l`ombre de moi-même

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l`ombre de moi-même
Dossier : se324546_3b2_V11 Document : Ombre_324546
Date : 4/1/2013 16h52 Page 5/312
Aimee Bender
L'OMBRE
DE MOI-MÊME
r om an
Traduit de l'anglais (États-Unis)
par Agnès Desarthe
Éditions de l'Olivier
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Pour mon vingtième anniversaire, je me suis acheté
une hache.
C'est le meilleur cadeau que j'aie eu en dix ans.
Avant de la voir, étincelant sur le mur de la quincaillerie comme un amant d'acier et de bois, je croyais avoir
complètement renoncé à fêter mon anniversaire.
Le jour de mes dix-neuf ans, ma mère m'avait virée
de la maison.
Pour mes dix-huit ans, j'avais invité deux personnes, qui, au bout d'une heure, avaient toutes deux
déclaré qu'elles souffraient d'allergie et s'en étaient
retournées chez elles en éternuant.
Pour mon dix-septième anniversaire, je m'étais préparé un gâteau au chocolat, mais comme je n'avais pas
vraiment l'intention de le manger, j'avais versé de la
poudre insecticide dans la pâte. Il leva magnifiquement,
comme jamais, et quand je le sortis du four – c'était un
dôme brun absolument parfait – je me contentai de tourner autour du moule durant quelques heures, m'enivrant
de l'air chaud saturé de beurre qui s'en échappait. Des
fourmis mangèrent les miettes tombées sur le plan de
travail et moururent.
Pour mes seize ans, ma tante m'envoya une splendide robe en soie écarlate, qui sentait aussi bon et
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avait une texture aussi délicate que la peau à l'intérieur du poignet. Tout en caressant l'étoffe déployée
sur mes genoux, je feuilletai l'annuaire à la recherche
d'une femme dont l'adresse comporterait un 16. Puis
je lui envoyai la robe par la poste. Le rouge ne me va
pas.
Pour mon quinzième, mon quatorzième, mon treizième, mon douzième et mon onzième anniversaire,
ma mère et moi nous avions fait les magasins, et,
chaque année, à la fin de notre tournée, l'une de nous
avait éclaté en sanglots, à force de frustration, parce
que je ne trouvais rien à mon goût, et disais que, en
fait, je ne voulais rien de particulier, à part, peut-être,
un nouveau livre de maths. Il fallait les commander.
Ils venaient d'un grand dépôt dans le Sud. Ma mère
faisait non de la tête : elle refusait tout net de m'acheter des affaires de maths pour mon anniversaire, alors
au lieu de ça on finissait par mettre l'argent à la
banque.
L'année de mes dix ans, c'est celle où mon père
est tombé malade, et c'est à cette époque que j'ai
commencé à laisser tomber.
J'avais toujours aimé le son du piano, alors je me
suis inscrite à un cours et j'ai pris des leçons pendant
six semaines. À l'issue de cette période, il y eut un
récital. Vêtue d'une robe, j'ai interprété un menuet ;
mes deux mains jouaient deux choses différentes en
même temps et, quand ce fut terminé, je bus du jus de
fruits, on me serra fort pour me féliciter, et la mélodie
continua de résonner dans ma tête. Je reconduisis mon
professeur de piano jusqu'à sa voiture, et elle me sourit, fière. Le ciel s'abattit comme un couvercle. Je baissai la voix : Écoutez-moi bien, lui dis-je d'un ton
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pressant. Je vous interdis de remettre un pied dans cette
maison. À partir d'aujourd'hui, évitez le quartier.
Ses sourcils se froncèrent sous le coup de l'étonnement. Mona ? demanda-t‑elle. Qu'est-ce que ça signifie ?
Merci, dis-je. Terminus, tout le monde descend.
Je dis à ma mère que c'était vraiment dommage,
n'est-ce pas, que le seul professeur de piano du coin ait
dû quitter notre pauvre ville où il ne se passait jamais
rien pour devenir une star du rock dans la grande ville.
