Jacques Bouveresse (*) On en est là... - SK | BLOG

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Jacques Bouveresse (*)
On en est là...
Intellectuels médiatiques et penseurs de l’ombre
Aux dernières nouvelles, il semble, comme dirait Proust, qu’il y ait une fois de plus « quelque
chose de changé en France (1) ». Comme toujours, le problème est de savoir si ce qui est réel
est le changement lui-même, et non pas plutôt l’impression que l’on a et qu’ont en particulier
les journalistes – dont le métier est de nous expliquer à chaque instant où nous en sommes, en
matière d’idées comme dans tout le reste – que quelque chose a changé.
La nouveauté ne consiste pas dans l’idée que nous sommes engagés depuis un bon moment
dans un processus de stagnation et même de déclin préoccupant. C’était déjà une chose à peu
près admise. Même Pierre Nora, dans sa réponse au livre de Perry Anderson, n’a pas trouvé
grand-chose à objecter à la description qui y est donnée de la misère intellectuelle du temps
présent : « Je partage avec lui le diagnostic d’ensemble sur la langueur et l’anémie créatrices
de la France, sauf que je vis ce qu’il appelle la “dégringolade” française sur un mode plus
douloureux que moqueur, et que je dissimule le mot “désastre” qui me viendrait plutôt à
l’esprit sous l’appellation plus avouable de “métamorphose” (2). »
Avec tout cela, nous n’avions cependant, à ce qu’il semble, pas encore connu le pire. Est-ce
de désastre ou, plus aimablement, de métamorphose qu’il faut parler à propos du dernier
changement dont la presse culturelle nous informe, à savoir le fait que des intellectuels, qui,
même si leur stature ne peut assurément pas être comparée à celle de leurs illustres
prédécesseurs, n’en jouissent pas moins du prestige, du pouvoir et de la faveur des médias,
n’hésitent plus à s’exprimer ouvertement d’une façon qui peut être qualifiée de
« néoréactionnaire » ? « Après des décennies de domination progressiste, nous dit un expert
très réputé, ils sont les intellos d’une droite nouvelle qui, au nom d’un parler vrai sur les
banlieues et la “haine de l’Occident”, cautionne les dérives de l’actuelle majorité, au risque
d’aggraver les fractures de la société française (3). »
Perry Anderson, après avoir constaté que la mort a rattrapé à peu près tous les grands noms de
la pensée française (Roland Barthes, Jacques Lacan, Raymond Aron, Michel Foucault,
Fernand Braudel, Guy Debord, Gilles Deleuze, Jean-François Lyotard, Pierre Bourdieu,
auxquels s’est ajouté, peu de temps après la parution de son analyse, Jacques Derrida),
observe avec pertinence qu’aucun intellectuel français ne s’est acquis une réputation
internationale comparable à la leur, et que ce qui donne l’idée la plus exacte du niveau auquel
nous sommes descendus est probablement l’importance démesurée accordée à un intellectuel
comme Bernard-Henri Lévy : « Il serait difficile d’imaginer une inversion plus radicale des
normes nationales en matière de goût et d’intelligence que l’attention accordée par la sphère
publique en France à ce grand nigaud, en dépit des preuves innombrables de son incapacité
à saisir correctement un fait ou une idée. Une telle caricature pourrait-elle exister dans une
autre grande culture occidentale aujourd’hui ? »
Comme l’auteur de ces lignes, je pense que la réponse à cette question est clairement
négative, mais il est également évident qu’il ne sert à rien de le dire. Notre époque, comme
dirait Karl Kraus, n’aime rien tant que le fait accompli, en particulier celui de la célébrité
acquise et de l’importance médiatiquement établie ; et ce n’est pas le scepticisme des
représentants de l’Université et de la science qui pourrait l’empêcher de continuer à dormir en
toute tranquillité en se disant : « Soyons heureux d’avoir un homme universel et un génie qui,
de façon encore plus magistrale que l’Arnheim de L’Homme sans qualités, réussit notamment
à réaliser dans sa propre personne la grande synthèse de la Culture et de l’Economie ou de
l’Ame et des Affaires ! »
Au moment même où deux journalistes publiaient un livre pour dénoncer une fois de plus
« une imposture française (4) », le pouvoir médiatique, qui est le responsable principal et
même à peu près exclusif de la fabrication de l’imposture à laquelle certains de ses
représentants s’efforcent malgré tout de temps à autre de crier (en pure perte), s’est, comme
on pouvait s’y attendre, mobilisé massivement pour fêter le retour dans l’île des Pingouins de
l’illustre professeur Obnubile, qui était parti visiter la plus grande des démocraties
d’aujourd’hui et s’était embarqué pour la Nouvelle Atlantide dans le but de comprendre
réellement son système politique, économique, social et culturel, avant de l’expliquer
généreusement à ses habitants (5). Je ne sais pas s’il a été ou non capable, cette fois-ci, de
comprendre quelque chose au problème auquel il s’est attaqué. C’est peu probable. Mais cela
n’a, de toute façon, aucune importance. Il occupe désormais une position telle qu’il ne risque
plus guère d’être jugé sous cet aspect et que, quand par hasard il l’est, cela ne peut entraîner
aucune conséquence réelle.
