La confiance comme relation « émancipatrice

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La confiance comme relation « émancipatrice
1
Laurence Cornu
Communication présentée au Colloque de l’EHESS
La structure cognitive de la confiance,
organisé par Albert Ogien et Louis Quéré.
25, 26, 27 septembre 2003,
Actes parus sous le titre : Les moments de la confiance,
Economica, 2005.
La confiance comme relation « émancipatrice »
Peut-on proposer un modèle cognitif de la confiance ? C’est-à-dire un modèle qui ferait
apparaître le mode de connaissance dont procède « la confiance », et qui rendrait celle-ci
connaissable ? Si nous entendons là un mode rationnel, ou rationnellement modélisable, un tel
propos est-il en mesure d’atteindre son but : la confiance procède-t-elle d’un tel mode de
connaissance, ou se prête –t-elle à cette maîtrise rationnelle ? Et l’intérêt que nous développons à
vouloir rendre la confiance connaissable a-t-il pour seul enjeu la « théorie » ? Ou encore ce
vouloir-comprendre est-il étranger à l’idée d’une maîtrise - technique ou morale-, à une « volonté
de puissance » symptôme d’une méfiance, susceptible alors de manquer la spécificité de la
confiance, et peut-être même de la ruiner ? La confiance, qui intéresse bien des champs de
l’existence humaine, invite donc, pour pouvoir être comprise, à réfléchir également sur nos
manières de saisir, sur leur paradigme « cognitif » et leurs visées pratiques. Dès les premiers
gestes de l’approche « rationnelle » qui sont de définir, d’analyser, comparer, classer, on
rencontre d’ailleurs des paradoxes significatifs de la trompeuse simplicité de la confiance.
La confiance est-elle « objectivable » ?
Une hypothèse et des paradoxes
Posons avec Simmel que la confiance est « une hypothèse sur une conduite future »1. Elle
implique donc toujours un autre être que soi, que l’on ne connaît jamais entièrement, (d’où
l’hypothèse), elle suppose un avenir et l’acceptation d’une répartition de ce qui dépendra de soi et
de l’autre. Une démarche rationnelle continuerait : pourquoi acceptons-nous ce partage et
comment le faisons-nous ? Il doit bien y avoir des raisons à un tel choix, et ce dernier doit bien
être fait rationnellement. Et, le plus souvent, alors, on présuppose y avoir intérêt et lucide
maîtrise : on fait de la confiance la conclusion d’un calcul de pertes et de gains. Mais s’il arrive
qu’on puisse ainsi la représenter ou la traduire, et par là en justifier l’intérêt2, elle-même se
présente souvent sans calcul, comme ce qui coupe court au calcul, ou le précède, ou l’ignore.
C’est justement alors qu’elle échappe aux « pinces de la causalité »3, et de la rationalité, comme
1
Georg Simmel, Secret et sociétés secrètes, Circé, 1991, p. 22. Nous avons analysé ce texte dans notre article « La
confiance dans les relations pédagogiques », conférence prononcée à Buenos Aires, traduite dans Le Télémaque,
N°13, mai 1998, PU de Caen.
2
Voir G. Le Cardinal, et J.-F. Guyonnet, « les mathématiques de la confiance », Pour la science, Juillet 1984.
3
Pour emprunter une expression de Musil, dans Les désarrois de l’élève Törless.
2
« quelque chose » qui peut être éprouvé ou décidé sans raison, parfois sans but, et se produire
sans ratio, raisonnements, comptes ou escomptes. Ou qui, si elle se joue avec but et calcul, ne se
différencie pas alors d’une méfiance rusée4.
Premiers paradoxes : la raison est méfiante. Et cependant son recours repose sur une
confiance dans nos capacités de trouver quelque vérité - ce que révèle a contrario le scepticisme.
Et de son côté, même si elle est sans raisons, pour autant, la confiance n’est pas irrationnelle. Elle
est peut-être d’abord a-rationnelle, sans être par la suite anti-rationnelle. Elle peut avoir lieu sans
les ressources de la raison, et se poursuivre en les mobilisant. Irraisonnée, elle peut parfois
paraître absurde, mais elle peut aussi être juste et non seulement trouver des raisons, mais « avoir
raison ». En tout cas, pour construire, après la première définition, un concept qui nous permette
de comprendre ce qu’est la confiance, il faut s’intéresser davantage à l’expérience de la
confiance, qui en est notre première « connaissance ». C’est d’ailleurs ce que les études sur la
confiance font souvent, à savoir de partir de situations familières, comme d’une référence
commune et claire dans laquelle … nous avons confiance : des exemples sont pris, « nous
parlent » et nous les vérifions ainsi. Notre confiance dans la connaissance partirait donc de notre
première connaissance de la confiance, qui est d’expérience. La confiance est dans et du côté de
l’expérience, familière, humaine : la connaissance sensible en la matière est le lieu d’une
confiance primordiale. Mais d’où tenons-nous celle-ci ? Comment s’établit –elle ?
Des formes de confiance
A tenir et à en venir à cette réserve d’exemples et cette pierre de touche de l’expérience
n’y a –t-il pas alors à observer des formes de confiance distinctes ? Après la première esquisse de
définition (« hypothèse sur une conduite future »), il faut essayer maintenant un second geste,
analytique, sans perdre de vue la complexité de l’expérience et la pluralité des expériences. Peutêtre ne parlons –nous pas toujours de la même chose ?
Les mots et les choses sont liés. La confiance, qui passe parfois les mots ou se manifeste
sans eux, est dite cependant dans des mots. L’étymologie montre les liens entre « confiance »,
« foi », « fidélité » et « confidence », mais aussi entre « croyance », « crédit » et « crédulité » :
univers latin, vocabulaire de foi, de religion et de morale. Dans quelle mesure nos perceptions et
nos attentes en sont-elles marquées ? La confiance est-elle une foi ? Peut-on l’approcher
autrement ? Relève-t-elle de la seule réflexion morale ?
Nous posons quant à nous que des événements historiques, politiques, ont bouleversé la
structure « traditionnelle » de la confiance, qui était liée au modèle (peut-être catholique -romain)
de la foi, dans le même mouvement qu’elles ont bouleversé la notion d’autorité, et remanié celle
de responsabilité5. La Révolution française est un de ces événements, liés à un mouvement plus
ample, dans lequel le désinvestissement d’un pôle d’autorité politique-religieux renvoie les êtres
humains à eux-mêmes de deux manières : ils y expérimentent leur capacité d’engagement entre
eux (et non leur fidélité à une Autorité), ce qui est le défi d’une confiance entre égaux capables
d’actes de parole (par exemple dans la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen). Mais
passé un temps d’unanimité, ils cherchent quel crédit accorder à la parole humaine, « trop
4
Dans le dilemme des prisonniers, étudié, entre autres, par Watzlawick (La réalité de la réalité, Points Essais,
N°162, 1984, p.99), et par MM. Le Cardinal et Guyonnet, les « joueurs », des malfaiteurs, symbolisent les êtres les
plus méfiants et calculateurs qui soient.
5
En suivant les analyses de Hannah Arendt, dans La crise de la culture, (Folio). CF. aussi, Jean-Louis Génard, La
grammaire de la responsabilité, Cerf, Humanités, 1999.
3
humaine » désormais auto-fondée. Autrement dit la confiance est devenue un problème politique,
et non plus seulement moral. On s’inquiète de la fiabilité d’autrui : puis-je me fier à sa parole,
qu’est –ce que donner sa parole6 ? La question ne concerne pas seulement la vie privée : elle
intéresse la sociabilité publique. Quel est le garant de la parole donnée s’il n’y a plus de Garant ?
Sur quelles relativités, ou quelles relations s’appuyer s’il n’y a plus d’absolu dans lequel avoir
foi ? Quel crédit « minimal » et réaliste nous éviterait de tomber dans la terreur d’une méfiance
généralisée des suspects ? On sait que la Révolution a rencontré cette épreuve. La question de la
fiabilité se pose donc « à nouveaux frais » dans les sociétés « modernes », démocratiques, sans
parler même de la nouvelle donne des temps contemporains où s’éveillent sur un mode nouveau
et critique les démons de la méfiance.
