Révolution Circus

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Révolution Circus

Révolution Circus
Nouvelle
Stéphane Kneubuhler
Stéphane Kneubuhler – Conteur – Auteur – Comédien
13 rue Madame de Vannoz 54000 Nancy Tél : 03.83.44.53.53 / 06.88.60.03.48
[email protected] / www.colporteurdereves.com
« Vous comprenez, les révolutions sont nécessaires. Il faut bien
vivre avec son temps ! »
Patrice Lebaut, directeur exécutif de TéléRévolution©,
la Grande Révolution©.
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La foule suintait dans les rues. Elle coulait de partout.
La ville entière se vomissait hors des immeubles, hors des maisons, se déversait à grands
bouillons dans les rues, dans les boulevards, partout. Les gens se pressaient, se bousculaient,
se marchaient dessus. Des bras et des têtes qui se mêlaient et s’entremêlaient pour se fondre
en une masse informe et horriblement vivante. On envahissait la chaussée, on débordait des
trottoirs. Des hommes et des femmes de tous âges, silencieux. Qui avançaient les uns contre
les autres. Et des enfants qui criaient, qui riaient, qui ne comprenaient pas. Qui pleuraient. Les
vieillards étaient là aussi, qu’on aidait à marcher. Une foule immense. Une foule comme un
océan et l’impression de s’y noyer… Et partout, partout dans cette foule immense, un visage.
Un seul et même visage empreint d’une expression tragique d’impatience. Fardé d’exaltation.
Et d’une certaine gravité. Ce soir, c’était la révolution. La Grande Révolution. Et tout le
monde se précipitait vers le chapiteau dressé pour l’occasion.
Toute la journée, la voiture publicitaire avait sillonné la ville, les hauts parleurs crachotant
sans relâche la nouvelle de l’événement :
— Ce soir : Révolution ! A 20h30 sur la grand place ! Ce soir : Révolution !
Les gens avaient commencé à sortir de chez eux bien avant l’heure. Pour ne pas rater ça.
Et petit à petit la foule avait inondé les rues pour s’écouler en direction du grand chapiteau
rouge et blanc : verrue bariolée qui avait poussé au centre de la ville ; un cirque antique. Il
avait fallu presque cinq jours pour le monter. Plusieurs entrées disposées tout autour
permettaient de répartir et de fluidifier la population qui accédait ainsi au Saint des Saints.
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Comme on se rapprochait, les files se formaient : longues files d’attente encadrées de
barrières et disciplinées par les équipes d’accueil de la plus grande émission télévisée du
siècle…
***
« Il y a beaucoup de façons de parler de la télévision. Mais c’est un business, faut être
réaliste ! Et pour remporter le marché, il faut être à la pointe de l’innovation. Notre émission,
la Grande Révolution, va chambouler les idées reçues. C’est une émission révolutionnaire !
Vous savez, dans le métier, il faut chercher en permanence les programmes qui marchent,
suivre les modes, surfer sur les tendances, dans un contexte où l'information s'accélère, se
multiplie et se banalise… où l’offre se diversifie au point qu’il y a maintenant l’embarras du
choix. Notre métier, et c’est nos actionnaires qui le demandent, c’est de capter le spectateur.
Le spectateur veut de l’émotion, des sensations. On va lui en donner. C’est notre métier. Mais
surtout, ce que le spectateur veut aujourd’hui, c’est participer ! La télé de papa, c’est fini. On
n’est plus à la préhistoire. On est entré dans un nouveau siècle : les gens veulent de
l’interactif… On ne peut plus prendre les spectateurs pour des cons : ils ont leur mot à dire…
Vous savez, tout se joue chaque jour sur les chiffres d’audience. Nous sommes le seul produit
au monde où l'on connaît ses clients à la seconde… Et bien je peux vous dire qu’avec la
Grande Révolution, on va les pulvériser, les chiffres d’audience ! »
Patrice Lebaut, directeur de TéléRévolution©, la Grande Révolution©.
***
C’est le Grand Soir… Des années que j’attends ça ! Je suis venu en famille.
Ma femme et mon fils sont serrés contre moi. Nous ne faisons qu’un au milieu de la foule.
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L’entrée du chapiteau n’est plus qu’à quelques mètres, mais j’ai l’impression que nous
n’avançons plus. Ça pousse, ça bouscule de tous côtés. Les équipes de la télé essaient de
calmer les spectateurs, on frôle l’émeute. Tout à l’heure, en arrivant sur la place, j’ai vu une
femme se faire piétiner. Enfin, je crois… Je n’ai rien dit pour ne pas inquiéter Karine. Louis,
qui a eu ses dix ans aujourd’hui, est effrayé. Il se cramponne nerveusement à ma veste, ne me
lâche pas. Je lui passe la main dans les cheveux :
— Eh oui, mon grand, la Révolution, ça se mérite !
