Hiver - Mons Kallentoft - Premier chapitre
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Hiver - Mons Kallentoft - Premier chapitre
Dossier : se315854_3B2 Document : Hiver_2 Date : 14/6/2011 16h46 Page 5/510 Mons Kallentoft HIVER R O M A N Traduit du suédois par Max Stadler et Lucile Clauss Le serpent à plumes Dossier : se315854_3B2 Document : Hiver_2 Date : 14/6/2011 16h46 Page 6/510 TEXTE INTÉGRAL TITRE ORIGINAL Midvinterblod ÉDITEUR ORIGINAL Natur och Kultur, Suède © ORIGINAL : Mons Kallentoft, 2007 Published by arrangement with Nordin Agency, Suède ISBN 978-2-7578-2145-9 (ISBN 978-2-268-06868-8, 1re publication) © Éditions du Rocher/Le Serpent à plumes, 2009, pour la traduction française Le Code de la propriété intellectuelle interdit les copies ou reproductions destinées à une utilisation collective. Toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle faite par quelque procédé que ce soit, sans le consentement de l'auteur ou de ses ayants cause, est illicite et constitue une contrefaçon sanctionnée par les articles L. 335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle. Dossier : se315854_3B2 Document : Hiver_2 Date : 14/6/2011 16h46 Page 7/510 PROLOGUE Östergötland, mardi 31 janvier [Dans l'obscurité] Ne me frappez pas. Vous entendez ? Laissez-moi tranquille. Non, non, ouvrez-moi la porte. Les pommes, l'odeur des pommes. Je la sens. Ne me laissez pas dans cette blancheur glacée. Comme de petites aiguilles, le vent dévore mes mains et mon visage jusqu'à la moindre parcelle de peau gelée de mon crâne. Ne voyez-vous pas que je disparais ? Ça n'a pas l'air de vous préoccuper, je me trompe ? Les vers se tortillent à la surface de la terre. Je les entends. Ainsi que les souris qui copulent, abruties par la chaleur, et se déchirent en mille morceaux. « On serait mortes depuis longtemps, chuchotent-elles, mais tu as allumé le fourneau qui nous maintient en vie, nous sommes ta seule compagnie dans ce froid. » Et quelle compagnie. Avons-nous déjà vécu, ou bien sommes-nous morts il y a longtemps dans ce lieu si étroit qu'il ne peut faire de place à l'amour ? 7 Dossier : se315854_3B2 Document : Hiver_2 Date : 14/6/2011 16h46 Page 8/510 Je tire le tissu froid et humide et le serre un peu plus autour de mon maigre corps, je vois le feu brûler derrière la porte du fourneau, et peux observer la fumée qui s'échappe de mon antre pour remonter vers les pins endormis, les épicéas, la mousse et les pierres, le lac gelé. La chaleur, où est-elle ? Seulement dans l'eau bouillante. Si je m'endors maintenant, me réveilleraije un jour ? Ne me frappez pas. Ne me laissez pas dans la neige. Là-dehors. Mon corps sera bleu, puis blanc, comme tout le reste. Ici, je peux me consacrer totalement à moi-même. Je m'endors, et dans mes rêves reviennent ces mots : sale mioche, petit pisseux, tu n'es rien, tu n'existes même pas. Mais qu'est-ce que je vous ai fait ? Dites-moi seulement une chose : qu'est-ce que j'ai fait ? Que s'est-il passé ? Et d'où est venue l'odeur des pommes, la première fois ? Les pommes sont rondes, mais elles éclatent, disparaissent de mes mains. Des miettes de gâteau par terre sous mes pieds. Et voilà qu'une femme toute nue que je ne connais pas se penche sur moi et me dit : « Je vais m'occuper de toi, tu existes pour moi, nous sommes des êtres humains, nous sommes faits l'un pour l'autre. » Mais soudain quelque chose l'entraîne loin de moi, le toit de mon repaire s'envole dans une sombre tempête, et j'entends quelqu'un dehors qui lui attrape les jambes, elle crie d'abord, et se tait. Puis elle revient, mais c'est une autre femme, la femme sans visage que j'ai 8 Dossier : se315854_3B2 Document : Hiver_2 Date : 