UnMilliardEtDesPoussieres 1..408
Transcription
UnMilliardEtDesPoussieres 1..408
Dossier : hach301757_3b2 Document : UnMilliardEtDesPoussieres Date : 25/6/2008 17h13 Page 5/408 BERTRAND LATOUR UN MILLIARD ET DES POUSSIÈRES Dossier : hach301757_3b2 Document : UnMilliardEtDesPoussieres Date : 25/6/2008 17h13 Page 6/408 Collection La Fouine Livre édité par Guillaume Allary ISBN : 978-201-237629-8 © Hachette Littératures, 2008. Dossier : hach301757_3b2 Document : UnMilliardEtDesPoussieres Date : 25/6/2008 17h13 Page 9/408 — Parle… Oh, bon Dieu ! je me sens seule avec toi. Parle. (Paula) Mercredi 31 mai Le but de tout jeune homme sensé devrait être de rapidement se mettre à l'abri du besoin derrière un gros paquet d'argent. Jeune homme, cela avait été mon but. Mais, à trente-sept ans, un constat, amer, s'imposait : mon découvert bancaire se mordait la queue à longueur d'année et je n'avais aucun héritage à espérer si l'on excluait la maison de mon enfance qu'habitait encore maman – Dieu la bénisse ! – et qu'à sa disparition, nous devrions partager en trois avec mon frère et ma sœur. La maison n'avait qu'une cour où ne tenait qu'une table de ping-pong, la toiture fuyait, une autoroute passait pas loin et la cité HLM voisine avait mauvaise presse, ce serait le bout du monde si on tirait quatre cent mille euros du tout. Finalement, voici, dans le désordre, les seules richesses que nous auront jamais transmises nos parents : la science du barbecue (une fois la table de 9 Dossier : hach301757_3b2 Document : UnMilliardEtDesPoussieres Date : 25/6/2008 17h13 Page 10/408 ping-pong repliée), une passion pour le chant, une capacité d'émerveillement un rien crétine mais pas désagréable à vivre, l'amour des bébés et des animaux, d'étranges lobes d'oreilles et un dos fragile (sauf mon frère), la propension à dépenser de ma mère, celle à épargner de mon père, une certaine façon de crier sous la pression au lieu de parler normalement, une faiblesse pour l'alcool qu'il aurait été judicieux de psychanalyser en la rapprochant de l'insatisfaction névrotique qui nous caractérisait tous les cinq, la manie de critiquer les gens et de leur coller des surnoms, une sainte horreur du socialisme sous toutes ses formes (sauf mon frère), un goût immodéré pour les belles histoires dans les livres ou au cinéma, une santé a priori de fer, notre famille s'enorgueillissant de deux centenaires, un du côté paternel, une du côté maternel. Si mon père était mort bien avant cent ans, c'était d'un accident du travail. Il animait un séminaire de motivation pour la société où il finissait une carrière bien remplie commencée dans l'électroménager, poursuivie dans les outils de jardinage. Un de ses vendeurs, voulant faire le malin devant les filles, envoyant des balles de golf n'importe où, lui avait explosé la tête d'un splendide swing. Les filles étaient tombées dans les pommes sur le green, une avait vomi dans le onzième trou, le mec avait été en prison et ma mère, poussée par ma sœur, s'était inscrite sur un site de rencontres et s'en était vite désinscrite, un jour en rentrant du cimetière. Depuis, mes cauchemars se passent souvent dans des golfs. 10 Dossier : hach301757_3b2 Document : UnMilliardEtDesPoussieres Date : 25/6/2008 17h13 Page 11/408 * * * J'étais en train de calculer mentalement combien faisaient quatre cent mille euros divisés par trois, il était un truc comme une heure quarante-cinq du matin et l'Égyptien que je ramenais à l'hôtel avança une main dans le noir. Il me fit claquer un violet – un billet de cinq cents euros, je précise pour les smicards qui n'en verront jamais la couleur – sur l'accoudoir, vous savez, cet appuie-coude rembourré et gainé de cuir qui fait aussi boîte à gants entre les sièges conducteur et passager à l'avant d'une limousine. L'Égyptien me demanda si j'avais de la monnaie sur deux cents. — No, Sir. Sorry, Sir. Just my luck… Et l'autre qui ne reprenait pas son billet. Je finis par me dire qu'il se résoudrait à me le céder. Fantastique ! Cinq cents euros ! La presque moitié de ma prochaine mensualité de crédit payée en un coup ! Mais il ne se passait rien. Le billet était toujours sur l'accoudoir avant. J'eus peur qu'il ne s'envolât, vu que c'étaient Les Hauts de Hurlevent dans la limo, vu que la vitre de l'Égyptien était toute descendue, vu qu'il fumait un joint, un cône de bonne beuh de là-bas passée en contrebande par