Texte tiré du livre de Boris Cyrulnik « Le Murmure des fantômes
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Texte tiré du livre de Boris Cyrulnik « Le Murmure des fantômes
Texte tiré du livre de Boris Cyrulnik « Le Murmure des fantômes » CONCLUSION Jusqu’à présent, le problème était simple puisqu’on estimait à chaque coup du sort correspondant un dégât que l’on pouvait évaluer. L’avantage des problèmes simples, c’est qu’ils donnent aux observateurs l’impression de comprendre. L’inconvénient des problèmes simples, c’est qu’ils font oublier qu’un coup du sort est avant tout en événement mental. C’est pourquoi il faut distinguer le coup qui arrive dans le monde réel et la représentation de ce coup qui s’élabore dans le monde psychique. Or les coups le plus délabrants ne sont pas toujours les plus spectaculaires. Et la figuration du coup dans notre monde intérieur est une co-production entre le récit intime que se construit le blessé et l’histoire qu’en fait son contexte culturel. L’éclope de l’existence se raconte ce qui lui est arrivé afin de reprendre en main sa personnalité bousculée, alors que le témoin préfère se servir d’archives et de préjugés. À la fin de sa vie, une personne sur deux aura subi un événement qualifiable de traumatisme, une violence qui l’aura poussée à côtoyer la mort. Une personne sur quatre aura été confrontée à plusieurs événements délabrants. Une personne sur dix ne parviendra pas à se débarrasser de son psycho traumatisme. Ce qui revient à dire que les autres, en se débattant et en s’engageant, seront parvenues à recoudre leur personnalité déchirée et à reprendre place dans l’aventure humaine. Cet aspect dynamique du traumatisme explique la variabilité des chiffres de la résilience. Les cellules d’intervention d’urgence après un attentat ou une catastrophe montrent que 20 % de cette population violentée souffre du traumatisme. Mais les descriptions cliniques et les études épidémiologiques sont beaucoup trop statiques. Elles sont vraies comme sont vrais les flashs. Elles « ignorent les capacités d’évolution des symptômes et… c’est à cause de cette conception statique que l’on a dû créer la notion de résilience. » Que se passe-t-il quand on échappe au traumatisme ? Quelle proportion de blessés souffriront d’une reviviscence de l’horreur alors qu’on croyait qu’ils l’avaient surmontée ? C’est questions nécessitent des études portant sur de cycles de vie entière. Mais tous ont été morts, même ceux qui sont rentrés chez eux en souriant. Tous ont été dans les bras de l’agresseur innommable, car il s’agit de la mort ellemême « en personne ». On peut vivre ensuite, on peut même rire quand on revient de l’enfer, mais on ose à peine avouer qu’on se sent initié par la terrible expérience. Quand on a vécu parmi les morts, quand on a vécu la mort, comment dire qu’on est un revenant ? Comment faire comprendre que la souffrance n’est pas la dépression et que, souvent même, c’est le retour à la vie qui fait mal ? À l’époque où l’on ne réfléchissait pas au processus de résilience, on a pu constater que « les enfants abandonnés précocement ou endeuillés ont une probabilité de dépression à l’âge adulte trois fois supérieure à la population générale… » Mais depuis que l’on aide ces enfants à revenir à la vie, le nombre de dépressions est exactement la même que dans le groupe humain. Pour entendre les témoignages des rescapés, il suffit de leur donner la parole : Gilgamesh le Sumérien, Sisyphe roi de Corinthe et Orphée le Thrace sont descendus aux enfers. Achille avait déjà exprimé son sentiment d’avoir été mort. Les armées napoléoniennes ont fourni un grand nombre de revenants comme le colonel Chabert rendu célèbre par Balzac. Dostoïevski a parlé de la trace indélébile laissée dans sa mémoire par « l’empreinte de la maison des morts » au bagne de Sibérie. Mais c’est le XXe siècle qui a fourni la plus grande productions de fantômes : la guerre 14-18 racontée par Roland Dorgelès dans Le jardin des morts, Henri Barbusse avec Le feu et Hermann Hesse dans Le loup des steppes nous ont dit à quel point les revenants envahissent la vie. L’enfer de l’enfer a été construit avec des cabanes en planches dans les camps d’extermination nazis. Robert Antelme, chassé de l’espèce humain, Primo Levi considéré comme un simple morceau, annulé en tant qu’être humain par un évitement du regard qui le rendait transparent comme un ombre, ont dû faire le deuil d’eux-mêmes et devenir cadavres parmi les cadavres. Jorge Semprun a cherché à se taire, à faire « une longue cure d’aphasie pour survivre. » Le déni l’a protégé en glaçant une partie de son monde, jusqu’au jour où le réel lui est revenu en pleine tête quand il a vu des actualités filmées montrant des « images intimes » d’amoncellements de cadavres dans les camps nazis ! « Nous n’avons survécu à la mort… Nous l’avons vécue … Nous ne sommes pas des rescapés, mais des revenants. » Il y a des cultures où la résilience n’est pas pensable puisque l’organisation sociale ne la rend pas possible. Comment voulez-vous redevenir humain quand on ne vous permet pas d’apprendre votre « métier d’homme » parce qu’un accident a déchiré l’image sous laquelle vous apparaissiez ? Mais quand, malgré la souffrance, un désir est murmuré il suffit qu’un autre l’entende pour que la braise reprenne flamme. Et quand il est à s’en mourir Au dernier moment la cendre La guitare entre dans la chambre Le feu reprend par le chant sombre. « Mon père allait revenir… ma mère me promettait qu’à son retour tout irait mieux. Elle en faisait un fantôme merveilleux, c’était le plus gentil, le plus beau, le plus fort le plus tendre, le meilleur des pères et il allait revenir. » Il n’est pas fou de vouloir vivre et entendre au fond du gouffre un léger souffle qui murmure que nous attend, comme un soleil impensable, le bonheur. À la fin de son existence, une personne sur deux aura connu un événement qualifiable de traumatisme. Une personne sur dix restera mortifiée, prisonnière de la blessure. Les autres, en se débattant, reprendront vie grâce à deux mots : le « lien » et le « sens ».