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Où sont passés les intellectuels? conversations pour demain Où sont passés les intellectuels? Enzo Traverso Conversation avec Régis Meyran Graphisme : Agnès Dahan © Les éditions Textuel, 2013 4, impasse de Conti 75006 Paris www.editionstextuel.com ISBN : 978-2-84597-457-9 ISSN : 1271-9900 Dépôt légal : janvier 2013 Où sont passés les intellectuels ? 5 Bibliographie de l’auteur • Les Marxistes et la question juive : histoire d’un débat, 1843-1943, préface de P. Vidal-Naquet, Paris, PEC-La Brèche, 1990 ; nouvelle éd., Paris, Kimé, 1997. • Les Juifs et l’Allemagne : de la « symbiose judéo-allemande » à la mémoire d’Auschwitz, Paris, La Découverte, coll. « Textes à l’appui », 1992. • Siegfried Kracauer : itinéraire d’un intellectuel nomade, Paris, La Découverte, coll. « Textes à l’appui », 1994 ; nouvelle éd. 2006. • Pour une critique de la barbarie moderne : écrits sur l’histoire des Juifs et de l’antisémitisme, Lausanne, Page 2 ; nouvelle éd. 1997. • L’Histoire déchirée : essai sur Auschwitz et les intellectuels, Paris, Éditions du Cerf, coll. « Passages », 1997. • Le Totalitarisme : le XXe siècle en débat, textes réunis et présentés par E. Traverso, Paris, Seuil, coll. « Points », 2001. • La Violence nazie : une généalogie européenne, Paris, La Fabrique, 2002. • La Pensée dispersée : figures de l’exil judéo-allemand, Paris, Léo Scheer, coll. « Lignes », 2004. • Le Passé, modes d’emploi : histoire, mémoire, politique, Paris, La Fabrique, 2005. • À feu et à sang : la guerre civile européenne, 1914-1945, Paris, Stock, coll. « Un ordre d’idées », 2007 ; nouvelle éd. Paris, Hachette, coll. « Pluriel », 2009. • L’Histoire comme champ de bataille : interpréter les violences du XXe siècle, Paris, La Découverte, 2010 ; nouvelle éd. coll. « Poche », 2012. • La Fin de la modernité juive : histoire d’un tournant conservateur, Paris, La Découverte, 2013. Sommaire 7 Préface 11 De la naissance à l’éclipse des intellectuels Les intellectuels apparaissent avec l’affaire Dreyfus, en défendant les droits de l’Homme dans une sphère publique en pleine construction. Après la Grande Guerre, le champ intellectuel se radicalise et se politise. Pendant les années 1930, les intellectuels sont sommés de choisir entre fascisme et communisme – les deux alternatives au capitalisme en crise. Cette période de l’intellectuel engagé se referme à la fin des années 1970. Aujourd’hui, nous assistons à la consécration médiatique des experts de gouvernement. 47 L’essor des néoconservateurs La chute du « socialisme réel », l’emprise de la communication en politique et l’hégémonie de l’économie néolibérale ont combiné leurs effets pour causer l’éclipse des intellectuels. C'est le moment où, des États-Unis à la France, une vague néoconservatrice, incarnée par des figures issues du communisme ou de l’extrême gauche, s’impose dans la sphère publique. La fin des utopies du XXe siècle a laissé la place à une ère « postidéologique » dominée par l’« humanitarisme », la vertu post-totalitaire par excellence, parfaitement compatible non seulement avec la démocratie mais aussi avec le néolibéralisme. 77 Quelles alternatives pour demain? Aujourd’hui, le chercheur intervient à propos d’un sujet dont il est spécialiste, ce qui correspond à la pos- Où sont passés les intellectuels ? préface 6 ture de l’intellectuel « spécifique » définie jadis par Michel Foucault. Enzo Traverso souligne la transformation progressive de cet intellectuel en « expert » de gouvernement, inévitablement déconnecté des mouvements sociaux actuels. Afin d’inventer de nouvelles utopies, les intellectuels devraient sortir de leur domaine spécialisé et retrouver une posture universaliste. 105 Notes 7 Préface Si on accepte la chronologie établie par l’historien britannique Eric Hobsbawm, pour qui le « court XXe siècle » a commencé en 1914 et s’est achevé en 1989, alors on doit admettre que nous sommes entrés dans le XXIe siècle depuis bientôt ving-cinq ans, et qu’il nous semble toujours aussi opaque. La faute pourrait en incomber à un mode de vie que d’aucuns qualifient de « présentiste » : nos sociétés contemporaines vivraient dans un présent permanent, sans capacité de projection dans le futur et dans un rapport obsessionnel au passé, célébré religieusement et devenu objet de marchandise (à travers l'engouement pour les musées, les commémorations, le patrimoine national…). Dans ce contexte, la difficulté à imaginer un futur pourrait bien affecter également ceux qu'on nomme les « intellectuels ». Ceux-ci sont aujourd'hui peu audibles et semblent peiner à définir de nouvelles utopies. C’est sur leur histoire, depuis leur apparition avec l'affaire Dreyfus et leur radicalisation dans l'entre-deux-guerres, jusqu'à leur effacement dans le grand bruit médiatique contemporain, que revient dans ces pages l'historien Enzo Traverso. Celui-ci était en effet bien Où sont passés les intellectuels ? 8 placé pour traiter le sujet, étant donné les nombreux livres qu'il a consacrés au XXe siècle, ce siècle des intellectuels par excellence : il y traitait des guerres, destructions et révolutions en Europe (1914-1945, : la guerre civile européenne), de l'exil, de la Shoah, de la mémoire (L'Histoire comme champ de bataille ; La Violence nazie ; Le Passé, modes d'emploi). Il aborde le sujet que nous lui avons proposé de la même façon transnationale, en comparant particulièrement les cas français, allemand et italien. Le constat de Traverso est sans appel. Après l'effondrement du « socialisme réel », le silence des intellectuels est le miroir d'une défaite historique, celle d'une utopie qui allait bien au-delà des régimes politiques qui prétendaient l'incarner. Les intellectuels ont été remplacés dans les médias de masse par des néoconservateurs – qui souvent sont paradoxalement d'anciens communistes – ou des experts proches du pouvoir. Ce phénomène apparaît au sein d'un système culturel marchand tout-puissant et autoréférentiel : le problème est donc largement structurel. Il semble bien loin le temps des Sartre, des Foucault ou même des Bourdieu, mettant leur notoriété au service d'une cause politique, au sens préface 9 le plus noble du terme. Orphelins de nouvelles utopies, déconnectés des mouvements sociaux de jeunes qui ne les reconnaissent pas comme porte-parole, les intellectuels doivent se redéfinir. Quitte à faire leur autocritique, admettre leurs aveuglements (pensons aux maoïstes), mais sans renier de façon manichéenne leurs engagements passés. Enzo Traverso nous livre un plaidoyer pour une pensée critique renouvelée. Il est peut-être temps de se préoccuper à nouveau de l'avenir, afin que les citoyens d'Europe et d'ailleurs puissent mieux résister à la marchandisation du monde et défendre l'intérêt commun. Régis Meyran De la naiss à l’éclipse des intelle De la naissance à l’éclipse des intellectuels De la naissance à l’éclipse des intellectuels 13 Le mot d’« intellectuel » est aujourd’hui tellement galvaudé qu’on ne sait plus très bien de quoi on parle. À votre avis, comment peut-on définir l’intellectuel? Il y a une dizaine d’années, une photo de l’Agence France-Presse a fait le tour du monde et suscité le scandale. On y voit Edward Saïd, éminent professeur de littérature comparée de l’université Columbia de New York, en train de lancer des pierres contre un check-point israélien à la frontière libanaise. C’était l’été 2000. Ce geste spontané de protestation n’avait rien d’héroïque, mais il révèle une posture. Vous avez raison, le mot « intellectuel » est galvaudé. Tout le monde l’utilise à tort et à travers et il prend souvent des significations différentes. Je ne commencerai pas ce dialogue par l’énumération des définitions possibles – elles sont multiples – ni par une typologie des intellectuels. Nous aurons l’occasion d’y revenir plus tard. Si j’ai évoqué la photo de Saïd lançant des pierres – j’aurais pu rappeler George Orwell avec un fusil à l’épaule pendant la guerre civile espagnole ou Marc Bloch dans la Résistance française – c’est que, dans l’histoire du XXe siècle, la notion d’intellectuel est indissociable de l’engagement politique. Edward Saïd et Theodor W. Adorno, qui étaient des musicologues raffinés, ont consacré des pages fort intéressantes au contrepoint et à la dissonance, une écriture musicale et une forme esthétique fondées sur le contraste plutôt que sur l’harmonie tonale1. Elles me semblent d’excellentes métaphores pour définir le rôle de l’intellectuel. L’intellectuel questionne le pouvoir, conteste le discours dominant, provoque la discorde, introduit un point de vue critique. Non seulement dans son œuvre, comme l’ont fait Saïd et Adorno dans leurs Où sont passés les intellectuels ? 14 écrits sur la littérature et sur la musique, mais aussi dans l’espace public. Souvent, il paye aussi le prix de ses choix. D’un point de vue historique, la figure de l’intellectuel apparaîtelle réellement avec l’affaire Dreyfus ou est-ce là un stéréotype qu’il faut critiquer? On date généralement la naissance des intellectuels avec l’affaire Dreyfus, à cause de sa dimension éthique et politique. L’affaire Dreyfus remet en question la République, la justice, les droits de l’Homme, l’antisémitisme : nous pouvons bien la considérer, symboliquement, comme un moment fondateur. Nous pouvons aussi, bien entendu, chercher des précurseurs : les « philosophes », les hommes de lettres des Lumières, étaient des intellectuels. Voyez la défense de Calas par Voltaire, au nom de la lutte contre le fanatisme et l’intolérance ; ou la campagne de Cesare Beccaria, en Italie, contre la peine de mort ; ou le débat autour de l’émancipation des juifs mené par l’abbé Grégoire à Paris et par Christian Wilhelm von Dohm à Berlin ; ou la création des sociétés contre l’esclavage dans plusieurs pays européens. Tous ces gens sont déjà des intellectuels. Mais la transformation de l’adjectif « intellectuel » en substantif a lieu à la fin du XIXe siècle. Le premier à l’utiliser dans son acception courante est sans doute Clemenceau, le 23 janvier 1898, dans son quotidien, L’Aurore, en faisant allusion à une pétition en défense du capitaine Dreyfus2. Zola, l’auteur de « J’accuse ! », devient le paradigme de l’intellectuel. Le mot est utilisé ensuite de manière péjorative par les antidreyfusards de l’Action française et surtout par Maurice