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Où sont passés
les intellectuels?
conversations pour demain
Où sont passés
les intellectuels?
Enzo Traverso
Conversation avec
Régis Meyran
Graphisme : Agnès Dahan
© Les éditions Textuel, 2013
4, impasse de Conti
75006 Paris
www.editionstextuel.com
ISBN : 978-2-84597-457-9
ISSN : 1271-9900
Dépôt légal : janvier 2013
Où sont passés les intellectuels ?
5
Bibliographie de l’auteur
• Les Marxistes et la question juive : histoire d’un débat,
1843-1943, préface de P. Vidal-Naquet, Paris,
PEC-La Brèche, 1990 ; nouvelle éd., Paris, Kimé, 1997.
• Les Juifs et l’Allemagne : de la « symbiose judéo-allemande »
à la mémoire d’Auschwitz, Paris, La Découverte,
coll. « Textes à l’appui », 1992.
• Siegfried Kracauer : itinéraire d’un intellectuel nomade,
Paris, La Découverte, coll. « Textes à l’appui », 1994 ;
nouvelle éd. 2006.
• Pour une critique de la barbarie moderne : écrits sur l’histoire
des Juifs et de l’antisémitisme, Lausanne, Page 2 ;
nouvelle éd. 1997.
• L’Histoire déchirée : essai sur Auschwitz et les intellectuels,
Paris, Éditions du Cerf, coll. « Passages », 1997.
• Le Totalitarisme : le XXe siècle en débat, textes réunis
et présentés par E. Traverso, Paris, Seuil,
coll. « Points », 2001.
• La Violence nazie : une généalogie européenne,
Paris, La Fabrique, 2002.
• La Pensée dispersée : figures de l’exil judéo-allemand,
Paris, Léo Scheer, coll. « Lignes », 2004.
• Le Passé, modes d’emploi : histoire, mémoire, politique,
Paris, La Fabrique, 2005.
• À feu et à sang : la guerre civile européenne, 1914-1945,
Paris, Stock, coll. « Un ordre d’idées », 2007 ;
nouvelle éd. Paris, Hachette, coll. « Pluriel », 2009.
• L’Histoire comme champ de bataille : interpréter les violences
du XXe siècle, Paris, La Découverte, 2010 ;
nouvelle éd. coll. « Poche », 2012.
• La Fin de la modernité juive : histoire d’un tournant
conservateur, Paris, La Découverte, 2013.
Sommaire
7
Préface
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De la naissance à l’éclipse des intellectuels
Les intellectuels apparaissent avec l’affaire Dreyfus,
en défendant les droits de l’Homme dans une sphère
publique en pleine construction. Après la Grande
Guerre, le champ intellectuel se radicalise et se politise.
Pendant les années 1930, les intellectuels sont sommés
de choisir entre fascisme et communisme – les deux
alternatives au capitalisme en crise. Cette période de
l’intellectuel engagé se referme à la fin des années 1970.
Aujourd’hui, nous assistons à la consécration médiatique des experts de gouvernement.
47
L’essor des néoconservateurs
La chute du « socialisme réel », l’emprise de la communication en politique et l’hégémonie de l’économie
néolibérale ont combiné leurs effets pour causer
l’éclipse des intellectuels. C'est le moment où, des
États-Unis à la France, une vague néoconservatrice,
incarnée par des figures issues du communisme ou de
l’extrême gauche, s’impose dans la sphère publique. La
fin des utopies du XXe siècle a laissé la place à une ère
« postidéologique » dominée par l’« humanitarisme »,
la vertu post-totalitaire par excellence, parfaitement
compatible non seulement avec la démocratie mais
aussi avec le néolibéralisme.
77
Quelles alternatives pour demain?
Aujourd’hui, le chercheur intervient à propos d’un
sujet dont il est spécialiste, ce qui correspond à la pos-
Où sont passés les intellectuels ?
préface
6
ture de l’intellectuel « spécifique » définie jadis par
Michel Foucault. Enzo Traverso souligne la transformation progressive de cet intellectuel en « expert »
de gouvernement, inévitablement déconnecté des
mouvements sociaux actuels. Afin d’inventer de
nouvelles utopies, les intellectuels devraient sortir de
leur domaine spécialisé et retrouver une posture
universaliste.
105
Notes
7
Préface
Si on accepte la chronologie établie par
l’historien britannique Eric Hobsbawm,
pour qui le « court XXe siècle »
a commencé en 1914 et s’est achevé
en 1989, alors on doit admettre que nous
sommes entrés dans le XXIe siècle depuis
bientôt ving-cinq ans, et qu’il nous semble
toujours aussi opaque. La faute pourrait
en incomber à un mode de vie que
d’aucuns qualifient de « présentiste » :
nos sociétés contemporaines vivraient
dans un présent permanent, sans capacité
de projection dans le futur et dans
un rapport obsessionnel au passé, célébré
religieusement et devenu objet
de marchandise (à travers l'engouement
pour les musées, les commémorations,
le patrimoine national…). Dans
ce contexte, la difficulté à imaginer
un futur pourrait bien affecter également
ceux qu'on nomme les « intellectuels ».
Ceux-ci sont aujourd'hui peu audibles
et semblent peiner à définir de nouvelles
utopies. C’est sur leur histoire, depuis leur
apparition avec l'affaire Dreyfus et leur
radicalisation dans l'entre-deux-guerres,
jusqu'à leur effacement dans le grand
bruit médiatique contemporain, que
revient dans ces pages l'historien Enzo
Traverso. Celui-ci était en effet bien
Où sont passés les intellectuels ?
8
placé pour traiter le sujet, étant donné
les nombreux livres qu'il a consacrés
au XXe siècle, ce siècle des intellectuels
par excellence : il y traitait des guerres,
destructions et révolutions en Europe
(1914-1945, : la guerre civile européenne),
de l'exil, de la Shoah, de la mémoire
(L'Histoire comme champ de bataille ;
La Violence nazie ; Le Passé, modes
d'emploi). Il aborde le sujet que nous
lui avons proposé de la même façon
transnationale, en comparant
particulièrement les cas français,
allemand et italien.
Le constat de Traverso est sans appel.
Après l'effondrement du « socialisme
réel », le silence des intellectuels est
le miroir d'une défaite historique, celle
d'une utopie qui allait bien au-delà
des régimes politiques qui prétendaient
l'incarner. Les intellectuels ont été
remplacés dans les médias de masse par
des néoconservateurs – qui souvent sont
paradoxalement d'anciens communistes –
ou des experts proches du pouvoir.
Ce phénomène apparaît au sein d'un
système culturel marchand tout-puissant
et autoréférentiel : le problème est donc
largement structurel. Il semble bien loin
le temps des Sartre, des Foucault ou même
des Bourdieu, mettant leur notoriété
au service d'une cause politique, au sens
préface
9
le plus noble du terme. Orphelins
de nouvelles utopies, déconnectés
des mouvements sociaux de jeunes
qui ne les reconnaissent pas comme
porte-parole, les intellectuels doivent
se redéfinir. Quitte à faire leur
autocritique, admettre leurs aveuglements
(pensons aux maoïstes), mais sans
renier de façon manichéenne leurs
engagements passés.
Enzo Traverso nous livre un plaidoyer
pour une pensée critique renouvelée.
Il est peut-être temps de se préoccuper
à nouveau de l'avenir, afin que les citoyens
d'Europe et d'ailleurs puissent mieux
résister à la marchandisation du monde
et défendre l'intérêt commun.
Régis Meyran
De la naiss
à l’éclipse
des intelle
De la naissance
à l’éclipse
des intellectuels
De la naissance à l’éclipse des intellectuels
13
Le mot d’« intellectuel » est aujourd’hui tellement galvaudé qu’on
ne sait plus très bien de quoi on parle. À votre avis, comment
peut-on définir l’intellectuel?
Il y a une dizaine d’années, une photo de l’Agence
France-Presse a fait le tour du monde et suscité le
scandale. On y voit Edward Saïd, éminent professeur de littérature comparée de l’université
Columbia de New York, en train de lancer des
pierres contre un check-point israélien à la frontière
libanaise. C’était l’été 2000. Ce geste spontané de
protestation n’avait rien d’héroïque, mais il révèle
une posture.
Vous avez raison, le mot « intellectuel » est galvaudé. Tout le monde l’utilise à tort et à travers et
il prend souvent des significations différentes. Je ne
commencerai pas ce dialogue par l’énumération des
définitions possibles – elles sont multiples – ni par
une typologie des intellectuels. Nous aurons l’occasion d’y revenir plus tard. Si j’ai évoqué la photo
de Saïd lançant des pierres – j’aurais pu rappeler
George Orwell avec un fusil à l’épaule pendant la
guerre civile espagnole ou Marc Bloch dans la
Résistance française – c’est que, dans l’histoire du
XXe siècle, la notion d’intellectuel est indissociable
de l’engagement politique.
Edward Saïd et Theodor W. Adorno, qui étaient
des musicologues raffinés, ont consacré des pages
fort intéressantes au contrepoint et à la dissonance, une écriture musicale et une forme esthétique fondées sur le contraste plutôt que sur
l’harmonie tonale1. Elles me semblent d’excellentes
métaphores pour définir le rôle de l’intellectuel.
L’intellectuel questionne le pouvoir, conteste le
discours dominant, provoque la discorde, introduit
un point de vue critique. Non seulement dans son
œuvre, comme l’ont fait Saïd et Adorno dans leurs
Où sont passés les intellectuels ?
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écrits sur la littérature et sur la musique, mais
aussi dans l’espace public. Souvent, il paye aussi le
prix de ses choix.
D’un point de vue historique, la figure de l’intellectuel apparaîtelle réellement avec l’affaire Dreyfus ou est-ce là un stéréotype
qu’il faut critiquer?
On date généralement la naissance des intellectuels avec l’affaire Dreyfus, à cause de sa dimension éthique et politique. L’affaire Dreyfus remet
en question la République, la justice, les droits de
l’Homme, l’antisémitisme : nous pouvons bien la
considérer, symboliquement, comme un moment
fondateur. Nous pouvons aussi, bien entendu,
chercher des précurseurs : les « philosophes », les
hommes de lettres des Lumières, étaient des intellectuels. Voyez la défense de Calas par Voltaire, au
nom de la lutte contre le fanatisme et l’intolérance ; ou la campagne de Cesare Beccaria, en
Italie, contre la peine de mort ; ou le débat autour
de l’émancipation des juifs mené par l’abbé
Grégoire à Paris et par Christian Wilhelm von
Dohm à Berlin ; ou la création des sociétés contre
l’esclavage dans plusieurs pays européens. Tous ces
gens sont déjà des intellectuels. Mais la transformation de l’adjectif « intellectuel » en substantif a
lieu à la fin du XIXe siècle. Le premier à l’utiliser
dans son acception courante est sans doute
Clemenceau, le 23 janvier 1898, dans son quotidien, L’Aurore, en faisant allusion à une pétition
en défense du capitaine Dreyfus2. Zola, l’auteur de
« J’accuse ! », devient le paradigme de l’intellectuel.
Le mot est utilisé ensuite de manière péjorative par
les antidreyfusards de l’Action française et surtout par Maurice Barrès, qui avait déjà abordé la
question dans son roman Les Déracinés (1897).
De la naissance à l'éclipse des intellectuels
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Pour eux, l’intellectuel est le miroir de la décadence,
une des grandes obsessions de la réaction européenne au tournant du XXe siècle : l’intellectuel
mène une vie purement cérébrale coupée de tout
lien organique avec la nature, il reste enfermé dans
un monde artificiel, fait de valeurs abstraites, où
tout est quantifié et mesuré, où tout devient laid,
mécanique, antipoétique. L’intellectuel incarne une
modernité anonyme et impersonnelle, il n’a pas de
racines et ne représente pas l’esprit ou le génie
d’une nation. Il est un esprit « cosmopolite »,
incapable de comprendre la culture d’un peuple
enraciné dans un terroir. L’intellectuel se bat pour
des principes abstraits: la justice, l’égalité, la liberté,
les droits de l’Homme ; il veut faire triompher la
vérité, il défend des valeurs universelles.
Alors justement, qu’est-ce qui explique que le mot « intellectuel »
est devenu courant à cette époque précisément, et non pendant
les Lumières? Cela traduit-il un changement sociétal?
La fonction éthique et politique des hommes de
lettres à l’époque des Lumières était comparable à
celle de l’intellectuel dreyfusard. Mais entre ces
deux époques, il y a une différence de taille : le philosophe du XVIIIe siècle se positionne vis-à-vis de la
Cour ; la bourgeoisie cultivée et l’aristocratie sont
pratiquement ses seuls interlocuteurs. L’intellectuel
du XXe siècle agit dans une société beaucoup plus
articulée, avec des classes antagonistes, dans un
champ politique qui est divisé entre une droite et
une gauche. Son statut social a changé, grâce à
l’avènement de la modernité : les sociétés européennes ont connu l’industrialisation, l’urbanisation et l’avènement d’un espace public au sens
moderne du terme. Bref, elles ont connu la naissance de la société de masse, ce qui signifie aussi
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l’apparition de la presse, des médias, de l’édition.
Bien sûr, les journaux existaient déjà au XVIIIe siècle,
mais dans les années 1890 la presse est devenue une
industrie, avec des tirages considérables. Le journaliste est un nouveau « type social » qui contribue à former l’opinion. Le marché est, à ce
moment-là, un vecteur d’émancipation des intellectuels. Il leur permet de vivre de leur plume,
grâce à la vente de leurs écrits, et non plus aux frais
du prince dont ils étaient les conseillers : à la fin du
XIXe siècle, les intellectuels forment un groupe
social qui s’est autonomisé.
Mais ce marché, grâce auquel les intellectuels s’autonomisent et
qui leur permet de mieux faire entendre leur voix, n’est-il pas dès
le départ source d’aliénation? Les premiers intellectuels peuventils être objectifs s’ils doivent vendre leurs idées à un lectorat?
Au XIXe siècle, à l’aube de la société de masse, le
marché a pu jouer un rôle émancipateur. Il faut
revenir ici à la notion d’espace public, dont Jürgen
Habermas a donné une définition désormais classique : il s’agit d’un lieu intermédiaire entre la
société civile et l’État, entre la sphère du privé et
des échanges économiques et la sphère des institutions. Autrement dit, la critique se taille sa place
entre le domaine de la production et le domaine de
la décision. La bourgeoisie européenne du
XVIIIe siècle est une classe en formation qui accède
à la culture, et invente un lieu ouvert, non hiérarchisé et non délimité par la loi, dans lequel il est
possible d’exercer une fonction critique de la raison3. Cela nécessite des couches sociales qui lisent
et s’informent (bourgeois, fonctionnaires, professions libérales), ainsi que des journalistes qui font
le métier de relayer l’information, mais aussi d’analyser et interpréter l’actualité, d’orienter les opi-
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17
nions. Viennent s’y ajouter des figures issues des
marges, encore exclues de toute reconnaissance
politique : les femmes, qui n’ont pas le droit de vote
et sont dominées socialement, ont joué un rôle
important dans la construction de cet espace, animant des salons et « causeries » littéraires, de
Berlin à Paris, et discutant sur un pied d’égalité
avec les philosophes. À cette époque, le marché
assure la connexion entre les différents segments
de l’espace public : ceux qui achètent un livre ou
un journal permettent à l’intellectuel de vivre de sa
plume, en touchant des droits d’auteur.
Mais le marché n’exerce-t-il pas son influence sur l’ensemble de
la culture?
Bien sûr, le phénomène est plus général. Norbert
Elias l’a bien expliqué dans le domaine de la création musicale, en comparant Mozart à Beethoven.
Mozart dépend de la cour de Vienne pour vivre, tandis que Beethoven peut vivre de son art, quelques
décennies plus tard, parce qu’il existe désormais
un marché et un public à qui s’adresser. La distance qui les sépare n’est pas grande sur le plan
chronologique, mais considérable sur le plan social.
Beethoven recherche une reconnaissance auprès
d’un public, au-delà de la Cour, et cela marque profondément toute sa trajectoire existentielle et artistique4. En disant cela, je ne veux pas idéaliser le
marché mais plutôt insister sur les contradictions de
la modernité naissante. Certes, à l’époque de l’essor
du capitalisme industriel, le marché est déjà indissociable de l’exploitation et du colonialisme, mais
il permet aussi aux hommes de lettres de s’affranchir de la Cour. Les contradictions du marché
avaient été bien saisies à l’époque par Marx et
Engels dans le Manifeste du Parti communiste
Où sont passés les intellectuels ?
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(1848), où ils dénonçaient l’aliénation créée par le
capitalisme tout en lui reconnaissant le mérite
d’avoir transformé le monde, en tant que vecteur du
cosmopolitisme et de diffusion des idées modernes.
Pourtant Gérard Noiriel évoque ce moment de la sphère publique
comme étant celui des premiers faits divers, dans lesquels il
range les écrits antisémites de Drumont. N’est-ce pas là dès la fin
du XIXe siècle le côté pervers du marché, où les idéologies peuvent
aussi être diffusées?
Drumont professe son credo antisémite dans les
pages du quotidien dont il est le directeur, La
Libre Parole, et c’est en créant un quotidien,
L’Humanité, que Jean Jaurès cherche à implanter
et structurer le socialisme comme courant d’idées
à l’échelle nationale. Noiriel a parfaitement raison
de souligner que, dès la fin du XIXe siècle, la diffusion du racisme et de l’antisémitisme concerne la
culture de masse, bien au-delà des ouvrages
savants5. Il faudrait étudier les voies par lesquelles
le racisme et l’impérialisme se transforment en
imaginaires nationaux grâce à l’essor d’une industrie culturelle qui s’adresse à un large public. Dans
ce processus, la presse illustrée joue un rôle important, au même titre que l’éducation scolaire ou
les expositions universelles. L’espace public est un
champ magnétique dans lequel s’opposent des
forces et des courants antagoniques.
Mais comment expliquez-vous qu’un homme de lettres ait pu à
cette époque conserver une liberté de penser, qu’il ait pu ne pas
être soumis aux exigences du marché et du lectorat, comme c’est
le cas aujourd’hui – où un livre racoleur et simpliste se vend bien
mieux qu’un essai documenté et critique?
La réification de l’espace public, qui transforme la
création culturelle en objet de consommation, n’est
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pas une « mauvaise route », c’est une évolution
consubstantielle à la société de marché elle-même.
Mais il ne faut pas gommer les contradictions du
processus historique. Au début du XXe siècle, la
transformation des biens culturels en marchandises n’a pas atteint le niveau d’aujourd’hui. Au
moment de l’affaire Dreyfus, Émile Zola et Bernard
Lazare vivent de leur plume et s’affirment par
leurs écrits. Une opinion publique commence à
réagir et les intellectuels peuvent l’orienter.
Mais le cas français n’est-il pas particulier?
La France est sans doute un cas particulier, dans la
mesure où l’espace public y apparaît très tôt sous
la IIIe République, qui demeure une exception
dans une Europe dynastique. En France, par
ailleurs, le clivage entre le savant et l’intellectuel
n’existe pas. Les professeurs de la Sorbonne sont
des acteurs importants de la défense de Dreyfus,
notamment le cercle réuni autour d’Émile
Durkheim. À la même époque, en Allemagne, le clivage entre le savant (Gelehrte) et l’intellectuel
(Intellektuelle) est beaucoup plus radical, et va
même se renforcer sous la république de Weimar.
