc porté sur ce thème. "Nous on parle patois et c'est pas le même qu'à X ou Y. Vous, vous parlez gascon ou occitan, c'est pas pareil". "Comment ça se fait que des jeunettes comme toi essaient de parler le patois ?" Les termes employés par les résidents dans les premières séances, outre celui de patois, étaient "bigourdan", "béarnais", "patois de Tarbes" "patois toy" mais jamais "gascon". Conséquence pratique : si c'est bien en tant que "Rendez-vous gascons" que les groupes de parole sont annoncés sur le panneau des animations de tel EHPAD, lorsque l'on fait le tour pour rassembler des participants, on propose aux résidents, comme dans tous les autres établissements de venir "parler patois". Et c'est sous le nom de "groupes patois" que ces séances prennent sens et sont attendues. Aujourd'hui comme hier, il y a quelques personnes âgées qui se montrent résolument réfractaires voire hostiles à l'organisation de tels groupes. Ils et elles sont connu(e)s comme étant "allergiques" au patois. L'animatrice et l'intervenante Parlem ! dans l'un des nouveaux EHPAD ayant choisi de mettre en place de tels groupes rapportent que certains, bien que parlant la langue, ont refusé de participer aux séances : "il y en a qui nous disent qu'ils savent déjà parler patois, d'autres que ce n'est pas le même patois que le leur". Certes, tous les refus ne prennent pas la forme de ce propos radical rapporté par une infirmière qui, tentant d'intéresser une résidente s'est entendu rétorquer : ''Je comprends pas pourquoi vous essayez de parler cette langue de berger ! On est dans un pays civilisé, c'est le français la langue !''. Où l'on retrouve le berger comme symbole de la ruralité qui parle "patois" … Mais, plus qu'une franche hostilité, plutôt rare, c'est souvent un "A quoi bon !" qui motive le refus : "A quoi bon parler une langue qui va mourir"; "C'est fini tout ça! A quoi bon nous le rappeler !" Pour l'animatrice d'une autre maison : "Ils sont très partagés ! A la fois ils sont dans le plaisir et en même temps ils pensent que c'est fini depuis longtemps…" Les positions ainsi exprimées ne peuvent être comprises, c'est une évidence, sans tenir compte du sort qui a été fait à l'occitan dans la société en général et à l'école en particulier. Le souvenir des années d'école est bien vivant et c'est l'un des moments de l'enfance qui revient à la mémoire avec le plus de facilité si l'on en croit les thèmes de discussion privilégiés dans les groupes de parole. Ce temps est exprimé sur le ton de la nostalgie soit sous la forme d'anecdotes de la vie d'autrefois soit par comparaison avec l'enfance d'aujourd'hui. Mais l'évocation de l'interdiction du patois y tient aussi une place de choix : "Ce patois que vous voulez nous faire parler, nous on nous l'interdisait !" À l'âge et dans une époque où ceux qui l'ont toujours parlé dans leur enfance ont le sentiment qu'ils sont les derniers à pouvoir encore le faire, certains ne sont pas sûr de le vouloir, a fortiori dans une institution et avec des gens dont ils ne considèrent pas qu'ils font partie de leur environnement familier. Parfois même l'interdit a été si bien intégré qu'il a "endormi" le patois comme l'a dit une personne âgée à l'un d'entre nous : "Mon fils m'a demandé si je l'avais oublié le patois […] c'est dans la tête, ça reste. Ça dort, ça se parle pas le patois aujourd'hui, je parle le français comme ça on me comprend". Ce n'est peut-être pas tant la punition qui accompagnait l'interdit qui a profondément marqué ces locuteurs mais les conséquences dont ils peuvent rétrospectivement mesurer la portée. D'abord la disparition pour eux inéluctable de la langue avec la disparition tout aussi inéluctable de "la vie d'autrefois". Mais aussi ce changement de monde auquel ils ont dû euxmêmes contribuer. Au cours des conversations que nous avons pu avoir avec des résidents avant ou après les groupes de parole, le thème de la transmission ou de la non transmission s'est imposé avant même que nous l'ayons suggéré. Si jusque-là (avec les personnels) il était question uniquement de la transmission ou de la non transmission verticale de la langue, entre grands-parents et parents et entre parents et enfants, avec ces résidents c'est aussi une non transmission en quelque sorte "horizontale" qui a été évoquée. Par deux fois il nous a été rapporté avec émotion qu'après avoir pris conscience que le français s'imposait à l'école et qu'il