Barrès, qui avait déjà abordé la question dans son roman Les Déracinés (1897). De la naissance à l'éclipse des intellectuels 15 Pour eux, l’intellectuel est le miroir de la décadence, une des grandes obsessions de la réaction européenne au tournant du XXe siècle : l’intellectuel mène une vie purement cérébrale coupée de tout lien organique avec la nature, il reste enfermé dans un monde artificiel, fait de valeurs abstraites, où tout est quantifié et mesuré, où tout devient laid, mécanique, antipoétique. L’intellectuel incarne une modernité anonyme et impersonnelle, il n’a pas de racines et ne représente pas l’esprit ou le génie d’une nation. Il est un esprit « cosmopolite », incapable de comprendre la culture d’un peuple enraciné dans un terroir. L’intellectuel se bat pour des principes abstraits: la justice, l’égalité, la liberté, les droits de l’Homme ; il veut faire triompher la vérité, il défend des valeurs universelles. Alors justement, qu’est-ce qui explique que le mot « intellectuel » est devenu courant à cette époque précisément, et non pendant les Lumières? Cela traduit-il un changement sociétal? La fonction éthique et politique des hommes de lettres à l’époque des Lumières était comparable à celle de l’intellectuel dreyfusard. Mais entre ces deux époques, il y a une différence de taille : le philosophe du XVIIIe siècle se positionne vis-à-vis de la Cour ; la bourgeoisie cultivée et l’aristocratie sont pratiquement ses seuls interlocuteurs. L’intellectuel du XXe siècle agit dans une société beaucoup plus articulée, avec des classes antagonistes, dans un champ politique qui est divisé entre une droite et une gauche. Son statut social a changé, grâce à l’avènement de la modernité : les sociétés européennes ont connu l’industrialisation, l’urbanisation et l’avènement d’un espace public au sens moderne du terme. Bref, elles ont connu la naissance de la société de masse, ce qui signifie aussi Où sont passés les intellectuels ? 16 l’apparition de la presse, des médias, de l’édition. Bien sûr, les journaux existaient déjà au XVIIIe siècle, mais dans les années 1890 la presse est devenue une industrie, avec des tirages considérables. Le journaliste est un nouveau « type social » qui contribue à former l’opinion. Le marché est, à ce moment-là, un vecteur d’émancipation des intellectuels. Il leur permet de vivre de leur plume, grâce à la vente de leurs écrits, et non plus aux frais du prince dont ils étaient les conseillers : à la fin du XIXe siècle, les intellectuels forment un groupe social qui s’est autonomisé. Mais ce marché, grâce auquel les intellectuels s’autonomisent et qui leur permet de mieux faire entendre leur voix, n’est-il pas dès le départ source d’aliénation? Les premiers intellectuels peuventils être objectifs s’ils doivent vendre leurs idées à un lectorat? Au XIXe siècle, à l’aube de la société de masse, le marché a pu jouer un rôle émancipateur. Il faut revenir ici à la notion d’espace public, dont Jürgen Habermas a donné une définition désormais classique : il s’agit d’un lieu intermédiaire entre la société civile et l’État, entre la sphère du privé et des échanges économiques et la sphère des institutions. Autrement dit, la critique se taille sa place entre le domaine de la production et le domaine de la décision. La bourgeoisie européenne du XVIIIe siècle est une classe en formation qui accède à la culture, et invente un lieu ouvert, non hiérarchisé et non délimité par la loi, dans lequel il est possible d’exercer une fonction critique de la raison3. Cela nécessite des couches sociales qui lisent et s’informent (bourgeois, fonctionnaires, professions libérales), ainsi que des journalistes qui font le métier de relayer l’information, mais aussi d’analyser et interpréter l’actualité, d’orienter les opi- De la naissance à l'éclipse des intellectuels 17 nions. Viennent s’y ajouter des figures issues des marges, encore exclues de toute reconnaissance politique : les femmes, qui n’ont pas le droit de vote et sont dominées socialement, ont joué un rôle important dans la construction de cet espace, animant des salons et « causeries » littéraires, de Berlin à Paris, et discutant sur un pied d’égalité avec les philosophes. À cette époque, le marché assure la connexion entre les différents segments de l’espace public : ceux qui achètent un livre ou un journal permettent à l’intellectuel de vivre de sa plume, en touchant des droits d’auteur. Mais le marché n’exerce-t-il pas son influence sur l’ensemble de la culture? Bien sûr, le phénomène est plus général. Norbert Elias l’a bien expliqué dans le domaine de la création musicale, en comparant Mozart à Beethoven. Mozart dépend de la cour de Vienne pour vivre, tandis que Beethoven peut vivre de son art, quelques décennies plus tard, parce qu’il existe désormais un marché et un public à qui s’adresser. La distance qui les sépare n’est pas grande sur le plan chronologique, mais considérable sur le plan social. Beethoven recherche une reconnaissance auprès d’un public, au-delà de la Cour, et cela marque profondément toute sa trajectoire existentielle et artistique4. En disant cela, je ne veux pas idéaliser le marché mais plutôt insister sur les contradictions de la modernité naissante. Certes, à l’époque de l’essor du capitalisme industriel, le marché est déjà indissociable de l’exploitation et du colonialisme, mais il permet aussi aux hommes de lettres de s’affranchir de la Cour. Les contradictions du marché avaient été bien saisies à l’époque par Marx et Engels dans le Manifeste du Parti communiste Où sont passés les intellectuels ? 18 (1848), où ils dénonçaient l’aliénation créée par le capitalisme tout en lui reconnaissant le mérite d’avoir transformé le monde, en tant que vecteur du cosmopolitisme et de diffusion des idées modernes. Pourtant Gérard Noiriel évoque ce moment de la sphère publique comme étant celui des premiers faits divers, dans lesquels il range les écrits antisémites de Drumont. N’est-ce pas là dès la fin du XIXe siècle le côté pervers du marché, où les idéologies peuvent aussi être diffusées? Drumont professe son credo antisémite dans les pages du quotidien dont il est le directeur, La Libre Parole, et c’est en créant un quotidien, L’Humanité, que Jean Jaurès cherche à implanter et structurer le socialisme comme courant d’idées à l’échelle nationale. Noiriel a parfaitement raison de souligner que, dès la fin du XIXe siècle, la diffusion du racisme et de l’antisémitisme concerne la culture de masse, bien au-delà des ouvrages savants5. Il faudrait étudier les voies par lesquelles le racisme et l’impérialisme se transforment en imaginaires nationaux grâce à l’essor d’une industrie culturelle qui s’adresse à un large public. Dans ce processus, la presse illustrée joue un rôle important, au même titre que l’éducation scolaire ou les expositions universelles. L’espace public est un champ magnétique dans lequel s’opposent des forces et des courants antagoniques. Mais comment expliquez-vous qu’un homme de lettres ait pu à cette époque conserver une liberté de penser, qu’il ait pu ne pas être soumis aux exigences du marché et du lectorat, comme c’est le cas aujourd’hui – où un livre racoleur et simpliste se vend bien mieux qu’un essai documenté et critique? La réification de l’espace public, qui transforme la création culturelle en objet de consommation, n’est De la naissance à l'éclipse des intellectuels 19 pas une « mauvaise route », c’est une évolution consubstantielle à la société de marché elle-même. Mais il ne faut pas gommer les contradictions du processus historique. Au début du XXe siècle, la transformation des biens culturels en marchandises n’a pas atteint le niveau d’aujourd’hui. Au moment de l’affaire Dreyfus, Émile Zola et Bernard Lazare vivent de leur plume et s’affirment par leurs écrits. Une opinion publique commence à réagir et les intellectuels peuvent l’orienter. Mais le cas français n’est-il pas particulier? La France est sans doute un cas particulier, dans la mesure où l’espace public y apparaît très tôt sous la IIIe République, qui demeure une exception dans une Europe dynastique. En France, par ailleurs, le clivage entre le savant et l’intellectuel n’existe pas. Les professeurs de la Sorbonne sont des acteurs importants de la défense de Dreyfus, notamment le cercle réuni autour d’Émile Durkheim. À la même époque, en Allemagne, le clivage entre le savant (Gelehrte) et l’intellectuel (Intellektuelle) est beaucoup plus radical, et va même se renforcer sous la république de Weimar. Le savant est incorporé dans l’appareil d’État, il incarne la science et l’ordre, et l’université est le bastion du nationalisme. L’intellectuel, en revanche, agit en dehors des universités, qui sont les lieux de formation des élites et les gardiens de la culture conservatrice. Il est un produit de l’industrie culturelle naissante. Le clivage entre savant et intellectuel ne fait que reproduire l’opposition entre Kultur et Zivilisation, la culture traditionnelle et la civilisation technique, froide, déshumanisée. Cette opposition, qui structure toute la culture allemande de l’époque, est alors inconnue en Où sont passés les intellectuels ? 