Le savant est incorporé dans l’appareil d’État, il
incarne la science et l’ordre, et l’université est le
bastion du nationalisme. L’intellectuel, en revanche,
agit en dehors des universités, qui sont les lieux de
formation des élites et les gardiens de la culture
conservatrice. Il est un produit de l’industrie culturelle naissante. Le clivage entre savant et intellectuel ne fait que reproduire l’opposition entre
Kultur et Zivilisation, la culture traditionnelle et
la civilisation technique, froide, déshumanisée.
Cette opposition, qui structure toute la culture
allemande de l’époque, est alors inconnue en
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France. Voyez le cas de Max Weber qui, dans les
conférences réunies en français sous le titre Le
Savant et le Politique (1919), méprise les « journalistes », les « démagogues », et encore plus les
intellectuels révolutionnaires de novembre 19186.
Cela dit, il existe des affinités avec la France : dans
les deux cas, les nationalistes définissent l’intellectuel comme un journaliste ou un écrivain cosmopolite, déraciné, souvent juif, incarnant une
modernité haïe. L’intellectuel est presque toujours
un outsider.
En restant dans le cas de l’Allemagne, définissez-vous l’intellectuel comme étant nécessairement du côté de la modernité? Ne
peut-on être un intellectuel conservateur ? Qu’en était-il de
Friedrich Nietzsche, par exemple?
Il existe une tradition en France – elle a été marquée par les travaux de Deleuze et plus récemment de Michel Onfray – qui consiste à faire un
usage libertaire de Nietzsche, en mettant en valeur
son côté critique et « subversif ». Mais il faut bien
voir que celui-ci était, au sens strict du terme, un
réactionnaire ; il n’était pas du tout dans le camp
des « intellectuels » au sens traditionnel du terme.
Je serais plutôt enclin, pour ma part, à classer
l’auteur de La Naissance de la tragédie parmi les
grands critiques conservateurs de la modernité,
exécrée comme un âge de la décadence, aux antipodes du monde classique. Domenico Losurdo a
montré de manière convaincante et fort argumentée que la pensée de Nietzsche, avec son mépris des
masses, s’inscrit dans la réaction européenne contre
une modernité identifiée à la révolte des classes
subalternes et symbolisée par la Commune de
Paris. De ce point de vue, il était sans doute plus
proche de Gustave Le Bon que de l’anarchisme. Il
De la naissance à l'éclipse des intellectuels
21
n’était pas un « révolutionnaire conservateur », car
il refusait toute réconciliation avec la modernité
technique, et on peut discuter de l’appropriation
dont il a fait l’objet par le nazisme, mais il n’était
certes pas un libertaire. Ernst Nolte, un historien
à plusieurs égards infréquentable mais parfois subtil, a sans doute raison de voir Nietzsche, à côté de
Marx, comme un des pères spirituels de la grande
« guerre civile » qui a traversé le XXe siècle, une
gigantesque « révolte des esclaves » que l’un stigmatise comme emblème de la décadence moderne
alors que l’autre exalte comme aube d’une humanité libérée7.
N’y a-t-il pas de passerelles entre le conservatisme et le camp du
progrès?
Thomas Mann, par exemple, que nous avons l’habitude de considérer comme un symbole de l’antinazisme allemand, a été un conservateur jusqu’au
milieu des années 1920. En 1918, il publie ses
Considérations d’un apolitique qui sont généralement présentées comme le manifeste de la révolution
conservatrice8. Jusqu’à ce moment-là, il définit l’intellectuel avec mépris comme un « littérateur de la
civilisation » (Zivilisationsliterat) et un « littérateur de café » (Cafehaus-Literat), souvent identifié
au juif. Son roman La Montagne magique (1924)
est emblématique de la transition qui s’opère en
lui. Il y met en scène le clivage entre Lumières et antiLumières à travers le dialogue de deux personnages:
Settembrini, une caricature de l’« homme de lettres »
humaniste, et Naphta, figure singulière de réactionnaire romantique, jésuite d’origine juive, admirateur du Moyen Âge et du bolchevisme à la fois.
Leurs dilemmes doivent trouver une solution.
Thomas Mann devient ainsi antifasciste et se recon-
Où sont passés les intellectuels ?
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naît comme un « exilé » à partir de 1936. Aux
États-Unis, il voudra dès lors incarner l’Allemagne
de l’Aufklärung, par ses écrits et ses émissions sur
les ondes de la BBC. Il devient un Settembrini moins
naïf, qui garde quelque chose de la sensibilité de
Naphta. D’une certaine façon, il rejoint aussi la
posture politique de son frère Heinrich, chez qui il
ne voyait auparavant qu’une forme d’humanisme
généreux mais impuissant. Avant la Grande Guerre,
Heinrich Mann déplorait l’absence, en Allemagne,
de l’intellectuel dreyfusard à la française.
Mais, pour finir sur ce point, n’a-t-il pas existé tout de même des
intellectuels de droite conservateurs?
Bien sûr, et ils ont été fort nombreux. Il y a même
une certaine symétrie entre l’intellectuel de gauche
et l’intellectuel de droite, car ils se situent aux
antipodes en essayant de répondre à un même
questionnement. Pensons à la guerre d’Espagne,
qui voit deux pèlerinages parallèles : André
Malraux, Benjamin Péret, George Orwell, W. H.
Auden, Ernest Hemingway du côté républicain ;
Paul Claudel, Robert Brasillach et Maurice
Bardèche du côté franquiste. Ils ont tous décrit leur
expérience et dénoncé l’ennemi.
Certes, les intellectuels de droite ont bel et bien
existé mais, d’une manière générale, ils récusaient
cette dénomination. L’écrivain Ernst Jünger peut
être considéré comme un intellectuel nationaliste fascisant jusqu’à la fin des années 1930. C’est quelqu’un qui vit de sa plume. Ses livres relatant son
expérience dans les tranchées de la Grande Guerre,
notamment Orages d’acier (1920), lui valent un
gros succès public. Et par ailleurs, il écrit pour la
presse conservatrice de l’époque, en prenant position
sur l’actualité. Mais il ne se définit pas comme un
De la naissance à l'éclipse des intellectuels
23
intellectuel. En France, Charles Maurras, Maurice
Barrès et Léon Daudet, trois des principales figures
du nationalisme français, sont certes des intellectuels
– mais là encore, ils récusent le mot. Pour Pierre
Drieu la Rochelle, l’intellectuel est l’antithèse de la
« démocratie virile » qu’il préconise pour l’Europe
dans son essai Socialisme fasciste (1934)9. Dans
son roman Gilles (1939), il formule un aphorisme
resté célèbre où il identifie le juif à l’intellectuel: « Un
juif, c’est horrible comme un normalien et un polytechnicien. »
Sous les fascismes, c’est la même haine des intellectuels. Le 1er mai 1933, Joseph Goebbels, le
ministre nasi de la Propagande, organise au cœur
de Berlin, en face de l’université Humboldt, un
autodafé de livres, et tient un discours dans lequel
il explique que « l’ère de l’intellectualisme » est
révolue, en évoquant avec mépris les « littérateurs
de goudron » (Asphaltliteraten) – le goudron étant
le symbole de la ville défigurée par la modernité.
L’anti-intellectualisme est un lieu commun de l’intelligentsia de droite. Plus tard encore, dans un tout
autre contexte, Raymond Aron éprouvera le besoin
d’écrire à son tour un pamphlet pour dénoncer
« l’opium des intellectuels », alors que lui-même
correspond bien au stéréotype de l’intellectuel stigmatisé par le fascisme10.
Voulez-vous dire que quand l’historien ou le sociologue utilisent
le mot, il peut y avoir deux usages: l’un restreint – les écrivains
vivant de leur plume, engagés à gauche et dans le camp du progrès social et des droits de l’Homme –, l’autre plus large – tout
auteur vivant de sa plume et qui défend des idées?
Oui, si vous voulez, car une définition purement
sociologique de l’intellectuel ne correspond pas
exactement à l’usage du terme dans l’espace public.
De la naissance à l'éclipse des intellectuels
25
«
L’intellectuel
s’inscrit dans
la tradition des
Lumières contre
laquelle se sont
toujours battus
les nationalistes
et la droite
conservatrice.
»
Historiquement, l’« intellectuel » s’inscrit dans la
tradition des Lumières contre laquelle se sont toujours battus les nationalistes et la droite conservatrice. Mais bien évidemment, il existe plusieurs
définitions possibles de l’intellectuel. Nous sommes
loin de les avoir toutes abordées. J’ai porté l’attention jusqu’à présent sur la « naissance » de
l’intellectuel et sur les significations que ce terme
colporte entre la fin du XIXe siècle et la moitié du
XXe siècle. Par la suite, il y a d’autres conceptualisations et le mot perd, dans une large mesure, sa
connotation idéologique, péjorative ou valorisante, selon les cas. Il devient plus « neutre » ; il se
décharge, au moins partiellement, du potentiel
explosif, hautement inflammable, qu’il possédait
à une époque de forts clivages idéologiques.
Qu’en est-il en Italie?
Le cas italien est intéressant car c’est Antonio
Gramsci, un des fondateurs du Parti communiste
italien, qui élabore la première véritable théorie des
intellectuels. Emprisonné sous Mussolini, il écrit ses
Cahiers de prison (1929-1935) dans lesquels il
fait une distinction entre les « intellectuels traditionnels » et les « intellectuels organiques ».
Marxiste, Gramsci ne considère pas l’intellectuel
comme une classe, au sens propre du terme,
puisque son rôle ne découle pas de la place qu’il
occupe dans la structure économique de la société :
il n’est ni producteur ni propriétaire des moyens de
production. Il est un créateur d’idées, mais il ne
remplit pas cette fonction en dehors de la société,
qui est divisée en classes. Par conséquent, l’intellectuel se charge d’élaborer la vision du monde des
classes sociales. Les intellectuels « traditionnels »
(par exemple la bureaucratie d’État, les juristes, le
Où sont passés les intellectuels ?
26
clergé) façonnent l’outillage mental d’une société
prémoderne ; les intellectuels « organiques », en
revanche, dessinent le paysage culturel et idéologique de la société capitaliste, dans laquelle ils
doivent choisir leur camp : du côté de la bourgeoisie ou du côté du prolétariat11.
L’Italie a toujours été soumise aux influences culturelles française et allemande, et l’impact de l’affaire
Dreyfus y a été très fort. Dès la fin du XIXe siècle, des
clivages s’opèrent sur le modèle français. Les intellectuels se divisent en deux camps radicalement
opposés avec l’arrivée de Mussolini au pouvoir. En
1925, Benedetto Croce et Giovanni Gentile sont à
l’origine de deux pétitions croisées d’intellectuels,
l’une contre, l’autre pour le régime fasciste.
Cette polarisation entre révolutionnaires communistes et fascistes
n’est-elle pas générale dans toute l’Europe?
Sans aucun doute. Dans l’entre-deux-guerres, l’intellectuel s’identifie progressivement à la gauche,
dans tout le monde occidental. Je dis « progressivement », car au départ la révolution russe n’exerce
qu’une faible attraction au sein du monde intellectuel : Aragon, qui deviendra plus tard le poète officiel du Parti communiste français, qualifie
l’événement de « crise ministérielle »… John Reed,
l’auteur de Dix Jours qui ébranlèrent le monde
(1920), ouvrage dans lequel il prend la défense du
nouveau régime soviétique. André Gide et André
Malraux ne s’intéressent au communisme qu’à la fin
des années 1920 et surtout dans les années 1930.
C’est avec la montée des fascismes que le clivage
devient radical. Dans l’immédiat après-guerre, le
futurisme italien va rejoindre le fascisme et un nationaliste comme Ernst Jünger est très populaire en
Allemagne. Dans toute l’Europe, le nationalisme
De la naissance à l'éclipse des intellectuels
27
s’oriente vers le fascisme. En 1933, quand Hitler
prend le pouvoir, le fascisme commence à être perçu
comme un phénomène européen : il apparaît en
Autriche, au Portugal et en Espagne. En Europe
centrale, les dictatures militaires de Hongrie et
Roumanie affichent leur proximité avec le fascisme…
Les intellectuels sont sommés de prendre position. Ce
phénomène est bien expliqué par George Orwell, en
1948, dans un essai autobiographique où il dit que
les écrivains ne pouvaient plus s’enfermer dans une
sphère purement esthétique12.
Après 1945, le clivage se modifie dans le contexte
de la Guerre froide. Il n’oppose plus les fascistes et
les antifascistes mais plutôt les « compagnons de
route » du communisme et les défenseurs du
« monde libre » ou « antitotalitaires » qui se regroupent dans le Congrès pour la liberté de la culture
(destiné à perdre son influence après la révélation en
1967 de ses liens avec la CIA13). Mais le rôle des
intellectuels varie selon les contextes nationaux. En
France et en Italie, deux pays fortement marqués par
la Résistance, les partis communistes exercent une
influence considérable sur les intellectuels. En RFA,
l’antitotalitarisme devient la « philosophie de la
Constitution » (Weltanschauung des Grundgesetzes).
En Grande-Bretagne, un pays dont la culture libérale-conservatrice est dominée par l’« émigration
blanche » (Friedrich Hayek, Karl Popper, Isaiah
Berlin), l’écrivain Charles P. Snow publie en 1959
un essai intitulé The Two Cultures, dans lequel il distingue la culture littéraire et la culture scientifique,
deux sphères séparées qui à ses yeux ne se rencontrent jamais. Il déplore que, dans son pays, le savant
ne prenne pas position en tant qu’intellectuel14. À la
même époque, Jean-Paul Sartre est devenu en France
le paradigme même de l’intellectuel.
Où sont passés les intellectuels ?
28
Nous y reviendrons. Mais, plus précisément, pourquoi l’intellectuel devient-il révolutionnaire au cours de la Première Guerre
mondiale?
La Grande Guerre suscite d’abord une puissante
vague de chauvinisme dans toute l’Europe. Pensons
aux pétitions croisées des savants français et allemands en 1914. Comme je l’ai déjà dit, l’attirance
de la révolution chez les intellectuels est plus tardive.
Mais il ne fait pas de doute que la Grande Guerre
constitue la véritable césure entre le XIXe et le
XXe siècle. Après ce tournant, la scène politique se
modifie profondément. La guerre signifie l’écroulement de l’ordre ancien et l’avènement d’une crise qui
durera trente ans, une époque de cataclysmes et de
mutations qu’on pourrait définir comme une « guerre
civile européenne » ou une seconde guerre de Trente
Ans. Dans ce nouveau contexte, l’intellectuel dreyfusard – le défenseur des droits de l’Homme, de la
liberté et de la démocratie – est obligé de se remettre
en question. Il doit désormais faire son choix dans
un champ politique polarisé entre communisme et
fascisme. Ceux qui voudraient rester neutres sont
marginalisés. En Espagne, le philosophe José Ortega
y Gasset qui refuse de choisir, après le putsch de
juillet 1936, entre la république et Franco, est marginalisé et condamné à l’impuissance.
De façon plus générale, cela reflète une éclipse du
libéralisme. Julien Benda publie en 1927 La
Trahison des clercs15. Pour lui, les intellectuels se
fourvoient en choisissant la voie du communisme
ou du fascisme : il voudrait les cantonner à un
rôle de moralistes super partes, défenseurs de
valeurs éthiques, universelles et intemporelles,
puisque les droits de l’Homme transcendent les clivages partisans. Mais sa position est complètement anachronique et de ce fait inaudible.
De la naissance à l'éclipse des intellectuels
29
N’était-ce pas le cas également des pacifistes de l’entre-deuxguerres?
Dans les années 1920, après le traumatisme de la
Grande Guerre, une grande vague pacifiste déferle
en Europe, comme une réaction à la poussée de
fièvre nationaliste de 1914. En Allemagne, elle est
symbolisée par des figures comme Albert Einstein,
prix Nobel de physique, ou Erich Maria
Remarque, l’auteur de À l’Ouest rien de nouveau
(1929). En France, par Henri Barbusse et Romain
Rolland, le fondateur de la revue littéraire Europe,
qui en est en quelque sorte l’organe intellectuel. Les
pacifistes se targuent d’être les inspirateurs du
pacte Briand-Kellogg, condamnant l’usage de la
guerre pour régler les conflits entre nations. Mais
ce pacte, signé en 1929 par les ministres des
Affaires étrangères français et américain, puis par
des dizaines de pays, sera totalement inefficace. Le
pacifisme s’essouffle très vite avec l’arrivée de
Hitler au pouvoir et le réarmement de l’Allemagne.
Einstein abandonne alors son pacifisme. Exilé aux
États-Unis, il se sent investi d’une mission politique
à laquelle il ne peut pas se soustraire. Craignant les
avancées technologiques de l’Allemagne nazie, il
écrit à Roosevelt pour le convaincre de la nécessité
de fabriquer une bombe atomique. Si le IIIe Reich
parvenait à se doter d’une telle arme avant les
démocraties occidentales, l’issue de la guerre ne
ferait plus de doute… Les dilemmes éthiques des
savants surgiront plus tard, en 1945, après la destruction atomique de Hiroshima et Nagasaki.
En 1939, cependant, le Pacte germano-soviétique sème le trouble
parmi les intellectuels…
Oui, mais ce n’est qu’une brève parenthèse. C’est un
moment tragique de crise pour les intellectuels anti-
Où sont passés les intellectuels ?
30
fascistes. Nombreux sont ceux qui quittent le Parti
communiste en claquant la porte (il suffit de penser
à Arthur Koestler, Manès Sperber, Paul Nizan, Leo
Valiani, Willi Münzenberg). Ce pacte fait apparaître les fascistes et les communistes comme des
alliés, en légitimant ainsi la théorie du totalitarisme.
L’exilé autrichien Franz Borkenau publie L’Ennemi
totalitaire (1940), dans lequel il dénonce le « fascisme rouge » et le « bolchevisme brun »16… En
France, Raymond Aron dénonce deux formes parallèles de « machiavélisme moderne ». Cette première
vague « antitotalitaire » est en réalité bien éphémère.
À partir de 1941, quand l’Allemagne nazie déclare
la guerre à l’URSS, l’antifascisme reprend le dessus.
Le combat antifasciste causait-il un aveuglement idéologique
chez les intellectuels de cette génération?
Il serait temps d’historiciser l’antifascisme – un
des grands moments de l’histoire intellectuelle du
XXe siècle – en essayant de comprendre ses fractures
et ses contradictions. Je ne partage pas la thèse de
François Furet pour qui l’antifascisme n’était qu’un
« masque » du communisme soviétique17. On ne
peut pas expliquer la force de l’antifascisme et
l’attraction profonde qu’il a exercée sur les intellectuels uniquement par les manipulations de l’appareil communiste. Pendant les années 1930,
l’antifascisme s’impose comme une nécessité impérieuse, évidente. En France, c’est après les émeutes
de février 1934 qu’il connaît un essor considérable, avec la création du Comité de vigilance des
intellectuels antifascistes (CVIA), placé sous le
patronage de l’ethnologue Paul Rivet, du philosophe Alain et du physicien Paul Langevin. Les
congrès internationaux pour la défense de la culture organisés à Paris en 1935 (officié par Malraux
De la naissance à l'éclipse des intellectuels
31
et Gide) et à Valence, dans l’Espagne républicaine,
en 1937, ont rassemblé les figures les plus marquantes de la culture de l’époque18. Avant d’être
une politique, l’antifascisme est un ethos collectif ;
le tournant antifasciste du communisme, qui
débouche sur la politique des fronts populaires,
n’est pas à l’origine de cette vague, il la suit.
Bien entendu, ce tournant transforme beaucoup
d’intellectuels antifascistes en « compagnons de
route » du communisme et il ne s’agit pas, loin de
là, de justifier tous leurs actes. Certains furent proprement ignobles, comme la signature des appels de
soutien aux procès de Moscou, entre 1936 et 1938,
qui se soldent par des dizaines de milliers d’exécutions fondées sur les accusations les plus invraisemblables. Mais tous ne sont pas tombés dans ce
piège : les surréalistes, pour ne donner qu’un
exemple, ont pris la défense des condamnés.
