Valeurs sociales et finalités de la peine
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Valeurs sociales et finalités de la peine
Conférence d’ouverture du congrès prononcée par l’Honorable Sylvie Durand, Juge à la Cour du Québec Valeurs sociales et finalités de la peine Quand on m’a demandé de prononcer l’allocution d’ouverture de ce congrès, je me suis empressée d’acquiescer et avec beaucoup d’enthousiasme… Pour deux raisons : La première, c’est parce que je ne pouvais pas résister à la tentation de revenir m’impliquer dans un des congrès de la Société de criminologie du Québec. J’ai toujours eu la plus haute considération pour cet organisme et son congrès biennal est toujours un moment fort de ma vie professionnelle. L’occasion de renouer avec mon alma mater, la criminologie, et aussi avec tout ce beau monde que vous êtes. L’impression, un peu, de revenir chez nous! La deuxième raison, c’est que « la peine, ça vaut la peine d’en parler »… Il me semble avoir déjà entendu ça quelque part!... C’est un thème tellement riche, qui rallie tous les intervenants, les théoriciens, les praticiens du droit, les cliniciens, tous! Un vrai thème à l’image de la Société de criminologie. C’est un thème qui a aussi le mérite de pouvoir être abordé sous plusieurs angles. Mais, d’une façon plus personnelle, c’est un thème auquel j’aime réfléchir. Et depuis longtemps… Pourquoi? Parce que, dans tout le processus judiciaire, c’est probablement le seul moment où tous, autant ceux de l’intérieur du système que les membres du public, autant les victimes que les accusés, autant les médias que les politiciens, tous donc se permettent d’exprimer une opinion. C’est la zone sensible du système. C’est chargé de symbole. « Il n’est pas de domaine plus controversé que celui du sentencing, où s’affrontent, pour citer l’opposition la plus extrême, les partisans du rétablissement de la peine de mort et ceux de l’abolition des prisons ». Revue criminologie, Jean-Paul Brodeur, Provocations. 1986, p. 157 C’est, comme le soulignait la Commission canadienne sur la détermination de la peine, en 1987, « le moment où le pouvoir légal d’imposer des sanctions s’exerce de la manière la plus visible ». J’ai beaucoup appris de la lecture de ce rapport de la Commission de détermination de la peine et de sa re- et re-re-lecture. Particulièrement sur cette affirmation : « … on en arrive à conférer à la sentence la responsabilité complète de toute la force punitive du droit pénal ». Il est vrai que la peine – et tout le processus de détermination de la peine – n’est qu’un des éléments du système de justice pénale en particulier et de la réaction sociale à la déviance en général. Alors pourquoi accorde-t-on, comme société, autant de poids à la peine? Pourquoi est-ce là le moment où la société se sent autorisée à dire ce qu’elle en pense? Voici la démarche que je propose pour amorcer une réflexion sur ce thème. D’entrée de jeu j’aimerais vous dire ce que ça représente pour moi le moment de « prononcer la peine », de « condamner » quelqu’un. La vie « judiciaire » d’un juge au criminel est faite de beaucoup de choses : les comparutions des personnes qui ont été arrêtées dans les 24 heures qui précèdent, leur enquête sur remise en liberté, les comparutions des personnes qui sont en liberté, les enquêtes préliminaires, les procès, procès qui durent 1 heure, 1 journée, deux semaines… toutes des étapes où les occasions de parler directement aux personnes accusées sont rares. Et ce n’est pas pour rien que j’ai dit « personnes accusées ». C’est pour démontrer ce que vous savez tous déjà : tant qu’elles n’ont pas été trouvées coupables ou n’ont pas enregistré un plaidoyer de culpabilité, elles sont des prévenues, des témoins qui vont ou non témoigner, on ne le sait jamais d’avance. C’est donc presque exclusivement une fois que le verdict de culpabilité est prononcé, s’il y a eu procès, ou encore après que les contrevenants aient enregistré un plaidoyer de culpabilité, que je peux m’adresser directement à eux. En savoir plus sur l’individu derrière le crime, l’être humain qui a commis une infraction. Tenter de comprendre parfois l’incompréhensible, souvent la détresse, toujours la vulnérabilité. C’est aussi le moment où les victimes ne