Elle écarquilla les yeux, décrocha le téléphone et mon
cœur s'emballa. Mais, à mon grand soulagement, c'est
le répondeur automatique qui décrocha et ma mère
laissa un message vague, quelque chose comme : C'est
vraiment génial ! Bonne chance pour tout !
Trois semaines plus tard, elles se croisèrent au
marché. Ce qu'elles se sont dit, je n'en ai pas la
moindre idée.
J'ai assisté à dix cours de danse, et l'après-midi où
j'ai exécuté mon premier saut, j'ai fait don de mes
chaussons à une association caritative. J'ai eu un petit
ami et, en deux mois, je suis parvenue à me changer
en statue au lit. J'étais une véritable étoile filante à la
course et, du jour au lendemain, j'ai quitté l'orbite
miraculeuse de la piste d'athlétisme.
J'ai laissé tomber les desserts, pour voir si j'en étais
capable – bien sûr, je l'étais ; j'ai arrêté de respirer un
soir, jusqu'à ce que mes poumons se révoltent ; j'ai
cessé de toucher ma peau, je dormais les mains coincées sous mon oreiller. Lorsque personne n'était à la
maison, j'enroulais des cordes autour du piano, afin
que ça me prenne au moins une demi-heure pour les
couper à l'aide de ciseaux et pouvoir me remettre à ce
fameux menuet. Puis, un jour, j'ai caché les ciseaux.
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Je n'ai pas arrêté de toucher du bois, c'est même ce
que je passais mon temps à faire ; c'était le moyen que
j'avais trouvé pour sceller chacun de mes abandons,
pour l'enraciner, l'emprisonner sous l'écorce. Écoute,
disais-je au bois, regarde ce que je fais là. Prends note.
Remarque.
Plus de piano. Plus de dessert. Plus de course. Je
suis amoureuse de l'abandon.
C'est un art comme un autre, si on y réfléchit. Laisser tomber avec brio requiert un sens intuitif de la
beauté ; on doit sentir le point décisif, juste au moment
où le désir fait son apparition, c'est là qu'il faut couper, d'un coup sec, c'est l'instant où l'abandon est mûr
comme une pêche qui se gorge de sucre sur le rameau :
paf, la branche cède, la pêche tombe par terre, couverte
de mouches noir et argent.
J'ai eu un amoureux. Il était dans la lune la plupart
du temps, mais, par une chaude soirée d'été, alors que
nous étions plantés sur le seuil de sa maison, ses lèvres
ont glissé sur ma peau comme un quartette à cordes et
j'ai senti que la pêche était prête à se détacher de
l'arbre.
J'ai arrêté d'aller au cinéma.
J'ai laissé tomber mon boulot de serveuse au café du
coin quand le chef s'est mis à radoter sur mes temps
exceptionnels en course à pied.
J'ai laissé tomber les œufs mayonnaise.
J'ai arrêté de feuilleter les atlas.
J'avais depuis longtemps abandonné l'idée de
m'enfuir de chez mes parents, lorsque, le jour de mon
dix-neuvième anniversaire, ma mère m'a virée de la
maison. Elle a fermé l'office du tourisme où elle travaillait, elle a couru jusqu'à chez nous et dit : Mona,
bon anniversaire, voilà mon cadeau. En disant ces
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mots, elle a posé la main sur mon épaule, m'a conduite
jusqu'au perron, m'a plantée sur la pelouse.
Je t'aime, a-t‑elle dit, mais tu es trop âgée pour continuer à vivre ici.
Mais j'adore vivre ici, ai-je dit.
Ses cheveux voletaient autour de son visage. Tu
mens, dit-elle, et, le pire, c'est que tu ne le sais même
pas.
Je n'étais pas sûre que sa décision fût irrévocable
– elle aurait parfaitement pu se contenter de dire ça et
ne rien faire – jusqu'au moment où elle roula ma
literie pour l'entreposer dans l'entrée. Mon père, tournait, perplexe, autour de mon campement, jetant des
regards hébétés à l'oreiller déplumé et à la couverture.