Il existait donc des intellectuels à la fois antifascistes et anticommunistes?
En 1939, l’écrivain Upton Sinclair accusait les intellectuels antifascistes d’être atteints du syndrome de
« la ville assiégée » : lorsque la cité est menacée, on
ne peut pas se permettre le luxe de tirer sur ceux qui
la défendent. Autrement dit, face à la menace nazie,
l’URSS est un bastion antifasciste irremplaçable. De
cette manière, ils sont nombreux à passer sous
silence les crimes de Staline (ou même à les approuver). Il y avait cependant des antifascistes qui, sans
être anticommunistes, étaient ouvertement antistaliniens. Dans les années 1930, les surréalistes sont
antifascistes, un temps très proches du Parti communiste à cause de son engagement anticolonial,
mais ils deviennent rapidement antistaliniens. Puis
des ruptures vont survenir, Aragon et Eluard vont
Où sont passés les intellectuels ?
32
quitter le mouvement. Breton, Péret et d’autres se
rapprochent de Trotski. Autre exemple : à New
York, la Partisan Review réunit toute une mouvance d’intellectuels trotskistes (plusieurs d’entre
eux deviendront par la suite anticommunistes, pendant la Guerre froide, et certains même maccarthystes19 !). Les représentants du socialisme libéral
italien en exil en France – les frères Rosselli, animateurs du mouvement Justice et liberté – suivent
une orientation similaire. Mais on pourrait citer
nombre d’intellectuels d’inspiration chrétienne, de
Luigi Sturzo à Paul Tillich et Jacques Maritain.
Les crises de conscience d’un Bernanos en Espagne
vont dans le même sens. D’une manière générale,
ces intellectuels reconnaissent la nécessité d’une
alliance avec l’URSS – en anticipant le choix que
feront les démocraties libérales en 1941 – mais ne
renoncent pas pour autant à critiquer les aspects
autoritaires, voire totalitaires, du stalinisme.
Passons à la Seconde Guerre mondiale, où le clivage est bien sûr
celui qui sépare les intellectuels résistants des écrivains collaborateurs. Mais avec quelques ambiguïtés, toutefois, comme par
exemple des ethnologues du musée national des Arts et
Traditions populaires qui, sympathisants du Front populaire, se
retrouvent à Vichy pour sauvegarder l’institution, tout en protégeant des résistants…
En effet, il y a des passerelles dont la biographie de
François Mitterrand reste le miroir. Plusieurs intellectuels loyaux à Vichy en 1940 seront résistants
à partir de 1943. L’évolution pendant la guerre
d’une revue comme Esprit a suscité des controverses passionnées. D’autre part, il y a des socialistes qui vont confluer dans la collaboration,
comme Marcel Déat, normalien et journaliste, exdéputé de la SFIO. Il y a eu des phénomènes simi-
De la naissance à l'éclipse des intellectuels
33
laires en Belgique, comme le prouvent les errements d’un Henri De Man, le théoricien du « planisme ». À l’inverse, en Italie, où le régime de
Mussolini a duré vingt ans, nous rencontrons une
nouvelle génération intellectuelle formée sous le
fascisme qui va basculer dans le communisme pendant la guerre. L’exemple le plus connu est celui de
Delio Cantimori, grand historien de la Renaissance
qui a profondément marqué la culture italienne
d’après-guerre – alors que, fasciste convaincu dans
les années 1930, il a introduit en Italie les idéologues de la révolution conservatrice et du nazisme,
en traduisant notamment Carl Schmitt.
Je me méfie cependant d’une certaine conception
du totalitarisme, selon laquelle nazisme et communisme seraient des « frères jumeaux », des équivalents… Si on veut expliquer de telles trajectoires,
il vaut mieux considérer que, dans le contexte de
l’entre-deux-guerres, le communisme et le fascisme
se dessinent comme les seules alternatives. Leurs
visions du monde sont radicalement opposées et
leurs objectifs antinomiques, mais leurs diagnostics
convergent sur un point : face à un monde libéral
qui s’est effondré, on ne peut pas revenir en arrière.
Ils sont les seuls à proposer de nouvelles pistes
politiques, bien que différentes entre elles.
Dans l’après-guerre, la figure de Sartre domine le monde intellectuel. Pourquoi a-t-il exercé une telle fascination? Pour qui n’a
pas vécu cette période, cela intrigue…
Le succès de Sartre doit beaucoup à son style.
Écrivain, dramaturge, essayiste, philosophe, journaliste, fondateur des Temps modernes, il brisait
les frontières, tout en restant lui-même. Son engagement était fort mais ne le conduisait pas à se caler
dans une armure idéologique qui serait aujour-
Où sont passés les intellectuels ?
34
d’hui incompréhensible ; il savait préserver son
indépendance et une voix singulière. Il faut dire
qu’au moment où il devient une star du monde
intellectuel, le Parti communiste français frôle
l’obscurantisme. Sartre a toujours dénoncé l’anticommunisme – c’est là l’origine de sa rupture avec
son ami Raymond Aron – mais ses relations avec
le Parti communiste demeurent conflictuelles. Son
itinéraire et son œuvre échappent au naufrage du
communisme. Pour Sartre, l’intellectuel doit être
« en situation », puisque chaque parole et chaque
silence ont des conséquences sur l’histoire en train
de se faire. Il prend position contre la guerre
d’Algérie, devient le maître à penser de toute une
génération. La définition sartrienne de l’intellectuel
– « quelqu’un qui se mêle de ce qui ne le regarde
pas20 » – reste un appel salutaire à briser le conformisme et refuser la soumission. Selon Sartre, l’intellectuel doit transgresser des tabous.
Peut-on, à partir de l’exemple de Sartre, assimiler l’intellectuel au
« gauchiste »?
Non, ce serait une erreur. Le gauchisme de Sartre
n’est qu’une étape de son parcours. L’intellectuel
sartrien n’est pas inféodé à un parti, il est un esprit
libre, il peut critiquer la pensée de droite et celle de
gauche. De même, David Rousset a dénoncé les
camps de concentration soviétiques à un moment
où cela était un tabou pour la gauche, et les communistes l’ont dénoncé comme un traître. Mais il
a rempli sa fonction d’intellectuel. La caricature
actuelle de Sartre est d’ailleurs comparable à celle
que l’on dresse de Camus. À l'inverse du portrait
d’un Sartre « gauchiste », Camus apparaît de nos
jours plus en phase avec le monde contemporain,
puisque sa conception de l’engagement était davan-
De la naissance à l'éclipse des intellectuels
35
tage éthique que politique et s’adapte mieux à un
monde « postidéologique ». Il apparaît donc
comme l’antithèse de Sartre. Arrachés à leur
contexte, Sartre et Camus sont en quelque sorte
pris en otage et utilisés comme des métaphores des
clivages politiques du présent : a posteriori, l’un
incarne tous les méfaits de l’engagement, l’autre
toutes les vertus de la modération.
Mais il y a eu des zones d’ombre dans la vie de Sartre: son attitude équivoque sous Vichy, ses errements maoïstes en 1968…
On peut aussi critiquer la métaphysique de L’Être et le Néant…
Il y aurait certes beaucoup à dire sur ces zones
d’ombre, qui ont été par ailleurs largement élucidées. Cela n’est pas vraiment nouveau. L’Être et le
Néant a été critiqué, peu après la guerre, par
Herbert Marcuse qui a pointé les ambiguïtés de son
concept de liberté21. On pourrait ajouter que l’itinéraire politique de Camus aussi fait l’objet de
polémiques. Mais le problème n’est pas d’ériger ou
de détruire des idoles… Il faudrait plutôt les descendre de leur piédestal et les soumettre à une véritable historicisation critique. Dans la vulgate
antisartrienne actuelle, je perçois une pulsion
conservatrice qui me laisse perplexe, et à laquelle
on ne peut pas répondre en faisant l’apologie de
Sartre. Ce serait facile d’extrapoler tel ou tel passage de son œuvre pour tenter de montrer à quel
point il était aveuglé ou naïf… De même qu’il est
trop facile de lui opposer Camus, en choisissant là
encore les passages qui montreraient à quel point
il pouvait être lucide. En général, aujourd’hui, l’étalon de la lucidité est un libéralisme tiède et insipide
projeté a posteriori sur le passé comme une sorte
de sagesse intemporelle. Ni Sartre, ni Camus ne
méritent un tel traitement.
De la naissance à l'éclipse des intellectuels
37
«
« L’intellectuel
est quelqu’un
qui se mêle
de ce qui
ne le regarde pas. »
»
Sartre
Qu’est-ce qui a changé, dans notre conception du monde, pour
qu’aujourd’hui cette figure de l’intellectuel qu’incarnait Sartre
apparaisse comme révolue?
Selon l’historien des idées Norberto Bobbio, toutes
les définitions de l’intellectuel oscillent entre deux
pôles: d’un côté, la vision platonicienne du savant qui
doit entrer en politique pour assumer le pouvoir, le
« philosophe roi » de la cité idéale ; de l’autre, l’intellectuel comme simple conseiller, le philosophe de
cour qui met son savoir au service du prince, à
l’époque de l’absolutisme éclairé22. Ce schéma descriptif me semble utile. La première conception
annule toute différence entre l’intellectuel et le pouvoir, tandis que la seconde attribue à l’intellectuel un
rôle subordonné. Entre les deux, il y en a une troisième : l’intellectuel comme critique du pouvoir.
Cette variante a marqué l’histoire du XXe siècle. Le
conseiller est docile ; le « philosophe roi » est
effrayant et dangereux. La vision de l’intellectuel
comme conseiller du prince est particulièrement
appréciée aujourd’hui. Dans cette posture, il devient
« raisonnable » : aujourd’hui, on les appelle les
« experts », et ils apportent leurs connaissances dans
les cabinets ministériels. L’intellectuel « platonicien », en revanche, fait peur. Il a toujours alimenté
l’anti-intellectualisme, c’est-à-dire la tendance à
considérer négativement l’intellectuel comme un
architecte de l’ordre parfait, défenseur d’une idée artificielle de pouvoir qu’il voudrait imposer par la
force. C’est la cible de Karl Popper dans La Société
ouverte et ses ennemis (1945), où il s’attaque à
Platon, Hegel et Marx23. Mais au fond, cette figure
de l’intellectuel est un prétexte commode pour légitimer une vision du monde conservatrice. Pour
Popper, il y avait un « ordre parfait » qui était
l’Empire britannique. La peur d’un monde ration-
Où sont passés les intellectuels ?
38
nellement planifié et antinaturel, gouverné par des
intellectuels déracinés, idéologues et fanatiques est un
cliché persistant de la pensée réactionnaire. Elle
domine l’historiographie conservatrice de la
Révolution française qui explique ses excès par l’arrivée au pouvoir des philosophes. Bien sûr, il y a toujours eu, à gauche comme à droite, des idéologues
obsédés par l’ordre parfait, du socialiste utopiste
Étienne Cabet à Pol Pot, d’Auguste Comte aux théoriciens du corporatisme fasciste ou de l’État racial.
Ernst Bloch qualifiait ce courant d’« utopie froide ».
Mais la théorie libérale de la « main invisible » du
marché, selon laquelle le rapport entre l’offre et la
demande aurait tendance à trouver un équilibre
naturel et spontané, est aussi une utopie de l’ordre
parfait, et Karl Polanyi avait raison de souligner
que, loin d’avoir surgi spontanément, la société de
marché a été « planifiée ». Aujourd’hui, ce sont les
politiques d’austérité qui viennent nous rappeler
cette variante de l’ordre parfait.
Avec la figure de l’expert apparaît une nouvelle conception de
l’intellectuel, proche de « conseiller » de Bobbio…
C’est une vision utilitariste: l’expert ne s’engage pas
pour des valeurs, il utilise ses compétences pour
apporter son aide au pouvoir en place, et joue un
rôle idéologique non négligeable. C’est le cas des
économistes néolibéraux, qui prétendent faire
preuve de neutralité scientifique, alors qu’en réalité ils défendent des intérêts de classe. C’est aussi
le cas des philosophes et des écrivains médiatiques
qui passent allègrement d’un prince à l’autre, sans
distinction de couleur politique.
Mais c’est là une métamorphose de l’intellectuel qui
dépasse les cas particuliers. Elle tient à des transformations historiques profondes. Il suffit par
De la naissance à l'éclipse des intellectuels
39
exemple de voir comment a changé l’université en
trois décennies. Aujourd’hui, le langage de l’entreprise se généralise à l’ensemble de la société et ceux
qui l’utilisent pensent que la modernité consiste à
remplacer les intellectuels par les gestionnaires. La
fonction des masters est de fabriquer de l’expertise
et de former des techniciens (y compris dans les
sciences humaines et sociales), non plus d’élaborer
une pensée critique ou de former chez les jeunes un
esprit critique. L’université reste bien sûr un lieu de
pensée, mais la recherche se spécialise et se technicise, en s’enfermant souvent dans un langage hermétique qui devient incommunicable. La figure de
l’intellectuel « éducateur » a disparu…
L’Encyclopédie, on s’en souvient, avait été créée
dans le but d’éclairer l’opinion publique naissante.
Dans une société inculte, une petite minorité disposait de connaissances à faire partager.
Aujourd’hui, les conditions de diffusion du savoir
ne sont plus les mêmes : le savoir s’est spécialisé et
massifié à la fois ; une seule grande université a
plus d’étudiants que toutes les universités françaises à la veille de la Grande Guerre… Cela change
considérablement la donne.
Si l’université, tout en étant perméable aux idéologies ambiantes, reste malgré tout un lieu de production de savoirs critiques, cela se fait en dépit de
la fonction qui lui est assignée. En conséquence,
l’université doit aujourd’hui rendre compte de ses
activités en termes de rentabilité, de productivité,
de gestion. Elle doit intérioriser le principe entrepreneurial de compétitivité – un master doit recruter des étudiants comme une entreprise gagne des
« parts de marché » – qui constitue la nouvelle raison du monde24. Avec la massification des études
supérieures, l’intellectuel est aujourd’hui, dans la
Où sont passés les intellectuels ?
40
plupart des cas, un universitaire, et non plus un
écrivain ou un journaliste, comme il y a un siècle,
mais il n’est plus « chez lui » à l’université, qui est
devenue un lieu de fabrication d’« experts ».
Dans les années 1990, pourtant, Pierre Bourdieu a eu une
influence médiatique très importante… Peut-on le considérer
comme le dernier intellectuel?
Lorsqu’il est intervenu, en 1995, avec un discours
célèbre à la gare de Lyon, pour soutenir les cheminots en grève, on a eu l’impression d’assister à la
renaissance de la figure classique de l’intellectuel.
Bourdieu est resté plutôt silencieux pendant les
années 1960 et 1970, à l’âge d’or de l’intellectuel et
de la contestation, alors qu’il était déjà un sociologue
reconnu… Il a assumé ce rôle à la fin de sa vie, à
contre-courant de son époque, et alors qu’il était professeur au Collège de France… Il est une figure paradoxale, dont la trajectoire est bien différente de celle
de Sartre, qui refuse le prix Nobel de littérature en
1964. Il s’est construit comme chercheur contre le
modèle sartrien dont il a découvert les vertus plus
tard, dans les années 1990. Au-delà des controverses sur son œuvre qui opposent des détracteurs
féroces mais souvent médiocres et des disciples dévots
qui ont transformé sa pensée en une scolastique parfois stérile, il faut bien reconnaître que Bourdieu est
devenu un intellectuel engagé, au sens le plus profond
du terme, même s’il n’aimait pas « l’intellectuel en
lui »25. Son soutien aux mouvements sociaux, sa
critique du néolibéralisme, la création d’une maison
d’édition comme Raisons d’Agir, un ouvrage collectif
comme La Misère du monde, sa dénonciation de
l’imposture médiatique, toutes ces activités en témoignent. Bien sûr, cela a un lien avec son œuvre antérieure – par exemple sa critique de la « noblesse
De la naissance à l'éclipse des intellectuels
41
d’État » et de la « reproduction » – mais sa dimension politique est apparue plus tard.
Vous expliquez que l’engagement politique est un facteur essentiel pour définir l’intellectuel. Mais la question se pose de l’accès
au pouvoir des intellectuels : c’est bien beau de défendre des
idéaux, mais la mise en pratique n’a pas toujours été réussie…
Les seuls intellectuels qui ont un peu réussi à participer au pouvoir sans se fourvoyer sont ceux qui,
à un moment particulier du XXe siècle, ont accompagné la création de l’État-providence, qui a fonctionné quelques décennies. En revanche, dans le cas
de l’intellectuel révolutionnaire, qui est à mes yeux
une figure bien plus fascinante, il faut reconnaître
que son accession au pouvoir a souvent été une
catastrophe. La révolution les a transformés en
martyrs – par exemple les intellectuels de la république des Conseils de Munich, en 1919, tués par
la contre-révolution – ou en complices de l’édification d’un ordre totalitaire. Le stalinisme a exercé
une contrainte lourde sur la pensée des intellectuels.
Pendant les années 1930, un esprit créateur comme
Georg Lukács, exilé à Moscou, devient le gardien
du classicisme. Paradoxalement, c’est peut-être une
prison fasciste qui a soustrait Gramsci à l’influence
du stalinisme, en lui permettant, dans des conditions
terribles, de préserver sa pensée critique.
Toutes les révolutions ont mal tourné. Pendant la
révolution russe, ce sont des intellectuels parias et
marginaux qui ont pris le pouvoir, et ce pouvoir les
a souvent broyés, dénaturés, ou éliminés, lorsqu’il
n’acceptait pas leurs critiques.
Prenons les intellectuels bolcheviques, comme
Nikolaï Boukharine et Karl Radek. Boukharine,
notamment, était un jeune économiste brillant,
passionné par les sciences sociales et l’anthropo-
Où sont passés les intellectuels ?
42
logie, théoricien d’un marxisme follement ambitieux qui se voulait la synthèse de toutes les sciences
sociales. Pendant les procès de Moscou, à la fin des
années 1930, il ment et s’auto-accuse des griefs
absurdes qu’on lui reproche, avant d’être exécuté.
Il considère dans sa correspondance que ce sacrifice est nécessaire pour l’avenir du parti… Il incarne
donc l’échec et même l’abdication de l’intellectuel
ayant accédé au pouvoir. Radek était un intellectuel juif polonais de l’Empire habsbourgeois,
essayiste brillant et polémiste acéré ; il avait fui les
polices de plusieurs pays européens, connu la prison et les pires privations ; or, il sera lui aussi broyé
par le pouvoir, en se pliant devant Staline en 1927
puis en 1937, lors des procès de Moscou.
Le cas de Léon Trotski est-il aussi emblématique de l’échec des
intellectuels au pouvoir?
Trotski est jusqu’en 1917 un intellectuel qui gagne
sa vie avec sa plume, il n’est pas un fonctionnaire
de parti. À Vienne et à Paris, il est correspondant
pour un quotidien de langue russe de Kiev, Nache
Slovo. Son livre Littérature et Révolution (1924)
décrit l’ambiance des cafés viennois avant la
Grande Guerre. En revanche, une fois au pouvoir,
lorsqu’il est chef de l’Armée rouge, il devient une
sorte de « philosophe roi »… Pendant la guerre
civile, il théorise la dictature du parti bolchevique,
propose l’étatisation et la militarisation des syndicats, décide l’exécution des otages, légalise la
censure et justifie la répression des marins insurgés de Kronstadt. Bref, il devient un homme de
pouvoir au sens fort – et même, parfois, machiavélique – du terme. Il retrouve son statut d’intellectuel lorsqu’il critique le stalinisme en payant le
prix de son exclusion du parti et de son bannisse-
De la naissance à l'éclipse des intellectuels
43
ment de l’URSS (1927). Il aurait pu affronter
Staline par la force, quand il contrôlait l’Armée
rouge, mais il choisit de se battre sur le plan des
idées. En exil, il vivra à nouveau de sa plume, en
écrivant notamment une autobiographie et une
histoire de la révolution russe. Sa trajectoire, en
somme, montre l’incompatibilité de l’intellectuel et
du pouvoir, les malentendus et les dangers de la
confusion des rôles.