Incontestablement, le docteur Obnubile est le genre de savant qui convient à notre époque
éclairée. Il n’est pas comme ce philosophe de la Nouvelle Atlantide, Hilary Putnam, qui
faisait encore en 1990 la constatation suivante : « De voir aujourd’hui tout le monde chanter
les vertus du capitalisme est d’une fantastique indécence (6) ! » On pourrait croire naïvement
que c’est d’une indécence encore plus inimaginable à présent. Mais l’intellectuel
d’aujourd’hui n’a pas ce genre de naïveté, et il a cessé d’éprouver, sur ce point, un sentiment
de gêne quelconque. Il est – on vient de l’observer une nouvelle fois lors des manifestations
de la jeunesse contre la précarité – plutôt respectueux de tous les pouvoirs établis, à
commencer par celui du marché et de l’argent. Il est intarissable sur les questions morales,
mais ne veut pas être ennuyé avec les questions de justice sociale et les questions sociales en
général. Il s’abstient soigneusement, dans la plupart des cas, de faire la leçon aux
représentants du Grand Capital, mais la fait volontiers à ceux des milieux sociaux les plus
défavorisés.
Il vaut sans doute mieux ne pas se demander quelle est la part d’admiration authentique qui
subsiste dans les éloges dithyrambiques dont la presse couvre régulièrement les productions
de certains de nos penseurs les plus célèbres. Comme le constatait déjà Robert Musil : « Cette
vénération n’est pas tout à fait réelle ; il s’y cache tout au fond la conviction assez générale
que plus personne aujourd’hui ne la mérite vraiment, et quand la bouche s’ouvre, il est
difficile de dire si c’est par enthousiasme ou pour bâiller. Dire aujourd’hui d’un homme qu’il
est génial, quand on ajoute à part soi qu’il n’y a plus de génies, cela fait songer au culte des
morts ou à ces amours hystériques qui ne se donnent en spectacle que parce que tout
sentiment réel leur fait défaut (7). »
Nous avons malheureusement, en plus de cela, une difficulté spéciale en France, qui ne date
pas d’hier (elle existait déjà, de façon presque aussi évidente, à l’époque du structuralisme
triomphant) et qui consiste dans ce que Perry Anderson appelle la « place étonnamment
réduite accordée à la critique ». « L’idée la plus courante de ce qu’est un compte rendu –
voir pour cela La Quinzaine littéraire, Le Nouvel Observateur, Le Monde des livres,
Libération – est, constate-t-il, ce qui, ailleurs, ne serait guère plus qu’une réclame. (...) Une
discussion franche, soutenue et pertinente d’une œuvre de fiction, d’un essai ou d’un livre
d’histoire est devenue une rareté. » On doit donc se demander si la véritable imposture, celle
qui est d’une certaine façon à l’origine de toutes les autres, n’est pas justement l’imposture
critique, autrement dit le comportement d’une critique dépourvue la plupart du temps de toute
espèce de sens, de distance, et plus encore de volonté critiques. Et qui trouve à la fois normal
et naturel de faire la plupart du temps à peu près le contraire de que l’on attend d’elle.
Sur cette question essentielle, Pierre Nora, comme on pouvait le craindre, n’apporte aucun
élément de réponse à Anderson ; pour tout dire, il ne l’aborde pas. Quant à la presse ellemême, ce qui est proprement désespérant est le degré auquel elle reste persuadée qu’il n’y a
aucune raison de changer quoi que ce soit à ses façons de faire et que tout est pour le mieux
dans le meilleur des mondes critiques possibles, en donnant habituellement comme raison le
fait que cela se passe partout ailleurs comme chez nous et que cela ne peut pas se passer
autrement. Deux assertions que l’on se garde bien d’essayer de démontrer et qui sont en
réalité aussi fausses l’une que l’autre.
