Le Monde, 9 novembre 1995

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Le Monde, 9 novembre 1995
Le Monde, 9 novembre 1995
Hani Boutros
La musique arabe est décidément incorrigible On raconte qu'elle somnola des
siècles durant. Cinq ou six. On dit qu'elle connut un âge d'or, lointain, à Bagdad ou
en Andalousie. On dit aussi qu'il n'y a pas si longtemps elle s'éveilla aux chansons
d'amour. Non pas celles d'un prince mais de sept monstres sacrés. Comment les
raconter ? La réalisatrice Simone Bitton, passionnée d'Orient, en a choisi trois, les
plus contemporains, les plus connus : Oum Kalsoum, Mohamed Abdel Wahab et
Farid El Atrache. Trois légendes... « Un voyageur ayant pour tout viatique ses
rêves... » Ces paroles d'une chanson d'Abdel Wahab résument l'état d'esprit d'une
époque. Celle des années 20 et 30, quand le passage de relais s'effectua
subrepticement entre deux générations, les « maîtres » du XIXe siècle Sayed
Darwich, Abdo El Hamouli et Salama Hegazi et les « apprentis » qui allaient faire
accéder la musique arabe à la modernité.
Oum Kalsoum fit ses premiers pas de chanteuse au Caire dans les années 20. De
son vrai nom Fatima Ibrahim, elle est née en 1902 dans un village du delta du Nil.
Elle n'ira que quelques mois au kottab (l'école). Son père, récitateur du Coran, lui
enseigna l'art de la psalmodie coranique. Ce sera la chance de sa vie : il n'y avait, à
l'époque, meilleure école du chant oriental. La petite fille, déguisée en garçon pour
animer les mariages et les fêtes religieuses, deviendra une diva, l'«Astre de l'Orient»,
pour des millions d'admirateurs, de Tanger au Koweït...
Elle chantera l'amour comme nulle autre dans le monde arabe. La nuit, le blues, les
retrouvailles, la pérennité des sentiments, étaient ses thèmes. La chanson
«kalsoumienne » : une longue introduction musicale, ponctuée de solos
instrumentaux, couplets entrecoupés d'improvisations vocales durant lesquelles
l'artiste pouvait atteindre la nachoua, l'extase. Celle-ci est communicative. L'auditeur
éprouve le plaisir du tarab, que Naguib Mahfouz, Prix Nobel de littérature, définit
comme « l'ivresse de la jouissance ». La « Dame » a érigé la répétition en art. « Oum
Kalsoum, c'est cette délectation du spectateur comblé au moment où l'orchestre
reprend, une fois encore, la trame mélodique sur laquelle la chanteuse va broder une
nouvelle envolée », suggère le texte de Simone Bitton dit par une Sapho à la parfaite
diction des noms arabes.
La réalisatrice évoque également deux contemporains d'Oum Kalsoum, Mohamed
Abdel Wahab et Farid El Atrache. Ils se sont essayés avec bonheur à la comédie
musicale, pour le plus grand plaisir du public, qui raffolait de ce genre
cinématographique. Acteurs de charme, chanteurs-compositeurs, virtuoses du luth,
curieux des autres cultures, ils étaient animés par la volonté de pousser la musique
arabe hors des normes établies.
Le plus audacieux et le plus prolifique fut sans doute Abdel Wahab. Soixante-dix ans
de carrière, plus de mille arias et chansons à succès. Dans les années 30, il fut
l'initiateur du film musical arabe. Il offusquera les puristes avec son film « La Rose
blanche », qui ravira le public. A la fin des années 40, un morceau d'anthologie,
« L'Amant de l'esprit », tournera définitivement la page de la formation traditionnelle
arabe : cuivres, clarinette, guitare, banjo, balalaïka, castagnettes... Plus d'interdits
pour Abdel Wahab. Dans les années 60, il deviendra l'un des compositeurs préférés
de la « Dame ». Avec sa composition Inta Omri, Oum Kalsoum accédait à
l'indispensable modernité.
Farid El Atrache tira sa révérence en 1973, Oum Kalsoum disparut en 1975, Abdel
Wahab en 1991. Mais pour le public arabe, qui a gardé quelque chose de l'enfance,
les héros ne meurent jamais.

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