20 France. Voyez le cas de Max Weber qui, dans les conférences réunies en français sous le titre Le Savant et le Politique (1919), méprise les « journalistes », les « démagogues », et encore plus les intellectuels révolutionnaires de novembre 19186. Cela dit, il existe des affinités avec la France : dans les deux cas, les nationalistes définissent l’intellectuel comme un journaliste ou un écrivain cosmopolite, déraciné, souvent juif, incarnant une modernité haïe. L’intellectuel est presque toujours un outsider. En restant dans le cas de l’Allemagne, définissez-vous l’intellectuel comme étant nécessairement du côté de la modernité? Ne peut-on être un intellectuel conservateur ? Qu’en était-il de Friedrich Nietzsche, par exemple? Il existe une tradition en France – elle a été marquée par les travaux de Deleuze et plus récemment de Michel Onfray – qui consiste à faire un usage libertaire de Nietzsche, en mettant en valeur son côté critique et « subversif ». Mais il faut bien voir que celui-ci était, au sens strict du terme, un réactionnaire ; il n’était pas du tout dans le camp des « intellectuels » au sens traditionnel du terme. Je serais plutôt enclin, pour ma part, à classer l’auteur de La Naissance de la tragédie parmi les grands critiques conservateurs de la modernité, exécrée comme un âge de la décadence, aux antipodes du monde classique. Domenico Losurdo a montré de manière convaincante et fort argumentée que la pensée de Nietzsche, avec son mépris des masses, s’inscrit dans la réaction européenne contre une modernité identifiée à la révolte des classes subalternes et symbolisée par la Commune de Paris. De ce point de vue, il était sans doute plus proche de Gustave Le Bon que de l’anarchisme. Il De la naissance à l'éclipse des intellectuels 21 n’était pas un « révolutionnaire conservateur », car il refusait toute réconciliation avec la modernité technique, et on peut discuter de l’appropriation dont il a fait l’objet par le nazisme, mais il n’était certes pas un libertaire. Ernst Nolte, un historien à plusieurs égards infréquentable mais parfois subtil, a sans doute raison de voir Nietzsche, à côté de Marx, comme un des pères spirituels de la grande « guerre civile » qui a traversé le XXe siècle, une gigantesque « révolte des esclaves » que l’un stigmatise comme emblème de la décadence moderne alors que l’autre exalte comme aube d’une humanité libérée7. N’y a-t-il pas de passerelles entre le conservatisme et le camp du progrès? Thomas Mann, par exemple, que nous avons l’habitude de considérer comme un symbole de l’antinazisme allemand, a été un conservateur jusqu’au milieu des années 1920. En 1918, il publie ses Considérations d’un apolitique qui sont généralement présentées comme le manifeste de la révolution conservatrice8. Jusqu’à ce moment-là, il définit l’intellectuel avec mépris comme un « littérateur de la civilisation » (Zivilisationsliterat) et un « littérateur de café » (Cafehaus-Literat), souvent identifié au juif. Son roman La Montagne magique (1924) est emblématique de la transition qui s’opère en lui. Il y met en scène le clivage entre Lumières et antiLumières à travers le dialogue de deux personnages: Settembrini, une caricature de l’« homme de lettres » humaniste, et Naphta, figure singulière de réactionnaire romantique, jésuite d’origine juive, admirateur du Moyen Âge et du bolchevisme à la fois. Leurs dilemmes doivent trouver une solution. Thomas Mann devient ainsi antifasciste et se recon- Où sont passés les intellectuels ? 22 naît comme un « exilé » à partir de 1936. Aux États-Unis, il voudra dès lors incarner l’Allemagne de l’Aufklärung, par ses écrits et ses émissions sur les ondes de la BBC. Il devient un Settembrini moins naïf, qui garde quelque chose de la sensibilité de Naphta. D’une certaine façon, il rejoint aussi la posture politique de son frère Heinrich, chez qui il ne voyait auparavant qu’une forme d’humanisme généreux mais impuissant. Avant la Grande Guerre, Heinrich Mann déplorait l’absence, en Allemagne, de l’intellectuel dreyfusard à la française. Mais, pour finir sur ce point, n’a-t-il pas existé tout de même des intellectuels de droite conservateurs? Bien sûr, et ils ont été fort nombreux. Il y a même une certaine symétrie entre l’intellectuel de gauche et l’intellectuel de droite, car ils se situent aux antipodes en essayant de répondre à un même questionnement. Pensons à la guerre d’Espagne, qui voit deux pèlerinages parallèles : André Malraux, Benjamin Péret, George Orwell, W. H. Auden, Ernest Hemingway du côté républicain ; Paul Claudel, Robert Brasillach et Maurice Bardèche du côté franquiste. Ils ont tous décrit leur expérience et dénoncé l’ennemi. Certes, les intellectuels de droite ont bel et bien existé mais, d’une manière générale, ils récusaient cette dénomination. L’écrivain Ernst Jünger peut être considéré comme un intellectuel nationaliste fascisant jusqu’à la fin des années 1930. C’est quelqu’un qui vit de sa plume. Ses livres relatant son expérience dans les tranchées de la Grande Guerre, notamment Orages d’acier (1920), lui valent un gros succès public. Et par ailleurs, il écrit pour la presse conservatrice de l’époque, en prenant position sur l’actualité. Mais il ne se définit pas comme un De la naissance à l'éclipse des intellectuels 23 intellectuel. En France, Charles Maurras, Maurice Barrès et Léon Daudet, trois des principales figures du nationalisme français, sont certes des intellectuels – mais là encore, ils récusent le mot. Pour Pierre Drieu la Rochelle, l’intellectuel est l’antithèse de la « démocratie virile » qu’il préconise pour l’Europe dans son essai Socialisme fasciste (1934)9. Dans son roman Gilles (1939), il formule un aphorisme resté célèbre où il identifie le juif à l’intellectuel: « Un juif, c’est horrible comme un normalien et un polytechnicien. » Sous les fascismes, c’est la même haine des intellectuels. Le 1er mai 1933, Joseph Goebbels, le ministre nasi de la Propagande, organise au cœur de Berlin, en face de l’université Humboldt, un autodafé de livres, et tient un discours dans lequel il explique que « l’ère de l’intellectualisme » est révolue, en évoquant avec mépris les « littérateurs de goudron » (Asphaltliteraten) – le goudron étant le symbole de la ville défigurée par la modernité. L’anti-intellectualisme est un lieu commun de l’intelligentsia de droite. Plus tard encore, dans un tout autre contexte, Raymond Aron éprouvera le besoin d’écrire à son tour un pamphlet pour dénoncer « l’opium des intellectuels », alors que lui-même correspond bien au stéréotype de l’intellectuel stigmatisé par le fascisme10. Voulez-vous dire que quand l’historien ou le sociologue utilisent le mot, il peut y avoir deux usages: l’un restreint – les écrivains vivant de leur plume, engagés à gauche et dans le camp du progrès social et des droits de l’Homme –, l’autre plus large – tout auteur vivant de sa plume et qui défend des idées? Oui, si vous voulez, car une définition purement sociologique de l’intellectuel ne correspond pas exactement à l’usage du terme dans l’espace public. De la naissance à l'éclipse des intellectuels 25 « L’intellectuel s’inscrit dans la tradition des Lumières contre laquelle se sont toujours battus les nationalistes et la droite conservatrice. » Historiquement, l’« intellectuel » s’inscrit dans la tradition des Lumières contre laquelle se sont toujours battus les nationalistes et la droite conservatrice. Mais bien évidemment, il existe plusieurs définitions possibles de l’intellectuel. Nous sommes loin de les avoir toutes abordées. J’ai porté l’attention jusqu’à présent sur la « naissance » de l’intellectuel et sur les significations que ce terme colporte entre la fin du XIXe siècle et la moitié du XXe siècle. Par la suite, il y a d’autres conceptualisations et le mot perd, dans une large mesure, sa connotation idéologique, péjorative ou valorisante, selon les cas. Il devient plus « neutre » ; il se décharge, au moins partiellement, du potentiel explosif, hautement inflammable, qu’il possédait à une époque de forts clivages idéologiques. Qu’en est-il en Italie? Le cas italien est intéressant car c’est Antonio Gramsci, un des fondateurs du Parti communiste italien, qui élabore la première véritable théorie des intellectuels. Emprisonné sous Mussolini, il écrit ses Cahiers de prison (1929-1935) dans lesquels il fait une distinction entre les « intellectuels traditionnels » et les « intellectuels organiques ». Marxiste, Gramsci ne considère pas l’intellectuel comme une classe, au sens propre du terme, puisque son rôle ne découle pas de la place qu’il occupe dans la structure économique de la société : il n’est ni producteur ni propriétaire des moyens de production. Il est un créateur d’idées, mais il ne remplit pas cette fonction en dehors de la société, qui est divisée en classes. Par conséquent, l’intellectuel se charge d’élaborer la vision du monde des classes sociales. Les intellectuels « traditionnels » (par exemple la bureaucratie d’État, les juristes, le Où sont passés les intellectuels ? 26 clergé) façonnent l’outillage mental d’une société prémoderne ; les intellectuels « organiques », en revanche, dessinent le paysage culturel et idéologique de la société capitaliste, dans laquelle ils doivent choisir leur camp : du côté de la bourgeoisie ou du côté du prolétariat11. L’Italie a toujours été soumise aux influences culturelles française et allemande, et l’impact de l’affaire Dreyfus y a été très fort. Dès la fin du XIXe siècle, des clivages s’opèrent sur le modèle français. Les intellectuels se divisent en deux camps radicalement opposés avec l’arrivée de Mussolini au pouvoir. En 1925, Benedetto Croce et Giovanni Gentile sont à l’origine de deux pétitions croisées d’intellectuels, l’une contre, l’autre pour le régime fasciste. Cette polarisation entre révolutionnaires communistes et fascistes n’est-elle pas générale dans toute l’Europe? Sans aucun doute. Dans l’entre-deux-guerres, l’intellectuel s’identifie progressivement à la gauche, dans tout le monde occidental. Je dis « progressivement », car au départ la révolution russe n’exerce qu’une faible attraction au sein du monde intellectuel : Aragon, qui deviendra plus tard le poète officiel du Parti communiste français, qualifie l’événement de « crise ministérielle »… John Reed, l’auteur de Dix Jours qui ébranlèrent le monde (1920), ouvrage dans lequel il prend la défense du nouveau régime soviétique. André Gide et André Malraux ne s’intéressent au communisme qu’à la fin des années 1920 et surtout dans les années 1930. C’est avec la montée des fascismes que le clivage devient radical. Dans l’immédiat après-guerre, le futurisme italien va rejoindre le fascisme et un nationaliste comme Ernst Jünger est très populaire en Allemagne. Dans toute l’Europe, le nationalisme De la naissance à l'éclipse des intellectuels 27 s’oriente vers le fascisme. En 1933, quand Hitler prend le pouvoir, le fascisme commence à être perçu comme un phénomène européen : il apparaît en Autriche, au Portugal et en Espagne. En Europe centrale, les dictatures militaires de Hongrie et Roumanie affichent leur proximité avec le fascisme… Les intellectuels sont sommés de prendre position. Ce phénomène est bien expliqué par George Orwell, en 1948, dans un essai autobiographique où il dit que les écrivains ne pouvaient plus s’enfermer dans une sphère purement esthétique12. Après 1945, le clivage se modifie dans le contexte de la Guerre froide. Il n’oppose plus les fascistes et les antifascistes mais plutôt les « compagnons de route » du communisme et les défenseurs du « monde libre » ou « antitotalitaires » qui se regroupent dans le Congrès pour la liberté de la culture (destiné à perdre son influence après la révélation en 1967 de ses liens avec la CIA13). Mais le rôle des intellectuels varie selon les contextes nationaux. En France et en Italie, deux pays fortement marqués par la Résistance, les partis communistes exercent une influence considérable sur les intellectuels. En RFA, l’antitotalitarisme devient la « philosophie de la Constitution » (Weltanschauung des Grundgesetzes). En Grande-Bretagne, un pays dont la culture libérale-conservatrice est dominée par l’« émigration blanche » (Friedrich Hayek, Karl Popper, Isaiah Berlin), l’écrivain Charles P. Snow publie en 1959 un essai intitulé The Two Cultures, dans lequel il distingue la culture littéraire et la culture scientifique, deux sphères séparées qui à ses yeux ne se rencontrent jamais. Il déplore que, dans son pays, le savant ne prenne pas position en tant qu’intellectuel14. À la même époque, Jean-Paul Sartre est devenu en France le paradigme même de l’intellectuel. Où sont passés les intellectuels ? 