Se pourrait-il que, dans la succession des orthodoxies dominantes, une nouvelle étape soit en
train d’être franchie et que le monde intellectuel ait cessé d’être non seulement « de gauche »,
mais même « progressiste » et « démocrate » (il a cessé d’être « révolutionnaire » depuis
longtemps) ? Si c’est vrai, c’est inquiétant. Car l’évolution de la philosophie française depuis
la fin de la seconde guerre mondiale montrerait, dans ce cas, qu’elle ne s’est réellement
réconciliée avec la démocratie que de façon exceptionnellement tardive, qu’elle l’a ensuite
défendue pendant une brève période avec ce que l’on pourrait appeler la ferveur des
néophytes, et qu’il ne lui aura malheureusement pas fallu longtemps pour s’en détourner à
nouveau.
Jacques Rancière n’hésite pas à parler d’une « nouvelle haine de la démocratie » et se
demande comment, dans des sociétés et des Etats qualifiés de « démocratiques », expliquer
qu’« une intelligentsia dominante, dont la situation n’est pas évidemment désespérée et qui
n’aspire guère à vivre sous d’autres lois, accuse, jour après jour, de tous les malheurs
humains un seul mal, appelé démocratie (8) ». Il va sans dire que, parmi les intellectuels qui
formulent ce genre d’accusation, bien peu seraient disposés à reconnaître que c’est après la
démocratie elle-même qu’ils en ont en fin de compte. Elle n’a, à certains égards, pas de
partisans plus convaincus qu’eux, et ils se montrent même disposés à approuver l’Amérique
quand elle déclenche une guerre motivée officiellement par la défense des valeurs, des
principes et de la sécurité des nations démocratiques. Ce n’est pas du gouvernement et des
institutions de la démocratie, mais de la civilisation démocratique, du peuple et de ses mœurs,
que se plaignent ces intellectuels. Leur sentiment antidémocratique peut se résumer, d’après
Rancière, dans la formule : « Il n’y a de bonne démocratie que celle qui réprime la
catastrophe de la civilisation démocratique. »
Dans tout cela, la réalité sociale et ses injustices ont tendance à être à peu près oubliées. Mais,
comme on pouvait s’y attendre, elles ne manquent pas de se rappeler périodiquement, de
façon plus ou moins brutale, au souvenir de tout le monde. C’est, semble-t-il, ce qui vient de
se passer à nouveau avec le soulèvement d’une jeunesse qu’on avait tendance à considérer
comme dépolitisée et amorphe face au genre d’avenir (ou, plus exactement, d’absence
d’avenir) que notre société lui prépare. Mais, sur ce que ses prédécesseurs immédiats auraient
encore perçu comme une forme de révolte légitime contre la précarité sociale organisée,
l’intellectuel nouveau n’a, de façon générale, pas grand-chose à dire et, s’il pense de façon
« néoréactionnaire », il aura même tendance à ne plus y voir qu’un symptôme supplémentaire
du laisser-aller et de l’abâtardissement de la société démocratique, en même temps que de
l’impéritie ou de la mollesse de dirigeants incapables de lui imposer la remise en ordre et les
transformations nécessaires.
Les « idéaux » divers (la pensée, la « vraie » culture, l’universalité républicaine, la
transcendance, etc.) derrière lesquels les intellectuels en question dissimulent leur façon de
s’accommoder de l’injustice et de l’inégalité sociales croissantes, et une indifférence pour les
problèmes sociaux eux-mêmes qui atteint par moments des sommets (voir le genre de
commentaires déshonorants dont certains d’entre eux nous ont gratifiés à propos de la crise
des banlieues), suscitent chez moi une réaction à peu près identique à celle de Kraus quand il
remarquait, à propos d’une affaire politique dans laquelle un intellectuel réputé s’était
comporté de façon honteuse : « Le doute principiel que j’éprouve sur la capacité de jugement
des intellectuels d’aujourd’hui me dispense de la peine que je devrais prendre pour
m’abaisser au niveau de chacun de leurs idéaux pris séparément (9). » Parler d’« antiintellectualisme » à propos d’une attitude de ce genre n’est pas sérieux. La vraie question est
de savoir si l’on peut ou non avoir de bonnes raisons de refuser au monde intellectuel, et plus
particulièrement à ceux de ses représentants qui occupent les positions les plus privilégiées,
une forme de compréhension et d’indulgence dont on est tenu, au contraire, de faire preuve
envers les gens ordinaires.