sont plus des « plaignants » ou des « victimes alléguées », mais des personnes qui ont vécu un évènement grave, dramatique ou au moins dérangeant. Le moment où leur équilibre a basculé… peu ou prou… Comme juge, j’ai entière discrétion au niveau du prononcé de la peine… Entière? Oui et non. Voici pourquoi. Oui : parce que les Cours d’appel ont beaucoup de déférence pour les juges qui ont rendu la sentence alors qu’ils avaient l’accusé devant eux. Elles n’interviennent donc que si la sentence est déraisonnable. Et non : parce que plusieurs balises existent et encadrent le pouvoir de prononcer la peine. J’en énumère quelques-unes : la poursuite a utilisé son pouvoir discrétionnaire en choisissant de porter telle ou telle accusation, la preuve a révélé tout ou seulement une partie de ce qui avait fait l’objet des accusations initiales, le rapport présentenciel dévoile des éléments de nature à favoriser un type de peine plutôt qu’un autre, l’accusé a reconnu sa culpabilité sur quelques chefs d’accusation seulement et les autres ont été retirés. Puis la jurisprudence : les Cours d’appel donnent, au fil des jugements qu’ils rendent, en confirmant ou en infirmant des peines prononcées, l’éventail de ce qui est considéré comme juste et approprié dans tel et tel cas… Puis les coutumes qui amènent, de façon informelle bien sûr, les procureurs à suggérer des sentences. Il y a aussi les suggestions communes, c’est-à-dire ces fois - extrêmement fréquentes - où l’avocat de la défense et le procureur de la poursuite suggèrent tous les deux ensemble la même sentence au juge. Sentence qui est le fruit de discussions qui ont lieu parfois depuis longtemps, fruit aussi de l’exercice fastidieux de suggérer une peine adéquate, en tenant compte de tous les éléments, y compris ceux reliés à la faiblesse de la preuve… Le juge, dans ces situations où une suggestion commune lui est faite, a une marge de manœuvre restreinte : les Cours d’appel nous demandent de l’entériner si elle ne nous apparaît pas déraisonnable. Et si la suggestion nous semble vraiment déraisonnable, on doit suivre un processus : aviser du fait qu’on n’est pas d’accord et, ensuite, inviter les parties à faire de nouvelles représentations. Il y a les peines minimums aussi. Exemples : une amende de 600 $ pour des facultés affaiblies, 14 jours s’il y a récidive, il y a aussi 45 jours pour l’exploitation sexuelle d’un adolescent et bien sûr le meurtre, dont la peine minimale est la perpétuité. Le processus sentenciel n’appartient donc pas exclusivement au juge. Ces considérations un peu plus « pratiques » étant faites, qu’en est-il de la question que je posais plus tôt : Pourquoi accorde-t-on, comme société, autant de poids à la peine? Je pense que pour aborder ce thème des valeurs sociales et des finalités de la peine, il pourrait être agréable de faire un petit retour dans le temps. C’est ce que je vous propose, avant d’arriver à la période actuelle et de me risquer à certaines prédictions. Pour ce petit retour dans le temps, pour la recherche historique et philosophique que ça nécessitait, j’ai eu l’aide d’un ami, criminologue et avocat, Me Jocelyn Giroux. On observe tout au long de l’histoire occidentale une grande diversité dans la réaction pénale et la définition même du crime. Des peines qui nous choquent aujourd’hui étaient courantes et normales hier. Le corollaire cependant nous bouscule… Se pourrait-il que quelques-unes des peines d’aujourd’hui nous apparaissent tout aussi ridicules dans trois siècles que nous semblent aujourd’hui les peines du temps de Molière? J’en ai bien peur mais qu’est-ce à dire? Comment les choses peuvent-elles tant se transformer que l’évidence d’hier est l’absurdité d’aujourd’hui et que l’évidence d’aujourd’hui est fort probablement l’absurdité de demain? Ce que je veux faire avec vous, durant les minutes qui suivront, c’est en quelque sorte amorcer une réflexion plus générale sur cet étrange phénomène du temps qui passe et des changements de mentalité qu’il entraîne dans son sillage. Je veux vous proposer une aventure intellectuelle amusante, celle qui consiste à essayer de comprendre ceux qui nous ont précédés et de tenter d’imaginer à quoi penseront ceux qui nous succéderont. J’illustrerai mon propos tout