progrès technique
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PROGRÈS TECHNIQUE Article écrit par Clive LAMMING Docteur en histoire, professeur agrégé hors classe, lauréat de l'Académie française De la notion même de progrès, celle de progrès technique semble pouvoir fournir l'illustration la plus marquante : n'est-ce pas plus de techniques encore, plus de vitesse pour les moyens de transport ou plus de sécurité depuis peu, plus de performances pour les ordinateurs ou moins de poids et de volume, plus de confort et de bien-être ? Une telle vision, cependant, n'a plus cours, tant les bouleversements du XXe siècle ont alimenté la méfiance à l'égard des techniques. L'histoire de ces dernières, pourtant, n'est pas longue. L'Antiquité, le Moyen Âge et la Renaissance n'ont guère abordé la question du statut, du bien-fondé, et de la valeur morale ou sociale des techniques, de leurs effets sur l'homme ou la nature, de leurs limites. Jusqu'au XVIIIe siècle, il n'y a pas de véritable débat faisant entrer les techniques dans le champ des prises de position philosophiques. Certes, beaucoup de philosophes et de savants s'intéressent aux techniques de leur temps et font d'elles l'image ou la mesure du seul progrès constatable. Mais, d'une manière générale, les techniques font antichambre et restent en dehors des salons de la pensée. La Révolution française est très manifestement en faveur des techniques et de l'industrie, et la création, à Paris, du Conservatoire national des arts et métiers en 1794 ne fait qu'aller dans ce sens. La force intellectuelle de la Révolution est d'être issue des « lumières » des philosophes du XVIIIe siècle, et d'avoir pour elle la bourgeoisie et la partie du peuple qui s'exprime enfin, brièvement réunis dans un discours apparemment commun. Ce n'est guère aux ouvriers, cependant, que profite l'essor industriel, qu'il s'agisse de l'organisation du travail reposant sur les techniques ou de la richesse créée par la productivité des machines. C'est bien par là qu'un doute commence à s'installer : le progrès technique n'est plus, forcément, un progrès social. En dépit des efforts des saint-simoniens, la cohésion sociale autour des bienfaits de l'industrie et des techniques, espérée avec la Révolution, est bien absente à la fin du XIXe siècle. I-Du progrès technique au contre-progrès L'idée d'un effet destructeur des techniques naîtra après 1914 avec le sentiment (le constat ?) d'un échec de la civilisation technicienne, une condamnation du monde industriel et capitaliste, une perte définitive de ce que Jean Giono appellera nostalgiquement « les vraies richesses », celles d'un monde paysan et artisanal, à la mesure de l'homme. La Première Guerre mondiale est, pour des populations entières, l'expérience de la destruction portée à une dimension quasi industrielle : des millions de victimes mais aussi des paysages entiers qui disparaissent, au point de rendre méconnaissables des régions dont les points de repère usuels (reliefs, collines, routes, cours d'eau, villages) ont été gommés. Ce sont les techniques qui sont responsables de ces immenses dégâts. Contradictoirement, la guerre a aussi montré que la supériorité d'une nation est liée à sa puissance technique et qu'un retard dans ce domaine est un risque mortel – même si, l'histoire en a cette fois décidé autrement : l'Allemagne, qui a prouvé sa supériorité technique, aurait dû gagner la guerre, tandis que la France, qui a montré son retard, aurait dû la perdre... Dans la France des années 1930, sur fond de réarmement allemand, la crainte de la guerre à venir s'alimente chez un certain nombre d'intellectuels d'une inquiétude à l'égard des techniques. Celles-ci apparaissent comme dangereuses, elles ne dictent pas par elles-mêmes les limites du bien-fondé de leur utilisation mais au contraire portent en elles les germes de leur destruction et de celle de l'homme. L'œuvre de Giono en est une illustration, qui prône le retour à la nature, le refus de la guerre, le goût de la paix, et, surtout, le refus de la société industrielle et capitaliste avec son haut niveau de développement technique, son travail morcelé et sa production de masse. En Allemagne, le lendemain de la Seconde Guerre mondiale laissera, chez les intellectuels, une méfiance profonde et durable pour tout ce qui relève de l'organisation industrielle et technique. Avec Martin Heidegger ou Ernst Jünger, par exemple, s'installe un doute – pour ne pas dire un rejet formel – vis-à-vis des civilisations techniciennes dont le IIIe Reich vient de donner un exemple funeste. Pour eux, la guerre est une conséquence directe de la production de masse et de l'organisation industrielle ; l'abrutissement des masses populaires comme la perte de toute notion morale ont été l'œuvre de la standardisation technique. Les Allemands de l'après-guerre doutent-ils des techniques, après s'en être aussi intensément servis ? La puissance technique américaine et soviétique qui les a vaincus a pourtant montré que les techniques donnent toujours le dernier mot à ceux qui les mettent en œuvre. C'est, sans nul doute, ce que se sont dits la majorité d'entre eux au cours des années 1950 à 1970 en acceptant, contre leurs intellectuels « rouges » ou bientôt « verts », le mode de vie à l'américaine, la consommation, la production industrielle à outrance et la prospérité dans l'entreprise dont ils se sont faits les champions européens : les techniques ont donc de nouveau raison... II-Les techniques ne sont plus « le » progrès En France, au cours des années qui suivent la Seconde Guerre mondiale, se crée non plus un mouvement d'intellectuels mais une véritable classe sociale, une intelligentsia, qui se retrouve dans une vision du monde fortement teintée d'anticapitalisme et d'antiaméricanisme. La guerre a apporté le triomphe de l'Amérique, de son mode de vie, de sa puissance technique, de sa consommation, mais s'agit-il là de progrès ? Les intellectuels français des années Sartre réprouvent à la fois les techniques et les grands groupes industriels américains qui représentent ce que le monde moderne comporte de mauvais et de destructeur. À cette méfiance a priori vis-à-vis d'un système technique, par ailleurs largement ignoré par l'université, les films de Jacques Tati, dont Mon Oncle (1958) ou surtout Play-time (1967), apportent une caution populaire, et l'on rit avec bonne conscience des embouteillages, des tubes néon, de l'électronique, des buildings, des usines-modèles ou des cuisines fonctionnelles. Sur fond de croissance économique, beaucoup d'intellectuels de l'époque se contentent, pour soutenir leur dénonciation des abus du monde du travail, d'un amalgame rapide entre l'entreprise, le patron exploiteur et les techniques elles-mêmes. Cette dénonciation apporte sa pierre, après mai 1968, à un mouvement de conversion à une « vraie vie » : le retour à la campagne (le Larzac, à l'époque) et aux outils anciens, là où le macramé et la poterie, la cuisson directe du pain et la culture des légumes « bio » déterminent, avec précision, le champ de tolérance des techniques alors reconnues comme « douces ». On reconnaîtra cependant que, de cette méfiance de principe vis-à-vis des techniques, naîtra, importée des États-Unis, l'écologie qui, pour la première fois, jette les bases d'une véritable réflexion philosophique et politique sur les techniques, leur bien-fondé et leurs limites, mettant aujourd'hui les techniques au cœur même du débat philosophique. Clive LAMMING Docteur en histoire, professeur agrégé hors classe, lauréat de l'Académie française