Jeux_de_vilains 1..504

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Jeux_de_vilains 1..504
Dossier : se318738_3b2_V11 Document : Jeux_de_vilains
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Même si tout le monde le fait, ce n'est pas une raison.
Au contraire !
Si tout le monde fait pareil, on aurait tort de se priver, non ?
Chance Brandt s'était renseigné et il estimait n'avoir
rien fait de mal.
Obligé de rédiger un devoir dans le cadre de la
punition, il avait tapé « triche au lycée » dans Google.
Apparemment, quatre lycéens sur cinq le faisaient.
Quatre-vingts pour cent, bordel !
La majorité a toujours raison.
Comme ce truc qu'il avait vu en cours d'éco, les
normes sociales. Les normes sociales sont le ciment
d'une société.
Voilà ! Il se rendait même utile à la société.
Il sortit la plaisanterie à sa « cellule parentale », mais
ça ne les fit pas rire.
Pareil quand il invoqua ses droits civiques : le lycée
ne pouvait pas lui imposer un travail d'intérêt général
à l'extérieur. C'était contraire à la Constitution. Il fallait contacter l'ACLU 1.
1. American Civil Liberties Union, plus ou moins équivalent de la
Ligue des droits de l'homme. (Toutes les notes sont du traducteur.)
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Son père fronça les sourcils. Chance se tourna vers
sa mère, mais celle-ci prit bien soin d'éviter son regard.
– L'ACLU ? s'étrangla son père. (Il s'éclaircit la
gorge, l'épais raclement humide des gros fumeurs de
cigares.) Parce qu'on la soutient financièrement ? (Il
respirait de plus en plus fort.) Parce qu'on leur envoie
un gros chèque tous les ans ? C'est ça que tu veux
dire ?
Chance se garda de répondre.
– Tu te crois malin ? C'est ta ligne de défense ? Eh
bien, laisse-moi te dire une chose. Tu as triché, point
barre. Si tu imagines que ces connards de l'ACLU
vont s'en émouvoir.
– Surveille ton langage, Steve…
– Commence pas, Susan. On a un sacré problème
sur les bras et j'ai l'impression d'être le seul à m'en
rendre compte, bordel de merde.
Sa mère pinça les lèvres et se tripota les ongles. Puis
elle leur tourna le dos et s'affaira dans la cuisine, rangeant la vaisselle sur le plan de travail.
– Plus exactement, c'est son problème, Susan, pas
le nôtre. Et à moins qu'il se rachète, on peut dire adieu
à toutes les bonnes facs – et même aux moins bonnes.
– Je vais me racheter, papa, dit Chance.
Il adopta ce que Sarabeth appelait son expression
« Mister Sincère ». Elle avait dégrafé son soutiengorge en riant. « Tout le monde se fait avoir avec Mister Sincère sauf moi, Chancy. Moi, je sais que c'est
Mister Pipeau. »
Son père le regarda durement.
– Hé ! dit Chance, tu pourrais au moins reconnaître
que j'ai une bonne coordination des yeux et des mains.
Son père laissa échapper une bordée de jurons et
sortit de la cuisine d'un pas furieux.
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– Il finira par se calmer, murmura sa mère.
Elle quitta la pièce à son tour.
Quand il fut certain qu'ils ne reviendraient pas,
Chance se mit à sourire. Il était content de lui. Question coordination, il avait assuré comme une bête !
Il avait mis son portable en mode vibreur et l'avait
glissé dans une poche latérale de son pantalon cargo le
plus ample, sur un tas de petites bricoles qui lui faisaient une sorte de support. Sarabeth, trois rangées
devant lui, lui adressait par texto les réponses du
QCM. Chance se sentait d'autant plus tranquille qu'il
ne craignait pas d'être pris : myope comme une taupe,
ce minable de Shapiro restait scotché à son bureau et
ne voyait jamais rien.
Qui aurait pu imaginer que Barclay débarquerait
en classe pour toucher deux mots à Shapiro, jetterait
un coup d'œil au fond de la salle et verrait Chance
lorgner dans sa poche ?
Les autres faisaient exactement pareil, ça vibrait
dans toutes les poches. Ils trichaient tous comme des
malades, puisque ce nullos de Shapiro ne se doutait de
rien. C'était comme ça depuis le début de l'année. Paris
Hilton pourrait débarquer à poil dans la classe que ce
trouduc ne verrait rien.
Même si tout le monde le fait, ce n'est pas une raison.
Son long pif pointé vers le bas, Rumley tirait une
tête d'enterrement. Chance lui aurait volontiers
répondu : Si, mec, c'est une super bonne raison !
Mais il était resté sagement assis dans le bureau
du dirlo, coincé entre papa et maman, l'oreille basse,
en s'efforçant de prendre un air de circonstance tout
en pensant aux jolies fesses de Sarabeth en string, tandis que Rumley poursuivait son laïus soporifique sur
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l'honneur, la morale et les fières traditions de Windward Academy, et précisait que l'établissement était en
droit d'informer le service des admissions en fac, ce
qui aurait des conséquences fâcheuses pour ses études.
