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Le parfumeur
Stéphane Kneubuhler – Conteur – Auteur – Comédien
13 rue Madame de Vannoz 54000 Nancy Tél : 03.83.44.53.53 / 06.88.60.03.48
[email protected] / www.colporteurdereves.com
Eliphéas Noisetier gara sa longue voiture sombre le long du trottoir, coupa le
contact et contempla la maison où on l’attendait. Derrière les trombes d’eau qui
pleuraient sur son pare-brise, il pouvait déjà deviner la douleur et le désespoir de
l’autre côté des rideaux tirés. Il savait que l’épreuve serait insurmontable… et qu’il lui
faudrait tout son talent pour tenter de l’adoucir. Cela faisait partie de son métier.
Il laissa échapper un bref soupir, releva le col de son pardessus, ouvrit la portière
et descendit sous la pluie.
*
* *
Eliphéas n’avait que six ans quand il fut pour la première fois confronté à la
mort. Cet été là, Mistigri avait disparu.
Eliphéas l’avait cherché pendant deux jours, faisant le tour du voisinage pour
savoir si personne ne l’avait vu : “ Il est tout noir… avec des chaussettes blanches… Il
s’appelle Mistigri… ”
Personne ne l’avait vu.
C’était l’odeur chaude, épicée et vaguement écœurante, portée par le vent d’été,
qui avait attiré Eliphéas vers le fossé d’herbes folles et de roseaux penchés qui bordait
la route nationale. Là, au bout d’une courte traînée brunâtre de sang séché, il avait
enfin retrouvé son chat.
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Le parfumeur 1
L’animal avait été percuté par une voiture et le choc lui avait ouvert l’abdomen.
Le chat avait usé ses dernières forces pour ramper à l’ombre des roseaux, où il s’était
caché pour mourir. Comme le font les chats.
Eliphéas fasciné avait regardé les mouches qui virevoltaient autour du cadavre,
sortaient de la plaie béante, s’introduisaient dans la gueule ouverte, pondaient dans les
orbites vitreuses. Mais ce qui l’avait dérangé, c’était l’odeur, presque insupportable à
cette distance. Une puanteur enveloppante qui se répandait dans le fossé, serpentant
entre les roseaux pour s’enrouler en relents oppressants autour du garçon. Une douceur
saturée et mielleuse qui avait envahi de son épaisseur ses narines et sa bouche
l’empêchant de respirer… Mistigri sentait la mort.
Mais Mistigri ne pouvait pas sentir ainsi…
Alors, Eliphéas avait retenu sa respiration, s’était approché du bourdonnement
lancinant et avait ouvert la bouteille d’eau de Cologne qu’il s’était empressé d’aller
chercher dans la salle de bain — il l’avait prise dans l’armoire de sa mère — et il avait
vidé le contenu du flacon sur le chat mort, chassant du même coup la nuée de
mouches.
“ Tiens, Mistigri, comme ça tu sentiras bon… ”
*
* *
La porte s’ouvrit sur une femme âgée, assez âgée pour qu’elle soit la grand-mère,
qui l’invita à entrer. Elle avait l’air fatigué, à bout, et ses yeux rougis témoignaient de
l’épreuve qu’elle était en train de vivre. Eliphéas se débarrassa de son pardessus, puis
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Le parfumeur 2
la suivit le long d’un grand couloir aux portes fermées sur d’inconsolables sanglots,
jusqu’à l’étage où se trouvait la chambre silencieuse.
Là, il se tourna vers elle : “ J’aurai besoin d’être seul pendant une heure et demi
environ. ”
La vieille femme recula pour le laisser passer. Eliphéas ouvrit la porte et entra.
*
* *
Il n’entrait que rarement dans la chambre de ses parents, en tout cas depuis qu’il
avait passé l’âge de faire la grasse matinée blotti entre eux deux le dimanche matin. Il
allait bientôt avoir quatorze ans. Il possédait un scooter, fumait en cachette en
compagnie de ses copains, et avait rencontré Mélanie, la petite rousse de la rue
voisine… A quatorze ans, on est un grand.