d’abord par des anecdotes tirées de l’histoire occidentale qui seront comme des photos d’époque en matière de législation pénale. Ensuite, en autant que ce puisse être possible, j’essaierai d’en expliquer le contenu. Au XXe siècle, les philosophes de l’histoire nous ont sensibilisés au fait que nous sommes tous en quelque sorte comme englués dans notre temps, nos valeurs et notre vision du monde de telle façon que nos « vérités » nous semblent des évidences. C’est une expérience courante que de regarder de temps en temps nos vieilles photos. Le premier réflexe, c’est souvent d’en rire! Mon Dieu que ma cousine a l’air ancienne à ce mariage avec sa robe paysanne, ses cheveux tressés! Et la coupe de cheveux de son mari! Et sa moustache de Gaulois (pas celle de ma cousine mais de son mari!). Et sa cravate fleurie! Mais comment avons-nous pu porter une telle robe, un tel complet, une telle coiffure, de tels bijoux qui nous semblent si ridicules aujourd’hui. Il est bien évident qu’au moment où nous les portions, on se trouvait ben beau! J’ai bien peur qu’il en aille de nos idées comme de nos vêtements. Gardez l’image de ces photos en tête. En 1580, dans ses Essais, Montaigne, un des premiers parmi les modernes, était déjà conscient de la nature toute relative des choses. « Les lois de la conscience que nous disons naître de nature, naissent de la coutume; chacun ayant en vénération interne les opinions et mœurs approuvées et reçues autour de lui... ». Quatre cents ans plus tard, Claude Lévi-Strauss exprime la même idée et je le cite : « dès notre naissance, l’entourage fait pénétrer en nous, par mille démarches conscientes et inconscientes, un système complet de référence consistant en jugements de valeur, motivations, centres d’intérêt (...) Nous nous déplaçons littéralement avec ce système de référence, et les réalités culturelles du dehors ne sont observables qu’à travers les déformations qu’il nous impose...» Fin de la citation (race et histoire p. 43, 44). C’est comme si, m’inspirant du célèbre mot de Pascal, les cultures avaient une raison que la raison ne connaît pas. C’est cette raison que nous allons essayer ensemble de connaître. Pour l’instant, détendez-vous, on vient de dîner…je vais vous raconter des histoires. Vous allez voir! Ça va faciliter votre digestion… Nous sommes le 10 juillet 1559, à la Place des Vosges à Paris. C’est une journée très chaude et il y a foule pour assister à un tournoi où combattront Henri II, Roi de France et le comte de Montgomery. Les deux s’affrontent à cheval en plein galop, une lance dans la main et tentent de se désarçonner. On est ici en plein combat singulier tel que le cinéma parfois le reproduit si bien. Mais là, ce n’est vraiment pas du cinéma. Lors du premier assaut, le comte brise la lame de sa lance qui n’est plus qu’un moignon ébréché. Les cavaliers fouettent leurs chevaux pour un deuxième assaut. Soudain, au moment du contact violent, la lance ébréchée du comte de Montgomery soulève accidentellement, la visière du Roi et pénètre dans l’œil. Henri II tombe, très gravement atteint. On appelle Ambroise Paré, le plus grand médecin de l’époque qui ne réussit pas à sauver le Roi. Henri II meurt 10 jours plus tard. Le Comte de Montgomery se sauve en Angleterre. Malgré que l’incident soit purement accidentel et que le Roi lui ait pardonné… ! Catherine de Médicis, la femme du Roi, en veut terriblement au Comte. Elle veut se venger. Elle réclame à l’Angleterre, à plusieurs reprises, de lui livrer le Comte. Finalement, en 1574, donc 15 ans plus tard, Catherine de Médicis réussit à faire arrêter le comte. Conduit à Paris, il est décapité. En plus, un édit royal confisque ses biens et prive ses enfants de leur héritage. Ville de Québec, 1651… Charles Cadieux dit Courville est un coureur des bois. Il tombe amoureux de l’épouse du procureur général du Canada, dame d’Auteuil, alors que son mari est en voyage d’affaires en France. Quand leur relation est découverte, la jeune femme est enfermée chez les religieuses de l’Hôtel-Dieu de Québec et par la suite à Beauport. Courville, lui, est emprisonné et renvoyé en France. À l’époque, l’adultère est sévèrement puni, surtout quand ça implique la haute société. Souvent le fouet et l’amende pour l’homme. Et