une histoire du monde en 10 chapitres 1/2

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une histoire du monde en 10 chapitres 1/2
Dossier : ga316222_3b2 Document : Histoire_Monde_316222
Date : 7/7/2011 9h7 Page 7/491
Julian Barnes
UNE HISTOIRE
DU MONDE
EN 10 CHAPITRES 1/2
NOUVELLES
Traduit de l'anglais
par Michel Courtois-Fourcy
MERCVRE DE FRANCE
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BIBLIOTHÈQUE ÉTRANGÈRE
Collection dirigée par
Marie-Pierre Bay
Voici la mention à indiquer pour la reproduction intérieure :
Géricault, Le radeau de la Méduse, Musée du Louvre, Paris.
Photo © RMN/Daniel Arnaudet.
Titre original :
10 1/2
( Jonathan Cape, Londres)
A HISTORY OF THE WORLD IN
CHAPTERS
© 1989, Julian Barnes
© Éditions Stock, 1990 pour la traduction française
© Mercure de France, 2011 pour la présente édition
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À Pat Kavanagh
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Le passager clandestin
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On mit les béhémoths dans la cale, en compagnie des
rhinocéros, des hippopotames et des éléphants. C'était une
bonne idée de s'en servir comme ballast : néanmoins, vous
imaginez la puanteur. Et il n'y avait personne pour faire les
litières. Les hommes étaient débordés par les problèmes
incessants de nourriture et leurs femmes (qui, sans leurs
parfums, auraient sans doute pué autant que nous) étaient
bien trop délicates. Donc, s'il fallait nettoyer, c'était sur
nous que ça retombait. Tous les deux ou trois mois, on
actionnait le treuil de l'énorme écoutille du pont arrière
pour faire entrer les oiseaux récureurs. D'abord, c'est
évident, il fallait laisser partir l'odeur (fort peu de volontaires d'ailleurs pour actionner le treuil) ; puis sept ou huit
oiseaux parmi les moins dégoûtés commençaient à voltiger
avec précaution durant une minute ou deux autour de
l'écoutille avant de plonger à l'intérieur. Je ne me souviens
pas du nom de tous — à vrai dire, un de ces couples
n'existe plus maintenant —, mais vous voyez de quelle
sorte je veux parler. Vous avez certainement déjà vu des
hippopotames la gueule grande ouverte, avec de jolis petits
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oiseaux colorés dedans, picorant entre les dents, comme
l'assistante énervée d'un dentiste. Imaginez ce genre de
scène à une plus grande et surtout plus répugnante échelle.
Je ne suis pas facilement dégoûté, pourtant je frissonnais
rien qu'à la vue de ce qui se passait sous le pont : une rangée
de monstres bigles, se faisant pomponner dans un cloaque.
Dans l'Arche, la discipline était extrêmement sévère :
c'est la première remarque d'importance. Ça n'avait rien à
voir avec ces images de nursery peintes sur bois, avec lesquelles vous avez peut-être joué enfant — rien que des
couples heureux, regardant gaiement au-dessus de la balustrade qui délimite leurs stalles confortables et propres. Ne
pensez surtout pas à une croisière en Méditerranée, au cours
de laquelle on joue, un air langoureux sur le visage, à la
roulette et où l'on s'habille pour le dîner : sur l'Arche, seuls
les pingouins avaient des queues-de-pie. Pensez-y : il s'agissait d'un long et dangereux voyage — dangereux même si
certains points avaient été fixés d'avance. Pensez aussi que
nous avions toute la faune du monde à bord : était-il imaginable de mettre l'antilope à la portée des guépards ? Un
certain niveau de sécurité était indispensable. Nous acceptions donc les serrures de sûreté, l'inspection des stalles, le
couvre-feu. Malheureusement, il y avait aussi des châtiments et des cachots. Quelqu'un de très haut placé fut pris
de l'obsession du renseignement et certains des voyageurs
acceptèrent des rôles de mouchards. Je suis au regret de
devoir signaler que la délation, pour complaire aux autorités, fut parfois largement répandue. Notre Arche, croyezmoi, n'était pas une réserve naturelle : à certains moments,
elle ressemblait plutôt à une drôle de galère.