14/6/2011 16h46 Page 9/510 attendue toute ma vie. S'est-elle échappée, m'a-t-elle frappé, qui est-elle en fait ? La boîte de réception clignote. Elle est pleine à craquer. La boîte de messages envoyés est vide. Je peux effacer le désir. Je peux éteindre le souffle. Quand ils auront disparu, je serai tout à elle. Pas vrai ? Maintenant, je me réveille. J'ai vieilli, mais mon antre, le froid, la nuit d'hiver et la forêt sont les mêmes. Je dois faire quelque chose. J'ai déjà fait quelque chose. Quelque chose s'est passé. D'où vient ce sang sur mes mains ? Et les bruits. Qu'est-ce qui cloche ? On n'entend même plus les vers ni les souris avec tout ce bruit. Ta voix. Des coups à la porte de mon antre. Tu viens donc enfin, vous venez enfin. Les coups. Ne bois pas trop. Qui est-ce ? Vous ? Toi ? Ou bien les morts ? Qui que vous soyez, dites que vous venez en amis. Dites que vous apportez de l'amour. Promettez-le-moi. Promettez-moi au moins ça. Promettez-le. Dossier : se315854_3B2 Document : Hiver_2 Date : 14/6/2011 16h46 Page 13/510 1. Jeudi 2 février L'amour et la mort se ressemblent. Ils ont un seul et même visage. Il n'y a pas d'assurance contre ces choses-là. Deux personnes se rencontrent. C'est le coup de foudre. Ils s'aiment. Ils s'aiment et se désirent, et puis, un jour, l'amour disparaît aussi soudainement qu'il est apparu. Ou bien l'amour est impossible dès le départ, mais inévitable. Ce genre d'amour est-il le plus dur à vivre ? Il l'est, pense Malin Fors à peine sortie de la douche, en robe de chambre devant son buffet. D'une main, elle tartine du beurre sur une tranche de pain, et de l'autre, porte une tasse de café bien fort à ses lèvres. L'horloge Ikea accrochée au mur blanc indique six heures et quart. Sous sa fenêtre, dans la lueur des réverbères, l'air paraît s'être mué en glace. Le froid assiège les murs en pierre gris de l'église Saint-Lars, et les branches toutes blanches de l'érable semblent crier 13 Dossier : se315854_3B2 Document : Hiver_2 Date : 14/6/2011 16h46 Page 14/510 grâce depuis longtemps : pitié, pas d'autre nuit par moins vingt degrés, laissez-nous nous effondrer par terre. Qui peut aimer un tel froid ? Cette journée, pense Malin, n'est pas faite pour les vivants. Hier soir, les gens n'avaient même pas envie de se rendre au Cloetta-Center pour voir jouer le LHC, à peine quelques milliers de spectateurs s'y étaient rassemblés alors que le stade est d'ordinaire toujours plein. Dehors, les rues sont pratiquement désertes. « En hiver, ce pays est invivable ! » Malin entend encore la voix de son père. C'est comme ça qu'il a justifié l'achat d'un bungalow trois pièces dans un paradis pour retraités à Tenerife, à Playa de las Arenas, au sud de Playa de las Américas. Comment allez-vous en ce moment ? se demande Malin. Le café lui réchauffe le ventre. Je suis sûre que vous dormez encore, et quand vous vous lèverez, le soleil brillera et il fera chaud. Ici, il fait un froid de canard. Est-ce que je dois réveiller Tove ? Les ados de quatorze ans ont cette capacité à dormir longtemps, parfois même toute la journée. Avec un hiver comme celui-là, cela serait sûrement agréable d'hiberner pendant quelques mois, de ne pas avoir à sortir de chez soi et pouvoir se réveiller en pleine forme une fois le temps des températures glaciales révolu. Tove n'a qu'à continuer à dormir. Son corps long et gauche a besoin de repos. Les cours ne commencent qu'à neuf heures. Sa fille 14 Dossier : se315854_3B2 Document : Hiver_2 Date : 14/6/2011 16h46 Page 15/510 s'extirpera péniblement de la couette vers huit heures et demie, titubera dans la salle de bains, se douchera puis s'habillera. Elle ne se maquille jamais. Malin sait qu'elle