la femme, pour sa part, est reléguée dans un couvent jusqu’à ce que le mari offensé accepte de la reprendre. On notera ici que s’il en était encore ainsi de nos jours, on manquerait sûrement de couvents mais pour les amendes, il y aurait peut-être là une solution financière pour régler le problème de l’engorgement des urgences. Vous savez que les animaux domestiques subissaient des procès pour des infractions criminelles. En 1386, une truie fut condamnée pour homicide d’enfant à Falaise, petite ville de France dans la région du Calvados. L’animal avait déchiré l’enfant au visage et au bras. Il y avait tout un cérémonial lors d’un tel procès. La truie fut habillée d’une veste, de culottes, de chaussures aux pattes de derrière et de gants blancs aux pattes de devant. Sa peine? Mutilée à la patte et à la tête et pendue ensuite sur la place publique. La loi du Talion ici. Étonnant? C’est le moins qu’on puisse dire. Sachez que le dernier cas de peine de mort imposée à un animal s’est déroulé en Suisse. Il s’agissait d’un chien jugé et trouvé coupable de vol et de meurtre. Ah oui…j’allais oublier. C’était en… 1906! La peine de mort Puisque ce sujet est particulièrement lourd, permettez-moi, tout en l’illustrant par des anecdotes significatives, de vous proposer quelques mots d’esprit de condamnés qui allaient très bientôt le perdre (leur esprit). Je ne veux pas rire bien sûr de la plus terrible des peines mais je vais tenter d’alléger ainsi le sujet. Sir Walter Raleigh, écrivain, aventurier et marin anglais fut exécuté en 1618 pour sa participation présumée au complot pour meurtre du roi Jacques 1Er en 1603. Sa fin tragique ne l’a pas empêché de faire preuve d’esprit jusqu’à la toute fin. Alors que le bourreau lui demandait de quel côté il voulait mettre sa tête sur le billot, Raleigh répondit par ces derniers mots : « tant que le cœur est bien, qu’importe de quel côté se trouve la tête ». Alexander Blackwell, Anglais condamné pour son implication dans une conspiration en Suède en 1747 avait mis sa tête sur le billot du mauvais côté. Il s’excusa ainsi auprès du bourreau : « désolé de m’être trompé, mais c’est la première fois qu’on me coupe la tête! ». Le duc Henri de Montmorency a été condamné à mort pour s’être battu contre les troupes de Richelieu en 1632. Comme il était gravement blessé, son médecin voulait le soigner avant son exécution. Le duc refusa en disant : « l’heure est venue de guérir toutes mes plaies par une seule ». Jean Sylvain Bailly, le premier maire de Paris après la Révolution est mort guillotiné en 1793 des suites de la Terreur. Comme il tremblait sur l’échafaud, un spectateur le lui reprocha. Bailly répondit : « seulement de froid mon ami ». L’exécution de Damiens Le 5 janvier 1757, il fait très froid à Paris. Heureusement pour le roi Louis XV parce qu’alors qu’il s’apprête, à Versailles, à monter en carrosse pour se rendre à Trianon, Damiens, un pauvre type le frappe du côté droit avec un petit canif. Les pelisses de fourrure que porte le roi le protègent de l’attaque de Damiens. Louis XV ne subira de cet assaut qu’une légère blessure très bientôt guérie. Il n’en ira pas de même pour Damiens. Dans le Palais de Versailles, peu après l’agression, Damiens est tout de suite tenaillé par des pincettes rougies au feu. Cent hommes le gardent à la Conciergerie. Damiens tente de se suicider en se tordant les parties génitales. On l’attache donc avec des courroies très serrées et ce, pendant deux mois. On distend son estomac avec de l’eau, on lui brise les chevilles et l’on brûle sa poitrine et ses membres avec des fers rougis au feu. Je vous fais grâce de d’autres détails ici mais je vous rappelle qu’il n’avait pas alors encore subi son procès! L’exécution de Damiens, le 28 mars 1757, est terrible. Il est conduit à la Place de Grève à Paris actuellement occupé par l’Hôtel de Ville. La main droite qui tenait le canif est brûlée. On lui verse sur le corps du plomb fondu, de l’huile bouillante, toutes sortes de produits... Puis son corps est tiré et démembré par 4 chevaux. Le corps est ensuite brûlé, réduit en cendres et les cendres jetées au vent. Une foule immense s’était assemblée, attendant depuis l’aurore le spectacle de l’exécution. Des nobles avaient loué les meilleures