Cet exemple ne nous montre-t-il pas qu’il n’y a pas d’« essence »
de l’intellectuel, mais des situations et des choix qui font qu’on
peut ne plus l’être, ou le redevenir…
Oui, mais le passage d’une position à l’autre laisse
des traces. Je pense à la polémique de Trotski, en
1937, avec Victor Serge, autre grande figure d’écrivain engagé, sur la question de l’exécution des otages
pendant la guerre civile russe. Trotski doit justifier
son attitude quand il était au pouvoir : son argumentation est certes intéressante, mais sur le fond
apologétique, car il doit défendre ses agissements
comme homme de pouvoir. Face à lui, Serge n’a pas
peur de se remettre en cause et de questionner le pouvoir révolutionnaire, en s’interrogeant sur les liens qui
unissent révolution et stalinisme26.
Est-ce que ces considérations sur la relation entre les intellectuels et le pouvoir pourraient s’appliquer à Marx?
Marx est une figure sous-jacente à toute notre discussion. Au fond, la clé pour comprendre l’incroyable influence de Marx réside dans la double
nature de sa pensée qui, comme il l’annonce dans la
onzième de ses « Thèses sur Feuerbach » (1845), est
à la fois une théorie visant à interpréter le monde et
un projet révolutionnaire visant à le transformer. Or,
comme les révolutions ont échoué, cette dialectique
Où sont passés les intellectuels ?
44
entre critique et transformation s’est brisée, cette
articulation entre pensée et action s’est bloquée,
elle est devenue problématique. C’est probablement
pour cela qu’aujourd’hui, on retourne aux aspects
critiques de la pensée de Marx, son analyse du capitalisme, de la marchandise, de la monnaie, de la globalisation, des conflits de classes… mais beaucoup
moins à sa pensée révolutionnaire, par exemple à ses
écrits sur la Commune de Paris ! Marx a été un
exilé pendant la majeure partie de sa vie, ce qui a fait
de lui un intellectuel critique, mais sa théorie l’exposait aux tentations du « philosophe roi ». Lénine
n’a pas pu s’y soustraire et, du coup, la transformation du monde par le socialisme s’est révélée
beaucoup plus difficile et douloureuse, voire tragique, qu’on ne le pensait.
Quant aux « révolutions » fascistes, elles n’ont pas manqué d’intellectuels pour les soutenir… Je pense notamment au régime de
Vichy, où Pétain s’était entouré de beaucoup d’écrivains régionalistes proches de l’Action française, de quelques ethnologues
spécialistes du folklore. Ces gens avaient un projet de société très
réactionnaire, à savoir régénérer moralement la nation par le
retour « forcé » à la tradition paysanne: un projet délirant, mais
aussi une utopie…
Dans le contexte de la guerre, le régime de Vichy
ne pouvait pas échapper au « champ magnétique »
fasciste, mais ses affinités intellectuelles allaient plutôt vers une tradition réactionnaire qui le rapprochait davantage du franquisme que du fascisme ou
du nazisme. Ces deux derniers régimes étaient des
formes de « modernisme réactionnaire », dans
lequel le culte de la force et de la technique coexistait avec la défense des valeurs conservatrices et des
anti-Lumières. Dans la « révolution nationale » de
Vichy, cette dimension moderniste est beaucoup
De la naissance à l'éclipse des intellectuels
45
plus faible. Le « Reich millénaire » se présentait
comme une utopie, tandis que Vichy, avec sa devise
« travail, famille, patrie », apparaissait en dernière analyse comme un retour à l’ordre. Certes,
à côté des folkloristes que vous citez et que vous
avez étudiés, il y avait des eugénistes comme Alexis
Carrel, qui cependant ne dominaient pas la scène.
Depuis les travaux de Robert Paxton et Zeev
Sternhell, le débat historiographique reste vif sur
la nature du régime de Vichy27.
Dans la France occupée, les intellectuels fascistes
se trouvent surtout dans le milieu collaborationniste parisien : Robert Brasillach, George
Montandon, Lucien Rebatet, Pierre Drieu
la Rochelle, Louis-Ferdinand Céline… Finalement,
leur trajectoire nous invite encore une fois à nous
demander, dans un contexte tout à fait différent,
si un intellectuel qui accède au pouvoir reste un
intellectuel. Les écrivains et journalistes fascistes
apparaissaient anticonformistes et transgressifs
pendant les années 1930 ; sous l’Occupation, ils
sont devenus le symbole de la trahison, du servilisme, de l’abjection. L’idée du « Reich millénaire »
était une utopie fasciste, et quelqu’un comme
Arthur Moeller van den Bruck a contribué à la forger, mais sa mise en pratique a été confiée à des
gens comme Heinrich Himmler et Joseph
Goebbels, deux personnages qui ont porté à son
paroxysme la haine des intellectuels.
L’essor de
néoconser
L’essor des
néoconservateurs
L’ e s s o r d e s n é o c o n s e r v a t e u r s
49
Pourquoi y a-t-il si peu d’intellectuels critiques dans la société
actuelle ?
Je ne suis pas sûr qu’il y en ait si peu, mais certes
ils n’ont pas une grande visibilité. Je vois plusieurs raisons à cela. La première est que, il y a un
siècle, l’intellectuel appartenait à une élite, non pas
qu’il détenait des privilèges matériels, mais il était
membre d’une minorité qui monopolisait le savoir
et pouvait en user. Aujourd’hui, son statut social
n’est plus le même. Un universitaire et un journaliste peuvent se dire « intellectuels » sous prétexte qu’ils exercent une profession intellectuelle,
mais ils ne se considèrent pas, dans leur très
grande majorité, comme membres d’une élite, ni
sur le plan matériel ni sur le plan symbolique.
Avec le développement de l’industrie culturelle et
l’avènement de l’université de masse, l’intellectuel est devenu un travailleur comme un autre, il
s’est déclassé. Il s’est même « sous-prolétarisé »,
si on pense au nombre impressionnant de jeunes
chercheurs en situation de précarité. Dans cette
masse, le nombre de ceux qui produisent une pensée critique n’est pas négligeable. Leur regard a
changé, il n’est plus extérieur mais surgit d’un
observatoire qui est soumis aux tensions et aux
conflits sociaux. Les grèves de 2009 contre la
réforme de l’université, avec des dizaines de milliers d’enseignants-chercheurs dans les rues,
auraient été inimaginables il y a quelques décennies. Mais leur visibilité publique tenait à leur
mouvement collectif, pas à leur singularité, comme
c’était le cas pour les intellectuels classiques.
Où sont passés les intellectuels ?
50
Cela n’explique pas pour autant le succès d’auteurs surmédiatisés, dont les travaux sont discutables. Ainsi, que pensez-vous du
cas de Michel Onfray, qui s’est lancé dans un démontage de Freud
très critiqué par les spécialistes?
Il faut évoquer ici la seconde raison de l’éclipse des
intellectuels : leur anéantissement par la puissance
des médias. Je ne suis pas très familier de l’œuvre
de Michel Onfray, mais son cas me semble assez
symptomatique : c’est l’industrie culturelle qui l’a
propulsé au devant de la scène. Au départ, il avait
fait le choix courageux de fonder l’université populaire de Caen. Mais il me semble que s’il est tellement écouté et lu, c’est parce qu’il est omniprésent
dans les médias : on le voit à la télévision, on
l’écoute à la radio, on aperçoit sa photographie
dans les kiosques à journaux… Il entretient son
image de trouble-fête agréé dans les talk-shows. Il
est l’expression, au-delà de ses intentions, d’un
processus généralisé de réification de la culture. Sa
polémique contre Freud a été montée de toutes
pièces par une machine médiatique qui voulait
faire la promotion de son livre en suscitant le scandale. Il a parfaitement joué le rôle qu’on attendait
de lui, notamment dans l’affrontement avec les
freudiens… Tirer sur Freud sur les plateaux de
télévision est commode ; face à une telle attaque,
le défendre dans les séminaires de recherche est une
bataille perdue d’avance, et le combat des gardiens de l’orthodoxie apparaît tantôt héroïque
tantôt pathétique. La pensée critique doit savoir
nager à contre-courant.
La réception de Freud fait l’objet, depuis toujours,
de controverses féroces, ce qui n’est ni étonnant ni
déplorable, car c’est le destin de tout penseur classique. Bien sûr, dans ce débat on peut avoir des
approches différentes. Mais le dispositif média-
L’ e s s o r d e s n é o c o n s e r v a t e u r s
51
tique confisque le débat intellectuel et nous somme
de choisir entre Onfray et Freud. La question est
plutôt de comprendre comment est né le phénomène Onfray.
Mais qu’est-ce qui a changé dans les structures socio-économiques de la société pour que soient omniprésents les pseudointellectuels médiatiques et les experts de pouvoir, alors que la
figure de l’intellectuel engagé à la Sartre a disparu?
La figure de l’intellectuel a traversé le XXe siècle.
Elle apparaît à l’aube de la modernité et semble disparaître au début du XXIe siècle, c’est-à-dire dans
la période qui s’ouvre avec la chute du mur de
Berlin (1989). Or, le XXe siècle a été un âge de
conflits politiques et idéologiques, marqué par des
mouvements sociaux de grande ampleur dans lesquels les intellectuels ont été appelés à jouer un
rôle : la guerre d’Espagne, la Résistance, la guerre
d’Algérie, la guerre du Vietnam, la lutte pour les
droits civiques des Noirs américains… Mais à la
fin de la Guerre froide, le paysage a changé. Dans
l’après-guerre, les partis politiques avaient une
base de masse, des programmes, des militants, des
lignes idéologiques claires qui structuraient le
champ politique. C’était l’époque où les intellectuels étaient « organiques », c’est-à-dire orientés
selon des lignes de classes et souvent liés à des
partis. Dans sa relecture de Machiavel, Gramsci
définissait le parti politique moderne comme une
sorte d’« intellectuel collectif ».
À partir des années 1980, et surtout aujourd’hui, les
partis n’ont plus besoin ni de militants ni d’intellectuels, mais surtout de managers de la communication. François Cusset a bien étudié ce basculement
de la fabrique de l’opinion dans La Décennie : il
montre notamment l’émergence des think tanks qui
Où sont passés les intellectuels ?
52
se chargent de neutraliser la pensée critique et élaborent des stratégies de pouvoir28. Les revues qui
avaient structuré le débat intellectuel des années
1970 disparaissent ou se transforment. De nouvelles
revues surgissent, orientées vers l’« extrême centre »,
parfois d’une haute tenue culturelle, comme Le
Débat, mais toujours d’un conformisme affligeant.
Entre-temps, les partis sont devenus postidéologiques : ils n’ont plus de ligne directrice claire,
plus d’identité sociale. Cela vaut pour tous les bords
de l’échiquier politique, mais surtout pour les partis
de gauche qui, comme les social-démocraties et les
partis communistes, avaient été le paradigme même
du parti politique de masse. Ils ont tous connu des
scissions, des métamorphoses, parfois ils se sont
même auto-dissous. Ils sont devenus des partis catch
all (« attrape-tout ») selon la formule du politologue américain Otto Kirchheimer. Ces partis ont
beaucoup moins de militants que leurs ancêtres,
n’ont pas besoin d’un quotidien, s’expriment par
les médias et orientent leur ligne selon les fluctuations
d’une opinion mesurée par les sondages, de même
que sous la pression d’un certain nombre de lobbies.
Ces partis n’ont plus besoin d’intellectuels. Autrefois,
les partis défendaient des idées et faisaient appel
aux intellectuels pour élaborer leurs projets; aujourd'hui, les campagnes électorales sont confiées à des
publicitaires (avec des résultats souvent désastreux,
comme nous l'a montré Lionel Jospin en 2002).
À vous écouter, on se dit que beaucoup de choses changent dans
les années 1980: c’est la « fin » des idéologies, l’essor du néolibéralisme… Pourquoi ces évolutions à ce moment précis de
l’histoire mondiale?
1989 est un partage des eaux, le moment où
s’achève un cycle historique. Tout d’abord, cette
L’ e s s o r d e s n é o c o n s e r v a t e u r s
53
date signe le triomphe du capitalisme: la démocratie
libérale combinée à l’économie de marché apparaît
comme un système sans alternative. L’hégémonie
néolibérale est née de la défaite historique du communisme. Mais ce changement ne s’est pas fait en
un jour, il a été le moment de condensation de
contradictions cumulées au fil du temps.
Nous pourrions remonter très loin. Nous avons
déjà évoqué la crise provoquée en 1939 par le Pacte
germano-soviétique, puis la vague maccarthyste
aux États-Unis. Dans la France d’après-guerre, les
intellectuels communistes se sont mobilisés contre
David Rousset pour nier l’existence de camps de
concentration en Union soviétique. En 1956, après
l’entrée des chars soviétiques à Budapest, plusieurs
d’entre eux ont commencé à ouvrir les yeux. Dans
les années 1970, le livre d’Alexandre Soljenitsyne
L’Archipel du goulag (1974) est utilisé contre
l’Union de la gauche, mais personne ne peut plus
contester l’existence du goulag29.
À partir de cette époque, le rapport entre les intellectuels et le communisme entre en crise. 1975
voit la défaite finale des États-Unis au Vietnam. La
vague tiers-mondiste et anti-impérialiste connaît
alors son apogée, mais elle est suivie par le génocide des Khmers rouges au Cambodge : la rupture
entre intellectuels et communisme s’intensifie. En
1989, la chute du Mur achève la parabole. Bien audelà de la fin d’un système de pouvoir – le socialisme réel –, elle signe la fin du communisme
comme grande utopie du XXe siècle. Désormais,
l’intellectuel n’est plus l’inventeur des utopies.
C’est la fin de l’intellectuel théorisé par Karl
Mannheim. Dans Idéologie et Utopie (1929)30, il
le décrit comme un groupe social relativement
indépendant – « librement flottant » ou « sans
L’ e s s o r d e s n é o c o n s e r v a t e u r s
55
«
attaches » (freischwebend) – qui s’érige au-dessus
des classes et se fixe la tâche de forger un imaginaire nouveau, des alternatives sociales, des utopies. Aujourd’hui, je ne sais pas qui pourrait
correspondre à cette catégorie.
Aujourd’hui
les partis n’ont
plus besoin
ni de militants
ni d’intellectuels,
mais surtout
de managers de
la communication.
»
N’est-ce pas un effet également d’une époque où la notion d’idéologie est devenue complètement taboue, alors que l’une des fonctions de l’intellectuel a toujours été de critiquer les idéologies?
C’est vrai que la notion d’idéologie était devenue
un « gros mot », pour ainsi dire. Il faudrait la
« réhabiliter » en distinguant ses multiples usages.
L’idéologie est une vision du monde. Pendant de
longues années, le communisme a réduit l’idéologie à une scolastique et le libéralisme a établi un
trait d’égalité entre les deux. Pourtant, le libéralisme aussi est une idéologie. Selon Marx, l’universalisation de la forme marchande réalisée par
le capitalisme revient à cacher les rapports sociaux
derrière une façade qui les présente comme des
rapports naturels. Dans ce sens, l’idéologie
consiste à habiller un monde réifié. Contrairement
à un lieu commun libéral qui va de John Locke à
Friedrich Hayek, la société de marché n’a rien de
naturel : elle est le résultat d’un long processus historique, imposé par la violence. La crise économique mondiale qui nous afflige aujourd’hui n’a
rien de « naturel » non plus, elle est le résultat de
la financiarisation de l’économie. Or, l’idéologie
peut devenir « performative », orienter nos pratiques sociales et nos modes de pensée. Elle peut
définir une « conduite de vie » (Lebensführung),
un habitus anthropologique, au sens de Max
Weber. La critique de cette idéologie est plus
nécessaire que jamais.
Où sont passés les intellectuels ?
56
Donc, l’intellectuel a toutes les raisons du monde d’exister, mais il
ne le peut pas, en raison de la structure des grands médias et
parce que les experts occupent toute la place médiatique?
Il n’y a pas de conspiration contre les intellectuels, je dirais qu’ils sont en crise et qu’ils doivent
repenser leur fonction dans un contexte nouveau…
Mais je ne suis pas pessimiste pour autant. L’éclipse
des utopies ne sera que passagère. Une nouvelle
utopie surgira des tréfonds de la société, bien que
nous ne puissions pas savoir quand et où cela arrivera. Par ailleurs, selon les époques, les intellectuels
sont plus ou moins audibles. Les « économistes
atterrés » sont plus écoutés aujourd’hui qu’ils ne
l’étaient il y a cinq ans… Il faut parfois un peu de
recul, une certaine distance historique pour percevoir clairement le rôle qu’ont pu jouer les critiques du pouvoir dans des événements importants.
En Tunisie, plusieurs intellectuels, emprisonnés et
muselés sous Ben Ali, ont préparé la révolution par
leur critique du pouvoir. Ils ont été des précurseurs,
mais encore une semaine avant l’essor des manifestations qui ont mis fin à la dictature, ils étaient
isolés, ils semblaient prêcher dans le désert.
La défaite de la pensée critique a-t-elle été engendrée par une
génération désillusionnée, qui a vu l’échec du « socialisme
réel »?
Le silence des intellectuels critiques provient en
effet de l’intériorisation d’une défaite. C’est ce
que vivent beaucoup de gens de ma génération.
Nous avions défilé en 1975 contre la guerre américaine au Vietnam, et nous avons découvert
quatre ans plus tard les charniers des Khmers
rouges… Cela nous a profondément affectés.
Comme je l’ai indiqué, quelque chose de ce genre
s’était déjà produit dans les années 1930. Mais on
L’ e s s o r d e s n é o c o n s e r v a t e u r s
57
pourrait remonter plus loin ; l’historien Dolf
Oehler a analysé les conséquences de la défaite des
révolutions de 1848 sur les intellectuels en
France31. Flaubert nous a décrit ce climat dans
L’Éducation sentimentale.
Les intellectuels maoïstes ont-ils reçu un choc comparable en
découvrant les atrocités commises par la Chine?
Ce cas est encore plus étonnant, car il s’agit d’un
aveuglement quasi planétaire. La révolution culturelle (1966-1969) résultait d’un conflit entre
deux factions du Parti communiste au pouvoir ; elle
se solda par une répression brutale et par l’envoi
de millions de personnes dans des camps de rééducation et de travail forcé. Dans ses manifestations
concrètes – lectures collectives du « livret rouge »
du président Mao, autocritiques et humiliations
publiques des « déviationnistes », etc. –, elle a
atteint des sommets d’obscurantisme. Comment un
tel événement a-t-il pu être perçu comme un acte
libérateur ? Comment a-t-il pu stimuler les mouvements antiautoritaires du monde occidental, en
croisant la révolution sexuelle et la libération des
mœurs ? Cela est tellement paradoxal et effrayant
que, par réaction, certains ont préféré court-circuiter cet épisode en passant purement et simplement dans le camp du néoconservatisme…
La seule explication que je vois à ce phénomène,
même si elle n’est pas complètement satisfaisante,
est que la révolution culturelle chinoise critiquait
l’URSS – elle a eu lieu au même moment que l’intervention soviétique à Prague – et s’inscrivait
dans la longue durée de l’utopie communiste. En
1949, la révolution chinoise a bouleversé la planète
et marqué une étape fondamentale dans la révolte
des peuples colonisés. Par ailleurs, la révolution cul-
Où sont passés les intellectuels ?
