Les carats de la terre d`Alba

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Les carats de la terre d`Alba
Le Monde del 04.12.03
Les carats de la terre d’Alba
Entre le Pô et la vallée du Belbo, dans les collines du bas Piémont, une Toscane odorante
perpétue une tradition de vin et de truffe.
ALBA
de notre envoyée spéciale
C’est ne pas vraiment de la brune, plutôt une atmosphère particulière, ouatée, complice.
Imperturbable, Tiziana, la jeune historienne locale, s’applique à décrire la façade de l’église
San Lorenzo, toute en briques et arrondis : « Voici le lion, l’aigle, le bœuf et l’ange, les
symboles des quatre évangélistes. » Sa voix porte, mais rien n’y fait.
Ni les géraniums aux couleurs éclatantes qui font rougir les balcons ni les murs
imposants de la mairie, installée sur ce qui fut l’ancien forum romain, ne parviennent à
rompre cette impression de rêve éveillé. Au contraire, avec cette nuit tombante d’automne
qui s’accroche aux boutiques illuminées, comme à autant de lucioles nichées sous les
arcades de pierres, Alba est totalement irréelle.
Et lorsqu’au détour d’un palazzo obscur, dans se dédale de rues dominées par les vieilles
tours médiévales, s’insinue soudain une odeur, presque palpable, de chocolat, on se dit que
oui, c’est certain, la capitale des Langhe, ces douces collines du bas Piémont, est tout droit
sortie de quelque étrange conte de Noël.
L’éclat de rire de Tiziana vient a propos pour reprendre pied dans la réalité : « Ce que
vous sentez, dit-elle, c’est l’usine Ferrero, le grand fabriquant de chocolat installé à Alba
depuis les années 1940… » Un coup d’œil attentif à la via Maestra, l’artère principale de la
petite ville, aurait suffi à le comprendre : Alba, sous ses airs éthérés, cultive une art de vivre
bien réel.
Les restaurants « branchés » rivalisent avec les cafés historiques dallés de marbre et
peints à fresque et les œnothèques avec les épiceries fines. Partout, fromages, chocolats fins
et truffes disputent la vedette aux vins. Certains designers de mode en décorent même leurs
vitrines : modèles originaux et grands crus vont de pair.
Comment en serait-il autrement ? Ici se concentrent plusieurs grands vins italiens, dont le
barolo, le barbaresco, le dolcetto ou l’asti.
Chacun avec des traditions et des lettres de noblesse qui n’ont plus rien à prouver. Ne diton pas, par exemple, que Carlo Alberto de Savoie avait réprimandé vertement le marquis di
Faletti, seigneur de Barolo, pour ne lui avoir pas fait goûter ce vin si célébré ? Ce qui
obligea le marquis à inviter toute la cour et les récits de l’époque racontent que, « fait inouï ,
tout un jour les carrosses se succédèrent sans interruption sur les collines ».
De son côté, la truffe blanche d’Alba faisait fureur dans le cours européennes dès le
XVIIe siècle. Quant au chocolat, il n’est pas en reste : la légende veut qu’une des premières
fèves de cacao rapportées par le conquistador Hernan Cortes soit arrivée au Piémont dans
les bagages d’Emanuele Filiberto de Savoie, lorsqu’il vint prendre possession de ses Etats,
après la paix de Cateau-Cambrésis.
Pays de cocagne
Pourtant les Langhe, ce n’est pas seulement un petit pays de cocagne, endormi sur ses
traditions. C’est une de ces terres pauvres d’Italie qui s’est « faite elle-même », une Toscane
peu connue et à peine moins sophistiquée, mais tellement plus vraie.
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Le meilleur moyen de la découvrir, c’est de s’astreindre, pour une fois, à tourner
délicieusement en rond, en explorant, au départ d’Alba, chacune de ces collines couronnées
de vignes et de noisetiers, mais aussi de châteaux ou de chapelles oubliées.
Depuis San Stefano Belbo, son village, où sa maison natale transformée en musée se
visite, l’écrivain Cesare Pavese « croyait voir la mer » sur ces terres ondulant sous le vent,
entre le Pô et la vallée du Belbo. La région a changé, sans doute, depuis les années 1950 et
pylônes électriques et constructions ont affadi certains paysages, mais, au hasard de sentiers
devenus des routes, s’exhale encore « l’odeur des pommes sures, de l’herbe sèche et du
romarin » qui, pour Pavese, faisait de cet endroit « le monde entier à lui seul ».
Cette saveur de la terre, Diego et Piero la connaissent « de l’intérieur ». Ils sont « trifulau
», chasseur de truffe en dialecte. Ne le devient pas qui veut, explique Piero : « Il faut passer
un examen de connaissance du terrain et payer un permis annuel de 92 euros, mais le plus
excitant, c’est former ses chiens. »
Pour l’heure, en rase campagne, un bâton à la main pour fouiller la végétation, ils incitent
leur chienne setter, Diana, à chercher. Quelques minutes à peine et Diana se couche sur le
sol pour protéger « sa » truffe. Seule une friandise accordée par Piero la fera se relever.
Cette année il n’a pas plu, la récolte sera décevante mais suffisante pour alimenter un
marché exigeant, prêt à payer jusqu’à 300 euros l’hecto. Un succès dont Piero, entre deux
recettes (sa préférée étant une simple pomme de terre relevée d’huile aromatisée à la truffe)
nous confiera le secret : l’idée commercial assez géniale qu’avait eue Giacomo Morra, un
restaurateur d’Alba, d’envoyer en 1951 une truffe de 2,5 kg au président américain Truman.