Durant les deux nuits qui suivirent, je rêvai, dans cet
espace réduit où les murs se touchaient presque. Le
surlendemain matin, je me réveillai, me rendis dans la
salle de bains, retournai dans ma « nouvelle chambre »
et découvris que le lit avait de nouveau disparu. La
porte de la maison était ouverte. Ma mère était sur le
seuil, me tournant le dos, les épaules secouées de rire
face au spectacle qu'elle avait elle-même organisé : le
matelas, la literie, en tas, au milieu du jardin, comme
une vache en train de brouter.
Bon, c'est là que je vais dormir, alors, dis-je en me
dirigeant vers l'amoncellement de draps.
Elle me prit dans ses bras et me serra fort. Je sentais
son rire, tout chaud, dans ses bras et dans sa poitrine.
Je me mis à chercher un appartement ce samedi. Ma
mère était déjà partie au travail, mais, avant que je ne
parte, mon père m'appela depuis le salon. Il se sentait
fébrile. Il était allongé sur le canapé, un gant humide
posé sur le front comme le drapeau affalé d'un pays
vaincu. Chauffage central, conseilla-t‑il. Tu as besoin
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de quelque chose ? demandai-je, mais il secoua la tête.
Et Mona, dit-il, assure-toi que la chasse d'eau fonctionne correctement avant de signer. Je hochai la tête.
Je lui apportai un verre d'eau, puis je quittai les lieux.
L'idée de déménager me rendait malade d'angoisse,
je me rassurai donc en me concentrant sur le nombre 19
lors de mes tournées de recherche à travers la ville. 19 :
le troisième nombre hexagonal centré. Un nombre premier. Le temps de vie de mon menton, de mes orteils,
de mon cerveau. J'errai par les rues bordées d'arbres,
jusqu'aux limites de la ville, où le ruban gris des autoroutes habillait les lointaines collines, comme du bolduc argent sur un gros cadeau jaune et bosselé. Chemin
faisant, je croisai plusieurs pancartes À LOUER, mais
l'appartement que je finis par choisir ne se trouvait
qu'à trois pâtés de maisons de chez mes parents, il était
lumineux et coloré, et pourvu d'une chasse d'eau si
puissante qu'elle aurait pu avaler un stock de chaussettes, il possédait, de plus, une adresse que j'aimais
particulièrement : 9119.
Le jour de mon installation, je disposai les meubles
à peu près selon les plans de mon ancienne maison.
Mon lit, qui était devenu gris au contact de l'atmosphère sombre qui régnait chez mes parents, reprenait
déjà ses bonnes vieilles teintes roses. Cela faisait neuf
ans que je ne l'avais pas vu en rose ; il avait une tonalité semblable aux annonces colorées des journaux, qui
conservent, à cause du plomb contenu dans les encres,
un aspect noir et blanc alors même qu'elles viennent
d'être aspergées de rouge et de bleu.
J'appelai ma mère dès que le téléphone fut branché.
Ça y est, j'y suis, dis-je. Qu'est-ce que je fais maintenant ?
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Elle était en train de manger un truc croustillant.
Décore, me dit-elle. Fais une fête.
Les murs nus se fondaient dans leur blancheur uniforme qu'aucune affiche, qu'aucun tableau ne venait
rompre. J'allai d'une pièce à l'autre et prononçai mon
nom dans chacune d'elles.
Mona, dis-je à la cuisine.
Mona, murmurai-je dans le placard de l'entrée.
À onze heures pile, je me mis au lit ; ce lit dans lequel
j'avais dormi toute ma vie, installé dans une pièce où je
n'avais jamais dormi, jamais, et j'éteignis la lumière.
Les ombres dessinaient de sombres spectres ondulant
sur les murs ; je tendis le bras vers l'arbre en pot que ma
mère m'avait offert comme cadeau d'emménagement,
et cognai légèrement sur le tronc. Je cognai, encore et
encore. Quelques coups ne me suffirent pas, je dus
cogner environ cinquante fois. Je cognai cent fois. Et
encore. Cent cinquante fois. Plus. J'arrêtai et je sentis
que quelque chose n'allait pas, ça n'allait pas dans mon
ventre, alors je cognai encore.