va sûrement sauter le petit déjeuner, malgré toutes ses remontrances. Il faudrait peut-être que je change de tactique, se dit-elle : « Le petit déjeuner, ça n'est pas bon pour toi, Tove. Je t'interdis d'en prendre un. » Malin boit la dernière gorgée de son café. Les seules fois où Tove s'avise de se lever tôt, c'est juste pour finir un de ces bouquins qu'elle avale avec frénésie. Elle a des goûts assez bizarres pour son âge. Jane Austen. Quelle ado de quatorze ans lirait ce genre de choses à part Tove ? D'un autre côté, il faut bien avouer qu'elle n'est pas comme les autres ados de quatorze ans, elle n'a pas d'effort à faire pour être la meilleure de sa classe. Il commence à se faire tard, et elle ferait mieux de se mettre en route : elle ne veut pas rater la demi-heure entre sept heures moins le quart et sept heures et quart. Elle est alors presque toujours seule au commissariat, ce qui lui permet de préparer sa journée sans être dérangée. Dans la salle de bains, elle enlève sa robe de chambre et la laisse tomber sur le lino jaune. Le miroir accroché au mur est légèrement déformant, et bien qu'il laisse paraître son corps d'un mètre soixante-dix un peu trapu, sa silhouette est plutôt mince, athlétique et puissante, prête à en découdre avec n'importe quel barrage qui se posterait en travers de son chemin. Elle a déjà eu affaire à pas mal d'obstacles, et elle les a affrontés. Tout cela l'a fait grandir et l'a forcée à aller de l'avant. 15 Dossier : se315854_3B2 Document : Hiver_2 Date : 14/6/2011 16h46 Page 16/510 Elle examine son corps. Tapote son ventre, bombe le torse pour faire ressortir sa poitrine, mais lorsqu'elle voit pointer ses mamelons, elle s'interrompt. En un éclair, elle se penche et ramasse sa robe de chambre. Elle sèche sa frange blonde, ses cheveux encadrent ses pommettes saillantes, et couvrent son front au-dessus de ses sourcils fins. Malin tire une moue boudeuse, elle aimerait avoir des lèvres plus charnues, mais cela aurait peut-être l'air étrange avec son nez court et légèrement retroussé. Dans la chambre à coucher, elle enfile un jean, un chemisier blanc et un pull-over en laine noir grossièrement tricoté. Devant le miroir du couloir, elle arrange encore sa coiffure, pense que l'on ne remarque sans doute pas ses rides au coin des yeux. Puis elle saute dans ses bottes à semelles en caoutchouc profilées. N'ai-je rien oublié ? Le portable et le portefeuille dans la poche. Le pistolet. Cet appendice perpétuel. Toujours suspendu au dossier de la chaise, à côté du lit défait. À côté de son lit se trouve aussi une photo de Jan. Elle aime à se persuader qu'elle est seulement là pour faire plaisir à Tove. Le cliché montre un Jan au teint bronzé. Il sourit, mais seulement avec la bouche, pas avec ses yeux bleu-vert. Le ciel derrière lui est limpide, il se tient à côté d'un palmier courbé par le vent dont les feuilles laissent transparaître un bout de jungle. Il porte le casque bleu clair des Nations unies et une veste de camouflage en coton, parée de l'insigne des troupes de renfort. On a comme l'impression qu'il a envie de se 16 Dossier : se315854_3B2 Document : Hiver_2 Date : 14/6/2011 16h46 Page 17/510 retourner pour vérifier qu'aucun fauve ne va jaillir de l'épais rideau de verdure. Rwanda. Kigali. Il lui a raconté que les chiens dévoraient la chair d'hommes encore vivants. Jan a toujours été volontaire et l'est encore. Volontaires, ils l'avaient été aussi tous les deux, au départ. En résumé : Une jeune fille de dix-sept ans et un garçon de vingt ans se rencontrent dans une discothèque quelconque d'une petite ville quelconque. Deux personnes sans grands projets, qui se ressemblent sans être vraiment