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Le passager clandestin
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Aujourd'hui, je me rends compte que les récits diffèrent.
Votre espèce a sa version fort répandue, qui enchante
encore même les plus sceptiques, alors que les animaux
offrent un compendium de tous les mythes sentimentaux.
Mais ils ne vont pas faire chavirer le navire, n'est-ce pas ?
Surtout lorsqu'on les traite en héros, quand c'est devenu
une question d'orgueil et que tous, tant qu'ils sont, peuvent
prouver que l'arbre généalogique de leur famille remonte en
ligne directe jusqu'à l'Arche. Ils ont été choisis, ils ont souffert avec patience, ils ont survécu : c'est normal dans ces
conditions qu'ils passent volontiers sur les épisodes malheureux, qu'ils aient quelques trous de mémoire. Mais, pour
ma part, je ne suis nullement entravé de cette manière. Je
n'ai jamais été choisi. En fait, comme pour plusieurs autres
espèces, on prit bien soin de ne pas me choisir. Je suis donc
devenu un passager clandestin. Moi aussi, j'ai survécu ; moi
aussi, je m'en suis tiré (se sortir de là n'était guère plus facile
que d'y entrer) ; moi aussi, j'ai prospéré. Je suis un peu mis à
l'écart du reste du monde animal qui tient encore de nostalgiques réunions : il y a même un club du Pied marin pour
les espèces qui n'ont jamais eu le moindre haut-le-cœur.
Lorsque je me souviens du Voyage, je ne me sens nullement
tenu à quoi que ce soit : la gratitude n'a guère laissé de traces
de vaseline sur mon objectif. On peut faire confiance à mon
récit.
Vous avez probablement compris que l'Arche représentait plusieurs navires ? C'était le nom qu'on avait donné à
toute la flottille (on ne peut quand même pas espérer entasser toute la faune dans un espace de quelque trois cents
coudées de long). Il a plu pendant quarante jours et
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quarante nuits ? Ce n'aurait guère été plus que ce qui
tombe au cours d'un été anglais moyen. Non, il a plu
pendant environ un an et demi, d'après mes calculs. Et les
eaux recouvrirent la terre pendant cent cinquante jours ?
Disons plutôt autour de quatre ans. Et ainsi de suite. Votre
espèce a toujours été nulle lorsqu'il s'agit de dates. Je mets
ça sur le compte de votre curieuse obsession concernant les
multiples de sept.
Au départ, l'Arche comprenait huit vaisseaux : le galion
de Noé qui remorquait le bateau contenant la réserve de
vivres, puis quatre navires un peu plus petits, commandés
par chacun des fils de Noé. Derrière eux, à bonne distance
(la famille avait une peur superstitieuse de la maladie), le
vaisseau-hôpital. Le huitième bateau donna lieu à un petit
mystère : un sloop rapide, avec des motifs décoratifs en bois
de santal à la poupe, qui faisait route servilement, à côté de
l'Arche de Cham. Lorsqu'on était sous le vent, d'étranges
effluves nous assaillaient parfois ; et, à l'occasion, le soir,
quand le vent mollissait, on entendait des musiques pimpantes et des rires stridents — des bruits fort surprenants
pour nous, car nous supposions que les épouses des fils de
Noé étaient confortablement installées sur leurs propres
vaisseaux. Cependant, ce bateau parfumé, plein de rires,
n'était guère solide : il coula bel et bien lors d'un grain.
Cham resta ensuite pensif pour plusieurs semaines.
Ce fut le bateau chargé de vivres qu'on perdit ensuite
pendant une nuit noire alors que le vent était tombé et que
les vigies somnolaient. Au matin, le navire amiral de Noé ne
traînait plus derrière lui qu'une corde de remorquage rongée par les incisives acérées d'un animal habitué, de toute