la valise diplomatique, m'avait-il avoué entre deux tafs. À intervalles réguliers, le Cairote tendait le cône à la grosse qu'il avait louée pour la nuit, tout se loue, les villas, les bétonnières, les chauffeurs, les filles. Elle était bien en chair, mais escort girl plutôt que fatma, Wonderbra plutôt que burqa, Syrienne avec un passeport américain ou 11 Dossier : hach301757_3b2 Document : UnMilliardEtDesPoussieres Date : 25/6/2008 17h13 Page 12/408 Libanaise avec un passeport canadien, j'en savais trop rien, tout ça n'était que déductions de ma part établies à partir de ce qu'avaient ramassé mes oreilles qui traînaient partout. Et notre billet de cinq cents ? Je n'osais plus le regarder sur l'accoudoir, encore moins m'en emparer, je ne voulais pas passer pour un grippe-sou. Et ce qui devait arriver arriva, le billet se souleva, prit le vent, disparut dans l'habitacle. La Syrienne peut-être libanaise partit d'un fou rire, un rire un tiers d'alcool, un tiers de nervosité et un de désenchantement. Garder mes deux mains sur le volant devint de l'ordre de l'exploit, je voulus tout lâcher, me jeter sur le billet qui faisait des roulés-boulés contre le plafond, il s'éclatait tout seul sur nos têtes comme la fée Clochette dans Peter Pan, il frôla ma main droite, ma main droite quitta le volant, rata le billet, la limo chassa à gauche, j'avais failli nous envoyer dans le décor, leur refaire le coup de Dodi et Diana pour cinq cents malheureux euros. L'Égyptien, pas affolé, regarda le billet venir à lui, comme aimanté, l'argent va à l'argent, et, bien qu'à moitié défoncé, le saisit juste avant qu'il ne disparût à jamais par la fenêtre. Sa grosse s'arrêta de rire. Silence. Bruit du moteur. Puis elle repartit à rire aussitôt, un fou rire cette fois clairement plus nerveux qu'alcoolisé ou désenchanté. Je rangeai la voiture devant l'hôtel. Mon client sortit, s'éloigna, la fille le suivant à cinq bons mètres, très ralentie par le CH3-CH2-OH et le tétrahydrocannabinol. « Motherfucker ! Encore un qui va me donner walou. La peste soit des Égyptiens et des traînées vénales qui leur sucent la roue ! » me dis-je. 12 Dossier : hach301757_3b2 Document : UnMilliardEtDesPoussieres Date : 25/6/2008 17h13 Page 13/408 Mais : — Wait ! me cria mon client en se retournant devant la porte-tambour qui l'avala ensuite avec la même avidité que mon frère les sushis. Deux minutes après, la porte-tambour me rendit l'Égyptien. Il était allé demander de la monnaie auprès du concierge et revenait me faire tomber un jaune. Un jaune, deux cents euros. — Thank you, Sir. Have a good night, Mr Al Sawira. Je redescendis la Mercedes au deuxième sous-sol du parking de l'hôtel. Je dévalai la rampe en colimaçon accroché à mon volant. J'avais envie d'un verre de grenadine fraîche et d'un blues qui commencerait par « Woke up this morning ». J'ouvris la radio, c'était non du blues, mais du clavecin. Just my luck… J'éteignis la radio. Next limo job, I apply in Nevada. Je franchis des grilles automatiques qui se refermèrent derrière moi. Je garai la Mercedes entre deux autres, noires et propres comme elle. J'allumai l'écran de mon smartphone, cliquai sur l'icône figurant le symbole du dollar et remplis les cases vides sur ma facture : nom et numéro de chambre du client, nombre d'heures passées avec lui, tarification applicable, total à payer, immatriculation du véhicule, kilométrage à l'arrivée. Je cliquai sur une icône figurant une voiture, un tableur s'ouvrit et j'y entrai « 84 » dans la colonne Salaire, « 200 » dans la colonne Pourboire et « 1 » dans la colonne Repas. « Voulez-vous valider : oui/non ? » Oui, je voulais valider. Aujourd'hui, j'avais ramassé trois cent quatrevingt-seize euros plus deux repas payés onze euros chaque. On se plaignait pas. Le Nevada pouvait 13 Dossier : hach301757_3b2 Document : UnMilliardEtDesPoussieres Date : 25/6/2008 17h13 Page 14/408 attendre… Après un nettoyage sommaire du salopage que vous laissent les clients à l'arrière – bouteilles d'eau entamées, cendres de joint, écrans pas éteints, petits cacas divers –, je retirai du coffre le roman que j'étais en train de bouquiner et verrouillai la voiture qui me salua d'un bip-bip pas comme d'habitude, bip-bip tristounet. Je traversai le parking en doigtant une des caméras de surveillance. Je faisais toujours cela, jusqu'au jour où j'aurais une remarque des mecs de la sécurité, « Jules, tu