Mais il n’y a pas que l’espace politique. Il y a celui du marché. Le terme de confiance en
français est actuellement omniprésent (en économie, dans les discours politiques, dans le langage
quotidien, les médias), avec des valorisations ambivalentes. D’une part, dans l’air du temps des
discours ordinaires, l’on déplore l’absence de confiance, mais d’autre part on célèbre les bienfaits
de la démarche prudente et rationnelle (méfiante) dans toute action prévoyante. Les
consommateurs devraient-ils être confiants et les chefs d’entreprise méfiants ?
L’anglais nous en parlera-t-il mieux que le latin ? Cette langue offre d’autres mots et
d’autres idées : il y a certes « faith », « confidence » et « crédit », mais d’autre part « reliance »,
et enfin « trust », ce dernier fortement investi en économie.
Nous apprenons d’autre part que dans une société complexe, contemporaine, la confiance
est nécessaire et précieuse, elle est effet de système7. Elle a de nouveaux régimes, des garanties
aussi. Soit. Mais si nous faisons désormais confiance aux « experts », (pilotes, soignants, psys et
techniciens, politiques mêmes, etc., estampillés « professionnels », toutes assurances prises sur
diplôme et réputation), n’est ce pas l’effet d’une redistribution, d’une rationalisation, et d’une
régulation des méfiances ? « Traiter » tout problème, et tout être, à l’étalon supposé fiable d’une
expertise, n’est-ce pas parfois perdre (ou ruiner) une capacité de relation humaine directe appelée
aussi confiance ?
Le français dit non seulement « avoir », « faire confiance », mais surtout « donner
confiance à quelqu’un » : voilà qui met la confiance sous le régime de verbes actifs et d’une
adresse à autrui. C’est cette expérience-là que nous abordons ici.
C’est de cette expérience que nous disons que la question est loin d’être purement idéale
ou strictement technique. Elle n’est ni « seulement » de morale ni principalement d’économie.
Elle est éthico-politique, et sa crise moderne sollicite une anthropologie politique, pour approcher
les potentialités et modalités de lien entre des êtres humains. Et la question est complexe alors
même qu’il y a la répétition d’un terme, rarement défini, toujours présupposé obvie : la confiance
semble désigner une évidence de sens commun, un sens commun qui nous deviendrait cependant
comme étranger. Ainsi cherchant à expliciter l’implicite, la volonté de connaissance de la
confiance viendrait-elle peut-être au moment où la confiance est en risque de passer du statut
d’évidence pratique, et cependant inexplorée, à celui d’objet connaissable mais perdu, en risque
d’être ruiné ou manqué.
Peut-on approcher la confiance en faisant limite à sa manipulation en la montrant et la
protégeant comme humainement inestimable, sans en faire un objet d’ « expérimentation
6
7
Cf. Laurence Cornu, Un autre républicanisme, à paraître chez L’Harmattan, 2004.
Niklas Luhman, Vertrauen, John Viley & sons, Toronto, 1979.
4
totale »8, ? C’est avec ce souci qu’on s’intéressera ici à de situations d’émancipation, ce qui en
implique certainement une valorisation – autre façon de mettre en question la neutralité supposée
de l’observateur.
Situations de confiance et d’émancipation : des relations de libre compagnie
En philosophie de l’éducation, et dans d’autres recherches portant sur la Révolution
française, je me suis intéressée à des types de situations qui ont en commun d’être des situations
qui font événement de liberté : dans lesquels deux êtres, ou plusieurs, passent d’une relation de
dépendance à une relation délivrée pour partie d’astreintes réciproques - situations
d’émancipation, vécues comme un élargissement heureux, parfois impressionnant, exigeant
toujours. Evénement : il arrive quelque chose qui rompt et fait date, on n’y trouve pas la
continuité d’un processus. On n’y trouve pas non plus une maîtrise totale par des volontés
prévoyantes et outillées de prévisions. Mais cependant le phénomène n’implique pas une
extériorité des sujets : l’advenir de l’événement est aussi « avènement » dans les sujets et des
sujets eux-mêmes, dans cette relation. Par exemple c’est dans l’action politique révolutionnaire
que les citoyens se sont « déclarés » tels et révélés des sujets politiques. Et c’est également dans
des événements qu’un enfant fait « éclater » l’évidence qu’ « il n’est plus un enfant ».
Quant à la notion d’émancipation, si on l’imagine autrement que débouchant sur une
indépendance solitaire, c’est–à-dire une absence (après rupture) de relations, il s’agit de la penser
comme une relation entre deux êtres (ou plusieurs), non dépendants l’un de l’autre, mais restant
en relation, et l’on est alors au défi de penser une relation de liberté, ou la liberté comme relation,
impliquant une certaine qualité de rapport.
Que ces formulations (et ces idées) puissent surprendre nous donne la mesure du
paradigme « intéressé », et atomiste, qui imprègne implicitement nos analyses, comme si nous
avions du mal à concevoir une relation non commandée par un besoin ou le calcul d’un intérêt, et
quelque difficulté à admettre la possibilité d’un goût, partagé, du moins partageable, pour la
liberté, apprécié non dans l’isolement, et pour le seul individu, mais en compagnie. Aucun
discours « idéal » ne vaut pour ébranler ce préjugé de l’individualisme possessif, auquel l’utopie
collectiviste a pu donner la réplique sans se saisir de cette question, aussi est-ce à l’expérience
que l’on confiera la chance d’accorder quelque crédit à de telles possibilités : expérience de
relations éprouvées comme libres, ou créatrices de liberté, expérience d’événements de relation
libérateurs, dont l’existence de chacun peut faire le don, dans le temps de l’enfance ou de la
formation, dans des relations d’amitié ou d’amour. Mais il ne s’agit pas seulement d’éthique et
d’expérience inter-subjective, privée, mais aussi de quelques expériences sociales ou publiques,
(orchestres, équipages, compagnies, colloques !) politiques, dont cette fois l’histoire comme
expérience, ou comme connaissance d’une expérience collective, peut donner à entrevoir le
« trésor perdu » : grand soir, manif, débat et autres atmosphères ou actions collectives.
Il se trouve que s’y jouent des formes de confiance.
L’enjeu est donc de prendre au sérieux, de « croire » possibles parce que réelles parfois,
de telles expériences, même rares, expériences de relations libres, et d’en chercher des conditions
de possibilité. Ce n’est pas nécessairement une mince affaire parce que, outre leur fragilité, les
théorisations disponibles, les paradigmes philosophiques abordent la confiance avec méfiance et
dans les catégorisations de la méfiance. Un enjeu plus ambitieux serait alors de construire un
paradigme capable de rendre compte de ces phénomènes, à supposer qu’on leur accorde de
8
Selon l’expression de Jacques Poulain, L’âge pragmatique ou l’expérimentation totale, L’Harmattan, 1991.
5
l’importance, une importance pas seulement « théorique », mais éthico-politique, ce qui relève
aussi d’un goût pour ces libres compagnies.
Le concept de confiance pourrait alors être plus qu’une hypothèse (« purement
théorique ») sur une conduite future : quelque chose comme un pari de libres relations. Mais la
notion de pari est elle-même délicate. Un pari risque un réel là où l’on posait une idée, il engage
là où on observait. Soit. Mais on le voit alors calculant des gains, on le rabat sur une économie
égocentrée, sérieuse et âpre comme celle d’un financier. Cette vision spéculatrice est-elle
toujours une métaphore exacte et juste de la confiance9 ? On oublie que pour qui joue réellement,
le gain importe moins que l’attraction de l’inconnu, dont le calcul des probabilités ne fait que
donner une idée, et non l’expérience de l’intensité. Mais à trop se focaliser sur la passion du jeu,
on valorise cette fois le vertige radical d’une non maîtrise. Or la confiance n’est ni totale
maîtrise, ni vertige de son abdication. Un certain jeu est son goût, mais non la solitude désespérée
de la roulette. La confiance serait alors un défi (non une défiance) du souvenir et du désir de
libres relations.
La thèse de ces travaux est donc que des relations libres impliquent des formes de
confiance, c’est-à-dire très simplement un renoncement aux soupçons du contrôle d’autrui, une
possibilité de coopération, une question de « non pouvoir ».