58
turelle affichait une façade libertaire, avec les apparences d’un mouvement de contestation antiautoritaire mené par les jeunes contre des vieux
apparatchiks. En réalité, le mouvement était affreusement dogmatique, mais ce n’est pas cette dimension qui fut retenue en Occident. On peut ajouter
qu’en France les intellectuels maoïstes étaient souvent des normaliens. Le mélange de dogmatisme,
de radicalisme et d’esprit de révolte qui caractérisait le maoïsme s’adaptait plutôt bien à un milieu
où convergeaient des traditions différentes, du
jacobinisme au stalinisme, mixées au sein d’une institution très élitiste qui s’était toujours fixé la mission d’éclairer la société. Mais ce malentendu ne
concerne pas que la France. En Italie aussi Il
Manifesto, le quotidien créé en 1969 par des intellectuels issus du Parti communiste (notamment
Rossana Rossanda), a fait preuve d’un aveuglement
similaire.
En tout cas, dans les années 1980, les intellectuels critiques ont
intériorisé une défaite historique, renforcée par les transformations de l’espace culturel…
Comme je le disais, le tournant de 1989 avait des
prémices politiques anciennes, mais il a coïncidé
avec une forte accélération du processus de réification de l’espace public et culturel. Le marché
n’est plus un vecteur de diffusion des idées, car les
idées sont surdéterminées par le marché lui-même.
C’est la logique de l’industrie culturelle. Dans une
perspective historique plus large, ces transformations coïncident avec le passage de la graphosphère à la vidéosphère, pour reprendre les termes
de Régis Debray32. C’est là une mutation gigantesque dont on n’a pas encore pris toute la mesure.
La graphosphère, qui prend forme au XVe siècle
L’ e s s o r d e s n é o c o n s e r v a t e u r s
59
avec l’invention de l’imprimerie et l’avènement de
la culture du livre, est remplacée par la culture de
l’image. Dans les années 1980, l’image triomphe,
avec la multiplication des chaines de télévision, au
point de remettre en cause le statut de l’écrit et, par
conséquent, la fonction des intellectuels.
Ne peut-on évoquer également l’essor du marketing et de la
publicité, ces nouvelles formes de propagande qui distillent avec
violence des stéréotypes et occupent le terrain médiatique,
empêchant la pensée critique de percer?
Considérons les mutations de l’édition aux ÉtatsUnis et en Europe. Les grandes maisons d’édition
publiaient des auteurs qui sont devenus des classiques beaucoup plus tard, sans avoir sur le
moment aucune garantie des bénéfices qu’elles
pourraient en tirer. C’est le cas, selon André
Schiffrin, d’auteurs comme Foucault, Derrida ou
Hobsbawm33. À partir des années 1990, cela n’est
plus possible : on assiste dans l’édition à l’apparition de grands groupes monopolistiques et à l’introduction de critères de rentabilité… Leurs
maisons d’édition doivent avoir des marges de
bénéfices planifiées, qui doivent augmenter régulièrement. Ces transformations ont eu des retombées considérables sur le contenu des livres publiés.
Tout cela est imbriqué dans un circuit médiatique,
qui fait qu’un grand groupe d’édition contrôle
toute l’évolution du livre comme marchandise : il
possède la maison qui le publie, les chaînes de
radio et de télévision, les journaux et les magazines
qui en font la promotion, les librairies, les kiosques
des gares ou même les supermarchés dans lesquels
nous pouvons l’acheter. De cette façon, le destin
d’un livre n’est pas très différent de celui d’une voiture ou de n’importe quel autre produit. La publi-
L’ e s s o r d e s n é o c o n s e r v a t e u r s
61
«
Le silence
des intellectuels
critiques provient
de l’intériorisation
d’une défaite.
»
cité et le marketing sont essentiels dans le circuit
global du produit « livre ».
On comprend ainsi que deux livres présentés
comme des entreprises de démolition de la psychanalyse ou de son fondateur, Le Livre noir de la
psychanalyse et Le Crépuscule d’une idole de
Michel Onfray, puissent être des succès éditoriaux34. Ces livres se vendent mieux que le travail
sérieux d’un historien qui chercherait à reconstruire patiemment les raisons sociales et culturelles de l’apparition de la psychanalyse, ses crises,
ses dettes intellectuelles, ses points aveugles ou les
ambiguïtés politiques de certains de ses représentants. Pourquoi ? Parce que ces deux livres ont
bénéficié d’une promotion comme les produits de
marketing : en dehors même de leur valeur, on
nous les a présentés de façon spectaculaire, à coups
de messages publicitaires : « on nous a menti »,
« Freud était un imposteur », il était même un personnage douteux sur le plan de la morale, etc.
Restons encore un peu sur cette période charnière des années
1980: n’assiste-t-on pas à un retour des intellectuels néoconservateurs, qui pensent que les utopies sont dangereuses, car par
essence totalitaires?
Oui, pensons en France à l’historien François
Furet, qui voyait la Révolution française comme
un moment d’incubation du totalitarisme :
« Aujourd’hui – écrit Furet dans les premières
pages de Penser la Révolution française – le goulag conduit à repenser la Terreur, en vertu d’une
identité dans le projet35. » 1989 marque aussi le
retour de l’anticommunisme, une véritable vague
qui atteint son point d’orgue avec les travaux des
cold warriors aux États-Unis (Richard Pipes,
Martin Malia) et Le Livre noir du communisme en
Où sont passés les intellectuels ?
62
France. Ce phénomène est paradoxal puisque les
« ennemis communistes » qui avaient obsédé
l’Ouest pendant la Guerre froide ont désormais disparu ! La remise en cause des utopies est préconisée comme mesure prophylactique.
Beaucoup d’anticommunistes sont des ex-communistes ou des ex-gauchistes, selon une logique récurrente au cours du XXe siècle. Après avoir été des
staliniens ou des maoïstes, ils prennent position
contre leur ancienne croyance, tout en conservant
une vision de la société et de l’histoire d’une dichotomie affligeante. Le vieux paradis est devenu l’enfer, mais le monde reste divisé entre le paradis et
l’enfer. Le phénomène a existé dès les débuts de la
Guerre froide, surtout pendant la période du maccarthysme aux États-Unis. Hannah Arendt a consacré un article à ce sujet en 1953, dans lequel elle
distinguait les « anciens communistes » (former
communists), qui avaient abandonné leur engagement partisan, et les « ex-communistes », qui avaient
changé de camp mais pas leur esprit de croisade36.
Ils sont très nombreux à avoir connu ce parcours qui
les a conduits du communisme au maccarthysme :
des philosophes comme James Burnham et Sidney
Hook, des journalistes comme Irving Kristol et
Norman Podhoretz, le prix Nobel de littérature
Saul Bellow, etc.
La seconde vague néoconservatrice apparaît avec
l’élection de Ronald Reagan en 1980 et se prolonge
jusqu’à Bush. Dans les années 1990, ses inspirateurs sont des figures comme Robert Kagan,
Richard Perle et Samuel Huntington. Ce dernier a
fourni, dans Le Choc des civilisations (1993), le
dispositif théorique nécessaire à la transition de
l’anticommunisme à l’islamophobie lorsque la
droite néoconservatrice avait besoin d’un ennemi
L’ e s s o r d e s n é o c o n s e r v a t e u r s
63
de substitution. Ainsi, à partir de 2001, les stratèges
de George W. Bush – parmi lesquels des intellectuels
comme Condoleezza Rice et Paul Wolfowitz – ont
pensé la guerre contre le terrorisme comme un
conflit militaire, avec les catégories et les armes de
la Guerre froide.
En France, on pourrait qualifier d’« anciens communistes », au sens de Arendt, des intellectuels
comme Edgar Morin. Les « ex-communistes »
seraient plutôt des anticommunistes de combat
comme François Furet, Alexandre Adler et Annie
Kriegel qui a raconté son parcours dans une intéressante autobiographie37. Sous le pseudonyme
d’Annie Besse, cette dernière dirigeait le bureau de
propagande du Parti communiste à l’époque de
Staline, avant de devenir éditorialiste au Figaro. Il
y a enfin une autre vague d’intellectuels néoconservateurs, qui ne viennent pas du communisme
mais de l’extrême gauche, surtout maoïste. C’est
le cas des « nouveaux philosophes » – André
Glucksmann, Bernard-Henri Lévy sont les plus
connus – apparus au milieu des années 1970.
Trente ans plus tard, ils ont défendu la guerre
américaine en Irak.
Justement, abordons le cas des intellectuels médiatiques: comment
les situer par rapport à votre typologie?
On ne peut pas ignorer qu’aujourd’hui, et pas seulement en France, le mot « intellectuel » désigne
souvent, dans la langue courante, des personnages
médiatiques. Puisque le monde médiatique est
autoréférentiel, les animateurs des chaînes de radio
et de télévision ne peuvent, lorsqu’ils parlent des
intellectuels, que se référer à des gens qui ont l’habitude de fréquenter les plateaux de radio et de télévision. Il s’agit donc de personnages comme les
Où sont passés les intellectuels ?
64
ex-ministres Claude Allègre, célèbre pour son scepticisme anti-écologique, ou Luc Ferry, qui a cessé
d’écrire des livres contre la « pensée 68 » pour nous
apprendre comment « réussir notre vie ». Évidemment, on pense aussi à BHL, André
Glucksmann ou Alexandre Adler, les chantres de
l’Occident libérateur, non plus repentant, et aux
pourfendeurs de la décadence, comme Alain
Finkielkraut, qui déplorent une société ayant perdu
le sens de l’autorité et le respect de la culture,
menacée par un nouvel obscurantisme ethno-religieux. Dans la plupart des cas, ils échappent à la
typologie traditionnelle. Ils ne sont ni des experts
de gouvernement (même s’ils peuvent parfois se
targuer d’en être les inspirateurs), ni des intellectuels spécifiques (ils ne sont pas des chercheurs) et,
pour la plupart d’entre eux, encore moins critiques, puisque loin de dénoncer le pouvoir, ils
contribuent à le légitimer. Dans le pire des cas, ils
sont motivés par un souci de visibilité médiatique ;
dans le meilleur, ils appartiennent à une tradition
conservatrice qui possède ses lettres de noblesse.
Leurs idées donnent une forme à l’esprit du temps.
Leur succès tient tout d’abord à leur insertion
dans un système médiatique multipolaire, composé par la presse, la radio, la télévision et les
grandes maisons d’édition. Parfois, ils se mettent
en scène comme des penseurs rebelles et anticonformistes et revendiquent un statut d’intellectuel,
en le monopolisant : pensons à BHL, auteur d’une
biographie de Sartre. Dans son film Le Serment de
Tobrouk (2012), il s’affiche à côté des insurgés
libyens contre Mouammar Kadhafi, en singeant
Malraux pendant la guerre civile espagnole. Tout
le monde connaît l’existence de ce film, même si
très peu l’ont vu…
L’ e s s o r d e s n é o c o n s e r v a t e u r s
65
BHL est un as de la mise en scène de lui-même, ce
qui explique son succès à l’époque de la vidéosphère, où l’image est bien plus importante que
l’écrit. Le look de ce « nouveau philosophe » – ses
cheveux longs, son bronzage, sa chemise savamment déboutonnée – est évidemment essentiel.
Lorsqu’il écrit un récit de voyage aux États-Unis,
un siècle et demi après Tocqueville, le magazine du
Monde ne nous parle pas du contenu de son livre,
mais lui consacre un reportage en nous le montrant
en train d’accoucher de son chef-d’œuvre dans
des luxueuses chambres d’hôtel. En comparaison,
Sartre négligeant son image, avec sa vieille parka
et sa cigarette, apparaît comme une figure d’un
autre âge.
Outre leur apparence, ces intellectuels médiatiques ont mis en
avant une certaine conception des droits de l’Homme… Celle-ci
a au passage marqué l’imaginaire contemporain avec le succès
phénoménal de chansons caritatives « engagées » contre la faim,
comme We Are the World (1985).
Il faut considérer la transition de l’ancien intellectuel engagé, compagnon de route des causes révolutionnaires, antifasciste et anticolonialiste, vers le
nouvel intellectuel, dont la posture politique découlerait en droite ligne de son humanisme. Ce sont
les « nouveaux philosophes » qui, me semble-t-il,
ont introduit dans la sphère publique la question
des droits de l’Homme comme idéologie. Bien
entendu, les droits de l’Homme sont au centre du
débat intellectuel depuis l’affaire Dreyfus, sinon
depuis les Lumières, mais il s’agit maintenant
d’autre chose. Les droits de l’Homme sont pensés
aujourd’hui comme un humanitarisme opposé aux
engagements néfastes de jadis. Les clivages partisans deviennent ainsi obsolètes. La logique est
Où sont passés les intellectuels ?
66
simple : si on pense la politique à partir du credo
antitotalitaire et en l’axant sur le combat humanitaire, on peut agir aussi bien dans un gouvernement de gauche que dans un gouvernement de
droite, ou successivement dans les deux, comme l’a
fait Bernard Kouchner.
Nés avec la Révolution française, les droits de
l’Homme sont devenus, depuis les années 1980,
l’antithèse même de tout engagement révolutionnaire. La révolution est vue comme un mythe pernicieux, qui mène forcément à la dictature fasciste
ou communiste. Le seul engagement valable et
désintéressé est alors une cause humanitaire. De ce
point de vue, l’humanitarisme est un peu l’idéologie d’une ère qui se voudrait « postidéologique ».
L’humanitarisme n’est-il qu’une idéologie?
L’humanitarisme – Rony Brauman nous l’a rappelé
maintes fois – est né comme une pratique de secours
des victimes. Médecins sans frontières intervient là
où il y a un besoin de médecins : catastrophes naturelles, guerres, génocides, etc. Les médecins sont là
pour soigner tout le monde, ils ne choisissent pas
leurs patients selon des critères politiques. Mais cela
est complètement différent de l’humanitarisme instrumentalisé et transformé en idéologie, c’est-àdire en déguisement de la réalité. Au cours de ces
vingt dernières années, nous avons assisté à plusieurs guerres menées au nom de la défense des
droits de l’Homme, qui cachaient en réalité bien
d’autres objectifs, économiques ou géopolitiques.
Si l’on veut envahir un pays pour s’approprier ses
ressources énergétiques ou y installer des bases
militaires ou contrecarrer l’influence d’une autre
puissance, il faudra expliquer qu’on le fait pour y
introduire la démocratie et les droits de l’Homme.
L’ e s s o r d e s n é o c o n s e r v a t e u r s
67
Il y a aussi un autre usage de l’humanitarisme qui
me paraît discutable. Je me réfère à sa transformation en catégorie analytique pour en faire une
clé de lecture de l’histoire qui efface toutes les
causes des conflits. Cela conduit à une vision singulière de la Seconde Guerre mondiale, dans
laquelle il faudrait condamner simultanément les
résistants et les collaborationnistes, en réhabilitant les vrais héros, les secoureurs des victimes. Les
résistants sont devenus des personnages douteux,
les seuls qui méritent l’admiration sont ceux qui
soignaient les blessés ou s’interposaient entre les
belligérants pour protéger les civils, bref les gardiens des vertus humanitaires dans un monde
aveuglé par les fanatismes de tout bord. C’est le
prisme par lequel, au cours de ces dernières années,
ont été réinterprétées aussi bien la résistance italienne que la guerre civile espagnole. C’est le point
de vue qui affleure dans un essai écrit par un penseur subtil comme Tzvetan Todorov au sujet de la
Résistance française.
Pensez-vous que l’écologie soit devenue aussi une idéologie politique « postidéologique », comparable à celle des droits de
l’Homme?
Non, l’écologie politique répond à une demande
très forte et pleinement légitime. Elle a surgi au
départ dans les pays développés, à la suite de la prise
en compte des catastrophes écologiques produites
par notre modèle de civilisation. Si elle s’est développée comme courant politique autonome, cependant, c’est parce qu’il y avait un espace libre. D’une
part, il y avait eu l’effondrement des utopies révolutionnaires. D’autre part, la gauche traditionnelle
s’était révélée incapable d’intégrer l’écologie dans
sa vision du monde et de remettre en cause ce
Où sont passés les intellectuels ?
68
modèle de civilisation. Sauf exception, tous les courants marxistes, socialistes et communistes défendaient une idée de progrès identifiée à la société
industrielle, à l’exploitation de la nature par la
technique et au développement inépuisable des
forces productives. Le premier parti vert est celui
des Grünen, en Allemagne, qui est né de la crise de
la gauche radicale. Ils sont devenus un modèle
pour les mouvements écologistes de toute l’Europe,
mais leur institutionnalisation a modifié leur projet : maintenant, ils veulent défendre l’environnement dans le cadre de l’ordre social et économique
existant. En France, la loi électorale a favorisé leur
transformation en satellite du Parti socialiste. On
peut déplorer ce phénomène, mais leur existence
témoigne d’une grande sensibilité à l’égard d’une
question fondamentale pour l’avenir de la planète,
une exigence à laquelle la gauche n’a pas été capable
de répondre et que les intellectuels ont presque
toujours ignorée, tout au long du XXe siècle. Il y a
eu un retard, pour ne pas dire un aveuglement
énorme en la matière. Pendant un siècle et demi, la
critique de la modernité a été le monopole de la pensée conservatrice, obsédée par la décadence et la
nostalgie d’un ordre aristocratique révolu. La critique de gauche de la modernité était celle du
romantisme révolutionnaire – Michael Löwy et
Robert Sayre en ont montré toute la richesse, de
Rousseau à Walter Benjamin, en passant par le
surréalisme38 – qui est resté une sorte de « tradition
cachée » jusqu’à l’apparition de l’écologie politique. Inspirée par la nostalgie d’un monde antérieur
à l’avènement du machinisme et de l’esprit de calcul, sa critique de la modernité industrielle s’orientait vers l’utopie d’une société libérée. Dans ses
courants dominants, cependant, le socialisme n’était
L’ e s s o r d e s n é o c o n s e r v a t e u r s
69
pas romantique mais productiviste et industrialiste. Aujourd’hui, le « principe responsabilité »
théorisé par Hans Jonas devient l’ersatz d’un « principe espérance » disparu, qui avait pensé un autre
modèle de société mais pas de civilisation. Dans ses
principaux courants, le marxisme considérait même
la domination de la nature comme une condition
pour la redistribution égalitaire des richesses.
Après l’effondrement des utopies, des philosophes comme Jürgen
Habermas ont tenté de penser l’amélioration de la société, mais
peut-on parler pour autant d’intellectuels critiques?
L’effondrement des utopies a favorisé l’essor d’une
pensée libérale de gauche, comme la théorie de la
justice de John Rawls ou celle de l’agir communicationnel de Jürgen Habermas. Selon Rawls, la
question sociale pourrait trouver une solution sur
le plan juridique. Pour Habermas, nous sommes
passés du paradigme productif à celui de la communication : le problème fondamental devient
donc celui de l’interaction entre les différents segments de la société. L’idée est intéressante, elle
permet de repenser l’espace public, mais elle relègue
au second plan l’oppression et l’exploitation. Pour
les deux, la lutte de classes est un souvenir du
XIXe siècle. Bien sûr, Habermas a joué un rôle très
important en Allemagne. Par son idée de patriotisme constitutionnel, il s’est opposé à une vision
ethnique de la nation, mais il a revendiqué aussi
une adhésion acritique de la RFA à l’Occident.