28 Nous y reviendrons. Mais, plus précisément, pourquoi l’intellectuel devient-il révolutionnaire au cours de la Première Guerre mondiale? La Grande Guerre suscite d’abord une puissante vague de chauvinisme dans toute l’Europe. Pensons aux pétitions croisées des savants français et allemands en 1914. Comme je l’ai déjà dit, l’attirance de la révolution chez les intellectuels est plus tardive. Mais il ne fait pas de doute que la Grande Guerre constitue la véritable césure entre le XIXe et le XXe siècle. Après ce tournant, la scène politique se modifie profondément. La guerre signifie l’écroulement de l’ordre ancien et l’avènement d’une crise qui durera trente ans, une époque de cataclysmes et de mutations qu’on pourrait définir comme une « guerre civile européenne » ou une seconde guerre de Trente Ans. Dans ce nouveau contexte, l’intellectuel dreyfusard – le défenseur des droits de l’Homme, de la liberté et de la démocratie – est obligé de se remettre en question. Il doit désormais faire son choix dans un champ politique polarisé entre communisme et fascisme. Ceux qui voudraient rester neutres sont marginalisés. En Espagne, le philosophe José Ortega y Gasset qui refuse de choisir, après le putsch de juillet 1936, entre la république et Franco, est marginalisé et condamné à l’impuissance. De façon plus générale, cela reflète une éclipse du libéralisme. Julien Benda publie en 1927 La Trahison des clercs15. Pour lui, les intellectuels se fourvoient en choisissant la voie du communisme ou du fascisme : il voudrait les cantonner à un rôle de moralistes super partes, défenseurs de valeurs éthiques, universelles et intemporelles, puisque les droits de l’Homme transcendent les clivages partisans. Mais sa position est complètement anachronique et de ce fait inaudible. De la naissance à l'éclipse des intellectuels 29 N’était-ce pas le cas également des pacifistes de l’entre-deuxguerres? Dans les années 1920, après le traumatisme de la Grande Guerre, une grande vague pacifiste déferle en Europe, comme une réaction à la poussée de fièvre nationaliste de 1914. En Allemagne, elle est symbolisée par des figures comme Albert Einstein, prix Nobel de physique, ou Erich Maria Remarque, l’auteur de À l’Ouest rien de nouveau (1929). En France, par Henri Barbusse et Romain Rolland, le fondateur de la revue littéraire Europe, qui en est en quelque sorte l’organe intellectuel. Les pacifistes se targuent d’être les inspirateurs du pacte Briand-Kellogg, condamnant l’usage de la guerre pour régler les conflits entre nations. Mais ce pacte, signé en 1929 par les ministres des Affaires étrangères français et américain, puis par des dizaines de pays, sera totalement inefficace. Le pacifisme s’essouffle très vite avec l’arrivée de Hitler au pouvoir et le réarmement de l’Allemagne. Einstein abandonne alors son pacifisme. Exilé aux États-Unis, il se sent investi d’une mission politique à laquelle il ne peut pas se soustraire. Craignant les avancées technologiques de l’Allemagne nazie, il écrit à Roosevelt pour le convaincre de la nécessité de fabriquer une bombe atomique. Si le IIIe Reich parvenait à se doter d’une telle arme avant les démocraties occidentales, l’issue de la guerre ne ferait plus de doute… Les dilemmes éthiques des savants surgiront plus tard, en 1945, après la destruction atomique de Hiroshima et Nagasaki. En 1939, cependant, le Pacte germano-soviétique sème le trouble parmi les intellectuels… Oui, mais ce n’est qu’une brève parenthèse. C’est un moment tragique de crise pour les intellectuels anti- Où sont passés les intellectuels ? 30 fascistes. Nombreux sont ceux qui quittent le Parti communiste en claquant la porte (il suffit de penser à Arthur Koestler, Manès Sperber, Paul Nizan, Leo Valiani, Willi Münzenberg). Ce pacte fait apparaître les fascistes et les communistes comme des alliés, en légitimant ainsi la théorie du totalitarisme. L’exilé autrichien Franz Borkenau publie L’Ennemi totalitaire (1940), dans lequel il dénonce le « fascisme rouge » et le « bolchevisme brun »16… En France, Raymond Aron dénonce deux formes parallèles de « machiavélisme moderne ». Cette première vague « antitotalitaire » est en réalité bien éphémère. À partir de 1941, quand l’Allemagne nazie déclare la guerre à l’URSS, l’antifascisme reprend le dessus. Le combat antifasciste causait-il un aveuglement idéologique chez les intellectuels de cette génération? Il serait temps d’historiciser l’antifascisme – un des grands moments de l’histoire intellectuelle du XXe siècle – en essayant de comprendre ses fractures et ses contradictions. Je ne partage pas la thèse de François Furet pour qui l’antifascisme n’était qu’un « masque » du communisme soviétique17. On ne peut pas expliquer la force de l’antifascisme et l’attraction profonde qu’il a exercée sur les intellectuels uniquement par les manipulations de l’appareil communiste. Pendant les années 1930, l’antifascisme s’impose comme une nécessité impérieuse, évidente. En France, c’est après les émeutes de février 1934 qu’il connaît un essor considérable, avec la création du Comité de vigilance des intellectuels antifascistes (CVIA), placé sous le patronage de l’ethnologue Paul Rivet, du philosophe Alain et du physicien Paul Langevin. Les congrès internationaux pour la défense de la culture organisés à Paris en 1935 (officié par Malraux De la naissance à l'éclipse des intellectuels 31 et Gide) et à Valence, dans l’Espagne républicaine, en 1937, ont rassemblé les figures les plus marquantes de la culture de l’époque18. Avant d’être une politique, l’antifascisme est un ethos collectif ; le tournant antifasciste du communisme, qui débouche sur la politique des fronts populaires, n’est pas à l’origine de cette vague, il la suit. Bien entendu, ce tournant transforme beaucoup d’intellectuels antifascistes en « compagnons de route » du communisme et il ne s’agit pas, loin de là, de justifier tous leurs actes. Certains furent proprement ignobles, comme la signature des appels de soutien aux procès de Moscou, entre 1936 et 1938, qui se soldent par des dizaines de milliers d’exécutions fondées sur les accusations les plus invraisemblables. Mais tous ne sont pas tombés dans ce piège : les surréalistes, pour ne donner qu’un exemple, ont pris la défense des condamnés. Il existait donc des intellectuels à la fois antifascistes et anticommunistes? En 1939, l’écrivain Upton Sinclair accusait les intellectuels antifascistes d’être atteints du syndrome de « la ville assiégée » : lorsque la cité est menacée, on ne peut pas se permettre le luxe de tirer sur ceux qui la défendent. Autrement dit, face à la menace nazie, l’URSS est un bastion antifasciste irremplaçable. De cette manière, ils sont nombreux à passer sous silence les crimes de Staline (ou même à les approuver). Il y avait cependant des antifascistes qui, sans être anticommunistes, étaient ouvertement antistaliniens. Dans les années 1930, les surréalistes sont antifascistes, un temps très proches du Parti communiste à cause de son engagement anticolonial, mais ils deviennent rapidement antistaliniens. Puis des ruptures vont survenir, Aragon et Eluard vont Où sont passés les intellectuels ? 32 quitter le mouvement. Breton, Péret et d’autres se rapprochent de Trotski. Autre exemple : à New York, la Partisan Review réunit toute une mouvance d’intellectuels trotskistes (plusieurs d’entre eux deviendront par la suite anticommunistes, pendant la Guerre froide, et certains même maccarthystes19 !). Les représentants du socialisme libéral italien en exil en France – les frères Rosselli, animateurs du mouvement Justice et liberté – suivent une orientation similaire. Mais on pourrait citer nombre d’intellectuels d’inspiration chrétienne, de Luigi Sturzo à Paul Tillich et Jacques Maritain. Les crises de conscience d’un Bernanos en Espagne vont dans le même sens. D’une manière générale, ces intellectuels reconnaissent la nécessité d’une alliance avec l’URSS – en anticipant le choix que feront les démocraties libérales en 1941 – mais ne renoncent pas pour autant à critiquer les aspects autoritaires, voire totalitaires, du stalinisme. Passons à la Seconde Guerre mondiale, où le clivage est bien sûr celui qui sépare les intellectuels résistants des écrivains collaborateurs. Mais avec quelques ambiguïtés, toutefois, comme par exemple des ethnologues du musée national des Arts et Traditions populaires qui, sympathisants du Front populaire, se retrouvent à Vichy pour sauvegarder l’institution, tout en protégeant des résistants… En effet, il y a des passerelles dont la biographie de François Mitterrand reste le miroir. Plusieurs intellectuels loyaux à Vichy en 1940 seront résistants à partir de 1943. L’évolution pendant la guerre d’une revue comme Esprit a suscité des controverses passionnées. D’autre part, il y a des socialistes qui vont confluer dans la collaboration, comme Marcel Déat, normalien et journaliste, exdéputé de la SFIO. Il y a eu des phénomènes simi- De la naissance à l'éclipse des intellectuels 33 laires en Belgique, comme le prouvent les errements d’un Henri De Man, le théoricien du « planisme ». À l’inverse, en Italie, où le régime de Mussolini a duré vingt ans, nous rencontrons