La thèse de cette communication-ci est que certaines formes de confiance peuvent être
comprises comme des relations émancipatrices : des façons de créer des espaces pour de la liberté
en commun, des espaces reliés et libres. La question de la confiance n’est pas alors seulement une
question morale. Elle ne peut d’ailleurs pas être l’objet d’un impératif moral (pas plus que
technique d’ailleurs). Mais elle est la préoccupation d’une sociabilité, le souci des tissages
possibles des liens humains, et particulièrement dans ce qui fait lien d’une génération à une
autre, dans le rapport des adultes aux « nouveaux-venus » que sont les enfants.
On partira donc ici de situations, et non d’idéal, de situations de fait mais qui échappent
justement à l’opposition dichotomique reçue entre fait et valeur : des situations que nous
valorisons, et qui révèlent ou plutôt actualisent ce que nous valorisons. Parmi celles-ci se trouvent
certaines situations « éducatives ».
Nouveau-né, nouveau-venu
La confiance-abandon
Peut-être vaudrait-il mieux parler de situations humaines, humanisantes, de situations
d’enfance. Le sort humain de l’enfance est justement d’être « confié », le sort de l’être humain est
de ne pouvoir simplement se développer seul et spontanément hors les relations qui vont
l’humaniser, au point même que, nouveau-né, il est incapable de survivre non seulement sans
soins, mais sans parole adressée. Il est dans une « impéritie » native, qui le livre – le « confie » - à
ceux qui l’accueillent dans le monde humain, ce qui ne lui donne guère le choix que de devoir
s’abandonner à ceux-là. On aurait là le modèle d’une confiance « nécessaire », sans autre voie,
faite à une puissance protectrice, nourricière, et donatrice du monde. Cette confiance est alors à la
fois la conséquence du fait d’être entre les mains d’un autre, au sens propre autant que figuré : de
9
Au delà de métaphores courantes, pour des travaux sur la confiance dans le monde financier, cf. entre autres,
« L’argent et après », N° 2 ( 2003) de la revue Anthropolis,, sous la direction de Marie Cuillerai. Edition des archives
contemporaines.
6
s’en remettre à lui, et de le croire sur parole. Recherche de protection et croyance pour pouvoir
advenir au monde - questions inséparables de vie et de sens : tels sont les traits de cette forme
première, primordiale et « archaïque » de confiance dans un Garant, qui y associe durablement le
fait de s’en remettre au pouvoir d’un autre, et la foi dans sa parole. Confiance que nous appelons
confiance d’abandon, et dont Freud a montré que la persistance dans l’adulte pouvait rendre
compte de bien des illusions.
A vrai dire il faut déjà nuancer. Certains enfants ne s’abandonnent pas, et certains adultes
sont troublés de cet abandon. C’est même souvent lorsque les adultes en sont troublés que les
enfants s’y refusent, adultes qui souvent furent et restent des enfants à qui une confiance fut
refusée. Cette confiance n’est donc ni un mécanisme, ni l’effet d’une volonté rationnelle. Il y a en
elle une transmission secrète qui échappe au « sujet » rationnel » et une inter-action énigmatique
qui moque toute prétention de maîtrise unilatérale. Confiances possibles ou malheureuses nous
parlent donc non pas d’un sujet isolé et rationnel mais de relations antérieures présentes et non
représentées, présentes et agissantes bien en deçà de nos consciences.
Faire et donner confiance
L’adulte sollicité reçoit donc, comme il peut, cet appel de confiance absolue, qui éveille
secrètement sa propre histoire, mais à partir de là, il la renvoie, cette confiance, il la « rend » avec
plus ou moins de variations et de bonheur : il lui revient de donner confiance à l’enfant, en lui
faisant confiance. Ce qu’il ne cesse de faire (de plus ou moins bon gré), en saluant ou refusant à
cet enfant ses autonomisations successives, qui chaque fois dépossèdent l’adulte de la jouissance
possible d’une toute-puissance – et qui aussi le délivrent d’une astreinte (porter, nourrir, subvenir
à tous besoins). On salue les événements des attitudes et des gestes autonomes : redressements,
objets saisis, premiers pas, premiers mots, savoir lire, aller tout seul à l’école, etc. : minuscules et
décisifs événements d’émancipation. La confiance ici a donc une histoire insue, des malentendus
et des bonheurs, des sédimentations et des tentatives. Dans la situation humaine d’enfance d’avoir
besoin d’un garant, si l’enfant trouve une « reliance » dans un certain « holding »10, il « grandit »
aussi de ce retour qui lui donne confiance en lui (« confidence »), qui l’encourage, accueille ses
tentatives.
De telles marques de confiance faite instituent l’enfant comme « nouveau-venu »
construisant son histoire. Elles constituent des moments qui font événement et avènement, où
l’adulte prend le risque de retirer son aide, (le soutien, l’accompagnement, les roulettes du vélo),
en s’étant assuré que « ça tient », (méfiance bien employée), et en assurant l’autre qu’il est
capable de « se tenir ». On peut y inclure les moments où c’est l’enfant qui a anticipé, qui s’est
passé de l’aide, de l’ « augmentation » de l’autorisation de l’adulte, en le surprenant, le prenant
de court, et bien sûr parfois en le contrariant. Ce n’est pas la confiance que les enfants
« devraient » faire à leurs parents, qui apparaît ici, mais celle que des parents ou des éducateurs
font aux enfants, et qui justement les augmente, les grandit, parce qu’elle leur donne confiance.
Ce don est double : il est d’une part climat, atmosphère, assurance d’un retour possible si l’enfant
éprouve le besoin de chercher encouragement - ce qui le met en confiance. Complément d’objet
direct, l’enfant est objet de la confiance, et il est mis (participe passé passif) en confiance, dans la
confiance. Mais il est autrement « saisi » si c’est à lui que l’on adresse une confiance qu’on lui
fait – ce « faire » étant fiction et fabrique qui créent réalité. Il y a là un transfert, et une
10
Cette façon de « tenir » l’enfant qui soutient ses capacités à se tenir, selon Winnicott.
7
dynamique, si l’adulte renonce à être le pourvoyeur tout puissant, et sans terme, d’un cocon. On
voit aussi que c’est là le moment d’un retrait par lequel l’adulte se porte garant de ce que l’enfant
peut agir seul. Ce n’est pas alors le « plein » d’une « sollicitude », mais le vide de ce relatif
retrait qui sollicite l’enfant. Sur le socle de ce qu’a produit la « reliance », c’est le don d’une
coupure qui rend possible l’émancipation. En sûreté sans doute, et assurant, rassurant : « tu vas y
arriver ». Et c’est l’enfant qui prouve ce que l’adulte a postulé et induit, parce qu’il croit que
l’adulte sait, parce qu’il sent que l’adulte le croit, ce qui le fait croire en lui-même, et oser.
Un tel « scénario » s’illustre de mille occasions décisives et anodines de l’histoire
enfantine. C’est de croire que l’enfant va parler, c’est de croire que l’enfant comprend, qui fait
qu’on s’adresse à lui, qu’on lui parle bien avant qu’il ne parle et c’est de cette adresse qui
l’institue sujet parlant, qu’il se constitue comme tel, sujet qui parle un jour, et se révèle en
« prenant » la parole.
La confiance – don : confiance « émancipatrice »
La confiance-abandon appelle donc en retour des gestes de ce que nous appelons une
confiance -don ou confiance émancipatrice, autre « type » de confiance, que celle de l’abandon.
On dira que l’adulte en décide. Ce n’est pas toujours le cas. Elle se produit. A nouveau on n’est ni
dans une décision rationnelle ni dans un mécanisme : un risque est perçu et accepté, un
événement se présente comme mise en question et remaniement d’une relation. Ce remaniement
d’une relation n’abolit pas les places dissymétriques, mais veille à la passation du monde.
L’émancipation a lieu aussi parfois en réaction au réel : tel enfant privé d’enfance défie toute
attente (Gavroche - par « résilience » ?- aurait trouvé « ailleurs » quelque grain de confiance).
C’est que le « climat » ne produit pas l’émancipation comme son effet. « Emancipatrice », la
confiance ne l’est que parce qu’elle prépare cette émancipation, qu’elle en offre l’occasion, sans
la produire par quelque condition suffisante. L’émancipation reste tentée, osée par chacun qui
advient ainsi à lui-même.