L’Allemagne serait devenue une démocratie occidentale à part entière seulement « après et à travers Auschwitz ». Et donc Auschwitz ne serait pas
tant une interrogation ouverte sur la civilisation
occidentale, comme le pensaient Adorno et
Horkheimer, mais plutôt sa légitimation.
Où sont passés les intellectuels ?
70
Auschwitz devient la source d’une théodicée séculière : celle du mal duquel nous pouvons extraire
le bien, à savoir la démocratie libérale. Les ambiguïtés d’une telle position sont apparues au grand
jour lorsqu’il a salué le bombardement de Belgrade
par l’OTAN, en 1999, comme le triomphe du
droit cosmopolitique kantien. Habermas a élaboré une théorie critique de la société, mais il n’est
pas un penseur critique du pouvoir.
Il faut aussi distinguer une pensée de ses usages qui,
notamment dans le cas des classiques, échappent
inévitablement au contrôle de son auteur. Depuis
les années 1980, Hannah Arendt est devenue une
planche de salut pour beaucoup d’orphelins du
marxisme. Sa théorie du totalitarisme et son
concept abstrait et désincarné d’espace public leur
ont permis de redécouvrir l’idée de liberté tout en
faisant le deuil de l’idée d’émancipation sociale. Du
coup, elle a été l’objet, dix ans après sa mort,
d’une véritable canonisation posthume au prix
d'exégèses parfois anachroniques.
Beaucoup d’intellectuels ont mené au XXe siècle un combat contre
la domination: antiraciste, anticolonialiste, antifasciste, anticapitaliste. On a l’impression que de telles critiques ne sont plus
audibles. Pire, certains réactionnaires vilipendent désormais à
longueur de journée ces postures: cela va d’Alain Finkielkraut à
Éric Zemmour ou Richard Millet, qui « dénoncent » tous à leur
façon un supposé « terrorisme » de la pensée antiraciste…
Au-delà de leurs divergences politiques, les néoconservateurs adoptent souvent la posture de l’intellectuel, se présentant comme anticonformistes,
dénonçant la supposée « pensée unique », etc.
C’est là un cliché très ancien. Avec quelques « mises
à jour », si on peut dire : par exemple, l’idée ridicule selon laquelle l’Occident serait en cours d’is-
L’ e s s o r d e s n é o c o n s e r v a t e u r s
71
lamisation. La xénophobie d’aujourd’hui, c’est
tout d’abord l’islamophobie. La vision de l’islam
comme une menace pour la culture européenne et
les identités nationales sert à souder une communauté par la peur, comme c’était le cas aux XIXe et
XXe siècles avec l’antisémitisme. Sur ce point, les
néoconservateurs rejoignent les nouvelles extrêmes
droites occidentales. Ils dénoncent l’antiracisme
comme expression de la « pensée unique » et propagent le mythe de la décadence dans une société
multiculturelle, métissée, privée de ses valeurs fondatrices, coupée de ses racines.
Mais il ne faut pas oublier que le racisme n’a
jamais été le monopole exclusif de l’extrême droite.
Sa généalogie est bien plus riche. À la fin du
XIXe siècle, l’anthropologue italien Cesare
Lombroso, socialiste et défenseur des Lumières,
expliquait la supériorité des Blancs sur les « peuples
colorés » en rappelant que seuls les Blancs avaient
« proclamé la liberté de l’esclave » et inventé les
droits de l’Homme39. Aujourd’hui, c’est au nom de
la République, des conquêtes du féminisme et des
droits des minorités que l’on veut interdire le voile
aux jeunes musulmanes.
Passons maintenant à une autre question sensible: les intellectuels et la mémoire collective.
Les mutations de la mémoire collective ont accompagné le changement d’époque que je viens de
décrire. Dans les années 1980, la mémoire apparaît comme un thème central du débat culturel. Le
vaste chantier ouvert par Pierre Nora en 1984
avec Les Lieux de mémoire a marqué le paysage
intellectuel pendant deux décennies, bien au-delà
du milieu historiographique au sein duquel il était
né. Shoah, le film de Claude Lanzmann (1985), est
Où sont passés les intellectuels ?
72
l’autre moment emblématique de ce basculement
vers la mémoire. Or, je ne peux pas m’empêcher de
mettre en rapport cette émergence de la mémoire
dans l’espace public avec l’éclipse des utopies. Le
XXe siècle s’est achevé en emportant avec lui ses
utopies. Privé d’utopies, le monde a tourné le
regard vers le passé. La mémoire est devenue une
obsession culturelle.
Pour vous, la mémoire est nécessairement celle du XXe siècle?
Pas seulement, mais le XXe siècle demeure un sujet
sensible, conflictuel.
Il concerne un passé clos, séparé de notre présent
et qui s’éloigne de nous, mais qui reste néanmoins
très proche, « chaud ». La mémoire concerne aussi
des périodes plus anciennes considérées comme
expériences fondatrices : l’esclavage, la colonisation… Elle me paraît en tout cas avoir un lien
intime avec la disparition des utopies. On qualifie
souvent de « présentisme » le régime d’historicité
de nos sociétés: une accélération permanente de nos
vies dans le cadre d’un ordre social immuable, sans
alternative. Dans un tel contexte, où il devient
interdit d’imaginer l’avenir, on ne peut que contempler le passé. L’intellectuel critique imaginait la
société à venir, alors que depuis les années 1980 il
officie la célébration quasi religieuse du passé et se
charge de l’élaboration de la mémoire. Nora et
Lanzmann me semblent emblématiques de ce point
de vue : ils sont historien, cinéaste, écrivain, directeur de collection ou de revue chez de grands éditeurs, membre de l’Académie française; bref, ils sont
des figures publiques. Nora est devenu une sorte de
gardien du passé conçu comme patrimoine national. Lanzmann pense avoir révélé à lui seul un
moment refoulé de la mémoire collective comme la
L’ e s s o r d e s n é o c o n s e r v a t e u r s
73
destruction des juifs d’Europe. Identifiant la Shoah
à sa reviviscence par le souvenir, réalisée dans son
film, il a contribué à ériger un culte mystique autour
de cet événement historique. Vu au prisme de la
Shoah, le passé apparaît comme un univers de
souffrance auquel nous pouvons accéder par la
mémoire et les souffrances auxquelles nous sommes
le plus sensibles sont celles du XXe siècle. Dans nos
universités, l’histoire dite du temps présent a pris
une place considérable, bien plus grande que celle
du Moyen Âge ou de l’Antiquité.
Les historiens venant témoigner dans les procès de Barbie,
Touvier et Papon entrent aussi dans cette nouvelle fonction des
intellectuels « mémoriels »…
Oui, souvent à leur corps défendant. Les historiens
ne travaillent pas enfermés dans une tour d’ivoire
et sont perméables aux humeurs de la société. La
mémoire suscite une demande sociale de connaissance à laquelle ils sont appelés à répondre par la
recherche. Leur approche du passé n’est pas celle
de l’identification émotionnelle et empathique mais
plutôt celle de la contextualisation et de la réflexion
critique. Ils contribuent ainsi à forger la relation
que, à chaque époque, une société établit avec son
propre passé et, par conséquent, ils interagissent
avec les politiques de la mémoire pratiquées par les
pouvoirs publics (les musées, les commémorations) ou par l’industrie culturelle.
Dans les procès que vous évoquez, notamment
dans le procès de Maurice Papon (1997), un des
responsables de la déportation des juifs de
Bordeaux pendant la guerre, des historiens ont
été appelés à la barre comme « témoins ». Cet épisode est révélateur de la fonction nouvelle qu’ils
jouent (ou qu’ils sont appelés à jouer) comme
Où sont passés les intellectuels ?
74
experts. Il y a là une imbrication nouvelle, tout à
fait étonnante, entre production des savoirs, expertise historique, administration de la justice et élaboration de la mémoire. Certains, comme Henry
Rousso, n’ont pas accepté de se plier à ce rôle, en
rappelant qu’un historien n’est ni un « témoin » ni
un gardien des vertus morales de la nation, et que
son effort d’élucidation du passé n’est pas de même
nature que la définition judiciaire de la faute et de
l’innocence40. C’est en élaborant une interprétation
critique du passé qu’il peut se mettre au service de
la société civile. Parallèlement aux lois mémorielles qui ont proliféré dans plusieurs pays, ces procès ont contribué à créer l’illusion néfaste selon
laquelle, au-delà de l’administration de la justice,
le droit pourrait écrire l’histoire, en fixant, par
un verdict, sa vérité. Or, la vérité historique – par
exemple l’existence des chambres à gaz – n’est
que la base factuelle, prouvée et donc incontestable,
d’interprétations du passé qui ne sont jamais définitives ni consensuelles.
Mais cette importance du thème de la mémoire ne résulte-t-elle
pas d’un phénomène générationnel? En effet, l’après-guerre a vu
naître en Europe des générations d’individus qui ont bénéficié de
conditions de vie confortables et ont pu ainsi vivre longtemps. Cet
allongement de l’âge de la vie n’a-t-il pas en partie joué sur la
fabrication de la mémoire?
Oui, j’en suis convaincu. J’irai même plus loin :
pour étudier la place de la mémoire dans nos sociétés, il faut prendre en compte le paramètre de la
prolongation de l’espérance de vie. Prenons le cas
d’une personnalité comme Stéphane Hessel,
mémoire vivante du XXe siècle, ou alors celui de
l’économiste italien Vittorio Foa. Dans son autobiographie, ce dernier se souvient de l’entrée en
L’ e s s o r d e s n é o c o n s e r v a t e u r s
75
guerre de l’Italie en 1915, et tire le bilan de la
chute du communisme… Prenons encore le cas
d’Eric Hobsbawm, récemment disparu, qui avait
adhéré au Parti communiste allemand en 1932 à
Berlin. On voit dans son autobiographie une photographie de lui au cours d’une manifestation de
1936, à Paris, au moment du Front populaire. Il
raconte également le rôle de la guerre civile espagnole pour les gens de sa génération. Dans ce parcours, l’expérience vécue nourrit son regard et
interfère avec sa profession d’historien, car ses
souvenirs couvrent des époques qui ont quitté le
présent et sont désormais entrées dans l’histoire. Il
le reconnaît d’ailleurs ouvertement, lorsqu’il écrit
que, pour celui qui a traversé le XXe siècle, ne pas
juger est impossible41. Ce phénomène de collision
entre histoire et mémoire est particulièrement aigu
aujourd’hui.
Quelles
alternative
pour dema
Quelles
alternatives
pour demain?
Quelles alternatives pour demain ?
79
L’avenir est-il aux intellectuels spécifiques, selon la définition
qu’en a donnée Michel Foucault?
C’est dans les années 1970, quand il intervient
dans les prisons, que Foucault commence à parler
de l’intellectuel « spécifique », non pas dans des
textes théoriques, mais dans des articles et des
interviews42. Sans forcément s’y opposer, il considère nécessaire de dépasser la vision de Sartre.
L’intellectuel né avec l’affaire Dreyfus, qui a connu
son apogée à l’époque de la guerre d’Espagne, de
la Résistance et de la guerre d’Algérie, cette figure
incarnée par Sartre après guerre, est la transcription au XXe siècle d’un idéal universaliste qui
remonte aux Lumières. Or, Foucault critique l’humanisme, l’universalisme et, à un certain moment
de son itinéraire philosophique, postule la mort du
sujet. Cela le conduit à définir, en opposition à l’intellectuel « universel », l’intellectuel « spécifique »
qui est un savant, un universitaire intervenant
dans la cité non pas au nom de grandes valeurs qui
le dépassent, mais en mobilisant son savoir. Ce qui
est une façon nouvelle de prendre position dans
une société qui devient plus complexe à analyser.
Le sociologue Zygmunt Bauman est allé plus loin
en distinguant le législateur, l’intellectuel universel qui fixe un horizon éthico-politique à partir
duquel on peut penser la société, une figure
aujourd’hui en déclin, de l’interprète, qui peut
connecter les segments d’une société complexe et
atomisée – une société « liquide », comme il dit
ailleurs43.
L’intellectuel spécifique est-il l’expert qui intervient aujourd’hui
dans les médias?
Pas vraiment, car l’intellectuel spécifique dont
parle Foucault exerce une fonction critique qui est
Où sont passés les intellectuels ?
80
totalement absente chez l’« expert » d’aujourd’hui. Mais, entre sa naissance, il y a presque
quarante ans, et ce qu’on en dit aujourd’hui, la
notion d’intellectuel spécifique mérite d’être problématisée. Certes, il faut prendre acte d’une
mutation historique. D’une part, à l’âge de l’université de masse, le savant est devenu un acteur
social parmi d’autres. D’autre part, les savoirs
sur le monde et la société se sont tellement spécialisés et diversifiés que personne ne peut plus
porter un jugement avisé sur tout… Il serait bien
difficile d’avoir une posture à la Diderot ou à la
Voltaire aujourd’hui. De ce point de vue, l’intellectuel spécifique est le résultat de cette mutation
historique. L’expertise, en revanche, est un moyen
efficace pour tuer la pensée critique. À chaque
élection, les plateaux de télévision sont envahis par
des politologues qui commentent les sondages au
moyen de graphiques, expliquent les variations en
pourcentage et les transferts de voix d’un parti à
l’autre, en nous dévoilant les arcanes de la vie
politique. Or, cette apparence de neutralité analytique, purement technique et calculatrice, vise en
réalité à neutraliser la réflexion critique et à naturaliser l’ordre politique. Nous pouvons le décrypter, mais nous ne devons surtout pas le contester.
Le rôle de l’expert ne consiste pas à questionner
le caractère démocratique de la Ve République,
mais à nous expliquer comment évoluent les forces
spécifiques et quelles chances ont les différents
candidats d’accéder au pouvoir dans le cadre de
ses institutions.
Par ailleurs, l’expert tend à devenir un technicien
de gouvernement. Autrement dit, il risque de devenir un intellectuel organique des classes dominantes… La domination transformée en pure
Quelles alternatives pour demain ?
81
gestion technique a trouvé son incarnation en
Mario Monti, directeur de l’université Bocconi de
Milan, devenu chef du gouvernement italien. Ses
ministres sont tous des « experts » et des « techniciens » qui n’appartiennent à aucun parti politique. Ses politiques d’austérité, nous explique-t-il,
sont super partes. Elles ne sont inspirées ni par
l’idéologie, ni par l’intérêt partisan car elles découlent de l’expertise et sont formulées grâce à des
compétences indiscutables. Les critiquer serait
faire preuve de sectarisme. Voilà les nouveaux
« philosophes rois » de l’ère post-totalitaire et
postidéologique. Voilà aussi pourquoi je n’aime pas
trop la notion d’intellectuel spécifique.
Mais l’intellectuel spécifique dont parle Foucault ne peut-il pas
critiquer le pouvoir en place?
Si le pouvoir, comme le pensait Foucault, est étendu
et capillaire, dilué en une multitude de dispositifs
organisés de façon horizontale et complexe – la
« microphysique du pouvoir » –, et n’existe plus
sous la forme de la souveraineté, alors la figure de
l’intellectuel universel, qui dit la vérité contre le
pouvoir, devient une figure obsolète et anachronique. On peut dès lors se mobiliser dans un secteur particulier, par exemple contre les prisons,
mais dans cette logique la critique d’un pouvoir
total, monolithique, n’a plus de sens.
Foucault a eu une intuition extraordinaire en
théorisant le biopouvoir, cette tendance contemporaine des gouvernements à discipliner nos vies
et à exercer leur contrôle sur la vie de nos corps,
en les protégeant comme un berger avec son troupeau ou en les éliminant comme un chirurgien
extirpe un cancer. Mais je crois qu’il se trompait
en pensant le biopouvoir comme quelque chose
Où sont passés les intellectuels ?
82
qui remplacerait le pouvoir souverain, aussi bien
au sens de Schmitt (décider de l’état d’exception)
que de Marx ou de Weber (le monopole étatique
de la violence). Or, l’histoire du XXe siècle est celle
du déchaînement du pouvoir souverain. Je ne
pense pas seulement aux guerres totales, aux
camps d’extermination et à la bombe atomique.
Je pense aux guerres en Irak, où les États-Unis ont
tenté de fixer un nouvel ordre international, au
moyen de la force. Or, ce pouvoir souverain a
toujours été critiqué par l’intellectuel universel, pas
par l’intellectuel spécifique. Les dilemmes éthiques
qui, en août 1945, saisissent un bon nombre des
savants réunis à Los Alamos pour réaliser la
bombe atomique, montrent bien que, finalement,
leur statut de savants ne les mettait pas à l’abri
d’un questionnement d’ordre universel.
L’intellectuel universel avait rattrapé l’intellectuel
spécifique.
Pour revenir aux experts, ceux-ci auraient à voir, dites-vous, avec
la sectorisation des savoirs…
La tendance à la sectorisation des savoirs est évidente dans l’université, où elle pèse sur les recrutements, sur l’organisation des départements et
des laboratoires de recherche. L’université pratique de moins en moins l’interdisciplinarité,
même si, paradoxalement, tous les experts ministériels n’ont plus que ce mot à la bouche. Cela
engendre des langages hermétiques qui sont
incompréhensibles pour les non-spécialistes et
qui, souvent, tournent à vide. Au lieu d’accompagner cette tendance, l’intellectuel, forcément
« spécifique », devrait essayer de préserver
une autonomie critique et une perspective universaliste.
Quelles alternatives pour demain ?
83
Mais pourquoi l’expert tomberait-il automatiquement dans le
giron d’un gouvernement ou des dominants?
Je ne dis pas cela. Il faudrait sans doute distinguer
le spécialiste de l’« expert », qui est intégré dans un
dispositif gouvernemental. La spécialisation des
savoirs est inévitable dans des sociétés complexes
et je n’ai aucun mépris, bien plutôt de l’admiration
pour les savants qui l’incarnent. Leur rôle est essentiel. Nous ne pouvons pas critiquer une politique
énergétique fondée sur le nucléaire sans nous
appuyer sur les travaux de spécialistes qui savent
comment fonctionne une centrale, qui nous expliquent quels sont les risques d’un accident et quelles
seraient ses conséquences sur la population d’une
ville, d’une région ou d’un continent. Les mouvements écologistes l’ont compris depuis longtemps.
Ce qui m’inquiète n’est pas tant la spécialisation des
savoirs et la naissance de l’intellectuel spécifique, qui
en est le résultat, mais son opposition à l’intellectuel universel, car cela implique, dans la plupart des
cas, une pratique de l’expertise qui exclut la critique.
L’« expert » est dans ce cas au service des décideurs.
Voyons ce qui se passe avec la crise économique
mondiale. La grande majorité des économistes
appelés à nous l’expliquer appartiennent à des fondations financées par les banques et les institutions
financières qui l’ont causée ! Ils sont présentés
comme des spécialistes, les médias nous indiquent
leurs titres académiques, mais ils arrondissent considérablement leurs revenus en siégeant dans les
conseils des banques et des entreprises. Ainsi, la
boucle est bouclée : le spécialiste devient un expert,
il s’intègre dans le monde de l’économie et de la
finance, conseille les partis et les gouvernements,
puis s’exprime dans les médias pour analyser la crise
économique qu’il n’avait pas vue arriver. Avec la
Où sont passés les intellectuels ?