une nouvelle génération intellectuelle formée sous le fascisme qui va basculer dans le communisme pendant la guerre. L’exemple le plus connu est celui de Delio Cantimori, grand historien de la Renaissance qui a profondément marqué la culture italienne d’après-guerre – alors que, fasciste convaincu dans les années 1930, il a introduit en Italie les idéologues de la révolution conservatrice et du nazisme, en traduisant notamment Carl Schmitt. Je me méfie cependant d’une certaine conception du totalitarisme, selon laquelle nazisme et communisme seraient des « frères jumeaux », des équivalents… Si on veut expliquer de telles trajectoires, il vaut mieux considérer que, dans le contexte de l’entre-deux-guerres, le communisme et le fascisme se dessinent comme les seules alternatives. Leurs visions du monde sont radicalement opposées et leurs objectifs antinomiques, mais leurs diagnostics convergent sur un point : face à un monde libéral qui s’est effondré, on ne peut pas revenir en arrière. Ils sont les seuls à proposer de nouvelles pistes politiques, bien que différentes entre elles. Dans l’après-guerre, la figure de Sartre domine le monde intellectuel. Pourquoi a-t-il exercé une telle fascination? Pour qui n’a pas vécu cette période, cela intrigue… Le succès de Sartre doit beaucoup à son style. Écrivain, dramaturge, essayiste, philosophe, journaliste, fondateur des Temps modernes, il brisait les frontières, tout en restant lui-même. Son engagement était fort mais ne le conduisait pas à se caler dans une armure idéologique qui serait aujour- Où sont passés les intellectuels ? 34 d’hui incompréhensible ; il savait préserver son indépendance et une voix singulière. Il faut dire qu’au moment où il devient une star du monde intellectuel, le Parti communiste français frôle l’obscurantisme. Sartre a toujours dénoncé l’anticommunisme – c’est là l’origine de sa rupture avec son ami Raymond Aron – mais ses relations avec le Parti communiste demeurent conflictuelles. Son itinéraire et son œuvre échappent au naufrage du communisme. Pour Sartre, l’intellectuel doit être « en situation », puisque chaque parole et chaque silence ont des conséquences sur l’histoire en train de se faire. Il prend position contre la guerre d’Algérie, devient le maître à penser de toute une génération. La définition sartrienne de l’intellectuel – « quelqu’un qui se mêle de ce qui ne le regarde pas20 » – reste un appel salutaire à briser le conformisme et refuser la soumission. Selon Sartre, l’intellectuel doit transgresser des tabous. Peut-on, à partir de l’exemple de Sartre, assimiler l’intellectuel au « gauchiste »? Non, ce serait une erreur. Le gauchisme de Sartre n’est qu’une étape de son parcours. L’intellectuel sartrien n’est pas inféodé à un parti, il est un esprit libre, il peut critiquer la pensée de droite et celle de gauche. De même, David Rousset a dénoncé les camps de concentration soviétiques à un moment où cela était un tabou pour la gauche, et les communistes l’ont dénoncé comme un traître. Mais il a rempli sa fonction d’intellectuel. La caricature actuelle de Sartre est d’ailleurs comparable à celle que l’on dresse de Camus. À l'inverse du portrait d’un Sartre « gauchiste », Camus apparaît de nos jours plus en phase avec le monde contemporain, puisque sa conception de l’engagement était davan- De la naissance à l'éclipse des intellectuels 35 tage éthique que politique et s’adapte mieux à un monde « postidéologique ». Il apparaît donc comme l’antithèse de Sartre. Arrachés à leur contexte, Sartre et Camus sont en quelque sorte pris en otage et utilisés comme des métaphores des clivages politiques du présent : a posteriori, l’un incarne tous les méfaits de l’engagement, l’autre toutes les vertus de la modération. Mais il y a eu des zones d’ombre dans la vie de Sartre: son attitude équivoque sous Vichy, ses errements maoïstes en 1968… On peut aussi critiquer la métaphysique de L’Être et le Néant… Il y aurait certes beaucoup à dire sur ces zones d’ombre, qui ont été par ailleurs largement élucidées. Cela n’est pas vraiment nouveau. L’Être et le Néant a été critiqué, peu après la guerre, par Herbert Marcuse qui a pointé les ambiguïtés de son concept de liberté21. On pourrait ajouter que l’itinéraire politique de Camus aussi fait l’objet de polémiques. Mais le problème n’est pas d’ériger ou de détruire des idoles… Il faudrait plutôt les descendre de leur piédestal et les soumettre à une véritable historicisation critique. Dans la vulgate antisartrienne actuelle, je perçois une pulsion conservatrice qui me laisse perplexe, et à laquelle on ne peut pas répondre en faisant l’apologie de Sartre. Ce serait facile d’extrapoler tel ou tel passage de son œuvre pour tenter de montrer à quel point il était aveuglé ou naïf… De même qu’il est trop facile de lui opposer Camus, en choisissant là encore les passages qui montreraient à quel point il pouvait être lucide. En général, aujourd’hui, l’étalon de la lucidité est un libéralisme tiède et insipide projeté a posteriori sur le passé comme une sorte de sagesse intemporelle. Ni Sartre, ni Camus ne méritent un tel traitement. De la naissance à l'éclipse des intellectuels 37 « « L’intellectuel est quelqu’un qui se mêle de ce qui ne le regarde pas. » » Sartre Qu’est-ce qui a changé, dans notre conception du monde, pour qu’aujourd’hui cette figure de l’intellectuel qu’incarnait Sartre apparaisse comme révolue? Selon l’historien des idées Norberto Bobbio, toutes les définitions de l’intellectuel oscillent entre deux pôles: d’un côté, la vision platonicienne du savant qui doit entrer en politique pour assumer le pouvoir, le « philosophe roi » de la cité idéale ; de l’autre, l’intellectuel comme simple conseiller, le philosophe de cour qui met son savoir au service du prince, à l’époque de l’absolutisme éclairé22. Ce schéma descriptif me semble utile. La première conception annule toute différence entre l’intellectuel et le pouvoir, tandis que la seconde attribue à l’intellectuel un rôle subordonné. Entre les deux, il y en a une troisième : l’intellectuel comme critique du pouvoir. Cette variante a marqué l’histoire du XXe siècle. Le conseiller est docile ; le « philosophe roi » est effrayant et dangereux. La vision de l’intellectuel comme conseiller du prince est particulièrement appréciée aujourd’hui. Dans cette posture, il devient « raisonnable » : aujourd’hui, on les appelle les « experts », et ils apportent leurs connaissances dans les cabinets ministériels. L’intellectuel « platonicien », en revanche, fait peur. Il a toujours alimenté l’anti-intellectualisme, c’est-à-dire la tendance à considérer négativement l’intellectuel comme un architecte de l’ordre parfait, défenseur d’une idée artificielle de pouvoir qu’il voudrait imposer par la force. C’est la cible de Karl Popper dans La Société ouverte et ses ennemis (1945), où il s’attaque à Platon, Hegel et Marx23. Mais au fond, cette figure de l’intellectuel est un prétexte commode pour légitimer une vision du monde conservatrice. Pour Popper, il y avait un « ordre parfait » qui était l’Empire britannique. La peur d’un monde ration- Où sont passés les intellectuels ? 38 nellement planifié et antinaturel, gouverné par des intellectuels déracinés, idéologues et fanatiques est un cliché persistant de la pensée réactionnaire. Elle domine l’historiographie conservatrice de la Révolution française qui explique ses excès par l’arrivée au pouvoir des philosophes. Bien sûr, il y a toujours eu, à gauche comme à droite, des idéologues obsédés par l’ordre parfait, du socialiste utopiste Étienne Cabet à Pol Pot, d’Auguste Comte aux théoriciens du corporatisme fasciste ou de l’État racial. Ernst Bloch qualifiait ce courant d’« utopie froide ». Mais la théorie libérale de la « main invisible » du marché, selon laquelle le rapport entre l’offre et la demande aurait tendance à trouver un équilibre naturel et spontané, est aussi une utopie de l’ordre parfait, et Karl Polanyi avait raison de souligner que, loin d’avoir surgi spontanément, la société de marché a été « planifiée ». Aujourd’hui, ce sont les politiques d’austérité qui viennent nous rappeler cette variante de l’ordre parfait. Avec la figure de l’expert apparaît une nouvelle conception de l’intellectuel, proche de « conseiller » de Bobbio… C’est une vision utilitariste: l’expert ne s’engage pas pour des valeurs, il utilise ses compétences pour apporter son aide au pouvoir en place, et joue un rôle idéologique non négligeable. C’est le cas des économistes néolibéraux, qui prétendent faire preuve de neutralité scientifique, alors qu’en réalité ils défendent des intérêts de classe. C’est aussi le cas des philosophes et des écrivains médiatiques qui passent allègrement d’un prince à l’autre, sans distinction de couleur politique. Mais c’est là une métamorphose de l’intellectuel qui dépasse les cas particuliers. Elle tient à des transformations historiques profondes. Il suffit par De la naissance à l'éclipse des intellectuels 39 exemple de voir comment a changé l’université en trois décennies. Aujourd’hui, le langage de l’entreprise se généralise à l’ensemble de la société et ceux qui l’utilisent pensent que la modernité consiste à remplacer les intellectuels par les gestionnaires. La fonction des masters est de fabriquer de l’expertise et de former des techniciens (y compris dans les sciences humaines et sociales), non plus d’élaborer une pensée critique ou de former chez les jeunes un esprit critique. L’université reste bien sûr un lieu de pensée, mais la recherche se spécialise et se technicise, en s’enfermant souvent dans un langage hermétique qui devient incommunicable. La figure de l’intellectuel « éducateur » a disparu… L’Encyclopédie, on s’en souvient, avait été créée dans le but d’éclairer l’opinion publique naissante. Dans une société inculte, une petite minorité disposait de connaissances à faire partager. Aujourd’hui, les conditions de diffusion du savoir ne sont plus les mêmes : le savoir s’est spécialisé et massifié à la fois ; une seule grande université a plus d’étudiants que toutes les universités françaises à la veille de la Grande Guerre… Cela change considérablement la donne. Si l’université, tout en étant perméable aux idéologies ambiantes, reste malgré tout un lieu de production de savoirs critiques, cela se fait en dépit de la fonction qui lui est assignée. En conséquence, l’université doit aujourd’hui rendre compte de ses activités en termes de rentabilité, de productivité, de gestion. Elle doit intérioriser le principe entrepreneurial de compétitivité – un master doit recruter des étudiants comme une entreprise gagne des « parts de marché » – qui constitue la nouvelle raison du monde24. Avec la massification des études supérieures, l’intellectuel est aujourd’hui, dans la Où sont passés les intellectuels ? 