Ce nouvel endroit me résistait, il apprenait ma présence. C'est moi, voilà ce que je voulais lui dire. Bonjour. Je suis là pour protéger le monde.
Je cognai jusqu'à minuit. À peine avais-je fini que
je recommençais. C'est comme ça, j'imagine, que ça
se passe avec la drogue. On se concentre sur le bois,
on retient sa respiration, on veut en prendre exactement la bonne dose, le corps est tendu, la respiration
coupée, suspendue dans la concentration nécessaire
pour faire exactement ce qu'il faut, comme il faut,
dans l'attente du soulagement – sss – qui dure environ
cinq secondes et quand c'est fini, on n'est pas complètement bien quand même. Encore. Il faut y retourner.
Juste une dernière fois. Juste cette dernière fois et, là,
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je ferai tout exactement comme il faut et je n'en aurai
plus jamais besoin, jamais de la vie.
Une fois que tout fut en place : à chaque tiroir son
contenu, la salle de bains bien fournie en papiertoilette et en produit lave-vitres, j'invitai ma mère à
déjeuner.
Mon père m'envoya ses excuses, il ne serait pas des
nôtres ; il se sentait mal de nouveau ; ça arrivait. Je
servis des sandwichs à la dinde préparés avec les
mêmes marques de mayonnaise, de moutarde et de
pain que celles que ma mère achetait. Après ça, elle tira
de son sac une barquette de cerises et me demanda si je
voulais inaugurer mon nouvel appartement en crachant
des noyaux de cerise par la fenêtre. Je dis non merci.
Des années plus tôt, nous avions pris l'habitude d'aller,
l'été, dans leur jardin, de nous planter dans l'herbe et
de cracher des noyaux aussi loin que possible. Ma
mère visait mal et ses lancers ricochaient sur la gauche ;
mon père était le meilleur cracheur d'entre nous, mais
ma courbe d'apprentie n'était pas mal non plus, et je le
regardais faire très attentivement tandis que les projectiles rougeâtres s'envolaient les uns après les autres
dans les airs. Quand il est tombé malade, j'ai continué
à cracher des noyaux toute seule, mais ce n'était pas
très drôle, j'en ai craché avec ma mère, ce n'était pas
très stimulant, et un jour j'ai réussi à le convaincre de
se joindre à moi, mais, je ne sais comment, il inspira
trop précipitamment, et le noyau alla se loger dans sa
gorge. Un noyau de cerise, ce n'est pas bien gros, la
crise de respiration contrainte et labyrinthique qui
s'ensuivit ne dura donc que trois ou quatre secondes,
mais ce fut assez pour nous effrayer l'un et l'autre et
nous coller la tremblote. J'ai, depuis ce jour, cessé de
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mettre des cerises entières dans ma bouche ; je croque
une première fois pour atteindre le noyau, puis je grignote tout autour. Mon père coupe sa nourriture en
morceaux minuscules.
Avant de quitter le 9119, ma mère posa ces cerises,
aussi éclatantes que des cellules sanguines, sur le plan
de travail, sortit son appareil photo et prit quelques
clichés pour les montrer plus tard à mon père.
J'ai fait l'amour avec ce garçon dont j'ai parlé. Une
fois. Deux fois. C'était chez lui. Sa peau glissait
comme un vaisseau sur la mienne, il déposait des baisers argentins dans mon cou, sur ma nuque, et prenait
très bien l'insistance que je manifestais à garder la
lumière allumée tout le temps. J'aime voir ce qui se
passe, expliquai-je. Sympa, dit-il en se grattant le
coude. Après la troisième fois, alors qu'on commençait à peine à attraper le coup, je suis rentrée au matin
dans mon nouvel appartement vide ; j'ai relevé les
messages sur mon répondeur pour vérifier si quelqu'un n'était pas mort pendant que j'étais sortie faire
l'amour, mais ce n'était pas le cas, ou du moins, si ça
l'était, personne n'avait jugé bon de me tenir au courant, alors je me suis assise sur le canapé et j'ai cogné
sur la table basse. Je cognais dès que je pensais à ses
cils qui dessinaient un liséré noir en haut de ses pommettes lorsqu'il regardait vers le bas.