En effet l’émancipation ne peut être l’objet d’une prévision et d’une maîtrise. Sans doute
peut-elle se donner dans une pensée raisonnée, une ténacité, mais non pas une volonté qui peut
décider pour l’autre. Le « maître ignorant » qu’est Jacotot contraint ses élèves à se servir de leur
intelligence, il y engage sa volonté et la leur, mais c’est seulement dans l’expérience qu’a l’élève
de la fécondité de son intelligence que peut advenir son émancipation11. Ce n’est pas même une
méthode pédagogique : son « inventeur » en récuse la propagation militante. Pas de slogan
possible qui ne détruise sa propagande sentimentale ou conquérante du type : « soyez confiant,
ayez foi dans la confiance, ça marchera ». C’est le serpent, dont on n’a jamais assez raison de se
méfier, qui dit « aie confiance ». Et justement cette confiance-là n’a pas la structure d’une foi,
d’un dogme, ni d’un impératif.
Ce qui est intéressant encore est que cet événement appelle une reconnaissance. L’enfant
ne fait pas que de se détacher, et inventer une aire d’autonomie, plus ou moins volontiers ou
brutalement, avec plus ou moins de difficulté de part et d’autre : il est aussi sensible à ce qui va
lui être renvoyé de cette rupture, et de cette tentative, il est sensible à une reconnaissance qui
11
Jacques Rancière Le maître ignorant, Cinq leçons sur l’émancipation intellectuelle, Fayard, 1987.
8
officialise en quelque sorte sa nouvelle indépendance : voilà, tu y es arrivé, maintenant tu pourras
faire ceci ou cela. Fêtons cela, tournons la page.
L’inconnu qui succède
Comme mode de connaissance, la confiance est ainsi une croyance, mais une croyance qui
engendre sa vérification. Voilà un mode étrange d’administration de la preuve, laquelle est
demandée par la raison méfiante avant tout acquiescement. C’est que la confiance n’est pas
seulement théorique, ni décomposable en un syllogisme. Elle n’est pas conclusion mais postulat,
mais plus encore : elle est acte, acte de retrait réel et de transfert à la fois imaginaire et
symbolique. Lorsqu’elle a lieu, ce qui n’est pas toujours le cas, mais ce que sans doute chacun a
parfois rencontré, elle est imaginairement efficiente, symboliquement agissante et réellement
effectrice (productrice d’un relais, plus que d’effet prévisibles) si elle est effective (ne se payant
pas de mots ou de chantage), c’est–à-dire si à l’imaginaire se joint un réel. Ainsi elle est
d’emblée un saut, audace portant l’audace, et acceptant « l’inconnu de ses attenances » et une
part d’imprévisibilité de ses conséquences. Elle n’a pas peur de l’inconnu. La confiance n’est pas
seulement une croyance, mais une non méfiance de l’inconnu, et même une non défiance : elle est
un « faire avec l’inconnu », qui agit non pour le réduire mais pour le faire entrer en jeu.
Il peut paraître étrange qu’elle soit alors en même temps transmise et transmissive, à la
fois héritée et inventive. Mais c’est que justement s’y joue l’acceptation de la place et de la
reconnaissance de « nouveaux-venus ». Elle transmet d’un sujet à un autre moins un objet qu’un
rapport aux objets entre sujets. Elle est une forme de rapport qui fait relais. Rapport au monde et
rapport à l’autre, que traduit l’invitation : « à ton tour ». Ainsi se précise un peu la dimension
trans-générationnelle que nous évoquions plus haut : elle est une expérience du « se succéder ».
C’est dans nos sociétés démocratiques que nous valorisons l’émancipation, avec une part
d’illusion. Cependant la cessation relative d’indépendance est bien présente dans tout passage de
l’âge de l’enfance à l’âge adulte, en toute société. Les passations étaient réglées par rites de
passages, accueillant les nouveaux, mais limitant l’inconnu par la pression des traditions. En
dépit de nos aspirations ou de nos discours, de notre imaginaire, nous sommes aux prises avec
des dépendances nouvelles, prolongées. Et les difficultés diverses des adultes à accepter de
renoncer à leur pouvoir sont nombreuses (et par exemple une certaine difficulté à penser
l’autorité autrement que comme un pouvoir d’intimider, ou la réticence à renoncer à la place
nourricière, pourvoyeuse, providentielle). Mais le problème est bien, pour l’être humain, celui des
événements dans lesquels il se libère de la dépendance qui lui est initialement vitale. La question
est non pas d’y instaurer un idéal ou une formule assurée (introuvable), mais de reconnaître ces
événements de liberté quand ils se produisent, parce qu’ils sont aussi un enjeu d’humanisation, de
continuation d’humanité.
La confiance, comme potentiellement aveugle et naïve, est davantage, dans l’analyse
politique classique, référée à la crédulité et à la servitude volontaire, ou bien cantonnée à l’étude
de quelques vertus morales comme la fidélité ; ou si elle ne l’est pas, on la pense comme maniant
les outils d’un calcul de minimisation des pertes, ce qui revient à en faire une méfiance
rationnelle. Or les événements d’émancipation ou de liberté ont comme autre caractéristique de
révéler non une confiance polarisée sur un plus fort que soi, avec ses travers aliénants, mais une
confiance entre égaux, ou même faite à un plus faible, en l’absence d’un pilier habituel de
confiance crédule comme la peur ou le pouvoir.
9
Faire crédit aux « sans pouvoir », prêter aux pauvres
C’est là qu’il s’agit d’analyser un peu plus avant ce retour de la confiance, cette autre
face, sa teneur et ses effets. Elle se produit donc d’un plus puissant à un supposé plus faible, pour
lui reconnaître et lui assurer une capacité d’autonomie, fut-elle minime. Elle consisterait à ne pas
faire crédit qu’aux riches, comme un économiste en a montré la possibilité. Dans l’attention
éducative, elle consiste à faire crédit aux « petits », en prêtant oreille (en faisant crédit de sens) à
ce qu’ils disent, et en faisant crédit aux émergences des capacités d’autonomie. Cette présence en
retrait, cette caution qui veille à quelque ajustement « gérable » des moyens « avancés » est
nécessaire pour que pour que l’autre fasse, et ose l’expérience de ses capacités - sans qu’il y ait
une science de ce moment. Il y a donc renoncement à la puissance – à la toute puissance, pour
celui qui « donne » confiance en se retirant. Il y a reconnaissance d’un pouvoir désormais conquis
par l’autre.
Dans cette confiance il est donc bien question encore de pouvoir et de croyance, mais
dans des effets différents de la confiance-abandon, archaïque. Du côté du pouvoir, il s’agit pour
un « puissant » (et non pas pour un faible) de renoncer à un pouvoir, en reconnaissant un pouvoir
à autrui. « Trust » convient-il ici ? Peut-être, si l’on arrive penser l’inverse d’une polarisation sur
la puissance (in God we trust, ou on ne prête qu’aux riches), dans un souvenir des confiances
reçues, et une tentative attentive à l’émergence d’un petit pouvoir neuf.
Question de pouvoir, de répartition de pouvoir ? A vrai dire c’est une dépossession, non
pas tant d’un pouvoir sur les choses, mais sur autrui qu’il s’agit. Par exemple, en reconnaissant la
capacité d’agir par soi-même dans des actes même minimes d’autonomie physique ou
intellectuelle, on ne perd aucunement soi–même le pouvoir de le faire. On renonce au pouvoir de
le faire avec ou à la place de l’autre, et au pouvoir sur lui que donne l’inégalité initiale de
capacité. Ainsi, dans une dissymétrie de places, advient une avancée vers une égalisation de
pouvoirs. C’est pourquoi la reconnaissance de cet accroissement de pouvoir est en même temps
une reconnaissance de l’autre comme sujet. L’adulte est, de son côté, relevé d’une astreinte de
soins : tel est le sens de cette « relation d’indépendance » dont nous parlions plus haut12.
Mais la veille sur le juste moment de ces événements d’émancipation n’évitera pas la
surprise de telles « naissances ».