fallait en passer par là, des aînés ont décidé que leur frère ou leur soeur plus jeune devait anticiper ce qui allait lui être imposé et que donc ceux qui l'avaient déjà appris à l'école ne devaient leur parler que français et que leurs propres parents devaient leur parler patois le moins possible : "pour ma soeur (mon frère), j'ai dit à mes parents, pour qu'elle s'en sorte, on va lui parler que français…" On comprend qu'en dehors des usages spontanés dans des cercles intimes ou quand sont créées les conditions d'un échange familier, être invité à parler publiquement cette langue, a fortiori dans une institution, puisse immédiatement susciter des interrogations qui parfois peuvent conduire à un refus ("C'est fini tout ça, à quoi bon nous le rappeler") et que dans tous les cas la parole publique attendue ait besoin d'une médiation et d'un dispositif adéquat pour s'exprimer. Le plaisir de parler et d'entendre parler Qui participe aux groupes ? Selon quels critères sont-ils constitués ? En général, une liste de personnes est préalablement établie par la ou les animatrices du site : "On cerne les gens potentiellement intéressés", "On les connaît, on sait...on discute entre collègues, et on sait qui parle couramment. Et après on leur demande qui veut y aller, tout simplement. Si on sait que les personnes sont soit allergiques, soit ne parlent pas du tout on ne s'adresse pas à elles" . A l'arrivée, une quinzaine de personnes, parfois plus, parfois moins, se retrouvent dans une salle où un cercle est formé d'autant de chaises que de fauteuils. Car seule une sélection minimum a été opérée parmi les volontaires, en général pour écarter du groupe une personne qui a coutume de le perturber ou bien qui ne comprend pas vraiment la situation et voudra s'en aller au bout de quelques minutes. Les groupes sont donc en général "tout public" et il n'est pas rare de voir des participants "décrocher" pour un petit somme ou simplement relâcher leur attention ce qui ne semble gêner personne. Aucun tri donc en fonction du handicap ou de la capacité d'attention. Il est admis que certains viennent profiter de façon muette de la convivialité ambiante ou tout simplement "pour écouter". De l'avis des personnels : "ceux qui veulent venir régulièrement ça leur profite toujours !" Le moment de l'installation peut prendre du temps et l'on doit se soumettre aux contraintes de la vie en EHPAD. À C. des chaises sont disposées en cercle mais vite occupées par les premiers arrivés, des personnes en fauteuil sont installées à l'extérieur du cercle, derrière les chaises. Un infirmier vient changer la perfusion d'un résident, une soignante amène une dame en fauteuil : "je vous la mets là", dit-elle à l'intervenante… Plus étonnantes pour un observateur sont les intrusions extérieures qui ont parfois lieu au beau milieu des groupes de parole. À T., un espace de la salle commune est matériellement circonscrit par des cloisons amovibles ; les participants et l'intervenante sont assis en cercle, les échanges, tous "en patois", sont très animés. Au cours d'une séance observée, une soignante ouvre la cloison et appelle un participant " pour la pesée" puis un autre "pour un contrôle". L'un se dit occupé et ira plus tard, l'autre se lève, sort de la salle et revient quelques minutes après. À C., une vingtaine de participants sont présents : pendant la séance la porte reste ouverte, des curieux jettent un oeil dans la salle, écoutent quelques minutes, et des soignants font des allers-retours, amenant une nouvelle résidente et en retirant une autre sans explication. Les conditions ne sont donc pas toujours idéales et pourtant les groupes que nous avons observés "fonctionnent". Les animatrices ont vite oublié les premiers temps où on leur demandait ce qu'elles venaient faire et pourquoi elles s'intéressaient au patois. Elles impulsent les conversations et relancent avec assurance pendant les temps morts. Malgré les difficultés, les absences soudaines ("- Ça fait longtemps que je n'ai pas vu Amélie ! – Mais elle est décédée Amélie, ça fait un moment !...), les groupes existent autour de leur animatrice attitrée. Une bonne moitié d'habitués vient à toutes les séances. Dans les groupes, comme dans la relation soignant-soigné décrite plus haut, "la petite jeune" est acceptée à partir du moment où les personnes âgées lui assignent une place bien identifiée. Il est alors possible d'admettre qu'elle