40 plupart des cas, un universitaire, et non plus un écrivain ou un journaliste, comme il y a un siècle, mais il n’est plus « chez lui » à l’université, qui est devenue un lieu de fabrication d’« experts ». Dans les années 1990, pourtant, Pierre Bourdieu a eu une influence médiatique très importante… Peut-on le considérer comme le dernier intellectuel? Lorsqu’il est intervenu, en 1995, avec un discours célèbre à la gare de Lyon, pour soutenir les cheminots en grève, on a eu l’impression d’assister à la renaissance de la figure classique de l’intellectuel. Bourdieu est resté plutôt silencieux pendant les années 1960 et 1970, à l’âge d’or de l’intellectuel et de la contestation, alors qu’il était déjà un sociologue reconnu… Il a assumé ce rôle à la fin de sa vie, à contre-courant de son époque, et alors qu’il était professeur au Collège de France… Il est une figure paradoxale, dont la trajectoire est bien différente de celle de Sartre, qui refuse le prix Nobel de littérature en 1964. Il s’est construit comme chercheur contre le modèle sartrien dont il a découvert les vertus plus tard, dans les années 1990. Au-delà des controverses sur son œuvre qui opposent des détracteurs féroces mais souvent médiocres et des disciples dévots qui ont transformé sa pensée en une scolastique parfois stérile, il faut bien reconnaître que Bourdieu est devenu un intellectuel engagé, au sens le plus profond du terme, même s’il n’aimait pas « l’intellectuel en lui »25. Son soutien aux mouvements sociaux, sa critique du néolibéralisme, la création d’une maison d’édition comme Raisons d’Agir, un ouvrage collectif comme La Misère du monde, sa dénonciation de l’imposture médiatique, toutes ces activités en témoignent. Bien sûr, cela a un lien avec son œuvre antérieure – par exemple sa critique de la « noblesse De la naissance à l'éclipse des intellectuels 41 d’État » et de la « reproduction » – mais sa dimension politique est apparue plus tard. Vous expliquez que l’engagement politique est un facteur essentiel pour définir l’intellectuel. Mais la question se pose de l’accès au pouvoir des intellectuels : c’est bien beau de défendre des idéaux, mais la mise en pratique n’a pas toujours été réussie… Les seuls intellectuels qui ont un peu réussi à participer au pouvoir sans se fourvoyer sont ceux qui, à un moment particulier du XXe siècle, ont accompagné la création de l’État-providence, qui a fonctionné quelques décennies. En revanche, dans le cas de l’intellectuel révolutionnaire, qui est à mes yeux une figure bien plus fascinante, il faut reconnaître que son accession au pouvoir a souvent été une catastrophe. La révolution les a transformés en martyrs – par exemple les intellectuels de la république des Conseils de Munich, en 1919, tués par la contre-révolution – ou en complices de l’édification d’un ordre totalitaire. Le stalinisme a exercé une contrainte lourde sur la pensée des intellectuels. Pendant les années 1930, un esprit créateur comme Georg Lukács, exilé à Moscou, devient le gardien du classicisme. Paradoxalement, c’est peut-être une prison fasciste qui a soustrait Gramsci à l’influence du stalinisme, en lui permettant, dans des conditions terribles, de préserver sa pensée critique. Toutes les révolutions ont mal tourné. Pendant la révolution russe, ce sont des intellectuels parias et marginaux qui ont pris le pouvoir, et ce pouvoir les a souvent broyés, dénaturés, ou éliminés, lorsqu’il n’acceptait pas leurs critiques. Prenons les intellectuels bolcheviques, comme Nikolaï Boukharine et Karl Radek. Boukharine, notamment, était un jeune économiste brillant, passionné par les sciences sociales et l’anthropo- Où sont passés les intellectuels ? 42 logie, théoricien d’un marxisme follement ambitieux qui se voulait la synthèse de toutes les sciences sociales. Pendant les procès de Moscou, à la fin des années 1930, il ment et s’auto-accuse des griefs absurdes qu’on lui reproche, avant d’être exécuté. Il considère dans sa correspondance que ce sacrifice est nécessaire pour l’avenir du parti… Il incarne donc l’échec et même l’abdication de l’intellectuel ayant accédé au pouvoir. Radek était un intellectuel juif polonais de l’Empire habsbourgeois, essayiste brillant et polémiste acéré ; il avait fui les polices de plusieurs pays européens, connu la prison et les pires privations ; or, il sera lui aussi broyé par le pouvoir, en se pliant devant Staline en 1927 puis en 1937, lors des procès de Moscou. Le cas de Léon Trotski est-il aussi emblématique de l’échec des intellectuels au pouvoir? Trotski est jusqu’en 1917 un intellectuel qui gagne sa vie avec sa plume, il n’est pas un fonctionnaire de parti. À Vienne et à Paris, il est correspondant pour un quotidien de langue russe de Kiev, Nache Slovo. Son livre Littérature et Révolution (1924) décrit l’ambiance des cafés viennois avant la Grande Guerre. En revanche, une fois au pouvoir, lorsqu’il est chef de l’Armée rouge, il devient une sorte de « philosophe roi »… Pendant la guerre civile, il théorise la dictature du parti bolchevique, propose l’étatisation et la militarisation des syndicats, décide l’exécution des otages, légalise la censure et justifie la répression des marins insurgés de Kronstadt. Bref, il devient un homme de pouvoir au sens fort – et même, parfois, machiavélique – du terme. Il retrouve son statut d’intellectuel lorsqu’il critique le stalinisme en payant le prix de son exclusion du parti et de son bannisse- De la naissance à l'éclipse des intellectuels 43 ment de l’URSS (1927). Il aurait pu affronter Staline par la force, quand il contrôlait l’Armée rouge, mais il choisit de se battre sur le plan des idées. En exil, il vivra à nouveau de sa plume, en écrivant notamment une autobiographie et une histoire de la révolution russe. Sa trajectoire, en somme, montre l’incompatibilité de l’intellectuel et du pouvoir, les malentendus et les dangers de la confusion des rôles. Cet exemple ne nous montre-t-il pas qu’il n’y a pas d’« essence » de l’intellectuel, mais des situations et des choix qui font qu’on peut ne plus l’être, ou le redevenir… Oui, mais le passage d’une position à l’autre laisse des traces. Je pense à la polémique de Trotski, en 1937, avec Victor Serge, autre grande figure d’écrivain engagé, sur la question de l’exécution des otages pendant la guerre civile russe. Trotski doit justifier son attitude quand il était au pouvoir : son argumentation est certes intéressante, mais sur le fond apologétique, car il doit défendre ses agissements comme homme de pouvoir. Face à lui, Serge n’a pas peur de se remettre en cause et de questionner le pouvoir révolutionnaire, en s’interrogeant sur les liens qui unissent révolution et stalinisme26. Est-ce que ces considérations sur la relation entre les intellectuels et le pouvoir pourraient s’appliquer à Marx? Marx est une figure sous-jacente à toute notre discussion. Au fond, la clé pour comprendre l’incroyable influence de Marx réside dans la double nature de sa pensée qui, comme il l’annonce dans la onzième de ses « Thèses sur Feuerbach » (1845), est à la fois une théorie visant à interpréter le monde et un projet révolutionnaire visant à le transformer. Or, comme les révolutions ont échoué, cette dialectique Où sont passés les intellectuels ? 44 entre critique et transformation s’est brisée, cette articulation entre pensée et action s’est bloquée, elle est devenue problématique. C’est probablement pour cela qu’aujourd’hui, on retourne aux aspects critiques de la pensée de Marx, son analyse du capitalisme, de la marchandise, de la monnaie, de la globalisation, des conflits de classes… mais beaucoup moins à sa pensée révolutionnaire, par exemple à ses écrits sur la Commune de Paris ! Marx a été un exilé pendant la majeure partie de sa vie, ce qui a fait de lui un intellectuel critique, mais sa théorie l’exposait aux tentations du « philosophe roi ». Lénine n’a pas pu s’y soustraire et, du coup, la transformation du monde par le socialisme s’est révélée beaucoup plus difficile et douloureuse, voire tragique, qu’on ne le pensait. Quant aux « révolutions » fascistes, elles n’ont pas manqué d’intellectuels pour les soutenir… Je pense notamment au régime de Vichy, où Pétain s’était entouré de beaucoup d’écrivains régionalistes proches de l’Action française, de quelques ethnologues spécialistes du folklore. Ces gens avaient un projet de société très réactionnaire, à savoir régénérer moralement la nation par le retour « forcé » à la tradition paysanne: un projet délirant, mais aussi une utopie… Dans le contexte de la guerre, le régime de Vichy ne pouvait pas échapper au « champ magnétique » fasciste, mais ses affinités intellectuelles allaient plutôt vers une tradition réactionnaire qui le rapprochait davantage du franquisme que du fascisme ou du nazisme. Ces deux derniers régimes étaient des formes de « modernisme réactionnaire », dans lequel le culte de la force et de la technique coexistait avec la défense des valeurs conservatrices et des anti-Lumières. Dans la « révolution nationale » de Vichy, cette dimension moderniste est beaucoup De la naissance à l'éclipse des intellectuels 45 plus faible. Le « Reich millénaire » se présentait comme une utopie, tandis que Vichy, avec sa devise « travail, famille, patrie », apparaissait en dernière analyse comme un retour à l’ordre. Certes, à côté des folkloristes que vous citez et que vous avez étudiés, il y avait des eugénistes comme Alexis Carrel, qui cependant ne dominaient pas la scène. Depuis les travaux de Robert Paxton et Zeev Sternhell, le débat historiographique reste vif sur la nature du régime de Vichy27. Dans la France occupée, les intellectuels fascistes se trouvent surtout dans le milieu collaborationniste parisien : Robert Brasillach, George Montandon, Lucien Rebatet, Pierre Drieu la Rochelle, Louis-Ferdinand Céline… Finalement, leur trajectoire nous invite encore une fois