Bernard Crick, le biographe d’Orwell, explique que, « bien qu’exaspéré par l’injustice et
l’intolérance, il ne semblait jamais vouloir en demander trop aux simples gens : sa colère se
dirigeait contre les intellectuels, avant tout parce qu’ils détenaient ou influençaient le
pouvoir, et avaient donc à en assumer les conséquences (10) ». C’était aussi, me semble-t-il,
l’attitude de Bourdieu et celle de Kraus, en dépit du fait que le deuxième n’était pas
précisément un démocrate. Je ne vois pas comment un intellectuel qui a conservé un certain
sens de ses obligations en même temps que de ses limites pourrait en adopter une autre.
Orwell a observé à propos du comportement des intellectuels anglais que « ce sont les
libéraux qui craignent la liberté et les intellectuels qui sont prêts à toutes les vilenies contre
la pensée (11) ». Sur le second point au moins autant que sur le premier, je suis obligé de
reconnaître que, plus le temps passe, plus j’ai tendance à être de son avis.
Rancière évoque le cas de Renan et les arguments que l’on pouvait trouver déjà exposés dans
La Réforme intellectuelle et morale. « La France, telle que l’a faite le suffrage universel, est,
écrivait Renan, devenue profondément matérialiste ; les nobles soucis de la France
d’autrefois, le patriotisme, l’enthousiasme du beau, l’amour de la gloire, ont disparu avec les
classes nobles qui représentaient l’âme de la France (12). » On peut penser que les
intellectuels comme Renan, reprochant avant tout au suffrage universel le fait qu’il « ne
comprend pas la nécessité de la science, la supériorité du noble et du savant », avaient, pour
s’exprimer de cette façon, des excuses à la fois historiques et circonstancielles. Je vois mal
quel genre de justification on peut trouver à ceux de nos intellectuels qui, forts de la certitude
de représenter l’« âme de la France » (et l’âme en général), tiennent aujourd’hui à peu près le
même langage. Mais en se gardant, naturellement, de faire preuve de la même cohérence que
lui, et de dire aussi clairement qu’ils souhaiteraient voir la démocratie remplacée par un autre
système.
(*) In Le Monde Diplomatique, Mai 2006, pp. 23 et 29
http://www.monde-diplomatique.fr/2006/05/BOUVERESSE/13428
Jacques Bouveresse. - Titulaire de la chaire de philosophie du langage et de la connaissance
au Collège de France, auteur de Essais V. Descartes, Leibniz, Kant, Agone, Marseille, 2006.
Notes
(1) Cf. Marcel Proust, A la recherche du temps perdu, Gallimard, « Bibliothèque de la
Pléiade », Paris, 1954, tome I, p. 517.
(2) Perry Anderson, La pensée tiède. Un regard critique sur la culture française, traduit de
l’anglais (Grande-Bretagne) par William Olivier Desmond, suivi de La pensée réchauffée,
réponse de Pierre Nora, Seuil, Paris, 2005, p. 101.
(3) Laurent Joffrin, « Les néoréacs », Le Nouvel Observateur, 1er-7 décembre 2005.
(4) Nicolas Beau et Olivier Toscer, Une imposture française, Les Arènes, Paris, 2006.
(5) Cf. Anatole France, L’Ile des Pingouins, chapitre III : « Voyage du docteur Obnubile ».
(6) Hilary Putnam, Définitions, traduction de l’anglais (américain), présentation et entretien
par Christian Bouchindhomme, Editions de l’Eclat, Combas, 1992, p. 90.
(7) Robert Musil, L’Homme sans qualités, traduit de l’allemand par Philippe Jaccottet, Seuil,
Paris, 1956, tome I, p. 358.
(8) Jacques Rancière, La haine de la démocratie, La Fabrique, Paris, 2005, p. 79.
(9) Karl Kraus, « Prozess Friedjung », Die Fackel, no 293, Vienne, 4 janvier 1910.
(10) Bernard Crick, George Orwell, une vie, traduit de l’anglais par Stéphanie Carretero et
Frédéric Joly, Climats, Castelnau-le-Lez, 2003, p. 420.
(11) Cité dans Bernard Crick, op. cit., p. 501.
(12) Ernest Renan, La Réforme intellectuelle et morale (1871), Calmann-Lévy, Paris,
réimpression de l’édition originale, p. 18.

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