puisse parler le patois, et bien le parler, même "si ce n'est pas tout à fait le même". Telle fille est du pays Toy, elle sera donc "la Toye" et sera chambrée comme l'on chambrait traditionnellement les gens de la vallée d'à côté. Certaines finissent même par être identifiées à l'activité. Les résidents ne vont plus au "groupe patois" mais au "groupe de Nathalie" ou tout simplement, à telle heure "ils ont Nathalie" et ils l'attendent avec des chocolats… Les participants ne sont pas tous égaux dans un groupe. Physiquement et mentalement certains sont plus aptes que d'autres à prendre la parole mais chacun peut participer à sa façon, fut-elle une position d'écoute, à condition que d'autres prennent l'échange à leur compte. Si l'animatrice doit toujours payer de sa personne, dans chaque groupe observé un ou des leaders jouent un rôle privilégié et entraînent tous les autres. Ces personnes ressources ont un plaisir manifeste à parler la langue et ils deviennent les moteurs du groupe. Au cours de telle séance c'est une dame qui n'hésite pas à égayer l'atmosphère avec des plaisanteries un peu "salées". Dans tel autre c'est un boulanger et dans tel autre un inséminateur. Les anciennes professions sont pas pour rien dans l'occupation de cette place de leader. L'inséminateur qui allait de ferme en ferme dans toute la région s'est constitué un réseau de connaissances couvrant un vaste espace géographique… et linguistique. La question des différences entre "les patois" étant constamment remises sur le tapis, il est un informateur privilégié sur les différentes façons de dire puisque il n'a cessé de passer les "frontières" entre parlers. De plus, on imagine que les particularités de sa profession l'ont conduit à se constituer un réservoir inépuisable d'anecdotes et de plaisanteries qui peuvent occuper une bonne partie des séances. Au cours de l'une d'entre elles, il était constamment épaulé et relayé par une dame qui veillait consciencieusement à ce que personne ne laisse échapper un mot de français. Ces deux personnes parlent un excellent gascon et sont reconnues des autres aussi pour leurs compétences linguistiques. Cet ensemble de qualités fait exister le groupe et rend la séance plaisante pour tous. Le thème du jour, les métiers disparus, assez récurent il faut bien le dire, permet à chacun de prononcer ne serait-ce que quelques phrases quand les deux "leaders" leur en laissent le temps… Les thèmes qui ont le plus de succès se rapportent aux travaux suivant les saisons et à tous les aspects de "la vie d'autrefois", tout particulièrement aux fêtes dont la préparation et le déroulement est systématiquement comparé aux façons de faire d'aujourd'hui. Comme il a été déjà souligné, l'école et la langue elle-même sont des sujets inépuisables. La recherche de certains mots avec les commentaires qu’ils suscitent peut aussi scander les séances, tout comme l'étonnement provoqué par un mot inconnu que les autres vous font découvrir. Chacun à son tour peut apprendre quelque chose aux autres. Pas de contes traditionnels, peu de récits structurés, mais de nombreux proverbes (ce qui suscite encore une fois la comparaison avec ceux de "la vallée d'à côté"). Les thèmes sont souvent très répétitifs mais il est vrai que beaucoup oublient d'une séance à l'autre… Alors malgré toutes les contraintes, les hésitations et le caractère répétitif des séances sans doute le plaisir vient-il effectivement de cette plongée dans la langue et la remémoration, très active pour les meneurs de jeu habituels, moins active ou en apparence totalement passive pour ceux dont on a l'impression qu'ils ont plaisir à se laisser bercer par les conversations des autres. Une psychologue de l'EHPAD A ayant particulièrement apprécié leurs bénéfices dans l'amélioration de la communication avec les résidents qui participent au groupe de parole s'est posée la question de sa participation, elle qui comprend un peu la langue mais ne la parle pas. Elle a tenté de le faire avec l'accord de l'animatrice. Mais de par sa fonction et du fait que manifestement elle ne pouvait être située nulle part dans l'échelle des gens qui parlent plus ou moins la langue, elle n'a pu trouver sa place au sein du groupe et a dû renoncer à participer : "J'étais consciente que c'était important et donc j'y suis allé une fois. Mais je peux pas intervenir, même si je comprends et du coup j'étais là plutôt en tant qu'observatrice. A