Programmée ou pas, l`omniprésente obsolescence
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Programmée ou pas, l`omniprésente obsolescence
Programmée ou pas, l’omniprésente obsolescence Depuis quelques années, le soupçon d’obsolescence programmée grandit parmi les populations de consommateurs européens à l’encontre de leurs marques préférées. Quand, il y a dix ans à peine, seuls quelques "objecteurs de croissance" connaissaient ce concept, c’est aujourd’hui le grand public qui craint la panne précoce, la pièce introuvable, l’impossible réparation de ses appareils. Surtout quand ils sont électroniques ou électroménagers. Le 27 juillet 2014, un professeur d’économie de Harvard publiait dans le New-York Times une tribune dédiée à son iPhone. Plus précisément, il y expliquait comment, à partir d’une anecdote, l’une de ses étudiantes avait réalisé une recherche statistique pour le moins troublante. Ce professeur avait ironisé devant ses étudiants sur le fait que son iPhone semblait en perte de régime chaque fois qu’Apple commercialisait un nouveau modèle. Systématiquement. "Comme c’est commode, pourrais-je penser : beaucoup de businessmen n’aimeraient-ils pas rendre leurs produits moins utiles chaque fois qu’ils en sortent un plus récent (1) ?" L’une de ses doctorantes, Laura Trucco, ayant pris cette insinuation au mot, s’est mise en tête de vérifier si l’expérience de son professeur était isolée. Elle a donc réalisé une recherche statistique, sur les requêtes Google, se plaignant de la lenteur des Iphones ("Slow iPhone"). Les résultats, en ce qui concerne Apple, posent question : l’augmentation des requêtes connaît un pic autour de chaque sortie d’un nouveau modèle. Comme si l’obsolescence du modèle existant avait été… programmée. Comme si : le professeur d’économie se garde bien de conclusions hâtives. Mais voici le doute semé dans les esprits, un doute qui s’ajoute aux suspicions foisonnantes sur le sujet depuis trois ou quatre ans. Le réflexe facile du grand complot En effet, depuis la diffusion sur Arte du documentaire Prêt-à-jeter (2), l’obsolescence programmée est devenue un objet privilégié d’indignation chez les écologistes en général, et parmi les partisans de la décroissance en particulier, auprès desquels Serge Latouche a popularisé la notion dans un petit ouvrage au titre évocateur (3). Les plus avertis connaissent les exemples toujours cités. La célèbre ampoule de la caserne des pompiers de Livermore en Californie, qui brille depuis un siècle, est visible sur Internet vingt-quatre heures sur vingtquatre (4), jetant ainsi l’opprobre sur tous les fabricants d’ampoules depuis l’histoire du Cartel de Phoebus, cet oligopole d’industriels qui s’était arrangé, dans les années vingt et trente, pour contrôler le marché des lampes à incandescence et en diminuser la durée de vie. Il y a aussi, bien sûr, le bas nylon tellement solide que les ventes chutaient, et que son fabricant a dû s’empresser de rendre plus fragile pour qu’à nouveau les bas filent et se rachètent. Enfin, qui n’a jamais entendu dire que certaines cartouches d’imprimantes étaient programmées pour un nombre fixe d’impressions et se bloquaient bien que toute leur encre ne fût pas épuisée ? Ces histoires, véridiques, sont efficaces pour illustrer la notion d’obsolescence programmée, mais elles sont souvent généralisées à outrance : tous les industriels pratiqueraient de la sorte et s’entendraient pour manipuler un "pauvre consommateur" qui serait la victime permanente d’un grand complot destiné à le plumer… Cette explication conviendra aux amateurs de simplismes ; elle est commode pour qui veut jouer le rôle de l’indigné et, surtout, ne pas chercher plus loin les causes et les alternatives à un système qui, pour critiquable qu’il soit, n’en est pas moins divers et complexe, traversé d’intentions multiples, parfois en concurrence les unes avec les autres. En réalité, crier au grand complot permet d’éviter de réfléchir et de s’extraire du problème. Comme si, dans un tel système, le consommateur n’était pas impliqué, lui qui n’a de cesse de réclamer des produits toujours moins chers, plus beaux, plus modernes, plus pratiques. Alors ? ---"Ending the Depression Through Planned Obsolescence" Mettre fin à la crise au moyen de l'obsolescence programmée : tel est le titre d’un chapitre du livre The New Prosperity, écrit en 1932 par Bernard London, un agent immobilier américain. Il s’agit de la première occurrence de l’expression "obsolescence programmée". Dans ce chapitre, l’auteur invite les citoyens américains à ne pas attendre que leurs objets soient hors d’usage pour en racheter de nouveaux afin de favoriser la croissance économique dans la période de crise traversée par le pays. Le plus saisissant est qu’il s’agit vraisemblablement d’une croyance sincère dans le fait que l’obsolescence programmée puisse être bénéfique socialement. Une autre époque… ---Une durée de vie plus courte Dans les faits, il est certain que la durée de vie moyenne des produits a été raccourcie, en particulier dans les secteurs de l’électroménager, de l’informatique et de la téléphonie… Le tableau ci-contre suffira à nous en convaincre. Mais ce phénomène ne correspond pas forcément, dans tous les cas, à une panne technique précise qui aurait été programmée par le concepteur. Plusieurs explications peuvent être avancées, qui correspondent aux différents types d’obsolescence. Mais de quoi parle-t-on au juste ? Un petit détour dans le Trésor de la Langue Française nous apprend que le terme "obsolescence", emprunté à l’anglais, désigne dans le langage économique la "diminution de la valeur d'usage d'un bien de production due non à l'usure matérielle, mais au progrès technique ou à