JEAN GENET, LA MORT RÊVÉE DES ANGES

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JEAN GENET, LA MORT RÊVÉE DES ANGES
Le 6 avril 2015
THÉÂTRE
JEAN GENET, LA MORT RÊVÉE DES
ANGES
Par Hugues Le Tanneur
— 6 avril 2015 à 17:06
Arthur Nauzyciel monte «Splendid’s» en anglais, une rareté reniée par
l’auteur où se déploie la fantaisie débridée de gangsters à l’heure de
l’assaut final.
«Splendid's» Photos Frédéric Nauczyciel
L’espace est obturé par un écran qui se dresse immense à l’avant-scène. Il y a dans
cette façade opaque quelque chose d’oppressant. Ce mur qui bouche l’horizon, et
derrière lequel on devine vaguement le décor du spectacle à venir, figure évidemment
l’enfermement du prisonnier isolé dans sa cellule. C’est aussi une surface de
projection. Face à la paroi infranchissable, le taulard n’a pour s’évader que le pouvoir
de son imagination. Transformer la prison en un tremplin propice à la rêverie n’est
pas le moindre des paradoxes dont fut capable Jean Genet. La majeure partie de son
œuvre, écrite derrière les barreaux, est ainsi placée sous le double signe de
l’enfermement et de l’imaginaire. En projetant en ouverture de sa mise en scène de
Splendid’s le court-métrage de Genet, Un chant d’amour, Arthur Nauzyciel installe la
pièce dans le flottement délibérément indécis du fantasme.
Elfes aux bras musclés.
Aux rêveries érotiques auxquelles s’adonnent les prisonniers et le gardien qui les épie
dans Un chant d’amour, le spectacle répond comme en écho. Les corps y ont les
mêmes langueurs, les mêmes déhanchements provocateurs ; projections mentales
nées d’une fantaisie débridée où la gravité du propos se pare des habits les plus
légers. Les truands de Genet sont aussi bien des anges, elfes aux bras musclés et aux
corps tatoués que des tueurs aguerris armés de mitraillettes prêts à perdre leur vie
plutôt que de se rendre à la police. Ils ont parfois, dans la mise en scène d’Arthur
Nauzyciel, un aspect de figurines, voire de jouets miniatures. Le jeu stylisé des
acteurs et le fait qu’ils s’expriment en anglais contribue aussi à la dimension
fantasmagorique de ce spectacle dont l’action se situe au 7e étage d’un grand palace.
Depuis Black Battle With Dogs d’après Combats de nègres et de chien de BernardMarie Koltès en 2001, Arthur Nauzyciel travaille régulièrement avec des acteurs
américains. C’est d’ailleurs pendant la tournée de Julius Caesar de Shakespeare qu’a
germée l’idée de monter Splendid’s dans une traduction signée Neil Bartlett.
Contrairement à ses productions précédentes en anglais, cette version n’a pas été
créée aux Etats-Unis, mais à Orléans, en janvier dernier. Compte tenu des surtitres
français qui reproduisent le texte original, c’est finalement une version bilingue que
le public peut découvrir aujourd’hui.
Gestuelle étirée.
Loin d’être incompatible avec la langue de Genet, le fait d’entendre la pièce en anglais
en souligne au contraire la référence implicite au cinéma hollywoodien. Restée
longtemps inédite, Splendid’s n’a été publiée qu’en 1993 après la découverte d’une
copie dans le coffre de son éditeur, Marc Barbezat. Ecrite dans la foulée de Miracle de
la rose, Genet refusait que le texte soit monté au point de déchirer le manuscrit
devant ses amis. La pièce est rarement mise en scène, ce qui rend d’autant plus
précieuse la version présentée actuellement par Arthur Nauzyciel.
Le décor de Riccardo Hernandez reproduit un couloir d’hôtel dont le virage à angle
droit pointe dangereusement vers la salle. Des séries de portes ouvrent de chaque
côté d’où surgissent les malfrats dont la gestuelle étirée évoque aussi bien un film au
ralenti que l’atmosphère vaporeuse d’un rêve. Ce couloir, ces portes renvoient à
l’univers carcéral dont ils offrent une version en quelque sorte transfigurée.
Splendid’s raconte les derniers moments d’une prise d’otages qui a mal tourné. Les
sept bandits ont enlevé puis étranglé la fille d’un milliardaire américain. L’hôtel où ils
se sont retranchés est encerclé ; ils n’ont aucune chance de s’en sortir.
Fasciné par la beauté des gangsters, un policier d’abord pris en otage a rejoint leur
camp. Dans une certaine mesure, ils sont déjà morts. D’où le rythme étrangement
suspendu de ce spectacle. Car la prison même équivaut à la mort selon Genet, qui
écrit dans Miracle de la Rose : «Je suis donc mort. Je suis un mort qui voit son
squelette dans un miroir, ou un personnage de rêve qui ne vit que dans la région la
plus obscure d’un être dont il ignorera le visage, éveillé.»
Danse macabre.
Alors à ces prisonniers en sursis, il reste à jouer une ultime danse macabre. Mais rien
n’est encore accompli dans ce qui ressemble à une syncope, un temps diffracté où
tout s’intensifie. Une fulgurante joute poétique se livre entre les protagonistes, tandis
que la radio diffuse des nouvelles de l’extérieur par la voix de Jeanne Moreau. Comme
si, à l’heure du bilan avant l’assaut final, ces durs voulaient encore se prouver
quelque chose à eux-mêmes, cédant à leurs pulsions les plus folles tout en se tenant
les uns et les autres en joue. Ils s’appellent Riton, Pierrot, Bob ou Rafale, leurs
répliques ont l’éclat de pierres précieuses. La langue de Genet charrie des diamants
dans ce drame où chacun semble rêver l’autre, où l’on fait revenir les défunts, où les
rôles s’échangent, s’inversent, où les héros s’engueulent, se désirent, se déguisent et
se trahissent dans un miroitement infini, une valse ricanante de masques au bord de
la mort brillamment interprétée par des acteurs de haute volée.
Hugues Le Tanneur
Splendid’s de Jean Genet ms Arthur Nauzyciel, en anglais surtitré, du 8 au 11 avril au
théâtre du Nord, Lille (59), du 15 au 17 avril à Bourges (18), du 22 au 23 avril à Reims
(51), les 28 et 29 avril à Tarbes (65).