Le Monde, 23 mai 1995

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Le Monde, 23 mai 1995
Le Monde, 23 mai 1995
Véronique Mortaigne
Rigoureuse, fière, Oum Kalsoum, idole absolue de millions d'Arabes,
fréquentait les princes et le petit peuple. Simone Bitton en dresse un portrait
classique et fort.
A l'officier qui avait cru bon d'interdire Oum Kalsoum d'antenne au lendemain de la
révolution nationaliste, au prétexte qu'elle chantait sous le roi Farouk, Nasser,
furieux, rétorqua : " Et vous avez fait raser les Pyramides ? Et vous avez peut-être
asséché le Nil ? " L'anecdote rapportée par Mustapha Amine, qui était alors
rédacteur en chef du quotidien El Akhbar, donne la mesure d'Oum Kalsoum. Les
ondulations houleuses du million de Cairotes qui ont accompagné les obsèques de "
la dame " (" el sett ") le 5 février 1975, les images d'hommes riches et influents lui
baisant la main, les pieds, le témoignage d'un homme simple au regard profond et
droit -" Ce qu'elle chante, c'est tellement beau... " - diront le reste.
En couleur, Simone Bitton a filmé l'Egypte aujourd'hui, pour en tirer cette
constatation : l'astre de l'Orient ne s'est jamais éteint. Les chansons d'Oum Kalsoum
sont sues par coeur, ses portraits trônent comme ceux d'une madone, une station de
radio du Caire diffuse chaque jour des heures durant un des ses concerts, et vers 17
heures, toutes les autres se branchent alors sur sa fréquence pour en offrir des
extraits à leurs auditeurs, innombrables. La chanson Al Atlal (les Ruines), créée en
1966, se maintient au rang de chef-d'oeuvre absolu.
En noir et blanc, la réalisatrice a choisi de remonter le fil de la gloire d'Oum Kalsoum,
en sélectionnant des archives issues du cinéma ou de la télévision égyptienne dont
une équipe assurait en continu la couverture des concerts de la diva à partir des
années 60.
Sa vie est un roman. Oum Kalsoum est née en 1902. Elle apprend l'art de la
psalmodie de son père, récitateur du Coran. Elle est pauvre, comme son pays. Elle
n'ira à l'école que quelques mois. On lui donne des beignets en échange de ses
chants. A vingt ans, elle prend le train pour Le Caire. A trente ans, elle est
célébrissime. Elle a une voix merveilleuse. C'est, dit Mustapha Amine, " une sorte
d'université remplie de professeurs pour une seule élève, elle ". Le mythe naît, dit-on,
de la conjonction d'un talent et d'une époque. Oum Kalsoum apparaît quand l'Egypte
sombre malgré sa luxuriance. Ses chanteurs, même les plus grands, s'adonnent à
l'alcool et à la drogue. Oum Kalsoum est sévère, céleste, digne, jamais courtisane. "
Devant elle, le public de noceurs se tait, on cesse de boire du champagne dans les
chaussures. " Elle chante des mots ambigus, où le destin joue avec l'amour, mais où
" rien ne s'obtient par des prières, [où] la vie se prend par la force ". Les nationalistes
s'y reconnaîtront. Jeune femme sensuelle, parée du plus beau don de Dieu, la voix,
elle fait jaillir la fierté arabe des ressorts cachés de la poésie. " L'ivresse de la
jouissance, le sommet dans l'amour et la jouissance de la beauté ", telle est la
définition du tarab donnée par le Prix Nobel de littérature Naguib Mahfouz, qui
précise : " Oum Kalsoum savait s'enivrer de musique. " A preuve, d'incroyables
extraits d'un concert donné au Maroc en 1968 où Oum Kalsoum, que son amitié pour
Nasser a transformée en ambassadrice itinérante de l'unité arabe, est en état de
grâce. La diction est parfaite (il s'agit d'un poème du dixième siècle), l'art de broder
sur un seul mot en maniant avec aisance les modes fondamentaux de la musique
classique arabe laisse pantois. A ces mélopées égyptiennes, accompagnées du oud
(le luth), Oum Kalsoum ajoutera, à partir des années 40, une touche de variété
levantine, un grand orchestre, des violons. Elle en étendra la durée. Par
l'improvisation, les vingt minutes imparties au déroulement du poème dépasseront
l'heure. Une heure ponctuée de suspense, de rebondissements, de clameurs et
d'éclats.
Les nouvelles techniques serviront Oum Kalsoum. L'essor du cinéma, bien sûr, mais
aussi la radio. En 1934, c'est elle qui inaugure la radio égyptienne. Jusqu'en 1946,
elle vient y chanter tous les lundis soirs. Le peuple égyptien frémit en suivant les
méandres des Soupirs (El Ahaat, 1943) : " La nuit, la nuit, les heures sonnent et
réveillent la nuit, la cruauté des soupirs, la solitude des nuits blanches. " Par la suite,
et pendant vingt-sept ans, Oum Kalsoum créera chaque premier jeudi du mois une
nouvelle chanson diffusée en direct à la radio. Les rues se vident et cent vingt
millions d'Arabes retrouvent leur cohésion.
En 1967, l'Egypte vient de subir l'humiliante défaite de la guerre des six jours. Oum
Kalsoum vieillit, son pays est meurtri. Elle donne alors son premier concert hors du
monde arabe, à Paris, à l'Olympia. Bruno Coquatrix, le directeur de la salle
parisienne, disparu depuis, se souvient : " J'avais eu du mal à trouver une équipe de
télévision pour aller l'accueillir. Pendant ce temps-là, des milliers de personnes,
parfois venues de l'étranger en charter, faisaient la queue. En concert, elle les
domptait, elle les mettait à quatre pattes, je n'avais jamais vu ça. "

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