places! Certains jouaient tranquillement aux cartes pour patienter en attendant le massacre. Louis XV, satisfait du supplice, a versé une forte somme aux rapporteurs qui avaient entendu le procès. Par ailleurs, le bourreau de Damiens, et je vous raconte l’anecdote pour détendre un peu le propos, ne manquait pas de culture. En plein milieu de l’exécution de Damiens, un membre de l’Académie Française tentait, en jouant du coude, de s’approcher de l’échafaud. Le bourreau, le reconnaissant, s’est adressé alors à la foule en disant : « laissez passer Monsieur, c’est un amateur ». Mais Damiens n’est pas en reste pour les mots d’esprit. Il s’est exprimé ainsi au moment de sa condamnation : « la journée sera rude ». Vous admettrez que c’est dur à battre comme euphémisme! Une dernière anecdote : En 1826, un officier russe du nom de Michel Bestoujev fut condamné à être pendu pour conspiration contre le tsar Nicolas 1er. La corde se cassa. Bestoujev réagit ainsi : « rien ne me réussit… même ici j’ai des déboires ». Hypothèses explicatives Je soulignais plus haut l’extrême difficulté d’expliquer les changements que l’on peut observer dans la pénalité. Essayez de m’expliquer, rappelez-vous mes fameuses photos. Les philosophes, sociologues, historiens, ethnologues proposent quelques modèles explicatifs. Le premier modèle, et je commence par celui-là parce qu’il est le plus évident, voit dans la structure politique le motif principal de la philosophie de la peine. Il est bien évident que, dans mon histoire de l’exécution du duc de Montgomery qui tue accidentellement le roi de France, on est ici en présence d’un régime monarchique de type absolutiste. Même causée accidentellement, dans le cours d’un combat singulier tout imprégné de cérémonial, la mort du roi ébranle l’État tout entier. L’État, c’est moi, disait Louis XIV. Un autre type d’explication nous vient à l’esprit. On pourrait l’appeler la lente montée de la rationalité. La disparition du crime de sorcellerie pourrait être une des manifestations de cette montée. Je me rapproche maintenant plus près de mon sujet. Comment peut-on prétendre qu’une peine, qui nous semble pourtant aussi barbare qu’un supplice comme celui de Damiens, aurait pu être appliquée sans réflexion, comme un débordement de violence sans frein. Pourtant, selon Michel Foucault, le supplice, a sa rationalité propre. Le supplice hiérarchisait la quantité de souffrance, il y avait là un rituel marquant pour la victime. La douleur et les cris du supplicié n’avaient rien de honteux dans cette logique mais étaient la manifestation dans tout son éclat d’un cérémonial de la justice qui s’exprimait dans toute sa puissance. C’est pourquoi le supplice se poursuivait même après la mort du condamné. Cadavre brûlé, cendres jetées au vent, corps exposé, souffrances mesurées selon le délit, et le reste, la peine est ici manifestation du pouvoir… Je vous propose d’autres logiques. Aussi étrange que puisse paraître le fait de condamner et d’exécuter des animaux, il paraissait alors tout à fait normal, en regard de la puissance illimitée de Dieu que tous, humains ou non, subissent sa loi. On note donc que ce qui nous apparaît comme absurde devient tout à coup logique et rationnel si l’on fait l’effort de chercher et si l’on réussit à trouver la bonne clé d’interprétation. Même si l’on réussit, je répète que bien sûr, ce n’est pas faire l’apologie de ces peines qui nous apparaissent incontestablement barbares, mais de nous sensibiliser à la logique de nos prédécesseurs et tenter de se comprendre au-delà des siècles. Ceci dit, je poursuis les hypothèses explicatives. Foucault estime que le passage des peines qui contraignent le corps aux peines qui contraignent la liberté s’explique par le contrôle politique des corps qui s’instaure vers le début du 18ème siècle. Il n’y a que 75 ans qui séparent le massacre sanglant de Damiens et les peines de prison. Or, il y a là deux univers totalement distincts. Le spectacle du corps supplicié offert aux regards de tous devient honteux. On ne veut plus s’adresser dorénavant au corps du condamné, comme le souligne Foucault, mais à son âme. C’est le 19ème siècle : le châtiment corporel recule. Le grand spectacle de la punition physique s’efface. Sur