à lire... - Accueil Conteur

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Au gré du vent…
Une nouvelle de
Stéphane KNEUBUHLER
Stéphane Kneubuhler – Conteur – Auteur – Comédien
13 rue Madame de Vannoz 54000 Nancy Tél : 03.83.44.53.53 / 06.88.60.03.48
[email protected] / www.colporteurdereves.com
“ Il voyage.
— Quoi ?
— Comme vous le voyez, là, il est en train de voyager. ”
Debout à la fenêtre, je regarde l’homme posé sur le gazon. Il me fait penser à une sorte de
gros ver blanc, attiré à la surface par la chaleur du soleil d’été. On ne devine de lui qu’une
touffe de cheveux noirs, minuscule échappée d’un amas oblong de draps, de bandes médicales
et d’acier froid. Un homme-cocon. Prisonnier d’un lit d’hôpital qu’il ne pourra plus quitter.
Je me tourne vers Neuman. Nous sommes dans son bureau, une pièce agréable et fraîche,
située à l’arrière du bâtiment.
“ Il voyage ?
— Oui. Je sais que ça peut paraître difficile à comprendre, mais je ne peux pas vous dire
mieux. Il voyage. Il ne rêve pas, il ne délire pas. Ce n’est pas non plus un effet secondaire dû à
la morphine. Et il ne s’agit pas d’hallucination… Il voyage.
— Et… où va-t-il ? ”
Par la fenêtre, on peut apercevoir les jardins de la clinique, et le parc boisé qui s’étend un
peu plus loin. Et sur la pelouse, l’homme que je suis venu voir. La voix de Neuman hésite.
“ Ailleurs… Je ne sais pas. C’est à lui qu’il faut poser la question. ”
Stéphane Kneubuhler – Conteur – Auteur – Comédien
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Au gré du vent… 1
…Je crois que j’approche enfin. Aujourd’hui, j’ai atteint l’île. Je ne regrette pas les
difficultés de la traversée…
…Les indigènes semblaient m’attendre. Ils ont dû suivre l’approche de mon bateau qui
luttait contre un vent contraire depuis quelques jours. Ils m’ont accueilli au son de trompes
en coquillage. Je ne parle pas leur langue, mais je peux me faire comprendre en utilisant des
signes simples. Si les hommes prenaient seulement le temps de faire connaissance… Ils m’ont
tout de suite emmené dans leur village pour m’inviter à un festin ! Dès demain, j’essaierai de
leur demander s’ils peuvent me conduire à la montagne…
“ Vous avez fait bon voyage, docteur ?
— Vous saviez que je venais ?
— Oui. J’ai hélas pris la fâcheuse habitude de laisser traîner mes oreilles un peu partout ! ”
Vu de près, le lit-cocon est encore plus impressionnant. Un drap blanc a été pudiquement
tiré sur le corps mutilé, mais je peux deviner les renflements des appareils qui maintiennent en
place la colonne vertébrale. L’homme ne pourra plus jamais bouger. Il est tétraplégique.
Mon regard s’attarde un peu trop, et je me détourne, gêné, vers le parc.
“ Alors c’est ici qu’on vous abandonne ?
— A ma demande, docteur ! A ma demande… ”
Il sourit, et je découvre dans ce sourire lumineux une sérénité que je n’aurais pas cru
possible d’y trouver. Pas si tôt après un tel traumatisme.
“ Par la fenêtre de ma chambre, je ne peux voir que le ciel. Ce n’est pas que je n’aime pas
les nuages, mais j’aime tellement la nature. C’est ce qui me manque le plus je crois.
— Vous venez ici tous les jours ?
— Oui. C’est ici que je voyage… ”
Stéphane Kneubuhler – Conteur – Auteur – Comédien
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Au gré du vent… 2
…Nous prenons de l’altitude depuis quelques jours. Heureusement, plusieurs indigènes ont
accepté de me suivre. Si bien qu’ils ont pu construire une civière sur laquelle je poursuis
l’ascension. Je me demande si ma jambe va guérir. J’ai l’impression qu’elle est cassée…
…Nous sommes au milieu du ciel. Des pailles-en-queues noirs et blancs s’amusent à flotter
sur l’air chaud, décrivant d’élégantes arabesques sur le velours cristallin de l’azur, sans le
moindre battement d’ailes. L’atmosphère tout entière semble respirer l’harmonie de ce
moment…
“ Il a pris l’habitude de tenir, comment dirai-je… une sorte de carnet de route. ”
Je laisse tomber le dossier médical pour reporter mon attention sur Neuman.
“ Il relate ses voyages ?