à nous demander, dans un contexte tout à fait différent, si un intellectuel qui accède au pouvoir reste un intellectuel. Les écrivains et journalistes fascistes apparaissaient anticonformistes et transgressifs pendant les années 1930 ; sous l’Occupation, ils sont devenus le symbole de la trahison, du servilisme, de l’abjection. L’idée du « Reich millénaire » était une utopie fasciste, et quelqu’un comme Arthur Moeller van den Bruck a contribué à la forger, mais sa mise en pratique a été confiée à des gens comme Heinrich Himmler et Joseph Goebbels, deux personnages qui ont porté à son paroxysme la haine des intellectuels. L’essor de néoconser L’essor des néoconservateurs L’ e s s o r d e s n é o c o n s e r v a t e u r s 49 Pourquoi y a-t-il si peu d’intellectuels critiques dans la société actuelle ? Je ne suis pas sûr qu’il y en ait si peu, mais certes ils n’ont pas une grande visibilité. Je vois plusieurs raisons à cela. La première est que, il y a un siècle, l’intellectuel appartenait à une élite, non pas qu’il détenait des privilèges matériels, mais il était membre d’une minorité qui monopolisait le savoir et pouvait en user. Aujourd’hui, son statut social n’est plus le même. Un universitaire et un journaliste peuvent se dire « intellectuels » sous prétexte qu’ils exercent une profession intellectuelle, mais ils ne se considèrent pas, dans leur très grande majorité, comme membres d’une élite, ni sur le plan matériel ni sur le plan symbolique. Avec le développement de l’industrie culturelle et l’avènement de l’université de masse, l’intellectuel est devenu un travailleur comme un autre, il s’est déclassé. Il s’est même « sous-prolétarisé », si on pense au nombre impressionnant de jeunes chercheurs en situation de précarité. Dans cette masse, le nombre de ceux qui produisent une pensée critique n’est pas négligeable. Leur regard a changé, il n’est plus extérieur mais surgit d’un observatoire qui est soumis aux tensions et aux conflits sociaux. Les grèves de 2009 contre la réforme de l’université, avec des dizaines de milliers d’enseignants-chercheurs dans les rues, auraient été inimaginables il y a quelques décennies. Mais leur visibilité publique tenait à leur mouvement collectif, pas à leur singularité, comme c’était le cas pour les intellectuels classiques. Où sont passés les intellectuels ? 50 Cela n’explique pas pour autant le succès d’auteurs surmédiatisés, dont les travaux sont discutables. Ainsi, que pensez-vous du cas de Michel Onfray, qui s’est lancé dans un démontage de Freud très critiqué par les spécialistes? Il faut évoquer ici la seconde raison de l’éclipse des intellectuels : leur anéantissement par la puissance des médias. Je ne suis pas très familier de l’œuvre de Michel Onfray, mais son cas me semble assez symptomatique : c’est l’industrie culturelle qui l’a propulsé au devant de la scène. Au départ, il avait fait le choix courageux de fonder l’université populaire de Caen. Mais il me semble que s’il est tellement écouté et lu, c’est parce qu’il est omniprésent dans les médias : on le voit à la télévision, on l’écoute à la radio, on aperçoit sa photographie dans les kiosques à journaux… Il entretient son image de trouble-fête agréé dans les talk-shows. Il est l’expression, au-delà de ses intentions, d’un processus généralisé de réification de la culture. Sa polémique contre Freud a été montée de toutes pièces par une machine médiatique qui voulait faire la promotion de son livre en suscitant le scandale. Il a parfaitement joué le rôle qu’on attendait de lui, notamment dans l’affrontement avec les freudiens… Tirer sur Freud sur les plateaux de télévision est commode ; face à une telle attaque, le défendre dans les séminaires de recherche est une bataille perdue d’avance, et le combat des gardiens de l’orthodoxie apparaît tantôt héroïque tantôt pathétique. La pensée critique doit savoir nager à contre-courant. La réception de Freud fait l’objet, depuis toujours, de controverses féroces, ce qui n’est ni étonnant ni déplorable, car c’est le destin de tout penseur classique. Bien sûr, dans ce débat on peut avoir des approches différentes. Mais le dispositif média- L’ e s s o r d e s n é o c o n s e r v a t e u r s 51 tique confisque le débat intellectuel et nous somme de choisir entre Onfray et Freud. La question est plutôt de comprendre comment est né le phénomène Onfray. Mais qu’est-ce qui a changé dans les structures socio-économiques de la société pour que soient omniprésents les pseudointellectuels médiatiques et les experts de pouvoir, alors que la figure de l’intellectuel engagé à la Sartre a disparu? La figure de l’intellectuel a traversé le XXe siècle. Elle apparaît à l’aube de la modernité et semble disparaître au début du XXIe siècle, c’est-à-dire dans la période qui s’ouvre avec la chute du mur de Berlin (1989). Or, le XXe siècle a été un âge de conflits politiques et idéologiques, marqué par des mouvements sociaux de grande ampleur dans lesquels les intellectuels ont été appelés à jouer un rôle : la guerre d’Espagne, la Résistance, la guerre d’Algérie, la guerre du Vietnam, la lutte pour les droits civiques des Noirs américains… Mais à la fin de la Guerre froide, le paysage a changé. Dans l’après-guerre, les partis politiques avaient une base de masse, des programmes, des militants, des lignes idéologiques claires qui structuraient le champ politique. C’était l’époque où les intellectuels étaient « organiques », c’est-à-dire orientés selon des lignes de classes et souvent liés à des partis. Dans sa relecture de Machiavel, Gramsci définissait le parti politique moderne comme une sorte d’« intellectuel collectif ». À partir des années 1980, et surtout aujourd’hui, les partis n’ont plus besoin ni de militants ni d’intellectuels, mais surtout de managers de la communication. François Cusset a bien étudié ce basculement de la fabrique de l’opinion dans La Décennie : il montre notamment l’émergence des think tanks qui Où sont passés les intellectuels ? 52 se chargent de neutraliser la pensée critique et élaborent des stratégies de pouvoir28. Les revues qui avaient structuré le débat intellectuel des années 1970 disparaissent ou se transforment. De nouvelles revues surgissent, orientées vers l’« extrême centre », parfois d’une haute tenue culturelle, comme Le Débat, mais toujours d’un conformisme affligeant. Entre-temps, les partis sont devenus postidéologiques : ils n’ont plus de ligne directrice claire, plus d’identité sociale. Cela vaut pour tous les bords de l’échiquier politique, mais surtout pour les partis de gauche qui, comme les social-démocraties et les partis communistes, avaient été le paradigme même du parti politique de masse. Ils ont tous connu des scissions, des métamorphoses, parfois ils se sont même auto-dissous. Ils sont devenus des partis catch all (« attrape-tout ») selon la formule du politologue américain Otto Kirchheimer. Ces partis ont beaucoup moins de militants que leurs ancêtres, n’ont pas besoin d’un quotidien, s’expriment par les médias et orientent leur ligne selon les fluctuations d’une opinion mesurée par les sondages, de même que sous la pression d’un certain nombre de lobbies. Ces partis n’ont plus besoin d’intellectuels. Autrefois, les partis défendaient des idées et faisaient appel aux intellectuels pour élaborer leurs projets; aujourd'hui, les campagnes électorales sont confiées à des publicitaires (avec des résultats souvent désastreux, comme nous l'a montré Lionel Jospin en 2002). À vous écouter, on se dit que beaucoup de choses changent dans les années 1980: c’est la « fin » des idéologies, l’essor du néolibéralisme… Pourquoi ces évolutions à ce moment précis de l’histoire mondiale? 1989 est un partage des eaux, le moment où s’achève un cycle historique. Tout d’abord, cette L’ e s s o r d e s n é o c o n s e r v a t e u r s 53 date signe le triomphe du capitalisme: la démocratie libérale combinée à l’économie de marché apparaît comme un système sans alternative. L’hégémonie néolibérale est née de la défaite historique du communisme. Mais ce changement ne s’est pas fait en un jour, il a été le moment de condensation de contradictions cumulées au fil du temps. Nous pourrions remonter très loin. Nous avons déjà évoqué la crise provoquée en 1939 par le Pacte germano-soviétique, puis la vague maccarthyste aux États-Unis. Dans la France d’après-guerre, les intellectuels communistes se sont mobilisés contre David Rousset pour nier l’existence de camps de concentration en Union soviétique. En 1956, après l’entrée des chars soviétiques à Budapest, plusieurs d’entre eux ont commencé à ouvrir les yeux. Dans les années 1970, le livre d’Alexandre Soljenitsyne L’Archipel du goulag (1974) est utilisé contre l’Union de la gauche, mais personne ne peut plus contester l’existence du goulag29. À partir de cette époque, le rapport entre les intellectuels et le communisme entre en crise. 1975 voit la défaite finale des États-Unis au Vietnam. La vague tiers-mondiste et anti-impérialiste connaît alors son apogée, mais elle est suivie par le génocide des Khmers rouges au Cambodge : la rupture entre intellectuels et communisme s’intensifie. En 1989, la chute du Mur achève la parabole. Bien audelà de la fin d’un système de pouvoir – le socialisme réel –, elle signe la fin du communisme comme grande utopie du XXe siècle. Désormais, l’intellectuel n’est plus l’inventeur des utopies. C’est la fin de l’intellectuel théorisé par Karl Mannheim. Dans Idéologie et Utopie (1929)30, il le décrit comme un groupe social relativement indépendant – « librement flottant » ou « sans L’ e s s o r d e s n é o c o n s e r v a t e u r s 55 « attaches » (freischwebend) – qui s’érige au-dessus des classes et se fixe la tâche de forger un imaginaire nouveau, des alternatives sociales, des utopies. Aujourd’hui, je ne sais pas qui pourrait correspondre à cette catégorie. Aujourd’hui les partis n’ont plus besoin ni de militants ni d’intellectuels, mais surtout de managers de la communication. » N’est-ce pas un effet également d’une époque où la notion d’idéologie est devenue complètement taboue, alors que l’une des fonctions de l’intellectuel a toujours été de critiquer les idéologies? C’est vrai que la notion d’idéologie était devenue un « gros mot », pour ainsi dire. Il faudrait la « réhabiliter » en distinguant ses multiples usages. L’idéologie est une vision du monde. Pendant de longues années, le communisme a réduit l’idéologie à une scolastique et le libéralisme a établi un trait d’égalité entre les deux. Pourtant, le libéralisme aussi est une idéologie. Selon Marx, l’universalisation de la forme marchande réalisée par le capitalisme revient à cacher les rapports sociaux derrière une façade qui les présente comme des rapports naturels. Dans ce sens, l’idéologie consiste à habiller un monde réifié. Contrairement à un lieu commun libéral qui va de John Locke à Friedrich Hayek, la société de marché n’a rien de naturel : elle est le résultat d’un long processus historique, imposé par la violence. La crise économique mondiale qui nous afflige aujourd’hui n’a rien de « naturel » non plus, elle est le résultat de la financiarisation de l’économie. Or, l’idéologie peut devenir « performative », orienter nos pratiques sociales et nos modes de pensée. Elle peut définir une « conduite de vie » (Lebensführung), un habitus anthropologique, au sens de Max Weber. La critique de cette idéologie est plus nécessaire que jamais. Où sont passés les intellectuels ? 