Il lève ses yeux vers moi et me sourit bravement. Ma femme se serre contre moi, sa main
dans la mienne. Finalement, nous avançons.
Après une attente interminable, nous arrivons à l’entrée.
Une jeune femme enregistre nos noms, et nous demande si nous serons simplement
spectateurs ou si nous voulons participer.
— Oui. Moi… moi, je participe !
Depuis le temps que j’attends ! Karine, elle, préfère assister au spectacle.
L’hôtesse me tend un billet portant un numéro, une oreillette, et me montre la cabine par
où je dois passer : je n’aurai qu’à glisser le billet dans la fente, et le Grand Sort décidera du
rôle que je jouerai ce soir. Ensuite, je n’aurai qu’à suivre les instructions qui me seront
données par l’intermédiaire de l’oreillette.
— A tout à l’heure.
Karine me fait un petit signe de la main. Elle a croisé les doigts, elle est un peu nerveuse :
— Et bonne chance !
Mais déjà je ne pense plus qu’au numéro inscrit sur le billet, et je passe le rideau de la
cabine. La machine est simple : rien qu’une fente horizontale… Je glisse mon billet, et
j’attends.
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Les caméras du monde entier seront braquées sur la scène ce soir. Je vais passer à la télé.
Une voix sensuelle s’insinue dans mon oreille :
— Bonjour. C’est moi qui vais vous guider… Tout d’abord : félicitations ! Le Sort a
choisi. Vous allez être un des héros de la Grande Révolution…
Une porte s’ouvre, et la voix me dit d’avancer. J’avance.
***
« Pourquoi la Révolution ? Et bien réfléchissez : ça sert à quoi la révolution ? A renverser
un gouvernement pour le remplacer par un autre ? Bien sûr que non. Un gouvernement en
chasse un autre, et les choses ne changent pas. Alors quoi ? Donner le pouvoir au peuple ? Où
est-ce que vous avez vu que le peuple avait jamais eu le pouvoir ? Non, la révolution, ça sert
juste à soulager. Vous savez, les gens, c’est comme une cocotte minute. Quand la pression est
trop forte, faut ouvrir la soupape… Voilà, c’est ça la révolution : la soupape du peuple ! Vous
voyez, c’est une mission de service public ! Si nous n’aidons pas l’Etat à maintenir la paix
dans notre pays, qui le fera ?... Les gens ont besoin de la Révolution. Comment faire
autrement avec plus de 60% de chômeurs ? Tous ces gens qui ne font rien de leur journée…
on peut pas les laisser comme ça. On peut pas les abandonner… Notre job, c’est de les
encadrer. De les aider. On ne peut pas… laisser faire le peuple ! Il faut penser la révolution.
Le peuple ne pense pas. Une révolution, il faut la théoriser, lui donner une forme, la
scénariser. Il faut bien canaliser l’énergie de la plèbe. Il faut la guider… Sinon, quoi ? Le
chaos ? Le communisme ?... Non, soyons sérieux. Vous pouvez nous voir comme les
Robespierre du XXIème siècle si vous voulez. Ce qui est important, c’est de garder le contact
avec le public. De lui donner ce qu’il veut… Et puis, entre nous, il faut bien reconnaître que la
révolution c’est plus tendance que la messe du dimanche, non ? »
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L’émission est déjà commencée depuis plus d’une heure, et je suis toujours dans les loges.
J’attends. J’ai suivi le début sur les moniteurs disposés un peu partout. Des techniciens
n’arrêtent pas de courir de tous côtés pour assurer la régie des différentes scènes qui retracent
l’histoire de la Grande Révolution. J’ai un peu de mal à croire que j’y suis vraiment…
Une jeune femme vient me chercher, me fait signe que c’est à moi. On m’emmène en
coulisses. Je pousse le rideau et j’arrive dans l’arène. Sur la scène.
Mon souffle se bloque immédiatement : tout autour de moi se dresse la foule. Un mur
vivant. Des dizaines et des dizaines de milliers de spectateurs entassés dans les gradins
hurlent quand ils me voient arriver sur les écrans géants. Ils sont tellement nombreux que j’ai
l’impression qu’ils vont me tomber dessus, s’écrouler sur moi et que je vais disparaître,
enterré sous une masse de chair géante, monstrueuse. La voix dans mon oreille me guide. Me
rassure. Me dit d’avancer.
Au milieu de la scène centrale se dresse la guillotine.
Je m’approche. Je sens que mes jambes se mettent à trembler. Un assistant discret l’a
remarqué, il s’approche de moi et me glisse une petite pilule que j’avale aussitôt : l’effet est
immédiat.