l’impulsion de l’école positiviste italienne de Lombroso et Ferri, on dit que le coupable n’est pas toujours responsable. On parle de « déterminisme criminel ». En d’autres termes, le coupable a pu être victime de son hérédité ou de son éducation. On entre dans l’âge de la « sobriété punitive ». Les peines corporelles font place à des peines de prison, qualifiées de « sanction de la société industrielle ». Dans tous les cas, jusque-là, l’exemplarité de la peine est privilégiée. Le sociologue Durkheim a, lui aussi, beaucoup insisté sur la valeur « exemplaire de la peine ». Il disait que la peine renforçait la solidarité du groupe autour de ses institutions, qu’elle réaffirmait avec solennité les valeurs morales atteintes par le crime. Les règles à respecter, et les sanctions imposées en cas de violation de ces règles, assuraient, par conséquent, la force et la survie du groupe.Durkheim avait à peine 34 ans quand notre propre Code criminel est entré en vigueur. Faisons un très rapide retour en arrière, mais au Canada cette fois. Le Canada ayant adopté le droit pénal britannique, au début du 19ème siècle, tout comme en Angleterre, la peine capitale était également la sentence principale. Dès 1833, le HautCanada adopte une loi pour en limiter l’application : ne restaient passibles de la peine capitale que meurtre, trahison, viol, vol qualifié, cambriolage et incendie criminel. Et c’est l’incarcération qui devint la peine principale de la structure pénale. On peut dire que c’est cette transition qui a donné naissance au processus de détermination de la peine que l’on connaît aujourd’hui. Alors que la peine capitale ne donnait aucune latitude au juge, l’incarcération, elle, permettait toutes sortes de variantes. On commençait à parler d’individualisation des peines. Arrive 1892 et l’entrée en vigueur du Code criminel. De lourdes peines étaient prévues et pour plusieurs infractions. Le Code était fondé sur une logique du châtiment et de la dissuasion. L’auteur du projet de Code criminel, Lord James Stephen, affirmait d’ailleurs que la vengeance devait influencer la sévérité du châtiment. Voyez quel lien il faisait entre la vengeance et l’appétit sexuel : « …le rapport qui unit le droit pénal à la passion vindicative est sensiblement le même que celui qui relie le mariage à l’appétit sexuel ». Revenons à notre sujet : relativement aux peines, dans le Code criminel, que s’est-il passé de 1892 à disons… 100 ans plus tard? Une étude, faite en 1982 par Yvon Dandurand constate que les amendements apportés aux peines maximales sont très nombreux mais qu’ils n’ont aucunement comme objectif de préserver le peu de cohérence de la structure des peines. Et que ces modifications traduisaient plutôt les sentiments changeants de la société vis-à-vis de la gravité relative des infractions. Je donne juste un exemple, que j’ai puisé dans le rapport de la Commission de détermination de la peine : En 1892, les actes de sédition + passibles d’une peine max de En 1919, En 1930, En 1951, Puis, 1953-54 jusqu’à maintenant 2 ans de prison 20 ans (le communisme est en force en Europe) 2 ans 7 ans 14 ans On introduit aussi de nouvelles sanctions : -l’emprisonnement discontinu, en 1972 -les travaux communautaires, à la fin des années 70 Et les objectifs de la peine se transforment. C’est dans la jurisprudence qu’on le constate : on parle moins de punition, de châtiment. On parle plus de réforme, de réadaptation. Puis, différents rapports émanant de commissions d’enquête et de comités spéciaux commencent à remettre en question certains aspects de la pénologie en général, et de la prison en particulier. Entre 1969 et 1989, suite au rapport Ouimet, puis avec la Commission de réforme du droit et la CDDP, sans oublier le fameux traité de Michel Foucault « Surveiller et punir », on critique cette peine qu’est l’emprisonnement. On disait qu’elle était coûteuse, qu’elle devait être une sanction exceptionnelle. Qu’il y avait trop de monde dans les prisons. Que les peines étaient trop longues. Je ne sais pas si vous avez déjà eu l’occasion de regarder un casier judiciaire remontant à la fin des années 60, début 70, la différence au niveau du quantum des peines est notable. On commence à préconiser de plus en plus les peines en milieu