84
généralisation de cas de figure, la pensée critique ne
peut pas exister. Et de toute façon, l’expert ne sera
jamais effleuré par l’idée de remettre en cause le
capitalisme ou d’en dévoiler la nature ; son rôle
consiste à expliquer comment sauver les banques ou
réduire la dette. Cette situation a été dénoncée avec
force par les « économistes atterrés » et c’est la raison pour laquelle nous les voyons si peu à la télévision. Ils agissent comme des intellectuels
spécifiques qui mobilisent leur savoir pour exercer
une fonction critique à visée universelle. Gérard
Noiriel a raison de rappeler que le clivage universel/spécifique doit être remis en cause44.
En quoi critiquez-vous la position de Gérard Noiriel, qui a théorisé
la situation des intellectuels, et qui a même pointé les ambiguïtés
de l’intellectuel spécifique défini par Foucault?
Gérard Noiriel est un grand historien et, à mes
yeux, un intellectuel au sens le plus noble du
terme, celui que j’indiquais en ouvrant notre
conversation. En 2005, il a fondé avec d’autres le
CVUH (Comité de vigilance face aux usages
publics de l’histoire) sur le modèle du Comité de
vigilance des intellectuels antifascistes de 1934. Le
CVUH a fait entendre sa voix critique dans le
débat autour de la loi défendant le « rôle positif »
de la colonisation, ou lors de la création par le président Sarkozy d’un ministère de l’Immigration et
de l’Identité nationale. Ses initiatives ont été nécessaires et il fallait les soutenir. Mais, à partir du
moment où un tel organisme devient permanent,
il risque d’apparaître comme une instance inquisitoriale émettant des sentences, non pas au nom
du pouvoir mais au nom du savoir. C’est une
vieille tentation, particulièrement enracinée dans
la culture française, de Durkheim à Bourdieu,
Quelles alternatives pour demain ?
85
que de vouloir se prononcer dans le débat public
au nom de la science.
Je vois cette tentation pointer aussi dans la pétition contre les lois mémorielles lancée en 2005 par
un groupe d’éminents historiens français, intitulée « Liberté pour l’histoire ». J’ai signé cette pétition qui me semblait, dans les circonstances de
cette époque, utile, mais je ne peux pas m’empêcher de percevoir, chez nombre de signataires, un
réflexe conservateur. Tous les malentendus autour
des lois mémorielles, pensent-ils, dériveraient du
fait regrettable que l’histoire aurait été soustraite
aux historiens, ses propriétaires légitimes. Poussée
à l’extrême, cette approche reviendrait à dire que
seuls les économistes pourraient se prononcer sur
la crise économique et seuls les physiciens sur
l’énergie nucléaire. Or, la crise économique frappe
toute l’Europe et la catastrophe de Fukushima
l’ensemble de la population japonaise. De façon
comparable, l’histoire n’appartient pas à ceux qui
exercent le métier de l’écrire, elle appartient à
tout le monde.
Cela nous ramène à l’articulation entre le savoir spécifique et la
prétention à l’universel. Pourriez-vous donner des exemples?
En Allemagne, en 1986, la « querelle des historiens » (Historikerstreit) a secoué le pays en profondeur, en remettant radicalement en cause son
passé. Eh bien, la contribution fondamentale à
l’intégration des crimes du nazisme au sein de la
conscience historique allemande n’est pas venue
des historiens mais d’un philosophe : Jürgen
Habermas45. Lors de cette controverse, plusieurs
chercheurs ne lui reconnaissaient aucun droit de
s’exprimer, sous prétexte qu’il n’était pas un historien et qu’il n’avait jamais mis les pieds dans les
Quelles alternatives pour demain ?
87
«
L’histoire
n’appartient
pas à ceux qui
exercent le métier
de l’écrire,
elle appartient
à tout le monde.
»
archives. Dans le sillage de cette controverse
déclenchée par un philosophe, est née une nouvelle
génération d’historiens qui ont travaillé en profondeur sur le passé nazi, en exploitant de multiples
sources, en défrichant des archives dont personne
n’avait jusqu’alors soupçonné l’existence.
Comme le disait Sartre, ce qui fait de Robert
Oppenheimer un intellectuel, ce n’est pas le fait qu’il
ait fabriqué la bombe atomique, c’est le fait qu’il
prenne position pour ou contre. Un physicien
devient un intellectuel quand il se positionne dans
l’espace public sur une question de société. Le pacifisme d’Albert Einstein, pendant les années 1920,
ne découlait pas de ses connaissances scientifiques.
Bref, je comprends le besoin de redéfinir le rôle de
l’intellectuel à la lumière des mutations historiques
de nos sociétés, mais je ne suis pas d’accord pour
décréter la fin de l’intellectuel critique, qui n’aurait
supposément plus aucun rôle à jouer… L’intellectuel
d’aujourd’hui qui, le plus souvent, n’est pas un
écrivain mais plutôt un chercheur, doit être à la fois
spécifique et critique. La domination, l’oppression,
l’injustice n’ont pas disparu. Le monde ne serait pas
vivable si personne ne les dénonçait.
Les études culturelles américaines ont engendré des mouvements de défense des identités des « dominés ». Y a-t-il un
renouveau intellectuel dans cette mouvance?
La provincialisation de l’Europe, sur le plan économique et géopolitique, a lieu entre les deux
guerres. La première marque le déplacement de
l’axe du monde de l’Europe aux États-Unis. La
seconde divise l’Europe qui devient un lieu de
confrontation entre les grandes puissances dans un
monde bipolaire. Aujourd’hui, nous assistons à
un nouveau déplacement, d’ordre culturel. Dans les
Où sont passés les intellectuels ?
88
années 1930, les États-Unis ont tiré profit de l’émigration massive des savants européens persécutés
par le nazisme. Maintenant, ils recrutent surtout
des Asiatiques, des Latino-Américains et aussi
beaucoup d’Africains. Dans les départements d’histoire des universités américaines, la place de
l’Europe se réduit tandis que celle de l’Asie et de
l’Amérique latine n’arrête pas de s’accroître. Nous
vivons dans un monde où la culture et l’imaginaire
sont façonnés principalement en dehors de
l’Europe. Dans les années 1960, une musique
populaire d’influence planétaire pouvait encore
être créée en Europe, avec les Beatles et les Rolling
Stones. C’est nettement moins le cas aujourd’hui.
Il est donc inévitable que l’eurocentrisme soit remis
en cause aussi sur le plan culturel.
L’identity politics, cependant, est née des luttes
des groupes dominés – les Afro-Américains, les
femmes, les homosexuels – qui se sont croisées
avec une crise majeure de l’identité américaine
traditionnelle, provoquée par la guerre du Vietnam.
C’est plus tard, avec la crise du marxisme, puis la
fin du socialisme réel, que la notion d’identité a eu
tendance à remplacer celle de classe dans les
sciences humaines et sociales.
En France, la guerre d’Algérie a été un traumatisme qui a été à l’origine du refoulement de la
question coloniale pendant une bonne trentaine
d’années, puis nous avons assisté à un « retour du
refoulé » assez conflictuel. Du coup, la question
coloniale est revenue en force, en se croisant avec
la provincialisation de l’Europe. L’image de la
nation assimilatrice, le moule auquel doivent se
conformer les candidats à la citoyenneté, apparaît
désormais de moins en moins acceptable. C’est
pourquoi le ministère de l’Immigration et de
Quelles alternatives pour demain ?
89
l’Identité nationale inventé par Sarkozy, qui en
était la version paroxystique, a suscité un rejet si
radical. Cette conception est en effet un héritage
de la France coloniale et de sa « mission civilisatrice ». Aux États-Unis, le postcolonialisme a été
le miroir, dans les sciences sociales, d’une mutation du pays, de moins en moins wasp (blanc,
anglo-saxon et protestant), de plus en plus asiatique, noir et latino. En France, il exprime l’émergence des minorités nées de l’immigration
postcoloniale et prend la forme d’une remise en
cause du récit national-républicain.
La critique du colonialisme était déjà présente au XXe siècle: pensons au « Manifeste des 121 », pour le droit à l’insoumission pendant la guerre d’Algérie, ou encore à la préface de Sartre aux
Damnés de la terre de Frantz Fanon. Qu’est-ce qui a changé avec
la critique postcoloniale?
Il est devenu courant de dater la naissance des
études postcoloniales avec la parution du livre
d’Edward Saïd L’Orientalisme (1978), dont le
sous-titre en français est L’Orient créé par
l’Occident46. Ce livre remet au centre du débat la
critique de l’eurocentrisme et nous donne une clé
pour déconstruire la pensée occidentale. Pour
Saïd, toute la culture de l’Europe s’est forgée dans
une confrontation avec l’altérité coloniale. Il en
déduit qu’il n’y a pas d’Europe sans un monde
extérieur à elle perçu comme un espace à soumettre, objet d’une connaissance visant son appropriation et sa domination. Il en déduit également
que l’altérité coloniale est la clé pour comprendre
le processus de formation des identités nationales
européennes : la construction d’un modèle européen de citoyenneté (l’État-nation) suppose le statut inférieur des colonisés. Il n’y a pas de citoyen
Où sont passés les intellectuels ?
90
sans indigène. La citoyenneté est pensée comme
une prérogative de l’homme européen : un statut
juridique et politique découlant d’une donnée
anthropologique sous-jacente.
Or, Saïd a toujours inscrit sa critique de l’orientalisme dans une certaine tradition intellectuelle à
laquelle appartiennent aussi Adorno et Sartre47.
Pour lui, l’intellectuel est celui qui dit la vérité, surtout quand elle dérange, et se situe du côté des
faibles. Finalement, son engagement s’explique
par cette posture qui, dans son cas, se nourrit de
son origine palestinienne et de sa condition d’exilé.
Cela montre que l’avènement de la pensée postcoloniale ne remet pas en cause la figure de l’intellectuel critique. Tout au plus, cela devrait nous
inciter à la resituer, dans un paysage culturel mondial qui n’est plus le même.
Bien sûr, la critique du colonialisme a été un
moment crucial à la fois dans l’histoire des intellectuels en France et dans la genèse du postcolonialisme. Ses matrices sont multiples : à côté de
Gramsci et du marxisme indien, on y trouve Frantz
Fanon et Aimé Césaire, mais aussi pas mal de
French Theory, de Foucault et Derrida.
Pour autant, la critique postcoloniale propose-t-elle des alternatives à l’ordre mondial actuel?
La critique postcoloniale reste généralement confinée à l’université, même s’il faudrait distinguer
plus en détail la situation propre à chaque pays.
Il ne s’agit pas d’un courant organisé, ni d’une
école. Le terme « postcolonialisme » désigne à la
fois une culture venue après la décolonisation,
créée par des intellectuels originaires de ce qui fut
le monde colonial, et une critique de la culture
occidentale, réinterprétée au prisme colonial. Des
Quelles alternatives pour demain ?
91
intellectuels francophones comme Édouard
Glissant, Patrick Chamoiseau, Françoise Vergès ou
Achille Mbembe y sont classés tout naturellement… Mais force est de constater que l’influence
de cette mouvance demeure limitée. Elle agit dans
le contexte actuel et son influence politique n’est
pas comparable à celle qu’ont pu avoir l’anticolonialisme et l’anti-impérialisme des années 1950
et 1960, qui étaient portés par les révolutions en
Chine, au Vietnam, à Cuba, en Algérie. Un vaste
mouvement historique transformait alors les colonisés en sujets politiques, en acteurs de l’histoire.
Aujourd’hui, la critique postcoloniale n’est pas
connectée à de tels mouvements politiques…
Certains de ses critiques la considèrent, de manière
un peu méprisante, un « carnaval académique48 ».
Je pense qu’il serait un peu prématuré de porter
un jugement aussi péremptoire.
En France, le postcolonialisme a connu un essor
important suite à la révolte des banlieues de 2005
et a trouvé des connexions avec des mouvements
associatifs et culturels en dehors de l’université. Ce
départ me paraît prometteur.
Mais dans les pays que vous évoquez, les révolutions et indépendances ont laissé la place à des dictatures militaires, souvent de
type religieux, ou à des régimes affairistes, où dans tous les cas
la pensée postcoloniale n’a aucune incidence…
Paradoxalement, ce n’est pas dans les pays qui
ont été au cœur des révolutions anticoloniales
qu’on trouve la pensée postcoloniale : ni en Chine,
ni au Vietnam, ni à Cuba. L’Inde est un de ses
foyers, mais il s’agit d’une démocratie. Les
Africains qui participent à la mouvance postcoloniale doivent, dans la plupart des cas, quitter
l’Afrique pour jouer ce rôle.
Où sont passés les intellectuels ?
92
Passons à la question des mutations technologiques: la microinformatique et l’Internet ont-ils modifié encore plus profondément les formes du débat public, dont le modèle ancien était déjà
mal en point?
L’arrivée d’Internet a eu des conséquences considérables, notamment en ce qui concerne le mode de
circulation des idées. Un article écrit pour une
revue peut multiplier le nombre de ses lecteurs avec
sa mise en ligne, car il peut être relayé par différents
sites, en fonction du sujet traité, parfois dans plusieurs pays et dans des langues différentes, à l’insu
même de son auteur. C’est un phénomène assez fréquent. Ce processus s’explique par ce que Hartmut
Rosa nomme l’accélération, typique de notre régime
de temporalité49. Les modes et la rapidité de la
communication se sont transformés. Autrefois, les
échanges épistolaires prenaient du temps.
Aujourd’hui, avec les e-mails, ils se font en temps
réel ! Avec une tablette numérique, on peut se trouver dans un lieu perdu et avoir accès à la littérature
mondiale et consulter gratuitement des centaines de
milliers d’articles et de livres. Le lecteur francophone
peut accéder librement au fonds ancien de la
Bibliothèque nationale. Tout cela est extraordinaire. Cette accélération, cependant, affecte la pensée, qui ne surgit pas de l’instant mais de la
réflexion. Désormais, nous fréquentons les musées
et les expositions pour contempler les lettres des
auteurs du XIXe et du XXe siècle. L’aura qu’elles
dégagent nous restitue un peu de la saveur d’un
passé révolu. Habitués à l’ordinateur, nous nous
demandons même comment ils pouvaient autant
écrire à la main. Mais ces correspondances sont des
vestiges archéologiques. Désormais, nous n’avons
plus droit qu’à un échange de courriels entre
Bernard-Henri Lévy et Michel Houellebecq.
Quelles alternatives pour demain ?
93
Internet peut-il pour autant être considéré comme porteur d’une
nouvelle utopie?
Une nouvelle utopie, certainement pas. Mais il
faudrait éviter les travers symétriques de l’idéalisation et de la diabolisation. Dans un essai
célèbre, Walter Benjamin avait mis en lumière le
caractère double de l’art moderne, « à l’époque
de sa reproductibilité technique » : d’une part, il
a perdu son aura ; de l’autre, il est conçu pour un
public de masse. De par son mode de fonctionnement technique, Internet est indéniablement
un outil puissant de démocratisation de la culture.
Il peut faire circuler des idées subversives et mobiliser la société civile, comme nous ont montré les
révolutions arabes. Mais il peut aussi véhiculer
des mensonges, des mythes et des idées néfastes
à une échelle de masse. En outre, il accélère une
tendance propre à notre civilisation : l’individualisation, l’atomisation de la société et la perte
du lien social. Le modèle anthropologique néolibéral qui postule des individus isolés, relativement
libres dans leurs mouvements mais en compétition
les uns avec les autres, s’accommode bien des
nouvelles technologies. Le capitalisme qui a abandonné l’organisation fordiste du travail pour privilégier une structure de réseaux globalisés, a
besoin des nouvelles technologies de la communication. De ce point de vue, Herbert Marcuse
n’avait pas tort de critiquer, dans L’Homme unidimensionnel (1964), le mythe de la neutralité de
la technologie, puisque cette dernière tend à se
développer selon une logique qui lui est propre et
qui en fait un dispositif de domination et d’aliénation. Une nouvelle utopie devra forcément, me
semble-t-il, briser ce mythe, mais elle devra aussi
prendre en compte le fort degré d’autonomie des
Où sont passés les intellectuels ?
94
individus dans le monde contemporain, qui a
façonné notre manière d’être. Je partage l’idée de
Philippe Corcuff selon laquelle la libération collective et l’épanouissement individuel ne sont pas
contradictoires mais devraient être pensés
ensemble, dans une perspective coopérative et
non pas concurrentielle50.
Est-ce que les nouvelles utopies pourraient venir des mouvements de contre-culture, apparus dans l’après-guerre contre la
culture de masse?
Il me semble que la contre-culture des années 1960
et 1970 a globalement disparu aujourd’hui, ou
alors elle subsiste sous des formes très limitées. Les
jeunes qui s’installent à la campagne, par exemple
à Tarnac, pour y créer des sortes de phalanstères
modernes, en se soustrayant à la société de marché, créent une contre-culture qui peut devenir un
modèle. C’est un phénomène intéressant mais
marginal.
De plus, l’expérience du passé montre que la
contre-culture peut se faire absorber par le système
marchand. De nombreux auteurs ont analysé la
capacité extraordinaire du capitalisme à récupérer,
intégrer et ainsi neutraliser les mouvements culturels qui le critiquaient. Le rock’n’roll a été un défi
violent à l’Amérique autoritaire, conservatrice et
puritaine des années 1950, avant de devenir un des
secteurs les plus rentables de l’industrie culturelle.
London Calling, la chanson que les Clash hurlaient en 1979 comme un appel à la révolte, est
devenu en 2012 l’hymne officiel des Jeux olympiques de Londres, spectacle planétaire et gigantesque kermesse marchande… En 1989, avec les
célébrations de son bicentenaire, la Révolution
française s’est transformée en pur spectacle mis en
Quelles alternatives pour demain ?
95
scène par l’industrie culturelle (et par un État qui
en a intériorisé les codes).
Mais ne reste-t-il pas des foyers de la pensée critique, dans
l’édition par exemple?
Nous avons aussi assisté, au cours de ces dernières
années, notamment en France, à la naissance de plusieurs maisons d’édition alternatives qui propagent des nouvelles pensées critiques, sans visée
commerciale. Bien entendu, elles subsistent difficilement, mais elles se sont taillé une place dans le
paysage culturel. Cette scène alternative, faite de
petits éditeurs et d’un réseau de librairies, jouit
d’une reconnaissance réelle. Il n’est pas inhabituel,
en France, qu’un grand quotidien rende compte
d’un livre paru chez Amsterdam, Lignes, La
Fabrique ou Les Prairies ordinaires.
Cela ne prouve-t-il pas aussi que « les journalistes » ne sont pas
tous inféodés au grand capital, en subissant les directives de
leurs patrons de grands groupes ? Qu’ils ont une marge de
manœuvre pour défendre certaines idées?
Certainement, il y a d’excellents journalistes, tout
à fait intègres et critiques. La réification de l’espace public et l’appropriation des médias par des
grands monopoles financiers se font, dans la plupart des cas, contre les journalistes eux-mêmes. Le
succès d’un quotidien indépendant comme
Mediapart prouve qu’il peut y avoir aussi une
information libre et critique.
À l’inverse, peu d’intellectuels ou de personnes issues de cette
culture alternative ont accompagné les mouvements sociaux
actuels. Comment comprendre cette déconnexion entre les (rares)
intellectuels critiques et les mouvements sociaux actuels?
C’est un vrai problème. La défaite historique de
Où sont passés les intellectuels ?
96
1989 a fait que les mouvements sociaux d’aujourd’hui sont restés orphelins. Le paradoxe de
notre époque, c’est qu’elle est obsédée par la
mémoire, alors que ses mouvements contestataires
– les indignés, le « printemps arabe », Occupy
Wall Street, etc. – n’ont aucune mémoire… Ils ne
peuvent pas s’inscrire dans la continuité avec les
mouvements révolutionnaires du XXe siècle.