— Ses voyages et ses réflexions. Dès qu’on le ramène dans sa chambre, il enregistre. On
lui a fourni un petit magnétophone qui se déclenche à la voix. Il raconte ce qu’il a vu, les
pensées que ça lui a inspiré…
— J’aimerais beaucoup l’écouter. ”
…Il me faut continuer seul. Ils ne peuvent me suivre, car ils disent que c’est mon voyage, et
que je dois le finir sans eux. Il me reste encore plusieurs centaines de mêtres à gravir…
…Je parle seul, pour me donner courage…
“ Ecoutez, docteur. Je vais vous raconter une histoire. Vous aimez les histoires ? En tant
que psychiatre, j’imagine que ça doit vous intéresser…
Il y avait une fois une petite vague perdue au milieu de l’immensité bleue de l’océan. Cette
petite vague faisait sans cesse le tour du monde en compagnie de ses soeurs, sans jamais
rencontrer la terre.
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Au gré du vent… 3
Un jour d’entre les jours, elle entend un bruit au loin, comme un appel étrange et entêtant,
et voilà qu’elle se met à rêver. Elle voit en songe une grande étendue de sable blanc. Et quand
elle se réveille, elle n’a qu’une envie, suivre cet appel, aller jusqu’au bout de son rêve, et
rejoindre la plage de sable blanc.
Elle en parle à ses soeurs, mais celles-ci lui disent qu’elle est folle, qu’au milieu de l’océan
on ne peut entendre d’autres bruits que celui des vagues et du vent, et que de toutes façons,
jamais la mer ne la laissera faire…
Mais la petite vague est têtue, elle ne veut pas oublier son rêve, et continuer de tourner
comme si de rien n’était. Elle décide alors de partir, de prendre le large. Sans rien dire à sa
mer, elle quitte le train des vagues et se met à suivre son propre chemin. La voilà qui
découvre des horizons qu’elle ne connaissait pas, des cieux nouveaux, des courants
insoupçonnés…
Elle vogue en direction du bruit qu’elle a entendu. Elle vogue jour et nuit, sans s’arrêter.
Un jour, elle sent un souffle léger sur sa tête, c’est le vent, fatigué, qui cherche un endroit
où se poser.
— Viens, repose-toi sur ma crête, dit la petite vague. Je te porterai un bout de chemin, et
quand tu auras repris ton souffle, tu repartiras.
Le vent se pose sur la vague, puis après un temps, reprend sa course.
— Adieu petite vague, je ne t’oublierai pas. Si jamais tu as besoin d’aide, appelles-moi, je
serai là.
Et la vague reprend son périple, toujours guidée par cet appel étrange.
Elle traverse les océans, et arrive enfin en vue de la source du bruit. C’est une immense
barrière de corail rouge-sang qui barre tout l’horizon, protégeant de son lagon une plage de
sable blanc, la plage de ses rêves. Et le bruit se fait maintenant rugissement : c’est le fracas
des vagues qui viennent se déchirer et mourir sur la barrière de corail.
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Au gré du vent… 4
La petite vague, poussée par son élan et le courant inexorable, avance vers la barrière. Elle
devine les terribles griffes de corail qui bientôt vont la déchiqueter. Elle essaie bien de freiner,
de se détourner, mais elle sait qu’il est trop tard, qu’elle n’y arrivera pas. Elle avance, elle
avance…
— Au secours !
Elle avance…
Son cri s’étouffe dans sa gorge quand elle voit les affreuses dents rougies entamer sa peau
transparente.
Mais voici qu’elle sent un souffle puissant dans son dos. C’est le vent qui vient lui porter
aide. Il se met à souffler, à souffler, et la petite vague se sent portée dans les airs. Elle monte
haut, bien plus haut que toutes les autres vagues, et réussit à franchir la barrière de corail, s’en
tirant seulement avec quelques égratignures sans gravité.
Elle est maintenant dans le lagon, lisse comme un miroir, et elle glisse vers la plage qui
semble l’attendre tranquillement. Enfin son rêve se réalise. Elle qui a passé toute sa vie
debout, bien droite, à parcourir les sept mers et les neuf océans, peut enfin se reposer, se
coucher sur le sable fin. Elle s’allonge voluptueusement, s’étirant à l’infini, pétillant d’une
fine écume de bonheur.
Et c’est comme ça que la petite vague est morte, docteur, cessant là son périple, heureuse
d’avoir réalisé son rêve… ”
…Je suis arrivé. Il m’attendait. Je n’ai pas fait ce voyage en vain… Il m’a fait signe de la
main, je l’ai rejoint. Son regard est plus clair qu’un ciel d’été…
“ Il y a encore une chose… qui n’est pas simple à dire. Et c’est pourquoi je vous ai
demandé de venir.
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Au gré du vent… 5
— Je vous écoute. ”
La nuit tombe sur le parc. Je devine les silhouettes des hêtres qui découpent le crépuscule
comme le décor d’un théâtre d’ombres chinois, et l’image d’un pantin désarticulé me traverse
l’esprit. Neuman me regarde un moment sans rien dire, avant de se décider à reprendre.
“ Il y a deux jours, il s’est fracturé le fémur.
— Comment cela s’est-il passé ?
— Et bien justement, c’est ce qui est assez difficile à expliquer… Il semblerait qu’il se soit
fait cela au cours d’un de ses voyages.
— Je ne comprends pas.