Ce qui peut faire obstacle à cette histoire est la crainte de ce que l’autre (supposé trop
faible) ne soit pas capable, ce qui suppose d’aiguiser quelque sens du moment judicieux. Mais
comme sentiment communicable, la crainte de l’incapacité de l’autre peut décourager celui-ci, et
12
La confiance étudiée dans certaines situations socio-politiques a ceci de radicalement différent d’avec les situations
éducatives qu’elle se produit d’emblée entre égaux, ou plus exactement qu’elle engendre d’emblée de l’égalité. Ce
qui signifie : pas de dissymétrie de places, mais une équivalence, et pas non plus d’inégalité analogue de puissance,
ou d’égalisation progressive, même s’il y a potentiellement des rapports de force et des déséquilibres de pouvoir. La
relation entre citoyens n’est aucunement analogue à la relation entre un « majeur » et un « mineur ». Il y a cependant
deux points de rapprochement : le rapport entre citoyens peut représenter l’accomplissement de l’émancipation
comme relation libre dont l’éducation est l’advenir, et dans les deux cas l’enjeu commun est celui-ci : à quelles
conditions des relations de liberté sont-elles possibles et pensables ? Les deux ont en commun le problème du
pouvoir, ou du désir de pouvoir sur autrui, et la question de savoir si, et à quelles conditions des relations de nonpouvoir sont possibles.
10
comme fantasme, elle exprime peut-être le dépit d’être détrôné du monopole du « savoir faire »,
destitué de l’empire sur autrui, dessaisi de la prééminence, et jeté dans le temps13.
Telle est la nouvelle donne démocratique : ce n’est plus à une tradition de passations, qui
était aussi une assurance de contrôle de ce que les nouveaux continueraient dans la fidélité à
l’ordre ancien, ce n’est donc plus dans le « moule » de traditions que nous passons relais.
Imaginairement, c’est l’avenir qui se présente, et réellement c’est à l’inventivité des « nouveaux »
qu’il faut faire accueil14, ce qui peut aussi, imaginairement et réellement, générer de nouvelles
inquiétudes.
L’événement qui remanie le rapport (la proportion) des pouvoirs est en tout cas
potentiellement ouvert à une mutation dans les transformations des rapports (relations) : la
méfiance est le geste de contrôler autrui, et de maintenir une hiérarchie, la confiance est celui
d’inviter une liberté nouvelle, et une égalité.
A côté des nombreux exemples attestant des effets d’aliénation de la confiance, il existe
donc ici au moins un exemple de situation émancipatrice.
A quels « outils conceptuels » peut-on avoir recours pour rendre compte de telles
expériences ? Les ressources sont celles de modes de raisonnements et de modes d’analyses :
elles reposent sur des hypothèses, et permettent de proposer des concepts.
Ressources : hypothèses, concepts.
Un réalisme de la confiance
C’est bien une sorte de pari, mais sans vertige : le défi de donner lieu à une autre réalité,
une réalité nouvelle. Ou bien l’on dit que ces expériences sont négligeables, et il suffit pour finir
de les réduire d’avoir recours aux théories connues de la méfiance : tout rapport à autrui est un
rapport de force, dont on peut faire la « physique »15, et contre lequel une morale idéaliste pourra
tout au plus engendrer quelque mauvaise conscience, belle âme au bout du compte complice. Le
« réalisme » cherchera du côté d’un rapport des passions, de dispositifs de pouvoirs intimidants,
ou des dispositifs de contre-pouvoirs pour « pacifier » ou réguler la sociabilité humaine.
A vrai dire ce réalisme-là est en effet attestable, mais moins par lucidité ultime que par
entérinement d’un phénomène d’entraînement : en effet la méfiance entraîne la méfiance, et il
arrive souvent que la seule issue soit dans l’exacerbation et la crise16.
13
Le thème du « conflit des générations » peut d’ailleurs être lu autrement : comme relevant autant des ambitions
nouvelles des nouveaux que des réticences des plus anciens à leur faire place.
14
Les inventions passées sont tout aussi fragiles, alors que la lutte entre la pression du passé et celle de l’avenir
menace d’écraser le présent selon Hannah Arendt, cf. La crise de la culture, op. cit. Préface.
15
Projet de Hobbes dans le Léviathan, par exemple, et aussi, autrement (contre Hobbes), de Montesquieu dans
L’esprit des lois.
16
Les analyses de René Girard pourraient être convoquées ici, par exemple dans Des choses cachées depuis la
fondation du monde, Grasset, 1979.
11
Ou bien l’on parie sur un goût possible et réel (un autre réel) pour une coexistence sans
tension. Ce n’est pas seulement l’hypothèse, c’est aussi le pari d’une sociabilité non entièrement
et a priori hostile, à certaines conditions.
La question devient : à quelles conditions les mêmes êtres deviennent-ils méfiants ou bien
capables de faire confiance ? Jean Valjean a tout pour devenir un récidiviste endurci avant que la
confiance de Mgr Mihiel ne déclenche une « tempête sous un crâne » et une véritable conversion.
De quoi faut-il que l’évêque n’ait pas peur pour désamorcer la peur de l’autre ? L’opération est
possible, par la foi de cet homme. Et hors la foi, en quoi faut-il avoir confiance pour faire
confiance ? Quel est le ressort commun qui peut faire volte face dans la méfiance ou la confiance,
et pour quelles raisons ? C’est la même personne avec laquelle un mot malheureux nous fait nous
fâcher, et une infime attitude renouer. Le vœu de quelque paix y est prépondérant, mais quel est
le fond commun de sensibilité et quel est le « facteur » déclenchant qui fait que la co-existence
est appréciée ou insupportable, ruinée ou restaurée ? C’est le même élève qui, selon le professeur,
c’est-à-dire selon le « retour » reçu sur ses tentatives, peut « démarrer » en maths ou entrer dans
une spirale d’échec, de dégoût, de démobilisation et de découragement. Ceci est bien étudié sous
le nom d’effet Pygmalion17. Ce sont les mêmes élèves qui dans une classe peuvent se révéler
capables de travailler en commun, ou « ingérables ». Cela tient à un lieu et un temps délimités,
protégés, où chacun sait avoir une place et l’étayage nécessaire pour apprendre, un cadre qui fait
« enveloppe »18, habité d’une présence, de quelqu’un à qui parler, s’adresser. Il est temps de
penser les conditions d’un réalisme de la confiance, contrastant avec les méfiances éducatives
auto-alimentées : un autre réalisme est possible. Comment s’articule-t-il avec celui de la
méfiance ?
Si tu veux la paix, prépare la paix
Peut-être y-a-t-il des seuils, et des points de non retour. Et aussi des phénomènes
différents selon les « échelles » de grandeur. On pourrait alors admettre que les théoriciens et
tenants de la méfiance auraient raison mais au-delà d’un certain seuil, de temps ou de nombre, ou
d’inquiétude préalable, en deçà duquel place peut-être faite et reconnue pour des relations non
menacées par les « spirales » auto-alimentées de la méfiance.
L’enjeu est de substituer une autre formule à l’adage ravageur : si tu veux la paix prépare
la guerre. C’est un pari en effet de dire plutôt : si tu veux la paix prépare la paix, et œuvre à la
paix jusqu’à ce que la guerre devienne le seul moyen de rétablir la paix. Pour que cette
perspective soit viable, il lui faut un autre étayage que les bons sentiments. Il lui faut aussi un
réalisme.
Le premier « outil » qui permet de rendre compte de ces questions est celui de
l’hypothèse de phénomènes auto-vérifiants, auto-alimentés19. Etre méfiant rend méfiant, être
confiant rend confiant. Prédire la maladresse de quelqu’un le rend maladroit, prédire sa
17
R. Rosenthal; L. Jacobson, Pygmalion à l'école, Casterman, 1978.
Selon le concept proposé par Didier Anzieu (Le moi-peau, Dunod) ; cf. aussi Gérard Mendel, Une histoire de
l’autorité, La Découverte, 2003.
19
P. Watzlawick et J. H. Weakland, Sur l'interaction, Seuil , 1981. Cf entre autres, dans ce recueil, une contribution
de Don D. Jackson, "L'étude de la famille", paragraphe : "causalité linéaire, causalité circulaire". Cf. aussi P.
Watzlawick, L'invention de la réalité, Seuil, 1992.
18
12
méchanceté le rend furieux et donnera raison au « prophète », non par extra lucidité, mais parce
que l’énonciation de la prévision est alors un facteur déclenchant ou exacerbant.