pareilles, mais avec des odeurs et des sentiments qui sont en harmonie. Et au bout de deux ans, il arrive ce qui ne doit pas arriver. Un bout de latex se déchire et un enfant commence à grandir. – Il ne faut pas le garder. – Si, c'est ce que j'ai toujours voulu. Les mots sont lancés de l'un à l'autre jusqu'à ce qu'il soit trop tard, et un enfant vient au monde, rayon de soleil de tous les rayons de soleil. Ils jouent à la petite famille et deux ans passent encore, avant que quelque chose entre eux ne se casse. Leur relation n'avait pas éclaté du jour au lendemain, c'était plutôt comme un pneu qui se dégonfle peu à peu, laissant à la fin un grand vide. À l'époque, leur séparation lui avait laissé un goût doux-amer. Le camion de déménagement s'était mis en route pour Stockholm, et Jan était parti pour la Bosnie. Si je deviens la meilleure pour exterminer le Mal, le 17 Dossier : se315854_3B2 Document : Hiver_2 Date : 14/6/2011 16h46 Page 18/510 Bien viendra à moi, pensait-elle. Et l'amour redeviendra possible. Cela pourrait être tellement simple, n'est-ce pas ? Malin quitte l'appartement et descend lentement les trois étages qui mènent à l'entrée de l'immeuble. À chaque pas, elle sent le froid se rapprocher un peu plus. Rien que dans la cage d'escalier la température frise les zéros, espérons que la voiture démarre. Elle a déjà presque autant de glycol que d'essence dans le réservoir. Une fois dehors, le froid lui saute au visage, elle a l'impression de sentir craquer le moindre poil de son nez à chaque inspiration, mais elle parvient encore à lire l'inscription au-dessus du portail de l'église d'en face : « Bénis soient ceux dont le cœur est pur, car ils regarderont Dieu. » Où est la voiture ? La Volvo gris métallisé, modèle 2004, est à sa place, juste en face de l'église SaintLars. Ses doigts engourdis crient de douleur lorsqu'elle se met à fouiller dans la poche de son jean. Ouvre-toi, putain de porte. La glace a épargné la serrure, et peu après, Malin est assise derrière le volant en train de maudire l'hiver et un moteur qui ne cesse de crachoter et refuse de démarrer. Malin sort. Il lui faut prendre le bus. Mais où est l'arrêt ? Bon Dieu qu'il fait froid, bagnole de merde, et voilà que son portable se met à sonner. – Oui, Malin Fors. – C'est Zeke. – Ma putain de voiture ne veut pas démarrer. 18 Dossier : se315854_3B2 Document : Hiver_2 Date : 14/6/2011 16h46 Page 19/510 – Calme-toi Malin. Et commence par m'écouter. Il s'est passé quelque chose de pas joli. Je suis chez toi dans dix minutes, et je te raconte tout. 2. Dans la voiture qui longe le quartier chic de Hjulsbro et Zacharias, « Zeke » Martinsson se cramponne au volant au son des chœurs allemands. Il s'efforce de ne pas penser à ce qui les attend. Ne veut pas savoir quel spectacle s'offrira à eux. Ils le verront bien assez tôt, mais les gars de la patrouille avaient l'air horrifiés quand ils ont appelé. Johannelund. En bas, près du fleuve Stågån, les terrains de football de l'équipe des jeunes sont couverts de neige. C'est là que jouait Martin dans l'équipe Saab, avant de se consacrer totalement au hockey. Je ne l'ai jamais encouragé lorsqu'il faisait du foot, pense Zeke, et maintenant qu'il commence à être vraiment doué, c'est à peine si j'arrive à me motiver pour aller voir ses matchs. Hier soir, c'était une vraie torture – alors même qu'ils ont battu Färjestad 4 à 3. Je n'arriverai jamais à aimer ce jeu, et Dieu sait si j'aimerais l'apprécier. Cette brutalité stupide. Soit on aime quelque chose soit on ne l'aime pas, se dit Zeke. Ma chorale, je l'aime. Deux fois par semaine, il participe aux répétitions de la chorale Da Capo. Il en fait partie depuis qu'il a 19