La pendule marquait midi, alors je me suis dirigée
vers la cuisine et j'ai ouvert le frigo, mais la nourriture à l'intérieur semblait trop compliquée. J'ai jeté
un coup d'œil dans les placards, mais je n'avais pas
envie de bouillon de dinde, ni de pois chiches en
boîte, ni de thon. Je me suis retrouvée dans la salle de
bains et, sans vraiment y penser, j'ai déballé un savon
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que je gardais en réserve dans le petit placard sous le
lavabo.
J'achetais la même marque que ma mère. C'était un
bloc blanc, qui se balançait sur son dos rond, gentiment. Je l'ai porté jusqu'au canapé du salon et je l'ai
tenu un moment, je l'ai reniflé. Il y avait un couteau
sur la table basse qui m'avait servi à éplucher la
pomme de la veille ; il avait l'air adéquat et, après
quelques minutes passées à tenir le savon, à le sentir,
j'ai saisi le couteau, j'ai posé le savon sur un des
accoudoirs, j'en ai coupé un morceau, je l'ai introduit
dans ma bouche et j'ai mâché.
Glissé ! Coulé ! Il tanguait d'un bord à l'autre de
ma langue. Fondait comme du chocolat sous ma dent.
J'en coupai un autre morceau. Ma bouche débordait
de mousse. Miam. Je coupai encore. Ma main glissa.
J'assurai ma prise sur le couteau, puis coupai de nouveau.
J'avais déjà mangé la moitié de la barre quand je
m'aperçus que ça avait un drôle de goût, que la sensation que ça laissait était bizarre, qu'il y avait quelque
chose qui n'allait pas dans le fait de l'avaler. J'avais
des haut-le-cœur et je me rendis dans la salle de bains
où le miroir me révéla que j'avais des paquets de
mousse séchée à la commissure des lèvres. Après avoir
jeté le reste du savon dans la douche, j'engloutis plusieurs verres d'eau, recrachant des chapelets de bulles
dans l'évier, et, ce jour-là, j'ai finalement passé très
peu de temps à penser à mon amoureux ; au lieu de ça,
j'allais d'une pièce à l'autre, produisant des rots
propres et parfumés, essayant d'évaluer la gravité de
mon état : devais-je m'allonger en attendant que ça
passe ? Devais-je subir un lavage d'estomac ?
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Lorsque je m'éveillai le lendemain matin, légèrement étourdie mais pas morte, je parvins à entrer dans
la douche et me tins sous le jet : soumise, nue, distante. J'utilisai le morceau de savon restant pour me
laver, mais avant de le reposer sur le porte-savon, je
ne pus m'empêcher d'en grignoter distraitement l'extrémité. L'odeur trop familière m'envahit d'un coup.
La seconde d'après, mon estomac se souleva et je
m'écroulai à quatre pattes, de l'eau plein les yeux,
pour vomir dans le trou de vidange des flots de blancheur et de mousse, des vagues de savon se précipitant de mon ventre à ma gorge.
Puis je m'emparai du morceau restant, marqué par
l'empreinte de mes dents, et le jetai à la poubelle.