Théories d’états non stables (« métastables »), pour lesquels un incident parfois minime
précipite une forme20, ou déclenche un phénomène auto-alimenté, qui rendent raison alors de la
disproportion apparente entre cause et effet : un facteur déclenchant anodin libère le jeu de
conséquences décisives. Dans l’incertitude d’un rapport humain, ou le déséquilibre d’une
situation à l’issue incertaine, un mot peut faire basculer vers la dégradation, et un autre vers la
restauration. Au milieu de la traversée d’un passage délicat en montagne, une image et vous
paniquez, une voix et vous passez. Lors d’une manœuvre délicate, d’un passage difficile en
musique, que l’on soit méfiant, vous êtes « en dessous de tout », que l’on vous fasse confiance et
vous vous dépassez. Du fait d’un mot prononcé là, ou d’une attente, ou bien d’un mot enfoui et
oublié du temps d’apprendre, qui aura étayé ou éteint une capacité de « jouer ».
Voilà donc envisageable une météorologie des effets papillons de confiance, produisant à
terme des dépressions ou des anticyclones, une théorie des vents violents ou des ciels dégagés des
atmosphères humaines, brassant les mêmes masses d’air. Quel est donc cet air ? Celui d’une
indétermination humaine. Voilà aussi possible une théorie des « catastrophes », observant ce qui
précipite telle ou telle mise en mouvement, telle formation nuageuse se résolvant en pluie ou se
dissipant. On parle bien de « climats » de confiance. Mais les actes, sur quoi portent-ils et
comment s’y « applique » l’hypothèse de phénomènes auto-alimentés ?
Méfiance rationnelle et méfiance émotionnelle
On peut forger quelques concepts pour distinguer des phénomènes, au sein même de ces
deux notions familières de confiance et de méfiance.
Il semble qu’on puisse d’abord distinguer deux formes de méfiances, l’une qu’on pourrait
appeler émotionnelle et l’autre rationnelle. La méfiance émotionnelle, irréfléchie, projetant sur
autrui des traits hostiles, est communicative, douée d’une grande facilité de propagation,
phénomène typique d’auto-vérification. La méfiance rationnelle est, elle, posée, organisée,
prudente, faite de méthode et de patience, elle se cultive, et peut parfaitement conduire à des
conclusions éprouvées, des certitudes passées à l’épreuve du doute : des confiances...
On peut symétriquement supposer qu’il y a une confiance spontanée, naïve, plus ou moins
chargée d’émotion, mais tout aussi portée à l’immédiateté et à l’illusion que la méfiance
émotionnelle : « confiance aveugle », héritière peut-être de l’archaïque confiance-abandon, de
laquelle on peut aussi distinguer une confiance rationnelle, calculée.
On pourrait alors soutenir que méfiance et confiance rationnelle procèdent de la même
prudence, de la même méthode, et du même crible pour décanter le fiable du non fiable. C’est ce
que l’on pourrait montrer à partir même de Bachelard : l’esprit scientifique qui ne tient rien pour
acquis, qui est fait de méfiance rationnelle, et de « surveillance intellectuelle de soi », se déploie
aussi dans une solidarité des « travailleurs de la preuve », un « cogitamus », une confiance dans
les capacités de raisonnement d’autrui, « cogito d’induction mutuelle obligatoire » : « je pense
que tu vas penser ce que je viens de penser »21…
20
On peut penser ici à une « théorie de la prise de forme dans un champ métastable » telle que la propose Gilbert
Simondon dans L’individuation psychique et collective, Aubier, 1989, par exemple p. 55, ou note 18, p. 69.
21
Bachelard, La rationalisme appliqué, PUF, 1970, p. 58. Cf. ici, la communication de Robert Damien.
13
Symétriquement, la méfiance émotionnelle peut se doubler d’une confiance illusion, et
soit s’y convertir, soit s’en accompagner, l’inverse étant aussi possible.
Voilà qui permet alors non pas d’opposer confiance et méfiance, mais des régimes de
confiance et de méfiance : confiance et méfiance rationnelles étant comme l’envers et l’endroit
l’une de l’autre, s’opposent ensemble à l’immédiateté des attitudes émotionnelles, et aux
projections qu’elles installent sur autrui.
Méfiance des situations, dispositifs, confiance envers les êtres
On pourrait aussi distinguer pertinemment les objets de ces attitudes : la méfiance envers
les êtres, potentiellement émotionnelle, n’est pas la même et n’a pas les mêmes effets qu’une
méfiance (rationnelle) envers les situations. Cette dernière permet par exemple de prendre des
dispositions telles qu’on pourra faire confiance aux individus : une organisation coopérative
astucieuse, dans une classe, avec clarté des règles, des rôles et des tours de rôles, permettra de
« laisser » beaucoup d’autonomie aux élèves. Inversement une imprévoyance des situations
livrera à l’empire des méfiances spontanées. Des voyageurs d’un train en panne, bien informés,
prendront patience, ou même trouveront solutions et solidarités, tandis que menés d’annonces
tronquées en promesses dilatoires, ils perdront cette patience, trouveront un bouc émissaire :
suivant qu’on les aura considérés comme capables de comprendre la situation ou non, qu’on aura
fait ou non confiance à cette capacité. Mais cette confiance dans les êtres suppose elle-même que
l’on s’étaye sur des dispositifs qui évitent d’être désarçonné par l’inopiné d’une situation.
Par les dispositifs, les êtres sont en quelque sorte protégés de mises en danger, ou de
passions « dangereuses » : envie et désir d’appropriation, par exemple. Par les interdits, ils sont
protégés dans leur intégrité, ce qui désamorce une peur de l’autre. Conditions nécessaires, à quoi
toute institution des enfants devrait être attentive.
Dispositifs et dispositions peuvent neutraliser des concurrences (exemple : installer des
filières pour des files d’attente réduit considérablement la tension et l’agacement d’un groupe
d’usagers ; régler dans une classe les tours de rôle, etc.).
Ainsi la méfiance rationnelle élabore ou neutralise les méfiances émotionnelles en
maîtrisant des prévisions et des réalités. Elle génère alors, comme une « jumelle », une confiance
rationnelle, qui est assurée de ces prises solides : on vérifie deux fois plutôt qu’une un calcul de
marées, un mouillage, un amarrage, et l’on vaque à autre chose, on dort tranquille, ou on va à
terre. Méfiance et confiance rationnelles semblent bien s’opposer ensemble à méfiance et
confiance émotionnelles.
Mais la confiance envers les êtres qui se libère alors, est-elle une confiance émotionnelle ?
A-t-elle les caractéristiques de l’émotion, non seulement sensible et irrationnelle, mais
immédiate, et surtout source de trouble, étrangère à la distanciation ? Il semble bien que non, si
l’on veut bien se souvenir et ainsi « vérifier » par expérience, qu’il y a bien des confiances
« tranquilles », distanciées, hors fascinations ou enthousiasme, acceptant sans émoi l’inconnu de
l’autre (cf. diverses situations de libres relations évoquées plus haut).
Un autre exemple de confiance dans l’inconnu (celui d’un avenir cette fois) permet de
confirmer que cette sorte de confiance, qui peut prendre pour objet les êtres ou les situations,
n’est pas du type (repérable aussi) confiance-émotionnelle (ou confiance-abandon). Ainsi, des
dispositions prévoyantes (comme en navigation, ou expédition bien préparée par exemple)
permettent d’être disponible à l’imprévisible. Méfiance rationnelle dans les situations et
14
confiance dans l’inconnu des êtres ou des situations imprévues, peuvent donc bien aller de pair, et
elles sont une confiance dans l’inconnu au sens de confiance dans des capacités improvisatrices.
Mais cela signifie encore ceci : la prévision a des limites et la prévoyance consiste à prévoir
qu’on ne puisse tout prévoir. Mais encore ceci : le goût de l’inconnu alors, (de l’aventure, qui
n’est pas celui du danger), consiste à poser (et à vérifier) des capacités humaines d’improvisation,
de sang-froid, de présence d’esprit, d’initiative, d’inventivité.
Cette confiance dans les capacités improvisatrices apparaît distincte de la méfiance
rationnelle, et étrangère à la naïveté, comme évidemment à toute prise émotionnelle. C’est donc
une autre forme de confiance qui apparaît ici, faite à la fois d’intelligence et de sensibilité, de
raison et d’imagination, de réaction et de création, dans son agir comme dans son objet.