l'apparition de produits nouveaux." Au sens strict donc, ce qui est obsolète fonctionne encore, mais est voué à n’être plus utilisé. On distingue deux grands types d’obsolescence : l’obsolescence fonctionnelle et l’obsolescence psychologique. Dans la première, c’est la fonction même d’un produit qui semble "périmée" pour l’utilisateur : par exemple, un lecteur de cassettes VHS des années nonante est tout à fait obsolète, même s’il fonctionne encore parfaitement. L’obsolescence psychologique concerne, quant à elle, les effets de mode et de goût. Les amateurs de beau son ne remettent-ils pas au goût du jour les 33 tours en vinyle des années soixante et septante ? O tempora o mores ! --Durée de vie des appareils les plus courants "La durée de vie moyenne des appareils électroménagers courants serait aujourd'hui en moyenne de six à huit ou neuf ans alors qu'auparavant elle était de dix à douze ans. Cette moyenne cache des disparités entre les appareils dont les durées de vie varient en fonction de leur taille, de leur niveau de conception - de haute technologie ou pas - ou de leur utilisation. Par exemple, les machines à laver et les réfrigérateurs auraient une durée de vie d'une dizaine d'années alors que les ordinateurs - portables et fixes - durent environ cinq ans, que les téléphones portables sont changés en moyenne tous les vingt mois, avant même de tomber en panne. Ils peuvent, en effet, "vivre" normalement quatre ans..." Extrait du rapport publié en 2010 par les Amis de la Terre et le CNIID (5). Durée de vie des appareils d’équipement électrique et électronique PC avec écran 5 à 8 ans Ordinateur portable 5 à 8 ans Imprimante 5 ans Téléphone portable 4 ans Télévision 8 ans Frigidaire 10 ans Source : UNEP : Sustainable Innovation and Technology Transfer. Industrial Sector Studies, 2009, p. 41. --Vers l'obsolescence généralisée ? L’obsolescence programmée, plus précisément, introduit l’idée que le fabricant établit une stratégie dès la conception, qu’il planifie la durée de vie d’un produit. Selon cette définition, il est vraisemblable qu’une économie basée sur la croissance - de la production et de la consommation - favorise des comportements de ce genre. Il faut donc voir là un symptôme de l’organisation économique de notre société, et non l’expression d’une volonté délibérée de nuire… Les solutions sont alors à chercher dans la structure et la nature des logiques économiques. L’obsolescence de plus en plus rapide des biens est liée à un calcul rationnel prenant en compte le coût de fabrication, la concurrence, la propension à payer du consommateur - en y incluant sa propension à "racheter" plus ou moins rapidement. Linda Bendali, qui a réalisé le reportage TV, Hifi, électroménager… le grand bluff, diffusé sur France 2 en 2010 (6), résume ainsi la situation : "Les fabricants, lorsqu’ils lancent un produit, cherchent à combiner deux objectifs : une production à un coût acceptable et la satisfaction du client. Une marque ne peut pas se permettre de mettre sur le marché des produits qui cassent trop rapidement. La durée de vie prévue à la conception n’a pas évolué et les produits ne s’usent pas plus vite qu’il y a dix ans, mais les consommateurs les utilisent plus fréquemment. Ainsi la durée de vie est-elle de facto réduite. Par exemple, une machine à laver est conçue pour deux mille cinq cents cycles de lavage : auparavant, les ménages l’utilisaient pendant quinze ans, aujourd’hui ce n’est plus que dix ans. Cependant, il est certain que grâce aux avancées technologiques d’aujourd’hui, les fabricants devraient être en mesure de produire des biens qui durent plus longtemps." Les faits sont là : la durée de vie des produits est plus courte qu’il y a trente ans, et le concept même de "générations" d’appareils - pour les smartphones, par exemple - signifie bien que les modèles se succèdent et… ne se ressemblent pas assez. L’une des critiques les plus courantes concerne les composants d’appareils incompatibles d’un modèle à l’autre - chargeurs, batteries, cables, etc. - ou encore les logiciels informatiques nécessitant les toutes dernières versions de systèmes d’exploitation pour fonctionner. Par ailleurs, tous les bricoleurs ont pu constater que les assemblages de nos appareils ne permettent plus leur démontage aisé… Selon l’ADEME (7), seulement 44% des objets qui tombent en panne sont réparés. Dans bien des cas, il est plus avantageux, financièrement, de racheter du neuf plutôt que de réparer l’ancien. Ce n’est donc pas un complot, c’est bien pire ! La nature même de notre système économique - comportements d’achats y compris ! -, fondé sur la nécessité de croissance, encourage chacun des acteurs de ce système à maintenir et même à augmenter continuellement ses volumes de vente. Frédéric Bordage, animateur du site GreenIT.fr, l’exprime ainsi : "les fabricants n'ont plus besoin de programmer techniquement l'obsolescence, c'est l'ensemble du système qui y conduit." Notes : (1) Sendhil Mullainathan, “Hold the Phone: A Big-Data Conundrum” in The New-York Times, 27th of July 2014. (2) Prêt-à-jeter, documentaire de Cosima Dannoritzer, diffusé sur Arte le 15 février 2011 (3) Serge Latouche, Bon pour la casse. Les déraisons de l'obsolescence programmée, Éditions de Minuit, 2012. (4) http://www.centennialbulb.org/photos.htm (5) Marine Fabre et Wiebke Winkler, L'obsolescence programmée, symbole de la société du gaspillage. Le cas des produits électriques et électroniques, Rapport des Amis de la Terre et du CNIID, Septembre 2010. (6) TV, Hifi, électroménager… le grand bluff, reportage « Envoyé Spécial » diffusé sur France 2 en 2010 (auteur : Linda Bendali). (7) www.ademe.fr : agende de l'environnement et de la maîtrise de l'énergie (France)