Je fus dans l'impossibilité d'utiliser du savon durant
des mois après cette histoire. Je devais me laver les
mains avec du shampooing. Environ une semaine plus
tard, lorsque je revis mon amoureux, il glissa sa main
sous ma chemise, dégrafa mon soutien-gorge, libéra
mes seins, mais je reculai d'un pas et lui dis non. La
pêche tomba de l'arbre, morte. Il cligna des yeux ; ah,
dit-il, d'accord. Au moindre doute, s'il m'arrivait de
sentir une chaleur se répandre en moi quand il touchait
le coin de mes lèvres avec le bout de son doigt, lorsqu'il embrassait ma nuque et que mon dos entier s'en
trouvait perforé, je lui demandais de m'excuser une
minute, j'allais dans la salle de bains et je me lavais les
mains. Il utilisait la même marque de savon que moi,
et l'odeur bien connue accomplissait son office dans la
seconde. Je partis de chez lui avant minuit, la culotte
trempée, l'estomac gargouillant, cognant chaque arbre
que je rencontrais le long du trottoir. On s'est séparés
trois semaines plus tard. Il n'arrêtait pas de dire qu'il
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était désolé. J'approchais mes doigts propres de mon
nez et hochais la tête.
Après ça, la seule chose qui me plut, sans pour
autant que j'aie à l'abandonner, à laquelle je semblais
incapable de renoncer, était, d'entre toutes, les maths.
J'essayai pendant un temps d'arrêter de penser aux
nombres, mais je me retrouvais, contre ma volonté, en
train d'additionner mes pas, de multiplier des groupes
de gens dans le parc pour en comparer le résultat,
cognant sur du bois en suivant un rythme régulier, ne
cessant jamais de comptabiliser : les moutons, les
élèves, les parents, l'âge, les battements de cœur.
Mélangez quelques nombres avec des signes et vous
obtenez une équation décrivant les changements de
vent, ou un axiome pour le mouvement de l'eau, ou la
taille d'une personne, ou le toucher d'une peau. La
douceur aussi se calcule. On peut tout expliquer. L'air
lui-même est un arrangement de chiffres, et grâce à
l'équilibre parfait qui existe entre eux – bing ! On
respire.
J'ai passé des après-midi entiers à penser à un
nombre, volant le long de son interminable tunnel
d'onyx, ouvrant la trappe qu'à lui seul il constitue.
Prenez le 5. Il a l'air normal : cinq dollars, cinq minutes
de pause, mais le cinq est également la somme de deux
carrés, c'est un nombre premier, et puis il y a les pentagrammes. Mon professeur de maths en sixième m'avait
dit un jour que les pythagoriciens considéraient que le
5 avait à voir avec le mariage, parce que c'était 3 (leur
premier impair) plus 2 (leur premier pair). Pour l'anniversaire de mariage de mes parents, cette année, je
confectionnai cinq petits gâteaux. Ils eurent l'air étonné
(peut-être parce que c'était leur vingt et unième anni30
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versaire), mais ma mère ne tarit pas d'éloges sur le
glaçage, qui dessinait des chapeaux pointus de chocolat
au bout de ses doigts.
Je remarquais le numéro 31 que me délivrait la vendeuse à la boutique de sandwichs, et qui me permettait
de savoir combien de sandwichs allaient être préparés
avant que je puisse manger le mien. Je me servais des
marques de 30 à 40 sur le thermomètre pour apaiser ma
chair de poule ou rafraîchir ma transpiration. J'enfonçais les touches 1 et 9 du téléphone pour appeler à
l'étranger ; je cognais 15 fois le tronc de mon arbre en
pot avant de m'endormir. Les panneaux d'interdiction
de stationner au-delà de 2 heures me permettaient
d'éviter les amendes, et je mémorisais la capacité
maximale des ascenseurs : 22, pas plus. Magnifique.
Clair. Renoncer aux nombres, ça revenait à s'immiscer
dans un groupe de 25 personnes agitées, impatientes
d'arriver là où elles devaient aller, voir les portes
métalliques se refermer, et plonger droit sur le sol en
ciment du sous-sol, contre lequel on s'écrasait aussi
vite et aussi violemment qu'une comète.
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TEXTE INTÉGRAL
TITRE ORIGINAL
An Invisible Sign of My Own
ÉDITEUR ORIGINAL
Doubleday, 2000
© Aimee Bender, 2000
ISBN 978-2-7578-3352-0
(ISBN 2-87929-298-0, 1re édition)
© Éditions de l'Olivier, 2001, pour l'édition en langue française
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