Il n’y a donc pas exactement symétrie entre confiance et méfiance, même s’il y a pour
l’une et pour l’autre une version rationnelle et une version émotionnelle, et des articulations
possibles entre celles-ci. Et la distinction, l’opposition rationnel/ émotionnel, pourtant utile dans
un premier niveau d’analyse, ne rend pas compte de tous les phénomènes de confiance. Elle
manque une sorte de confiance qui est une disponibilité de jugement, une confiance sensible,
accueillante à l’inconnu des êtres et des situations, qui s’est étayée sur la rationalité pour se
rendre étrangère à l’émotivité, et qui n’est justement ni l’une ni l’autre.
Et ceci se vérifie non seulement comme en aval de la méfiance rationnelle, dans l’au-delà
de son espace d’efficacité, mais en amont dans sa condition de possibilité même. En effet le
recours à la raison même méfiante, suppose d’avoir confiance dans la raison. D’où tenons nous
cette confiance, ainsi que celle que nous faisons à l’expérience ?
Confiance sensible : héritée de quelque autre, accueillant l’autre
Le raisonnement critique repose lui-même sur une confiance dans la capacité de vérité du
langage, et dans la capacité de vérification du dialogue, c’est-à-dire d’abord dans la véridicité
d’autrui. La méfiance rationnelle suppose, pour être productrice de vérité, une hypothèse de
relation « d’entente » avec autrui, d’entente possible puisqu’on recherche, jusque dans l’activité
critique, l’accord qui sera la pierre de touche de la recherche dialoguée.
Cette base de confiance de la raison elle-même, est une confiance dans autrui comme
interlocuteur. Elle est la condition de possibilité de l’exercice rationnel. Même si cela n’apparaît
guère dans la toute solitaire méditation cartésienne, celle-ci en est tout autant conditionnée : pour
se parler à soi-même en méditant, il faut avoir été institué comme sujet parlant, posé comme sujet
d’adresse. Il s’agit de conditions de possibilités, de conditions « réelles ».
Alors il s’agit bien de relations, et de relations décisives pour la vérité et la raison même,
pour le sujet pensant. Des relations dans lesquelles on fait l’expérience sensible de la fiabilité
d’autrui.
Il existe donc bien une confiance sensible, qui n’est ni émotionnelle ni rationnelle, qui est
pré-rationnelle, puisqu’elle conditionne le goût de raisonner, et qui ne doit rien au trouble des
émotions, car elle le préviendrait bien plutôt Et cette confiance, comme condition de possibilité
déterminée par une expérience réelle avec autrui, est à la fois transcendantale et sensible. C’est
justement elle qui dans son secret ne peut avoir été décidée par un sujet isolé, mais qui s’est
forgée dans le tissage des relations primordiales par lesquelles nous devenons, par d’autres,
sujets dans un monde22. C’est de « l’être avec autrui » des relations primordiales que se constitue
22
Cf. D.W. Winnicott, L’enfant et sa famille, Payot, 1993.
15
cette confiance « transcendantale » sensible, condition de possibilité de l’usage la raison, et
d’abord de la naissance de la pensée. Cette confiance sensible est tissée d’autre : apprise et
héritée de l’autre qui a institué (nommé, reconnu, encouragé) le sujet comme autre, et lui ayant
appris par là-même une disponibilité à l’autre.
C’est ici que l’on peut retrouver et conjuguer les deux formes de confiance sensible
distinguées plus haut : confiance-abandon et confiance émancipatrice.
D’une part l’enfant doit pouvoir s’appuyer sur l’adulte : la stabilité du monde dépend pour
l’enfant de la fiabilité de ses interlocuteurs. La confiance d’abandon peut bien se charger ensuite
de surinvestissements crédules et émotionnels, et se combiner même avec des méfiances. Cela ne
fait que mettre en évidence par contraste la simplicité rare et irremplaçable d’une confiance en
une « personne de confiance ». Voilà qui donne assise au monde : l’enfant apprend en croyant
l’adulte23. La certitude, même en science, vient de ce qu’on a pu un jour, avec justesse « croire »
quelqu’un, recueillir une vérité de quelqu’un.
Mais d’autre part cette assise est le lieu même des départs possibles. L’institution du sujet
dans l’adresse de confiance-don à la fois le pose comme autre et le dispose à s’ouvrir à de
l’autre : l’acte de faire et de donner confiance opère la transitivité d’une disposition devant
l’inconnu qui est un autre nom de cette confiance.
Autrement dit encore, il y a lieu de penser cette confiance sous le double aspect, non
contradictoire, d’une assurance et d’un risque, d’un sol et d’un bond, d’une stabilité et d’une
rupture, comme une structure autorisant l’événement du sujet.
Comme régime d’action, la confiance émancipatrice nous a donc conduit à revoir l’ordre
supposé correct d’une cognition précédant l’action : elle est simultanément postulat et acte, et elle
nous fait réviser nos chronologies de la vérification. Mais il faut revoir aussi l’opposition et
l’alternative du stable et de l’instable, celle du continu et du discontinu, du passif et du volontaire,
et même du spontané et du réfléchi. Le saut nous en donne une métaphore : il faut de bons appuis
pour s’élancer. Il faut encore l’impulsion, l’acceptation de quelque vide, un vide « entre ». Le
goût de l’inconnu n’est pas nihiliste mais hospitalier. Cet espace-là est l’espace libre d’un entre
deux.
Entre deux, entre plusieurs
L’étrangeté de la confiance émancipatrice en un autre être tient enfin à ce qu’elle est une
relation où, plutôt que de jouir du pouvoir, ou de sa servitude, on goûte la liberté d’un noncontrôle, la possibilité d’une démultiplication de l’action sur le monde par la coopération.
Naviguer en équipage permet d’éprouver une connivence dans la précision et la coordination des
manœuvres. Ce n’est pas seulement pour une entraide possible, c’est encore par le goût d’une
conjonction des efforts. De même encore que l’oreille est sensible à la polyphonie d’un chœur, ou
heureuse du concert que seul l’orchestre, pluralité sensible et attentive, peut donner. Et ce n’est
pas nécessairement, ni toujours, ni seulement, par la médiation d’une confiance dans un « chef »
que s’opère la magie de la concertation. Ce n’est pas exactement par identification avec l’image
d’un moi idéal, mais dans le goût partagé d’une interprétation. C’est par un « entre deux », ou un
23
Wittgenstein, De la certitude, § 160. Et cela a des conséquences sur la certitude ordinaire ou même "scientifique":
même dans la vérification la plus suspicieuse, "vérifier a un terme" (§ 105). " Oui, même si nous vérifions, nous
présupposons déjà ce faisant quelque chose que l'on ne vérifie pas...(§ 163)".
16
« entre plusieurs » qui est une forme de confiance : anticipation sereine que l’autre jouera sa
partition de façon juste, libre et attentive, et expérience d’un objet commun musical vivant.
C’est alors à une autre approche qu’il faut procéder encore. On se demande généralement
si A peut faire confiance à B. Or cette description a déjà mis en forme et compliqué le
problème. Mais la confiance comme climat, et comme événement même, n’est pas expliquée par
une causalité unilatérale individuelle. La confiance (celle-là dont nous parlons) a lieu entre, entre
deux, elle est un entre deux, qui est soit dans la continuité, soit dans l’événement, un événement
qui peut-être d’initiative et de bouleversement. Mais elle n’est ni l’effet d’un calcul, ni le fait
isolé d’un des atomes de volonté. S’il y a initiative de l’un, celle-ci est en direction de l’autre, et
ne s’accomplira en effet que dans la réponse de l’autre, mais dans tous les cas elle est recherche
d’un mode de co-existence entre égaux. Elle a lieu ou pas, et le « faire avec » le phénomène est
plutôt de l’ordre d’un art que de celui d’une technique, d’un art de l’hospitalité, un art
d’accueillir l’inconnu, qui a besoin pour être cultivé d’une « attention conjointe »24.
Cette dimension de relation, ces diverses modalités étant distinguées, de quel côté se
tourner pour en proposer non seulement une description, mais une théorisation plus générale
susceptible d’approcher de la confiance comme relation émancipatrice ?
Quelques axes théoriques et pratiques
La confiance, notion familière, relation remaniée dans les sociabilités des sociétés
modernes, est l’objet d’une interrogation, d’une recherche, d’un désir de connaissance. Pour avoir
une chance d’en comprendre le sens, et d’en protéger l’énigme et la fragilité, il y aurait trois
conditions de réflexion : philosophique, anthropologique et éthico-politique.