On n’est cependant jamais assez grand pour vivre la mort de sa mère.
Ce jour-là, il avait vu son père déchiré d’impuissance, hurlant comme un dément
dans les bras de son oncle au milieu de la cuisine, au milieu de tous ces gens qui
proposaient leur aide et leurs sincères condoléances…
Il avait vu la porte de la chambre ouverte — la chambre de ses parents — et il
était entré.
Il y avait cette bonne odeur de lavande qui montait des draps propres. Cet odeur
fleurie qui le ramenait en enfance. Et il s’était senti redevenir petit. Tout petit.
Sa mère était allongée sur le lit, comme endormie. Eliphéas s’était avancé sans
faire de bruit, pour ne pas la réveiller. Il l’avait regardée longtemps. Puis appelée
doucement : “ Maman… Maman… ”
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Le parfumeur 3
Mais elle n’avait pas répondu.
Eliphéas avait senti sa poitrine se serrer très fort, et des larmes monter à ses yeux.
Il s’était penché sur elle, déposant un gros baiser sur sa joue froide, un gros baiser qui
pète ! comme elle les aimait tant. Mais elle n’avait pas bougé… et sa joue était froide.
Si froide.
Les larmes avaient coulé sur les joues d’Eliphéas, et il avait senti sa poitrine sur
le point d’exploser, et son coeur…
Il avait pris le petit flacon d’essence de violette sur la table de nuit, le parfum que
sa mère gardait pour les grandes occasions. Il l’avait débouché, en avait fait couler sur
le bout de ses doigts pour en mettre derrière les oreilles de sa mère, et au creux de ses
poignets.
“ Tiens maman, comme ça tu sentiras bon… ”
*
* *
La chambre était plongée dans la pénombre des volets tirés. Eliphéas referma la
porte derrière lui, et s’assit sur la chaise à côté du lit. Il n’alluma pas tout de suite,
préférant s’imprégner doucement de l’atmosphère de la pièce.
Sur le mur, en face de lui, il y avait un poster géant de Peter Pan. A droite de
l’affiche, une étagère pleine de livres aux teintes vives où s’intercalaient des maquettes
d’avions de chasse et de motos. Puis des jouets orphelins sur le sol, abandonnés pêlemêle autour du coffre ouvert.
Eliphéas regarda enfin le lit sur lequel dormait l’enfant mort.
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Le parfumeur 4
Un petit garçon en pyjama. A ses côtés, sur les draps décorés de personnages de
Disney, un costume sombre était plié, ainsi qu’une chemise blanche…
Eliphéas tendit le bras pour allumer la lampe de chevet qui projeta au plafond
une féerie de couleurs. Il se leva.
C’est sous un ciel d’étoiles rouges et de lunes bleues qu’Eliphéas Noisetier,
embaumeur, ouvrit la mallette où se trouvait tout le nécessaire pour la toilette du
défunt.
*
* *
Eliphéas Noisetier avait décidé de consacrer sa vie à s’occuper des morts.
Il était devenu thanatopracteur. Mais Eliphéas n’aimait pas ce terme qui signifiait
littéralement praticien de la mort. Il préférait à ce mot technique le nom d’embaumeur.
Ce nom évoquait pour lui la magie de l’Egypte ancienne, les senteurs de myrrhe
et d’encens, les volutes de fumée et les parfums qui accompagnaient les morts dans
leur dernier voyage. Ce nom portait aussi en lui un peu de la poésie de la vie et de la
mort, et l’espérance nécessaire pour affronter la disparition d’un proche qu’il soit père,
mère, enfant, conjoint ou ami…
Eliphéas Noisetier était embaumeur.
A vrai dire, la mort de sa mère avait profondément marqué Eliphéas. Il en avait
conçu une philosophie personnelle qui l’avait aidé à affronter ce moment terrible.