Menace qui avait fait éclater sa mère en sanglots.
Parfaitement immobile, son père se contentait de
lancer des regards noirs. Il ne prit même pas la peine
de tendre la main vers la boîte de Kleenex, si bien que
Rumley dut se lever pour présenter la boîte à sa mère,
agacé de devoir se pencher par-dessus le bureau.
Rumley se rassit et se remit à jacter.
Chance fit semblant d'écouter, sa mère reniflait et
son père paraissait prêt à frapper le premier venu.
Lorsque le dirlo eut enfin terminé, son père rappela
« l'importante contribution de notre famille à Windward Academy ». Il mentionna aussi les performances
de Chance dans l'équipe de basket et même les siennes
dans l'équipe de football de l'époque.
Au bout du compte, les adultes parvinrent à un
consensus et affichèrent de petits sourires satisfaits.
Chance se faisait l'effet d'une marionnette, mais il prit
bien soin de garder son sérieux : afficher une mine
réjouie serait une mauvaise stratégie.
Première sanction : nouvelle interro écrite, préparée
spécialement par Shapiro.
Deuxième sanction : interdiction d'apporter son portable au lycée.
– Ce malheureux incident aura peut-être des conséquences positives, jeune homme, déclara Rumley.
Nous envisageons l'interdiction générale des téléphones portables dans l'établissement.
« Et voilà ! se dit Chance. J'vous rends bien service, vous ne devriez même pas me punir mais plutôt
me payer comme consultant. »
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Jusque-là, ça pouvait aller. Chance crut un instant
qu'il allait s'en tirer à bon compte. Puis…
Troisième sanction : la disserte. Chance détestait
écrire, d'habitude c'était Sarabeth qui les rédigeait à
sa place. Mais là, impossible, il devait la faire dans le
bureau de Rumley.
« Bon, pas trop chiant. »
Arriva la quatrième sanction :
– Il est important que vous vous sentiez responsable
de vos actes, monsieur Brandt.
Ses parents étaient tout à fait pour. Voilà que ces
trois-là lui tombaient dessus comme des terroristes
d'Al-Qaïda.
Chance fit semblant d'accepter.
– Oui, monsieur, je dois payer ma dette et je le ferai
avec alacrité et diligence.
Le coup des mots savants appris dans son glossaire !
Son père le regarda fixement, genre « à moi on me la
fait pas », mais sa mère et le dirlo parurent sincèrement
impressionnés.
Rumley se remit à déblatérer.
Travaux d'intérêt général. Et merde !
Et dans la merde, il l'était.
À se morfondre dans le bureau de l'association Sauvons le Marais au soir de sa onzième journée de travaux d'intérêt général. Une petite salle merdique
couleur de dégueulis, avec aux murs des photos de
canards, insectes et autres bestioles. Une fenêtre crasseuse donnant sur un parking où Duboff et lui étaient
les seuls à se garer. Des piles d'autocollants à distribuer aux improbables visiteurs.
Mais personne ne venait jamais. Il se retrouvait tout
seul parce que Duboff était allé vérifier l'effet du
réchauffement climatique sur le cul des colverts, ou
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pourquoi les oiseaux dégobillaient, ou pourquoi les
batraciens avaient de grosses bites ou une connerie de
ce genre.
Trente soirées de merde à tirer, ses vacances d'été
foutues.
De dix-sept à vingt-deux heures, au lieu de traîner
avec Sarabeth et ses copines, tout ça à cause d'une
putain de norme sociale pratiquée par quatre personnes
sur cinq !
Quand le téléphone sonnait, la plupart du temps il
l'ignorait. Les fois où il répondait, c'était toujours un
crétin qui voulait savoir comment se rendre au marais.
Va donc sur le site Internet ou sers-toi de ton GPS,
crétin !
Il n'avait pas le droit de passer des appels, mais
depuis hier, lui et Sarabeth avaient des conversations
pornos par téléphone portable. Elle était encore plus
amoureuse parce qu'il ne l'avait pas dénoncée à Rumley.
Vautré sur sa chaise, il but un peu de bière tiède.
Tâta le sachet dans la poche de son pantalon puis se
dit non, plus tard.
Encore dix-neuf soirées à l'isolement. Comme ces
abrutis néonazis en taule.
Plus que deux semaines et demie de merde et il serait
enfin libre, il aurait fait son bon petit Martin Luther
King. Il consulta sa TAG Hauer. 9 h 24. Encore trentesix minutes et il pourrait se casser.
Le téléphone sonna.
Chance ne broncha pas.
Ça continuait de sonner. Dix coups.
Chance attendit que ça s'arrête tout seul.
Une minute plus tard, ça se remit à sonner et Chance
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se dit qu'il serait peut-être plus malin de répondre, au
cas où ce serait Rumley pour vérifier qu'il était là.
Il s'éclaircit la gorge, se mit en mode Mister Sincère et décrocha.
– Sauvons le Marais.
Le silence, à l'autre bout du fil, le fit sourire.