trouves ça drôle ? » ou, moins cool, « Eh, petit merdeux, nous, on te fiste jusqu'au coude, OK ? ». Je pianotai sur un digicode et entrai dans la salle des chauffeurs. La salle des chauffeurs était une pièce bleu lavande mal éclairée, pas aérée, l'endroit rêvé pour lire Le Parisien et L'Équipe, dormir sur quatre chaises, manger du céleri rémoulade avec de la charcuterie sous vide, improviser des tournois de bons mots, de rots et de pets (voir la charcuterie sous vide), regarder des pornos serbo-croates et des de Funès, nous engueuler, nous réconcilier et finalement nous trahir, évoquer nos déboires amoureux à la maison, nos espoirs amoureux sur meetic.fr, nous raconter des bobards au sujet de soi-disant pourboires soi-disant astronomiques qu'on venait de soi-disant prendre avec un client, c'était à Paris, c'était au deuxième sous-sol d'un parking, c'était la salle des chauffeurs et ça ressemblait pas mal à l'enfer. — Encore là ?! demandai-je à mon collègue Robert, qui lisait un pavé sur l'Épistémologie kantienne qu'il ne se fit pas prier pour poser. À côté de Robert, Sergei dormait assis, la tête dans 14 Dossier : hach301757_3b2 Document : UnMilliardEtDesPoussieres Date : 25/6/2008 17h13 Page 15/408 ses bras croisés étalés sur la table et, à côté de Sergei, Louis dessinait une maison. À cinquante-huit ans, Robert était le doyen des sept chauffeurs que nous étions, un long type maigre et solitaire, qui avait grande allure dans ses costumes italiens et que n'intéressaient que la philosophie, la cuisine et l'argent, ce qui est déjà pas mal. Mais l'argent surtout. Robert en bandait des kilomètres pour un gros pourboire. Il faut l'avoir vu faire de la lèche pour quelques euros de plus. Avant chauffeur, il avait été comptable, routard, roadie en Amérique pour les Grateful Dead – suppléant à l'indigence de sa musculature par la coke –, gourou en second dans une secte du Var, forain vendant des chemises sur les marchés parisiens. Sergei venait de Yakoutsk en Sibérie qu'il avait fuie pour l'Angola qu'il avait fui pour le Congo où il avait fait le nervi pour des compatriotes russes en cheville avec des potentats locaux qu'il avait fuis pour la Costa del Sol en Espagne où il avait monté un business avec des associés peu recommandables qu'il avait fuis pour Milan où il avait épousé une vieille dealeuse moscovite qu'il avait fuie pour une jeune Milanaise riche et maboule, puis ruinée et enceinte qu'il avait fuie pour venir s'enterrer avec nous dans cette salle des chauffeurs. Des légendes couraient à son sujet, celle qui voulait que Sergei ait zigouillé quatre tontons macoutes d'une rafale d'Uzi à Kinshasa, ou cette autre qui voulait qu'il ait deux millions de dollars qui l'attendaient bien au chaud dans une banque suisse, parfois c'étaient cinq millions dans une banque des îles Caïman, légendes toutes invérifiables. À trente et un ans, Louis était le benjamin de 15 Dossier : hach301757_3b2 Document : UnMilliardEtDesPoussieres Date : 25/6/2008 17h13 Page 16/408 nous tous. Louis avait un TOC : il dessinait toujours des maisons, sans doute un architecte contrarié comme il y a des gauchers contrariés. Des homos contrariés aussi. Louis me disait faire l'amour à des filles. Je le croyais bien volontiers. Mais il était homo. Gay. Une tafiole. Ou bi, si vous préférez. Un bi qui aurait bien voulu se pacser avec moi. Ceci n'ayant rien à voir avec cela, lui et moi étions très proches. — Les bougnoules nous ont pris jusqu'à trois heures. On est coincés ici jusqu'à trois heures, me dit Robert. — Quoi comme bougnoules ? — La famille royale saoudienne. Une princesse de merde et sa mère. — C'est du bon, ça ? demandai-je. — Non. Hier, son secrétaire nous a filé trente euros de pourboire chacun pour neuf heures de dispo. Durant une dispo, ou disponibilité, le ou les chauffeurs étaient mis à la disposition du client aussi longtemps que ce dernier le désirait, trois heures ou quinze jours. — Trente euros ?! Les chiens galeux, dis-je en ouvrant mon casier. — Les bougnoules, ils sont plus bons comme avant. Avant – je te parle de ça, il y a dix ans –, ils te les lâchaient grave, tu savais plus où les mettre, t'avais pas assez de poches. Ça m'est arrivé d'oublier des billets dans la bagnole tellement y en avait. Sur l'air du « C'était mieux avant », Robert y alla de sa ritournelle sur la dureté du métier. Je fourrai mon roman dans mon casier. 16