Ces mouvements sont essentiellement portés par des jeunes,
alors que les intellectuels critiques sont plus âgés : ils ont au
moins la soixantaine. Faut-il en déduire qu’une guerre entre les
générations a lieu, bien qu’elle ne dise pas son nom?
Je ne parlerais pas d’une guerre des générations. Et
d’ailleurs les jeunes intellectuels engagés sont nombreux, même s’ils n’ont pas la même visibilité ou
reconnaissance que leurs aînés. Les mouvements de
ces dernières années sont à la recherche de nouvelles
perspectives, mais n’ont pas d’orientation politique
clairement définie. Ils sont apparus dans différents
pays – en Espagne, aux États-Unis, en Angleterre,
en Italie, dans les pays arabes – mais dans aucun ils
ne se sont structurés politiquement. Voyez le cas
d’Occupy Wall Street, un mouvement dont on a
beaucoup parlé mais qui a disparu pendant la campagne présidentielle de 2012.
Il reste tout de même quelques intellectuels critiques comme
Jacques Rancière ou Alain Badiou. Sont-ils en phase avec les
mouvements sociaux de notre époque?
Rancière et Badiou sont des philosophes qui critiquent la domination contemporaine. Ils sont fort
intéressants, mais ils ne sont pas en mesure d’offrir un projet aux nouveaux mouvements sociaux.
Ils n’ont d’ailleurs pas, à juste titre, une telle ambition, et ne se posent pas en leaders. Rancière a
Quelles alternatives pour demain ?
97
donné une contribution essentielle pour repenser
la démocratie et l’émancipation, dans des ouvrages
comme La Nuit des prolétaires (1981) ou La Haine
de la démocratie (2005). Badiou, étrange figure de
communiste platonicien, séduit par l’acuité de sa
critique, son style flamboyant et le radicalisme de
sa pensée, mais ses références politiques sont
anciennes – l’« Organisation » – et un peu déroutantes. Dans l’université, la pensée critique est
assez vivace. Il y a des philosophes comme Giorgio
Agamben, Nancy Fraser, Toni Negri, Slavoj Žižek,
des historiens comme Perry Anderson, des géographes comme David Harvey, des sociologues
politiques comme Philippe Corcuff et bien
d’autres… En dehors, il y a des écrivains et des
essayistes comme Tariq Ali, etc. Mais quand ce
microcosme organise à Londres un colloque sur
l’« actualité du communisme », cela fait un peu
sourire. Les jeunes ne les reconnaissent en tout
cas pas vraiment comme des interlocuteurs.
On pourrait dire la même chose à propos des
études postcoloniales. De véritables « stars » ont
fait leur apparition dans les campus américains,
tels les théoriciens critiques d’origine indienne
Homi Bhabha ou Gayatri Chakravorty Spivak.
Mais pour les jeunes insurgés du Caire et de
Tunis, Bhabha et Spivak ne représentent pas
grand-chose. La rupture entre intellectuels critiques et mouvements sociaux reste considérable.
Daniel Bensaïd, qui a été un passeur irremplaçable
entre les générations, ainsi qu’entre les intellectuels et les militants, considérait cette question
tout à fait décisive lorsqu’il a créé le SPRAT
(Société pour la résistance à l’air du temps),
aujourd’hui devenu Société Louise Michel, et la
revue Contretemps.
Quelles alternatives pour demain ?
99
«
Le monde
ne peut pas vivre
sans utopie
et il en inventera
de nouvelles.
»
On peut se demander si le phénomène n’est pas également structurel: les baby-boomers sont très nombreux, et ils détiennent les
postes clés de la culture. Comment les jeunes peuvent-ils dès
lors inventer une autre utopie, s’ils n’ont pas la possibilité de
s’exprimer, ou restent cantonnés dans les marges?
Certes, la situation de ceux qui ont 20 ans aujourd’hui n’est pas comparable à celle des baby-boomers des années 1960. Mais la paralysie des
mouvements contemporains de contestation n’est
pas la faute des baby-boomers. Elle tient à la jonction entre la défaite historique des révolutions du
XXe siècle et l’avènement d’une crise tout aussi historique du capitalisme, qui prive une génération
d’avenir. Les plus sensibles aux injustices de la
société sont les jeunes précarisés qui sont passés par
l’université et ont eu accès à la culture. Les conditions d’une explosion sociale sont réunies, mais il
n’y a pas de mèche pour mettre le feu aux poudres.
Qu’est-ce qui différencie les « révolutions arabes » des révolutions survenues dans le passé?
Les révolutions arabes sont un processus en cours
et il est difficile d’en prévoir l’issue, car les contradictions qui les traversent sont profondes. Il s’agit
incontestablement de mouvements de grande
ampleur qui expriment à la fois un désir irrépressible de liberté et la souffrance d’une génération
frappée par l’exclusion sociale. En Tunisie et en
Égypte, elles ont renversé des dictatures, ce qui
n’est pas une mince affaire. Personne ne les a vues
venir. Mais, en même temps, ces mouvements
n’étaient pas en mesure de proposer une alternative, d’où le succès électoral des islamistes. En
Libye et surtout en Syrie, ces mouvements spontanés ont rencontré des obstacles plus puissants et
donné lieu à des guerres civiles, qui ont tourné aux
Où sont passés les intellectuels ?
100
affrontements interethniques, en arrêtant la dynamique qui s’était amorcée au début de 2011.
Un trait commun de ces mouvements tient au fait
qu’ils n’étaient encadrés par aucune organisation
hégémonique et qu’ils n’avaient pas une orientation idéologique clairement définie. Les nouvelles
générations qui les animent n’ont pas de repères
politiques. Elles ne peuvent se tourner ni vers le
socialisme, ni vers le panarabisme, puisqu’ils ont
échoué, et puisqu’elles se battent contre des
régimes qui en sont souvent les héritiers, de l’Égypte à la Libye. Elles ne se réclament pas non plus
de l’islamisme, même si celui-ci a récupéré sur le
plan électoral leurs révolutions. Elles sont enfin
très éloignées du tiers-mondisme et de l’anticolonialisme, en dépit de leur hostilité à Israël, vu
comme le représentant des intérêts du monde
occidental au Proche-Orient. Dans leur manque de
perspectives, ces révolutions sont donc le miroir
de ce début du XXIe siècle dont le profil commence
à se dessiner.
Mais la comparaison se pose entre le XXIe et le XXe siècle. À l’aube
du XXe siècle, l’avenir n’était-il pas tout aussi incertain, dans un
monde subissant la catastrophe de la Grande Guerre, déboussolé
par l’effondrement de la civilisation?
Non, je ne crois pas que l’on puisse comparer
notre époque avec le début du XXe siècle, ni non
plus avec le début du XIXe siècle. Ce dernier s’ouvre
avec la Révolution française, qui a été la matrice
de l’idée de progrès et du socialisme. Le XXe siècle
s’ouvre avec la Grande Guerre, c’est-à-dire l’effondrement de l’ordre européen, mais la guerre
engendre la révolution russe et accouche du communisme, une utopie armée qui projette son
ombre sur tout le siècle. Le communisme a connu
Quelles alternatives pour demain ?
101
ses moments de gloire et ses moments d’abjection,
mais il constituait une alternative au capitalisme.
Le XXIe siècle s’ouvre avec la chute du communisme. Si l’histoire est une tension dialectique
entre le passé comme « champ d’expérience » et
le futur comme « horizon d’attente », selon la formule de Reinhart Koselleck, aujourd’hui, à l’aube
du XXIe siècle, l’horizon d’attente semble avoir
disparu51.
Y a-t-il eu d’autres périodes où il n’existait pas d’horizon d’attente?
Peut-être au début du Moyen Âge, après la chute
de l’Empire romain. Ou encore, comme l’a montré Tzvetan Todorov, au moment de la conquête du
Mexique, qui a nourri les utopies de l’Occident et
provoqué l’éclipse des civilisations précolombiennes52. Mais ces transitions se sont étalées dans
le temps, elles n’ont pas été soudaines comme le
tournant de 1989. L’utopie surgit souvent avec
des habits anciens et se montre sensible à la poésie du passé, mais la situation actuelle, que certains
appellent « présentiste », est encore différente.
Les mouvements contestataires d’aujourd’hui oscillent entre Scylla et Charybde, entre le rejet du
passé et l’absence de futur.
Peut-on dire que l’ère de la révolution comme moyen de changer
le monde disparaît avec le XXIe siècle?
Le monde ne peut pas vivre sans utopies et il en
inventera de nouvelles. Ce qui me paraît certain,
c’est qu’il n’y aura plus de révolutions menées au
nom du communisme, tout au moins du communisme du XXe siècle. Ce dernier a été engendré par
un âge de guerres, il a conçu la révolution selon un
paradigme militaire, et cet âge est révolu. On peut
formuler l’hypothèse que les futures révolutions ne
Où sont passés les intellectuels ?
102
seront pas communistes, comme l’ont été celles du
XXe siècle, mais se feront pour les biens communs
qu’il faut sauver contre la réification marchande.
Les révolutions ne se décrètent pas, elles surgissent
des crises sociales et politiques, sans découler d’aucune « loi » de l’histoire, d’aucune causalité déterministe. Elles s’inventent et leur issue est toujours
incertaine. Aujourd’hui, il faut savoir intérioriser
la défaite des révolutions du passé sans pour autant
se plier à l’ordre du présent. Les révolutions ne sont
pas toutes joyeuses. À notre époque, j’aurais plutôt tendance à les penser, à l’instar de Daniel
Bensaïd, comme un « pari mélancolique53 ».
Notes
105
Notes
1
Cf. Edward Saïd, Culture et Impérialisme, trad.
P. Chemla, Paris, Fayard/Le Monde diplomatique, 2000,
p. 117 ; Theodor W. Adorno, Philosophie de la nouvelle
musique, trad. H. Hildenbrand et A. Lindenberg, Paris,
Gallimard, 1962, p. 94-95.
2 Cf. Pascal Ory et Jean-François Sirinelli, Les Intellectuels
en France, de l’affaire Dreyfus à nos jours, Paris, Armand
Colin, coll. « U », 1986, p. 6.
3 Cf. Jürgen Habermas, L’Espace public, trad. M. B. de
Launay, Paris, Gallimard, coll. « Critique de la politique »,
1978.
4 Cf. Paris Norbert Elias, Mozart : sociologie d’un génie,
trad. J. Étoré et B. Lortholary, Paris, Seuil, coll. « La
Librairie du XXe siècle », 1991.
5 Cf. Gérard Noiriel, Immigration, antisémitisme et racisme
en France, XIXe-XXe siècle, discours publics, humiliations privées, Paris, Fayard, coll. « Nouvelles études hisotriques »,
2007.
6 Max Weber, Le Savant et le Politique, trad. C. ColliotThélène, Paris, La Découverte, coll. « Sciences humaines et
sociales », 2003 ; cf. Enzo Traverso, « Entre le savant et le
politique : Max Weber contre les intellectuels », in Michael
Löwy (dir.), Max Weber et les paradoxes de la modernité,
Paris, Presses Universitaires de France, coll. « Débats philosophiques », 2012, p. 109-128.
7 Cf. Domenico Losurdo, Nietzsche philosophe réactionnaire : pour une biographie politique, trad. A. Menville et
L.-A. Sanchi, Paris, Delga, 2008 ; Ernst Nolte, Nietzsche :
le champ de bataille, trad. F. Husson, Paris, Bartillat, 2000,
p. 299.
8 Thomas Mann, Considérations d’un apolitique, trad.
L. Servicen et J. Naujac, Paris, Grasset, 2002.
9 Cf. Jacques Cantier, Pierre Drieu la Rochelle, Paris, Perrin,
2011, ch. 4.
10 Raymond Aron, L’Opium des intellectuels, Paris, Hachette
coll. « Pluriel », 2002.
11 Antonio Gramsci, Guerre de mouvement et guerre de position, Paris, La Fabrique, 2012, ch. 4.
12 George Orwell, « Les Écrivains et le Léviathan » (1948),
in Essais, articles, lettres, t. IV, trad. A. Krief, B. Pêcheur
et G. Semprun, Paris, Ivrea, 2001.
Où sont passés les intellectuels ?
106
13 Cf. Pierre Grémion, Intelligence de l’anticommunisme : le
congrès pour la liberté de la culture à Paris, 1950-1975,
Paris, Fayard, coll. « Pour une histoire du XXe siècle », 1995,
p. 435-443.
14 Cf. Wolf Lepenies, Les Trois Cultures : entre science et littérature, l’avènement de la sociologie, trad. H. Plard, Paris,
MSH, 1990, p. 151-154.
15 Julien Benda, La Trahison des clercs, Paris, Grasset, coll.
« Les Cahiers rouges », 1990.
16 Franz Borkenau, « L’Ennemi totalitaire » (1940), in Enzo
Traverso (dir.), Le Totalitarisme : le XXe siècle en débat,
Paris, Seuil, coll. « Points », 2001, p. 353-373.
17 François Furet, Le Passé d’une illusion : essai sur l’idée communiste au XXe siècle, Paris, Laffont/Calmann-Lévy, 1995,
ch. 7.
18 Cf. Michel Winock, Le Siècle des intellectuels, Paris, Seuil,
1997, ch. 27.
19 Cf. Alan Wald, The New York Intellectuals : the Rise and
Decline of the Anti-Stalinist Left from the 1930s to the
1980s, Chapel Hill, University of North Carolina Press,
1987.
20 Jean-Paul Sartre, « Plaidoyer pour les intellectuels » (1966),
in Situations philosophiques, Paris, Gallimard, coll. « Tel »,
1990, p. 221.
21 Herbert Marcuse, « L’existentialisme, à propos de L’Être et
le néant de Jean-Paul Sartre » (1948), in Culture et société,
Paris, Éditions de Minuit, 1970, p. 215-248.
22 Norberto Bobbio, Il dubbio e la scelta. Intellettuali e potere
nella società contemporanea, NIS, Roma, 1993.
23 Karl Popper, La Société ouverte et ses ennemis, trad.
J. Bernard et P. Monod, Paris, Seuil, 1979, 2 vol.
24 Cf. Pierre Dardot et Christian Laval, La Nouvelle Raison
du monde : essai sur la société néolibérale, Paris, La
Découverte, 2009.
25 Pierre Bourdieu, Méditations pascaliennes, Paris, Seuil,
1997, p. 21.
26 Cf. Victor Serge, Mémoires d’un révolutionnaire et autres
écrits politiques, 1890-1947, Paris, Laffont, 2001.
27 Cf. Zeev Sternhell, Ni droite ni gauche : l’idéologie fasciste
en France, Paris, Fayard, 2000 ; Robert O. Paxton, La
France de Vichy, 1940-1944, trad. C. Bertrand, Paris, Seuil,
coll. « Points histoire », 1999 ; Régis Meyran, Le Mythe de
l’identité nationale, Paris, Berg International, 2009.
28 François Cusset, La Décennie : le grand cauchemar des
années 1980, Paris, La Découverte, coll. « Cahiers libres »,
2006.
Notes
107
29 Cf. Michael Christofferson, Les Intellectuels contre la
gauche. : l’idéologie antitotalitaire en France, 1968-1981,
trad. A. Merlot, Marseille, Agone, coll ; « Contre-feux »,
2009.
30 Karl Mannheim, Idéologie et Utopie, trad. O. Mannoni,
Paris, MSH, 2006.
31 Dolf Oehler, Le Spleen contre l’oubli : juin 1848, trad G.
Petitdemange, Paris, Payot, coll. « Critique de la politique », 1996.
32 Régis Debray, Cours de médiologie générale, Paris,
Gallimard, coll. « Bibliothèque des idées », 1991.
33 André Schiffrin, L’Édition sans éditeurs, trad.
M. Luxembourg, Paris, La Fabrique, 1999.
34 Cf. Catherine Meyer, Mikkel Borch-Jacobsen, Jean
Cottraux, Didier Pieux et Jacques Van Rillaer (dir.), Le
Livre noir de la psychanalyse, Paris, Les Arènes, 2010 ;
Michel Onfray, Le Crépuscule d’une idole : l’affabulation
freudienne, Paris, Grasset, 2010.
35 François Furet, Penser la Révolution française, Paris, FolioGallimard, 1978, p. 29.
36 Hannah Arendt, « The Ex-Communists » (1953), in Essays
in Understanding, 1930-1954, New York, Schocken Books,
1994, p. 391-400.
37 Annie Kriegel, Ce que j’ai cru comprendre : mémoires,
Paris, Laffont, coll. « Notre époque », 1991.
38 Michael Löwy et Robert Sayre, Révolte et mélancolie : le
romantisme à contre-courant de la modernité, Paris, Payot,
coll. « Critique de la poilitique », 1992.
39 Cesare Lombroso, L’uomo bianco e l’uomo di colore,
Turin, Bocca, 1892.
40 Cf. Henry Rousso, « L’Expertise des historiens dans les procès pour crimes contre l’humanité », in Denis Salas et
Jean-Paul Jean (dir.), Barbie, Touvier, Papon : des procès
pour la mémoire, Paris, Autrement, coll. « Mémoires »,
2002, p. 58-69.
41 Eric Hobsbawm, L’Âge des extrêmes : histoire du court
XXe siècle, Bruxelles, Complexe, 2003, p. 24.
42 Cf. Michel Foucault, « Les Intellectuels et le Pouvoir »
(1972), in Dits et Écrits, t. II, Paris, Gallimard, coll.
« Bibliothèque des sciences humaines », 1994, p. 306-315.
43 Zygmunt Bauman, La Décadence des intellectuels : des
législateurs aux interprètes, trad. M. Tricoteaux, Paris,
Jacqueline Chambon, 2007.
44 Gérard Noiriel, Dire la vérité au pouvoir : les intellectuels
en question, Marseille, Agone, coll. « Éléments », 2010,
p. 242.
Où sont passés les intellectuels ?
108
45 Cf. les pièces de ce débat in Devant l’histoire: les documents
de la controverse sur la singularité de l’extermination des
juifs par le régime nazi, Éditions du Cerf, Paris, 1988.
46 Edward Saïd, L’Orientalisme : l’Orient créé par l’Occident,
trad. C. Malamond, Paris, Seuil, 1980.
47 Edward Saïd, Des intellectuels et du pouvoir, trad.
P. Chemla, Paris, Seuil, 1994.
48 Jean-François Bayart, Les Études postcoloniales : un carnaval académique, Paris, Karthala, coll. « Disputation »,
2010. Pour une histoire de ce courant de pensée, cf. Robert
Young, Postcolonialism : an Historical Introduction,
Oxford, Blackwell, 2001.
49 Hartmut Rosa, Accélération : une critique sociale du temps,
trad. D. Renault, Paris, La Découverte, coll. « Théorie
critique », 2010.
50 Cf. Philippe Corcuff, La gauche est-elle en état de mort cérébrale ?, Paris, Textuel, coll. « Petite encyclopédie critique »,
2012, p. 45-48.
51 Reinhart Koselleck, « “Champ d’expérience” et “horizon
d’attente” : deux catégories historiques », in Le Futur
passé : contribution à la sémantique des temps historiques,
trad. J. et M.-C. Hooch, Paris, EHESS, coll. « recherches
d’histoire et de sciences sociales », 1990, p. 307-329.
52 Cf. Tzvetan Todorov, La Conquête de l’Amérique : la question de l’autre, Paris, Seuil, coll. « Points », 1991.
53 Daniel Bensaïd, Le Pari mélancolique : métamorphoses de
la politique, politique des métamorphoses, Paris, Fayard,
1997.
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Achevé d’imprimer en janvier 2013
sur les presses de Normandie Roto Impression s.a.s, Lonrai.
N° d’impression :
N° d’édition : 763
Dépôt légal : janvier 2013
imprimé en France

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