— Nous avons découvert une fracture au niveau de la partie médiane du fémur. On a tout
d’abord pensé qu’il s’agissait d’un trait de fracture qui avait échappé aux examens précédents,
vu son état, ça paraissait possible… Mais nous avons vérifié. L’os n’était pas cassé quand il
est arrivé ici. Nous l’avons interrogé, et il nous a avoué qu’il était tombé au cours de son
voyage, et qu’il pensait s’être cassé la jambe…
— Il se serait fait ça en imagination ?
— Peut-être… Nous n’avons pour l’instant pas d’autre explication. Mais je vous rappelle
qu’il est incapable de bouger le moindre muscle, consciemment ou pas. Comment aurait-il fait
pour se briser un os ?
— Il s’agirait d’une sorte de stigmate ?
— C’est à vous de nous le dire, docteur. ”
…On dit que la fois déplace les montagnes. Quand je le regarde, j’ai l’impression qu’il
pourrait déplacer l’univers s’il le voulait. Il semble plus vieux que moi… Je pense que c’est à
cause du soleil et du vent. Après tout, nous avons le même âge…
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Au gré du vent… 6
…Je lui ai raconté mon voyage, il m’a écouté, les yeux presque fermés, perdu dans ses
souvenirs. Il souriait… Bien sûr, il connaissait tout cela par coeur. Ce voyage, lui aussi
l’avait fait…
…Son visage semble éclairé de l’intérieur. Il me fait penser à ces images du Christ auréolé
qu’on peut voir sur les vitraux. Il y a bien longtemps que je ne suis pas allé dans une église…
…J’ai envie de toucher ce visage…
“ Le plus difficile à imaginer pour moi, c’est le toucher. Je peux me représenter
parfaitement les couleurs, les textures, les odeurs, les sons, et même le goût, mais c’est le
toucher qui me demande le plus d’efforts.
— Vous voulez dire que lorsque vous partez pour votre voyage, vous imaginez tout, jusque
dans le moindre détail ?
— Oui.
— Et pour vous, le voyage que vous faites en imagination semble réel ?
— La vérité de mon voyage est encore plus réelle pour moi que la réalité même. J’ai
conscience de vivre désormais dans deux mondes, docteur. Et si je devais faire un choix, je
crois que je sais auquel des deux je renoncerais…
— Quand vous m’avez raconté l’histoire de la vague, c’était pour me dire que vous vouliez
partir pour le monde dont vous rêvez ?
— Je ne sais pas. Par moment, j’ai l’impression que la barrière de corail, c’est mon
accident, et que je vogue maintenant sur le lagon-miroir… Mais parfois, il me semble que la
barrière est encore devant moi.
— Et vous espérez que le vent va se mettre à souffler, c’est cela ? ”
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Au gré du vent… 7
…Plus je voyage, et plus j’aime la vie. Ce périple m’aura appris cela : le monde est
merveilleux, on ne s’en rend pas suffisamment compte. D’où je suis, j’ai vue sur toute l’île et
l’océan autour. Dieu, que c’est grandiose !
…Je sais que je vais pouvoir fermer les yeux, et garder toutes ces images… Au moins, je ne
suis pas seul. Il est là, à mes côtés, pour m’accompagner… Il n’y a rien de pire que la
solitude… Je m’allonge sur la pierre, le regarde une dernière fois… Mon visage dans un
miroir…
…Je suis en paix.
Je le retrouve sur la pelouse. Il m’attendait.
“ Bonjour, docteur. Je crois qu’il va faire beau, aujourd’hui. Le vent a tourné… ”
Je m’assois sur la chaise qu’on a préparée à mon intention, scrutant son visage dans
l’espoir d’y déceler un signe qui pourrait m’aider.
“ Vous êtes prêt ? ”
Il se contente de fermer les yeux, et de sourire. Je le regarde, voyageur immobile. Je n’ai
jamais vu de visage aussi paisible. Que voit-il ? qu’entend-il ?
Je sors la seringue que j’ai préparée, comme il me l’a demandé.
Où est-il en ce moment ? Dans quel monde réel ou imaginaire ?
C’est vrai que le vent a tourné. Je le sens sur mon visage, doux, presque chaud, un vent du
sud. Les feuilles des hêtres bougent dans le parc, leur bruissement comme un chant m’invite à
la rêverie. Mais je n’ai pas le temps de rêver, il faut que je me concentre sur la tâche que je
suis venu accomplir. Je m’exécute rapidement, méthodiquement.
“ Je veux y arriver ”, m’a-t-il dit.
Le lagon-miroir…
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Au gré du vent… 8
Il y est arrivé. Le voilà enfin au bout de son voyage. Il va pouvoir se reposer. Sur son
visage détendu, son sourire s’est figé.
Je me relève maladroitement. On dirait qu’à l’horizon, des nuages s’amoncellent. Je devine
le docteur Neuman à la fenêtre de son bureau, qui disparaît. Malgré le chaud soleil de juillet,
je ne peux m’empêcher de frissonner…
Le vent s’est levé, aujourd’hui.
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Au gré du vent… 9

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