La truffe d’Alba était lancée.
S’initier aux Langhe, c’est aussi communier avec ses vins. De Castiglione Falletto la vue
est imprenable. « D’ici vous voyez le vignoble de l’un des plus grands vins du monde, et
c’est ma génération qui l’a fait connaître », dit, ému, Bruno Ceretto, en faisant visiter sa
propriété. Avant d’apposer son nom à l’un des meilleurs barolo, aux arômes de rose sauvage
et de violette, la famille a travaillé dur.
C’est Ricardo, le grand-père qui, le premier, en 1930, a fait des recherches sur le cépage
nebbiolo, essentiel à la « charpente » du vin.
Au sommet de la colline, Bruno Ceretto a fait édifier un insolite cube de verre dont la
structure n’arrête pas la vue. Pourquoi pareille audace architecturale chez un producteur qui
se veut le champion de la tradition ? « C’est une déclaration d’amour à l’originalité de
notre terre. »
Respecter une excellence
Associer l’art à cette création permanente qu’est le vin, c’est aussi le pari des Gagliardo
qui exportent dans le monde entier. Découvrir cette cathédrale de fûts, parsemée de
tableaux, qu’est leur cave à La Morra, c’est visiter un temple du design qui aurait eu la
coquetterie de se mettre au vert.
« Le vin, c’est la nouvelle identité ici, tout le monde s’y met, s’inquiète pourtant Stefano
Gagliardo, en faisant goûter le dolcetto de l’année ; ce n’est pas sans danger : il faut
respecter une certaine excellence et… le pouvoir d’achat du consommateur. »
Les Langhe enivrées par le succès ? Pas de danger. Pour s’en assurer, la faim aidant, il
suffira de gagner, face à l’éperon rocheux de Barbaresco, la petite bourgade de Neive,
alanguie à l’ombre de son église à clocheton. C’est là, à la Contea, un petit palais transformé
en auberge qu’officie Tonino Verra, ce fils du terroir qui a ressuscité les traditions
savoureuses des « disné ëd nose », les repas de noces campagnardes.
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Le contraste est étonnant : parmi les cristaux et les fresques délicatement surannées, les
mets sont servis en gants blancs dans une ambiance si familiale que l’on ne sait plus, dans
ces Langhe décidément irréelles, si l’on ne vient pas d’être prié à déjeuner chez les lointains
cousins piémontais du Guépard sicilien.
Marie-Claude Decamps
[Didascalia immagini:]
A travers les coteaux de vignes de Barolo, parsemés de vieux châteaux et de chapelles
oubliées (page de gauche). Marché dans le petit village de Dogliani (ci-dessus en haut). La
récolte de la truffe sera cette année décevante à cause de la sécheresse (ci-dessus). Le
château de Serralunga (ci-contre).
L’université du goût
C’était inévitable dans pareille région, réputée pour ses saveurs, c’est à Pollenzo, dans les
bâtiments rénovés de la ferme-château de Carlo Alberto de Savoie, que devrait s’ouvrir
l’année prochaine une inédite « université du goût et de sciences gastronomiques », promue
par la région et l’association piémontaise Slow Food, dirigée par le journaliste Carlo Petrini.
Un hôtel d’une cinquantaine de chambres, une résidence pour étudiants, in restaurant déjà
en activité, tenu par les fils du célèbre Guido, le restaurant le plus connu de la région, ainsi
qu’une véritable « banque du vin » destinée à préserver et approvisionner les marchés en
grands crus complètent le projet. Les études (payantes) axées sur la connaissance des goûts
et de la biodiversité devraient à terme, selon les organisateurs, être sanctionnées par un
diplôme européen.
CARNET DE ROUTE
VOYAGE. Train Paris-Turin, en wagon-lit double (A/R 344 € par personne). Air-France à
partir de 270 € par personne. De Turin à Alba, location de voiture.
ESCALES. A Alba, une vieille demeure raffinée revue design : Palazzo Finati (160 € la
chambre double ; tél. : 0039-0173-36-63-84). A Neive, pour les inconditionnels des bed and
breakfast, une vieille demeure du XVIe avec piscine : Palazzo de Maria (115 € la double ;
tél. :0039-0173-67-77-24),
ou en auberge : La Contea (90 € par personne en demi-pension : tél. : 0039-0173-67-75-58).
En pleine campagne, près de Santo Stefano Belbo, le luxe absolu d’un ancien couvent du
XVIIe reconverti en hôtel avec un restaurant coté « Da Guido » : Relais San Maurizio (225 €
la double ; tél. : 0039-0141-84-19-00. Dans la même zone, à Castiglione Tinello, hôtel de
charme Albergo Castiglione (120 € pour deux ; tél. 0039-0141-85-54-10).
GOÛTS. A Alba, une pâtisserie à l’ancienne, Cignetti, et un café historique, Calissano. Une
expérience unique : dîner au restaurant créatif de la future « université du goût » a Pollenzo
(tél. : 0039-0172-45-81-89).
L’ADRESSE. Manger des spécialités locales comme la robiola, le fromage chèvre-brebis,
ou les agnolotti al plin, pâtes fourrées à la viande et aux aromates, « pincées » à la main,
autour d’un verre de vin : Cantina de Gianni Gagliardo à La Morra (tél. : 0039-0173-50829).
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RENSEIGNEMENTS. Office du tourisme d’Alba ; tél. : 0039-0173-35-833 ; Internet :
langheroero.it ; courriel : [email protected]
Office national italien de tourisme, 23, rue de la Paix, 75002 Paris ; tél. : 01-42-66-03-96 ;
internet : www.enit-france.com
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