Un de ses copains qui lui faisait une blague, probablement. Ethan, Ben ou Jared.
– Quoi de neuf, mec ?
Une drôle de voix sifflante répondit :
– Ouais, on peut dire qu'il y a du neuf dans ton
marais. Genre enterré dedans.
– Okay, mec…
– La ferme et écoute.
Qu'on lui réponde sur ce ton lui empourpra le
visage, comme quand il était tenté de filer une châtaigne à un mec de l'équipe adverse, quitte à jouer les
innocents lorsque l'autre gueulerait qu'il avait pris un
coup dans les couilles.
– Va te faire foutre, mec.
– Côté est du marais, insista la voix sifflante.
Cherche bien et tu trouveras.
– J'en ai rien à f…
– Une morte. Vraiment très morte. (Ricanement).
Mec.
Et l'autre raccrocha avant que Chance puisse lui
dire de se foutre sa morte dans…
– Alors, mon gars, ça boume ? lança une voix dans
l'embrasure.
Chance avait encore les joues qui bouillaient, ce qui
ne l'empêcha pas d'arborer le masque Mister Sincère
lorsqu'il leva les yeux.
M. Duboff se tenait dans l'encadrement, avec son
T-shirt Sauvons le Marais, son short de plouc
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dévoilant des cuisses blanches maigrichonnes, ses
sandales en plastique. Sans parler de sa ridicule
barbe grise.
– Bonsoir, monsieur Duboff.
– Bonsoir, répondit Duboff avec un salut du poing.
Est-ce que tu as pu passer voir les hérons avant de
venir ici ?
– Pas encore, monsieur.
– Ce sont des oiseaux incroyables. Magnifiques.
Avec une envergure grande comme ça.
Il écarta ses bras maigrelets au maximum.
Apparemment, tu me confonds avec quelqu'un
qu'en aurait quelque chose à cirer.
Duboff se rapprocha, avec son odeur infecte de
déodorant bio qu'il avait voulu refourguer à Chance.
– De vrais ptérodactyles, mon garçon. De sacrés
pêcheurs.
Chance avait cru que les hérons étaient des poissons
jusqu'au jour où Duboff l'avait détrompé.
Duboff vint s'appuyer au bureau et exhiba ses dents
de traviole.
– Les richards de Beverly Hills n'aiment pas voir
les hérons rappliquer pour bouffer leurs carpes japonaises à la saison de la reproduction. Les koïs sont une
aberration. Le résultat de mutations, de tripotages
génétiques pour obtenir toutes ces couleurs à partir de
simples carpes brunes. Les hérons, eux, sont naturels.
Ce sont de redoutables prédateurs. Ils nourrissent leurs
petits et rétablissent l'équilibre écologique. Les snobinards de Beverly Hills n'ont qu'à aller se faire voir,
pas vrai ?
Chance sourit. Un sourire sans doute ni convaincu
ni convaincant, car Duboff parut tout d'un coup nerveux.
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– T'habites pas par là-bas, si je me souviens bien ?
– Non, monsieur.
– Et tu habites à…
– Brentwood.
– Brentwood, répéta Duboff, comme s'il essayait
de comprendre le mot. Tes parents n'ont pas de koïs,
hein ?
– Non. Nous n'avons même pas de chien.
– C'est bien, ça, dit Duboff en tapotant l'épaule de
Chance. C'est une sacrée servitude – les animaux
domestiques, je veux dire. Ce n'est rien d'autre que de
l'esclavage.
La main du type restait sur son épaule. Il était pédé,
ou quoi ?
– Ouais, approuva Chance en s'écartant.
Duboff se frotta le genou. Fronça les sourcils et
gratta un petit bouton rose.
– Je me suis arrêté au marais pour voir s'il n'y avait
pas des ordures. J'ai dû être piqué par une bestiole…
– De la nourriture pour les petites bêtes, monsieur,
dit Chance. C'est très bien, ça.
Duboff leva les yeux, se demandant si Chance se
payait sa tête.
Chance sortit son Mister Sincère des grands jours
et Duboff conclut que non, que Chance était respectueux, et sourit.
– Tu dois avoir raison… Bref, je me suis arrêté au
passage, pour voir comment ça allait avant la fin de
ton service.
– Tout va très bien, monsieur.
– Parfait. On se revoit plus tard, mon garçon.
– Euh, monsieur, j'ai bientôt terminé.
Duboff sourit.
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– Oui, c'est vrai. À dix heures, tu peux fermer. Je
passerai plus tard.
Il se dirigea vers la porte, s'arrêta et se retourna.
– C'est beau ce que tu fais, Chance. Quelles qu'en
soient les raisons.
– Absolument, monsieur.
– Tu peux m'appeler Sil.
– Entendu, Sil.
– Rien de particulier à signaler ?
– Comme quoi, monsieur ?
– Des appels, des messages ?
Chance sourit, exhibant sa dentition parfaite – cinq
ans de soins chez le Dr Wasserman.
– Non, rien, Sil, répondit-il d'un ton parfaitement
confiant.

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