certains moments, du fait de ma présence, très vite ils revenaient au français, surtout par ce qu'ils essayaient de m'expliquer ce dont ils parlaient. Ils revenaient au français et je sentais que ça parasitait le groupe. J'aurais bien aimé continuer parce que je trouvais ça intéressant mais je ne sais pas trop si ça serait bénéfique pour eux. Parce que c'est vraiment un temps de parole à eux, où ils peuvent parler leur langue et je n'ai plus envie d'interférer…" Les groupes de parole ont leur propre rythme et leurs propres règles pour atteindre un plaisir partagé : "Alors au début c'était pas évident, j'avais peur du silence en fait, dès qu'ils s'arrêtaient de parler. J'étais là : vite, vite, enchaînons ! Et maintenant je suis de plus en plus à l'aise et puis j'apprends plein de choses, c'est vraiment devenu un plaisir" (animatrice) CONCLUSION ET RECOMMANDATIONS Cette incursion dans que lques maisons de retraite du département des Hautes-Pyrénées ayant adhéré à l'opération Lenga de casa lancée par le Conseil Général en 2008-2009 a permis de décrire et de comprendre les implications d'une reconnaissance de l'usage de l'occitan gascon dans la vie des résidents et dans leurs relations avec les personnels des établissements. C'est d'abord dans la pratique de la vie en institution, tant du côté des responsables confrontés à des situations de crise que du côté des personnels engagés au quotidien dans une relation de soin parfois difficile que s'est forgée la conviction que l'usage de la langue des résidents pouvait avoir et avait manifestement un effet bénéfique. La multiplication des expériences a conduit à l'accumulation d'un savoir qui s'est trouvé réinvesti dans la vie des établissements. Ce n'est pas la langue seule qui marque l'appartenance à une identité mais ce qu'elle manifeste d'un lien étroit avec le monde rural, avec des modes de vie appartenant au passé des personnes âgées arrivées en maison de retraite. Quand il s'est agi de traiter les effets du traumatisme vécu au moment de l'entrée en institution, c'est le rappel de l'ensemble de ces liens qui a été mobilisé par l'aménagement de moments et de lieux où cet attachement pouvait s'exprimer. "Repartir en arrière quand c'est nécessaire pour pouvoir vivre dans le présent" pourrait être la formule pour décrire cette façon d'accompagner le vieillissement. Si la contribution à la bientraitance ne fait aucun doute, dans quelle mesure peut-on parler d'effet thérapeutique de l'usage de la langue occitane avec les résidents ? A notre sens, il serait bon de distinguer trois niveaux d'intervention : - Un premier niveau est celui qui correspond dans la pratique à l'expérience de la langue comme "déclencheur" maintes fois décrite dans les situations de crise aigüe, d'enfermement dans le mutisme et l'absence de communication. Encore faudrait-il faire la différence entre ce qui relève d'une pathologie bien identifiée (type Alzheimer) et ce qui relève d'un fonctionnement psychologique dû a une situation particulière. Dans les deux cas l'effet est incontestable mais les mécanismes ne sont sans doute pas tout à fait les mêmes. Seules les recherches en cours nous le diront. Et l'on notera que dans ce cas toutes les langues sont concernées, puisqu'il s'agit d'une sollicitation de la langue de l'enfance, quelle qu'elle soit. - Un deuxième niveau d'intervention, que l'on confond souvent avec le premier parce que la situation initiale de "blocage" est souvent la même concerne la relation duelle soignantsoigné. Telle que nous l'avons décrite, elle fait apparaître un effet de reconnaissance mutuelle opéré par l'usage de la langue entre des personnes qui vont se reconnaître comme appartenant à un même univers familier tout en prenant acte des différences qui les séparent comme les sépare l'écart entre les générations. Un accès à l'intimité est alors possible, pas seulement par la "magie de la langue" mais par le lien social que son usage à permis de (re)créer. - Le troisième niveau, enfin, concerne les dispositifs de facilitation ou de "libération" de la parole tels que les espaces de convivialité encourageant les échanges, les clubs de lecture de la presse locale favorisant les commentaires en français et en occitan, les chorales qui font appel aux chants en occitan et bien entendu les groupes de parole où chacun est invité à s'exprimer. Il s'agit d'un niveau d'expression publique, même s'il ne concerne qu'un cercle