Je respire. Ça va mieux.
Les Condamnés sont là, escortés par les Citoyens. Tous choisis par le Grand Sort.
Le Roi est là. Et la Reine. Et l’Enfant. Je serai leur Bourreau.
La voix me dit de commencer par le Roi.
Je m’approche de lui. C’est un homme assez âgé. On l’a maquillé et son visage est blanc.
Je remarque que ses yeux tressautent légèrement. Je l’attrape par l’épaule, et le pousse
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violemment contre la guillotine. Plus fort que je ne l’aurais voulu. J’espère que je ne lui ai pas
fait mal. Je l’aide à prendre place. Mes mains sont moites.
Je regarde la foule. Un silence impressionnant est tombé dans le chapiteau. Des milliers de
personnes se sont arrêtées de respirer en même temps. Ma main est en suspens sur la
commande de la lame.
— Attendez, c’est la publicité.
Me dit la voix.
Sur les écrans géants, un chat noir et blanc se lèche les babines devant un bol de
croquettes. Et voilà l’ami du petit-déjeuner… Puis de nouveau, mon visage en gros plan. Sur
tous les écrans.
— Maintenant !
Je tire sur la commande. La lame tombe avec un claquement mou. Je laisse redescendre
ma main. Suivant les instructions, je me penche, et j’aperçois la tête qui a roulé dans le panier.
Je l’attrape par les cheveux et la dresse au-dessus de moi.
L’explosion de fureur de la foule me terrifie.
***
« C’est du divertissement. »
***
La jeune femme qui joue la Reine est plutôt sexy dans sa robe déchirée. Elle me fixe de
ses yeux noirs. Je m’approche à la frôler. Je remarque sa poitrine qui monte et descend
rapidement, oppressée par le corset qui l’enserre. Une perle de sueur roule entre ses seins. Je
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la regarde couler, fasciné. Je vois le grain de sa peau, j’ai envie de la caresser… Et puis,
j’entends le léger grésillement de son oreillette. Nous avons tous un rôle à jouer.
Je reste sans bouger quand elle me crache au visage. La voix me guide. Suivre le scénario.
Alors, je l’attrape violemment, la gifle, la pousse et l’allonge sur la planche. La lame est
remontée toute seule dans sa glissière sans que j’ai à la manipuler. La foule hurle :
— A mort ! A mort ! A mort !
J’appuie sur le mécanisme.
Schhhhlouf !
Du sang a coulé sur ses cheveux et m’empoisse la main. Je soulève la tête de la Reine, et
la foule exulte.
Reste l’Enfant, maintenant. Je vais le chercher. La foule applaudit de plus en plus fort, en
transe. L’enfant se laisse faire, il est docile. Une fois qu’on a compris comment ça marche, ça
devient facile …
Schhhhlouf !
Je brandis la tête au-dessus de moi pour la montrer au monde entier.
Partout sur les écrans je reconnais la tête de mon fils.
***
« Nous sommes une grande chaîne populaire et familiale dont l'objectif est de plaire à un
maximum d'audience. Bien sûr, nous avons des aides de l’Etat en échange de notre mission de
service public, mais nous vivons avant tout de la publicité. Et que vendons-nous à nos
clients ? Du temps d'antenne. Nous vendons à nos clients une audience de masse, un nombre
d'individus susceptibles de regarder un spot de publicité. Pour les annonceurs, le temps
d'antenne ne représente rien d'autre que des contacts clients. De l'attention humaine. »
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***
Je suis rentré chez moi très tard ce soir-là ; Karine m’attendait. Nous nous sommes
installés en silence sur le canapé au milieu du salon, dans l’obscurité.
— On voulait… on voulait te faire la surprise…
M’a-t-elle dit.
— Pour ses dix ans… Il voulait te montrer qu’il était un grand. Il voulait que tu sois fier.
On n’aurait jamais pensé que…
Elle s’est tue. Silence. Je l’entendais pleurer doucement à côté de moi. Puis, avec une
petite voix :
— On n’a pas eu de chance, hein ?
— Qu’est-ce qu’y a à la télé ?
J’ai attrapé la télécommande.
Une musique grandiose en 5.1 a envahi le salon. L’écran s’est allumé : la foule. La foule
immense. La foule comme un océan a empli l’écran. Cris. Tumultes. Applaudissements.
C’était l’heure de la Grande Révolution.
Les caméras ont glissé en tombant vers la scène, et j’étais là : un héros.
Je me suis mis à vomir sans pouvoir m’arrêter
***
Retrouvez nos programmes et podcastez vos émissions favorites sur notre site internet :
www.TeleRevolution-LaGrandeRevolution.com.
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