Une philosophie de l’être parlant sensible
Toute approche scientifique, même et sinon surtout en sciences humaines relève de
paradigmes et de présupposés que la réflexion philosophique doit pouvoir préciser. Si l’on tient
en vue les expériences et les descriptions indiquées plus haut, il semble que les traits
philosophiques d’une approche de la confiance - en tout cas de la confiance comme relation
émancipatrice - soient les suivants :
Il s’agit tout d’abord d’y voir une reconnaissance entre sujets parlants et agissants,
sensibles, et en relation dans cette sensibilité. Reconnaissance sensible instituante, dont le sens
peut être d’abord approché dans des démarches de type phénoménologique, ou plus généralement
des démarches descriptives et attentives où l’observateur n’est pas dupe de sa prétendue
extériorité au phénomène. Cette confiance-là n’est pas un objet de laboratoire. Ce n’est un
« objet » d’expérience que si l’on pense l’expérience autrement que sur le modèle de
l’expérimentation, et plutôt comme une épreuve qui nous convoque comme sujet.
Reconnaissance plutôt que connaissance : la dimension « cognitive » accompagne des actes plus
qu’elle ne les précède, et elle est d’autre part bien moins raisonnée et conclusive, que spontanée
et inventive.
Son caractère « intuitif » est donc un objet intéressant de réflexion. Tout d’abord il faut
remarquer combien ce qui décide intuitivement à un saut de confiance est comme enraciné dans
24
Pour reprendre une idée de Jérôme Bruner, Comment les enfants apprennent à parler, Retz, 1993.
17
une sensibilité (et non nécessairement dans une émotion) bien plus que dans un raisonnement :
dans l’expérience d’une voix, d’un regard, d’une main, dans une impression, qui ont souvent leur
justesse et trouvent ensuite leurs preuves. Sensibilité en présence qui porte à se risquer, acte qui
trouve ensuite sa cognition claire, sa vérification rationnelle. Il y a du « en présence » dans la
confiance émancipatrice. Y-aurait-il à la repenser à partir d’une théorie des « petites
perceptions » leibniziennes qui échappent dans leur détail à la conscience mais qui produisent
dans leur ensemble un effet de conscience, ou bien encore à prêter attention à ces intuitions
obscures mais justes, ces goûts et ces dégoûts qui orientent actes et réactions et précèdent la
pensée causale, comme le montre Musil dans Les désarrois de l’élève Törless ?
Il s’agit en tout état de cause aussi de poser la question de cette reconnaissance entre
sujets dans un autre scénario que celui de la lutte hégélienne (bien qu’il puisse y avoir lutte), mais
aussi dans une théorie ni dualiste ni dialectique de l’être parlant : la confiance comme expérience
d’émancipation se produit entre des êtres sensibles qui se reconnaissent et se parlent. La
confiance alors est l’acte et la marque d’une subjectivité en relation, et en naissance, ni isolée, ni
privée, ni sentimentale : l’acte de reconnaissance réciproque en quoi consiste cette confiance est
subjectivation en acte, devenir et même advenir sujet en relation avec un autre sujet. Sujet non
pas pris en sens d’individus, atomes isolés, mais justement comme êtres capables de s’adresser,
de s’inventer, et nouant des relations singulières. Mais à côté de cette confiance dialogique, il y a
aussi les illusions de la confiance. Aussi sensibilité à quoi ?
Une anthropologie du don symbolique
C’est une anthropologie de la confiance qu’il s’agit alors de construire. Comment
se
fait-il que dans cette présence sensible, l’on puisse tantôt être trompé, et tantôt ne pas se
tromper ? Une anthropologie de la confiance doit ainsi aller interroger ce qui affecte la sensibilité
humaine à autrui, ce qui est en elle lieu de leurre et lieu de justesse : le regard et la voix, la
rencontre sensible. C’est du côté de quelques concepts psychanalytiques qu’il faut alors chercher.
A vrai dire si l’on met en évidence toutes les illusions de la crédulité dans la confiance, il n’y a
aucun problème pour trouver des ressources du côté des concepts psychanalytiques pour en
rendre compte : le transfert permet de comprendre la confiance faite aveuglément à quelqu’un,
l’imaginaire rend compte des fantasmes qui se déploient dans l’expérience du regard et de la
voix, et qui étayent ce transfert. Pourtant ce dont on ne rend pas compte alors, c’est du partage
entre les confiances aliénantes et les confiances émancipatrices. Ou du partage entre les transferts
aliénants et les transferts grâce auxquels le sujet « grandit », se constitue comme sujet. Aussi estce dans les trois concepts lacaniens de l’imaginaire du symbolique et du réel qu’il faut travailler,
comme on l’a commencé plus haut.
C’est certainement du côté du symbolique, et peut-être du réel que quelque chose de la
confiance émancipatrice peut–être saisi : si le symbolique est ce qui fait limite à l’humain, si la
confiance émancipatrice est expérience instituante, dans laquelle deux sujets se reconnaissent et
renoncent à leurs désirs respectifs de tout-puissance, alors il s’y passe bien quelque chose que la
psychanalyse situe du côté du symbolique (et pas seulement du côté de l’imaginaire).
De même, la question de ce qui fait énigme et héritage peut aussi être travaillée, à
condition de ne pas – encore une fois- approcher dans une lecture de seuls fantasmes, et de
présupposer une sensibilité des sujets à l’air respirable de la liberté, lequel est respiré ensemble.
C’est alors une anthropologie du don, qui peut s’esquisser, qui mette à jour ce qui fait relation,
circulation, ce qui fait don et contre-don dans les relations de confiance, particulièrement trans-
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générationnelle. Faire confiance c’est bien faire un dépôt qu’on ne veut pas reprendre tout de
suite, et peut-être même jamais. Qu’on ne reprendra pas comme tel. C’est déposer, sans
abandonner (dans le cas de la confiance émancipatrice) : on peut reprendre (la perte de confiance
conduit à reprendre ce qu’on avait confié). Mais c’est d’abord préférer s’éviter la lourdeur de
surveiller, pour pouvoir se consacrer à autre chose. C’est apprécier ce qui se passe si l’on ne
reprend pas, c’est apprécier ce qui circule « entre » si l’on ne demande pas de comptes, et
apprécier la réciproque. La confiance est bien rejet des chapes du contrôle, don et contre-don
d’hospitalité plutôt que d’hostilité, et cela non par devoir, mais par bonheur.
Ethique et politique
Au bout du compte qu’attendons nous d’une telle étude de ce don étonnant qui a lieu ou
pas ? S’agit-il de trouver de nouveau outils grâce auxquels pourra prospérer l’économie
mondiale, en connaissant et donc en étant capable de produire la confiance des consommateurs ?
Ne nous dit-on pas que la confiance est là ou pas, nécessaire à l’économie, et plus rentable que la
méfiance ? Une part des analyses sur la confiance peut sans doute inspirer de meilleures
stratégies, plus subtiles, indirectes, habiles en manipulations de l’inépuisable crédulité humaine.
« Sans être immédiatement appliquée ou applicable, une recherche peut être rentable, finalisable,
utilisable de façon plus ou moins différée » (et dans un sens que ne soupçonnait pas ou que ne
voulait pas le chercheur.)25 Une techno-science de la confiance permettrait-elle une manipulation
générale ? Vertige et leurre que de vouloir maîtriser totalement l’humaine confiance (ce qui en
résulterait n’en serait que la caricature), mais aussi paysage invivable.
« N’étant jamais définitivement modelé l’homme est receleur de son contraire. Ses cycles
dessinent des orbes différents selon qu’il est en butte à telle sollicitation ou non… »26
Si, comme tout savoir, un certain savoir sur la confiance élargit les capacités d’action et
donne par là quelque pouvoir, le fait d’étendre ce savoir contribuera-t-il à augmenter le pouvoir
des puissants, ou à permettre que s’accroisse l’infime pouvoir des oubliés à qui l’on pourrait
faire confiance ?
25
26
Jacques Derrida, Du droit à la philosophie, « Le principe de raison et l’idée d’Université », Galilée, 1990, p. 479.
René Char, Feuillets d’Hypnos, La Pléiade, 1977, p. 188.