restreint. Bien que ces groupes soit a priori ouverts à toutes et à tous et pas seulement aux personnes ayant gardé leurs capacités intellectuelles intactes, l'usage de la langue par ceux qui s'y montrent actifs se situe à un niveau que nous pouvons qualifier de culturel. Distinguer ces trois niveaux évite de tout englober dans un "effet thérapeutique" indifférencié qui permet certes de décrire une efficience constatée dans la pratique mais qui empêche de distinguer ce qui relève éventuellement du médical, du psychologique et du culturel. A PROPOS DE LA FORMATION Le volet formation de l'opération Lenga de casa a bénéficié d'un bon indice de satisfaction mais il a dans le même temps pâti d'un fort indice de frustration. On l'a vu dans les pages qui précèdent ce sont les difficultés matérielles d'organisation des emplois du temps et de distance entre les établissements et les lieux de formation qui ont empêché beaucoup de candidats de participer à toutes les séances. Ceux qui ont pu le faire ont été autant séduits par la découverte de la langue occitane dans son histoire et son évolution que par les apprentissages linguistiques, forcément limités en six séances au plus, qu'ils souhaitaient réinvestir dans leur pratique professionnelle. D'autant plus que la formation a attiré autant ceux qui ne parlaient pas du tout la langue que ceux qui pratiquaient déjà "le patois" avec des niveaux de compétence très différents. Rien n'a pu être observé de la formation puisqu'elle s'était terminée plusieurs mois avant le début de l'étude mais les témoignages recueillis et certains effets observés permettent de faire les remarques et suggestions suivantes : Est-il concevable de faire un réel apprentissage linguistique sur une durée aussi courte et en si peu de séances ? Ne vaut-il pas mieux concevoir l'aide à la formation sous trois formes différentes : . D'abord une information sur la langue qui lèverait et expliquerait les confusions sur la dénomination : patois, gascon et occitan, à l'usage exclusif des personnels des maisons de retraite et qui pourrait utiliser divers supports. . Ensuite une aide à la formation linguistique, en un mot un accès facilité aux cours de langue pour ceux qui sont près à s'engager dans un réel apprentissage, ce que quelques anciens participants à la formation Lenga de casa ont fait de leur propre initiative. . Une formation linguistique à visée professionnelle, enfin, qui devrait avoir lieu dans les établissements demandeurs, quand on sait la difficulté à organiser des regroupements à l'extérieur, et qui consisterait d'abord à faire un bilan en interne des usages de la langue dans l'établissement par échange d'expériences et de permettrait ainsi de déterminer les besoins. Cette formation pourrait se faire en partie avec la participation de certains résidents. C'est dans ce cadre-là que le livret comprenant les expressions utiles en occitan gascon pourrait retrouver sa fonction. Les témoignages recueillis ont bien montré qu'il suffisait pour un usage minimum de la langue à condition qu'il soit présenté en interne et que son utilisation fasse l'objet d'un suivi. A PROPOS DES GROUPES DE PAROLE Les groupes de parole ont trouvé leur forme propre et leur rythme de fonctionnement. Les derniers installés n'ont pas eu de mal à s'adapter, ceci grâce au savoir faire accumulé depuis plusieurs années maintenant par les intervenantes d'une même association. Une remarque toutefois et une suggestion : on l'a vu au cours de cette étude, les groupes de parole identifiés comme tels ne sont pas les seuls lieux ou la parole en occitan s'exprime. Les ateliers lecture de la presse, les ateliers mémoire se transforment souvent en partie ou momentanément en groupes de parole. Or les animatrices des premiers ne savent que très peu de choses de ce qu'il advient dans les seconds, hormis le fait que les résidents y prennent plaisir et elles n'y ont jamais participé, en tout cas en ce qui concerne les aides soignantes parlant la langue qui s'en sont plaintes. Permettre aux personnels d'entendre la parole des résidents ailleurs que dans leur domaine propre d'intervention pourrait être aussi l'un des objectifs que le bilan de formation mettrait à l'ordre du jour. Dominique BLANC Ingénieur d'études à l'Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales (EHESS), Chercheur au LISST-CAS (Université de Toulouse Le Mirail-EHESS-CNRS) Responsable de l'étude.