ouvert. On adopte la loi de probation en 1969. On veut que la communauté participe. On n’est plus sûrs que la prison réhabilite : on préfère parler plutôt de réinsertion sociale. Tout est en place pour la réforme de 1996, dont je traiterai brièvement tantôt. Les peines se transforment, tout comme la société se transforme. A plusieurs niveaux. On commence à remettre en cause les rapports de domination et d’exploitation. Plusieurs mouvements en faveur de l’égalité et de la justice voient le jour. C’est le syndicalisme à son apogée, le féminisme en devenir, la mondialisation à l’horizon… Tout ceci m’amène à aborder la dernière étape de mon analyse, avant de conclure comme entendu, avec des prédictions. Qu’en est-il maintenant? Qu’est-ce qui a pu influencer la peine depuis, disons, 25 ans? Quatre moments forts, selon moi, émergent d’une analyse très sommaire, il est vrai. -L’avènement du féminisme et l’émergence de la victimologie -La naissance de la Charte- 17-4-1982 -La réforme de 1996 -De nouvelles réalités Féminisme et victimologie La lutte pour l’égalité a été beaucoup incarnée par le mouvement féministe. Le féminisme a pavé la voie à une toute nouvelle façon d’aborder les phénomènes sociaux. C’est d’abord sur les injustices subies par les femmes que s’est inscrit le courant victimologique. Puis la victimologie s’est intéressée aux enfants, aux personnes vulnérables, aux témoins, ainsi de suite. Qui aurait pu prédire, il y a à peine 15 ou 20 ans, que des enfants pourraient témoigner sans voir leur agresseur. Qu’il serait devenu inacceptable de faire un lien entre être victime de viol et « avoir couru après »… Qu’on envisagerait la légitime défense sous l’angle du syndrome de la femme battue. Déjà en 1985, l’association québécoise Plaidoyer-Victimes recommandait : -que la victime d’acte criminel soit considérée comme participante à part entière dans le processus de détermination de la peine -que les victimes puissent s’exprimer sur sentence -qu’on donne un caractère prioritaire aux mesures de réparation et de dédommagement. Dans son excellent recueil Pénologie, Hélène Dumont (1993) suggère que le droit pénal canadien, ébranlé dans ses fondements, se cherche un allié dans l’exercice du pouvoir de punir. Et que c’est dans la victime qu’il le trouve. Une série d’amendements au Code criminel apparaissent : Déclaration de la victime 722 Suramende compensatoire 737 (7) Dédommagement 718 Réparation 718 Condition facultative dans l’ordonnance de probation 732.1 (3,1) L’avènement de la Charte La Charte est connue surtout pour ses grandes causes à connotation sociale, comme celles sur l’avortement, l’euthanasie, le mariage gai. Mais la Charte a aussi eu un impact considérable sur le droit pénal : sur le caractère criminel ou non de certains comportements, d’une part, et sur la légitimité de certaines peines, d’autre part. Par exemple, jusqu’en 1987, le crime d’importation de stupéfiants comportait une peine minimale de 7 ans de prison. (Smith, 1987 1 RCS 1045) C’est aussi à la lumière de la Charte (article 12) que la Cour Suprême s’est prononcée sur la possibilité de ne pas imposer la peine minimale de prison à perpétuité dans certains cas. C’était le cas de Robert Latimer. Vous vous souviendrez de ce père de famille de Saskatchewan qui a été condamné pour le meurtre au deuxième degré de sa fille Tracy, 12 ans, qui souffrait d’une paralysie cérébrale, quadriplégique, qui avait une capacité mentale d’un bébé de 4 mois. Elle souffrait énormément et sa douleur ne pouvait pas être soulagée par les médicaments. Le jury ne voulait pas donner la peine minimale, donc la perpétuité, avec possibilité de libération conditionnelle après seulement 10 ans. Le juge a accordé une exemption constitutionnelle et l’a condamné à un an de prison et à un an de probation. La Cour Suprême a considéré que la peine qui aurait dû être donnée n’était pas cruelle, qu’elle n’était pas excessive au point de ne pas être compatible avec la dignité humaine. Que le meurtre est un crime trop grave. Ce faisant, la Cour réitérait la valeur symbolique de la peine et l’importance de marquer l’atteinte au code des valeurs fondamentales de notre société. (Latimer 2001 1 RCS) La réforme de 1996 C’est une réforme qui est venue modifier