Eliphéas voyait désormais la vie comme une porte. Une porte qui s’ouvre à la
naissance et se referme à l’heure dernière. Entre ces deux moments, il fallait tout faire
pour que cette porte reste grande ouverte…
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Le parfumeur 5
Malgré les courants d’air terribles que sont les coups du sort, et toutes les
embûches du parcours qui poussent la porte à se refermer. Ce n’était pas la mort qui
était une épreuve. Mais la vie.
La mort n’était une épreuve que pour ceux qui restaient.
Pour ceux qui allait devoir affronter l’absence.
Pour les survivants.
Et ce sont eux qu’Eliphéas voulait aider. Comme il aurait voulu qu’on l’aide à la
mort de sa mère. C’est pourquoi il avait choisi ce métier.
C’est pour eux qu’Eliphéas Noisetier était devenu embaumeur.
Et plus encore qu’embaumeur : parfumeur de morts.
*
* *
Eliphéas avait ouvert sa seconde mallette où se trouvaient alignées,
soigneusement fixées sur le capiton noir par des élastiques, plusieurs rangées de petites
fioles d’essences parfumées.
C’était là tout le trésor d’Eliphéas Noisetier. Le coeur de son ouvrage de passeur
de morts. Eliphéas s’était rendu compte que les parfums, dans une certaine mesure,
aidaient à accepter la mort. Autrefois, on pensait que les parfums aidaient les morts à
monter vers les cieux, à rejoindre le royaume des dieux, et c’est pourquoi on utilisait
baumes et encens lors des cérémonies de funérailles. Eliphéas avait compris la vérité
de ces pratiques : les parfums sont des portes de la mémoire et permettent, en s’y
fixant, d’adoucir le souvenir, de l’ancrer doucement.
Et la mort était ce passage d’un être vivant du monde réel au monde du souvenir.
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Le parfumeur 6
Eliphéas composait ainsi, pour chaque mort dont il s’occupait, un parfum qui
accompagnait le défunt et sa famille dans ce passage obligé.
Eliphéas regarda l’enfant allongé sur le lit. Il se mit au travail.
Il utilisa de nombreux flacons, mélangeant les essences, les diluant, les fixant,
renforçant certaines senteurs, en atténuant d’autres. Il composa pour finir un bouquet
délicat et légèrement sucré qui donnait à la chambre l’allure d’un sous-bois en été,
quand le ruisseau murmure à l’heure de la sieste, quand l’odeur de la noisette vient se
mêler à l’arôme des baies sauvages, mûres et framboises, qui monte des buissons.
Eliphéas parfuma l’enfant, referma la bouteille et la déposa à côté de la lampe de
chevet. Il rangea soigneusement ses affaires et vérifia une dernière fois que tout était
impeccable.
Dans son costume sombre, l’enfant était en paix.
Eliphéas alla jusqu’à la porte, et sortit.
*
* *
Il regagna sa voiture sans se presser.
La pluie s’était arrêté de tomber, transformant l’asphalte de la rue en un grand
miroir où se reflétait la lumière de la fin d’après-midi, et l’arc-en-ciel aux mille
couleurs qui décorait le ciel.
Dans la maison derrière lui, on entamait le deuil. On l’avait déjà oublié.
Eliphéas n’avait fait que passer.
Il respira profondément, monta dans sa voiture et rentra chez lui.
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Le parfumeur 7
Eliphéas Noisetier parfuma son existence et celles de ceux qui le rencontrèrent de
milliers d’odeurs.
Il mourut paisiblement dans son lit à l’âge de soixante-seize ans, quand une brise
légère de printemps vint fermer la porte de sa vie. Il y avait dans l’air, ce jour-là, un
discret parfum boisé de santal et de cèdre, où se mêlaient des notes de frangipane et de
bergamote.
Le parfum resta longtemps dans la chambre du vieil homme.
Puis, l’odeur finit par passer.
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