de façon importante le domaine de la détermination des peines. On a maintenant une politique en matière de peines. Et la nature même des modifications est importante aussi. On y retrouve notamment : - un énoncé d’objectifs et de principes liés à la peine - une volonté de réduire le recours à l’emprisonnement - l’adoption de mesures de rechange face à l’incarcération. Les principales recommandations de la CDDP s’y retrouvent : - le principe de proportionnalité de la peine - le principe de retenue face au recours à l’emprisonnement - l’appel à examiner des sanctions substitutives, plus particulièrement en ce qui concerne les délinquants autochtones. De plus, on y retrouve; une liste de facteurs aggravants (notamment la prise en considération) et cette nouvelle peine : l’emprisonnement avec sursis. Cette réforme est un point tournant aussi au niveau de la prise en considération de l’objectif de réinsertion sociale. Bien qu’il existait avant, il devient partie intégrante de notre système, et pas seulement sous l’angle des intérêts du délinquant. (voir Gladue 1999 1 RCS 688) Nouvelles réalités, nouveaux crimes, nouvelles peines Le Code criminel est modifié régulièrement pour tenir compte de l’évolution technologique et socio-criminologique. On crée de nouvelles infractions, puisqu’il y a de nouvelles situations, par exemple l’exploitation sexuelle des enfants au moyen d’Internet. On criminalise des comportements qui existent depuis longtemps mais qui ne sont plus tolérés (le harcèlement criminel, par exemple). On hausse la peine maximale pour des crimes qui heurtent davantage les valeurs qu’avant (facultés affaiblies par exemple). On manifeste - ou on croit manifester de la sorte - nos valeurs sociales. PROSPECTIVES Il est extrêmement ardu de se projeter dans le futur. Un jour qu’on demandait à un grand compositeur, je crois qu’il s’agit de Debussy, ce que serait la musique de demain, il a répondu: « Monsieur, si je le savais, je l’écrirais ». C’est pour cela d’ailleurs que l’on dit souvent malicieusement que les historiens expliquent tout mais ne prédisent rien! La futurologie est née en 1946. Elle est une greffe de la planification militaire et… la plus inexacte des sciences. C’est une science beaucoup plus amusante que précise. Je vous citerai quelques prédictions des futurologues qui auront l’extrême avantage de vous faire prendre avec un grain de sel, les prédictions que je m’apprête à vous proposer en matière de pénalité! En 1955, un futurologue a dit « l’ère atomique inaugure un monde dans lequel il n’y aura aucune maladie. L’air sera pur et tous mangeront à leur faim ». En 1960, un autre a dit « avant l’an 2000, des hommes vivront confortablement sur la lune ». Maintenant, je me lance… Le développement des sciences humaines a été considérable ces dernières décennies. Il est fort loisible de penser que ce développement continuera et à pas de géants. Le système pénal, surtout au niveau de la détermination de la peine, est - jusqu’à un certain point - à la remorque des sciences humaines. En effet, comment prédire le comportement, la dangerosité, les risques de récidive? Il est permis de penser que plusieurs efforts seront mis là-dessus. Que les rapports présentenciels ou prélibération conditionnelle seront de plus en plus raffinés. Donc la prédiction. Mais pas uniquement quand les comportements criminels se sont déjà manifestés. On a déjà des chercheurs qui tentent de prédire quels sont les milieux à haut risque de mener vers la délinquance. Pourquoi pas intervenir presque au berceau, se demanderont certains. Donc, la prévention. Les victimes, aussi. Les pressions qu’elles exercent comme groupe, ou encore individuellement par les mesures déjà prévues au Code criminel, iront, je pense, en s’accentuant. C’est un mouvement qui se poursuit… On parlera, et de plus en plus, de médiation, de justice réparatrice, de sensibilisation aux réalités des autres… Rien de trop, trop audacieux comme prédictions jusqu’ici, me direz-vous! C’est un exercice bien ardu que de tenter de faire des prédictions dans ce domaine! Alors je concluerai en citant Alphonse Allais, cet écrivain français qui cultivait l’humour absurde : « Il ne faut jamais faire de projets, surtout en ce qui concerne l’avenir ».