56 Donc, l’intellectuel a toutes les raisons du monde d’exister, mais il ne le peut pas, en raison de la structure des grands médias et parce que les experts occupent toute la place médiatique? Il n’y a pas de conspiration contre les intellectuels, je dirais qu’ils sont en crise et qu’ils doivent repenser leur fonction dans un contexte nouveau… Mais je ne suis pas pessimiste pour autant. L’éclipse des utopies ne sera que passagère. Une nouvelle utopie surgira des tréfonds de la société, bien que nous ne puissions pas savoir quand et où cela arrivera. Par ailleurs, selon les époques, les intellectuels sont plus ou moins audibles. Les « économistes atterrés » sont plus écoutés aujourd’hui qu’ils ne l’étaient il y a cinq ans… Il faut parfois un peu de recul, une certaine distance historique pour percevoir clairement le rôle qu’ont pu jouer les critiques du pouvoir dans des événements importants. En Tunisie, plusieurs intellectuels, emprisonnés et muselés sous Ben Ali, ont préparé la révolution par leur critique du pouvoir. Ils ont été des précurseurs, mais encore une semaine avant l’essor des manifestations qui ont mis fin à la dictature, ils étaient isolés, ils semblaient prêcher dans le désert. La défaite de la pensée critique a-t-elle été engendrée par une génération désillusionnée, qui a vu l’échec du « socialisme réel »? Le silence des intellectuels critiques provient en effet de l’intériorisation d’une défaite. C’est ce que vivent beaucoup de gens de ma génération. Nous avions défilé en 1975 contre la guerre américaine au Vietnam, et nous avons découvert quatre ans plus tard les charniers des Khmers rouges… Cela nous a profondément affectés. Comme je l’ai indiqué, quelque chose de ce genre s’était déjà produit dans les années 1930. Mais on L’ e s s o r d e s n é o c o n s e r v a t e u r s 57 pourrait remonter plus loin ; l’historien Dolf Oehler a analysé les conséquences de la défaite des révolutions de 1848 sur les intellectuels en France31. Flaubert nous a décrit ce climat dans L’Éducation sentimentale. Les intellectuels maoïstes ont-ils reçu un choc comparable en découvrant les atrocités commises par la Chine? Ce cas est encore plus étonnant, car il s’agit d’un aveuglement quasi planétaire. La révolution culturelle (1966-1969) résultait d’un conflit entre deux factions du Parti communiste au pouvoir ; elle se solda par une répression brutale et par l’envoi de millions de personnes dans des camps de rééducation et de travail forcé. Dans ses manifestations concrètes – lectures collectives du « livret rouge » du président Mao, autocritiques et humiliations publiques des « déviationnistes », etc. –, elle a atteint des sommets d’obscurantisme. Comment un tel événement a-t-il pu être perçu comme un acte libérateur ? Comment a-t-il pu stimuler les mouvements antiautoritaires du monde occidental, en croisant la révolution sexuelle et la libération des mœurs ? Cela est tellement paradoxal et effrayant que, par réaction, certains ont préféré court-circuiter cet épisode en passant purement et simplement dans le camp du néoconservatisme… La seule explication que je vois à ce phénomène, même si elle n’est pas complètement satisfaisante, est que la révolution culturelle chinoise critiquait l’URSS – elle a eu lieu au même moment que l’intervention soviétique à Prague – et s’inscrivait dans la longue durée de l’utopie communiste. En 1949, la révolution chinoise a bouleversé la planète et marqué une étape fondamentale dans la révolte des peuples colonisés. Par ailleurs, la révolution cul- Où sont passés les intellectuels ? 58 turelle affichait une façade libertaire, avec les apparences d’un mouvement de contestation antiautoritaire mené par les jeunes contre des vieux apparatchiks. En réalité, le mouvement était affreusement dogmatique, mais ce n’est pas cette dimension qui fut retenue en Occident. On peut ajouter qu’en France les intellectuels maoïstes étaient souvent des normaliens. Le mélange de dogmatisme, de radicalisme et d’esprit de révolte qui caractérisait le maoïsme s’adaptait plutôt bien à un milieu où convergeaient des traditions différentes, du jacobinisme au stalinisme, mixées au sein d’une institution très élitiste qui s’était toujours fixé la mission d’éclairer la société. Mais ce malentendu ne concerne pas que la France. En Italie aussi Il Manifesto, le quotidien créé en 1969 par des intellectuels issus du Parti communiste (notamment Rossana Rossanda), a fait preuve d’un aveuglement similaire. En tout cas, dans les années 1980, les intellectuels critiques ont intériorisé une défaite historique, renforcée par les transformations de l’espace culturel… Comme je le disais, le tournant de 1989 avait des prémices politiques anciennes, mais il a coïncidé avec une forte accélération du processus de réification de l’espace public et culturel. Le marché n’est plus un vecteur de diffusion des idées, car les idées sont surdéterminées par le marché lui-même. C’est la logique de l’industrie culturelle. Dans une perspective historique plus large, ces transformations coïncident avec le passage de la graphosphère à la vidéosphère, pour reprendre les termes de Régis Debray32. C’est là une mutation gigantesque dont on n’a pas encore pris toute la mesure. La graphosphère, qui prend forme au XVe siècle L’ e s s o r d e s n é o c o n s e r v a t e u r s 59 avec l’invention de l’imprimerie et l’avènement de la culture du livre, est remplacée par la culture de l’image. Dans les années 1980, l’image triomphe, avec la multiplication des chaines de télévision, au point de remettre en cause le statut de l’écrit et, par conséquent, la fonction des intellectuels. Ne peut-on évoquer également l’essor du marketing et de la publicité, ces nouvelles formes de propagande qui distillent avec violence des stéréotypes et occupent le terrain médiatique, empêchant la pensée critique de percer? Considérons les mutations de l’édition aux ÉtatsUnis et en Europe. Les grandes maisons d’édition publiaient des auteurs qui sont devenus des classiques beaucoup plus tard, sans avoir sur le moment aucune garantie des bénéfices qu’elles pourraient en tirer. C’est le cas, selon André Schiffrin, d’auteurs comme Foucault, Derrida ou Hobsbawm33. À partir des années 1990, cela n’est plus possible : on assiste dans l’édition à l’apparition de grands groupes monopolistiques et à l’introduction de critères de rentabilité… Leurs maisons d’édition doivent avoir des marges de bénéfices planifiées, qui doivent augmenter régulièrement. Ces transformations ont eu des retombées considérables sur le contenu des livres publiés. Tout cela est imbriqué dans un circuit médiatique, qui fait qu’un grand groupe d’édition contrôle toute l’évolution du livre comme marchandise : il possède la maison qui le publie, les chaînes de radio et de télévision, les journaux et les magazines qui en font la promotion, les librairies, les kiosques des gares ou même les supermarchés dans lesquels nous pouvons l’acheter. De cette façon, le destin d’un livre n’est pas très différent de celui d’une voiture ou de n’importe quel autre produit. La publi- L’ e s s o r d e s n é o c o n s e r v a t e u r s 61 « Le silence des intellectuels critiques provient de l’intériorisation d’une défaite. » cité et le marketing sont essentiels dans le circuit global du produit « livre ». On comprend ainsi que deux livres présentés comme des entreprises de démolition de la psychanalyse ou de son fondateur, Le Livre noir de la psychanalyse et Le Crépuscule d’une idole de Michel Onfray, puissent être des succès éditoriaux34. Ces livres se vendent mieux que le travail sérieux d’un historien qui chercherait à reconstruire patiemment les raisons sociales et culturelles de l’apparition de la psychanalyse, ses crises, ses dettes intellectuelles, ses points aveugles ou les ambiguïtés politiques de certains de ses représentants. Pourquoi ? Parce que ces deux livres ont bénéficié d’une promotion comme les produits de marketing : en dehors même de leur valeur, on nous les a présentés de façon spectaculaire, à coups de messages publicitaires : « on nous a menti », « Freud était un imposteur », il était même un personnage douteux sur le plan de la morale, etc. Restons encore un peu sur cette période charnière des années 1980: n’assiste-t-on pas à un retour des intellectuels néoconservateurs, qui pensent que les utopies sont dangereuses, car par essence totalitaires? Oui, pensons en France à l’historien François Furet, qui voyait la Révolution française comme un moment d’incubation du totalitarisme : « Aujourd’hui – écrit Furet dans les premières pages de Penser la Révolution française – le goulag conduit à repenser la Terreur, en vertu d’une identité dans le projet35. » 1989 marque aussi le retour de l’anticommunisme, une véritable vague qui atteint son point d’orgue avec les travaux des cold warriors aux États-Unis (Richard Pipes, Martin Malia) et Le Livre noir du communisme en Où sont passés les intellectuels ? 62 France. Ce phénomène est paradoxal puisque les « ennemis communistes » qui avaient obsédé l’Ouest pendant la Guerre froide ont désormais disparu ! La remise en cause des utopies est préconisée comme mesure prophylactique. Beaucoup d’anticommunistes sont des ex-communistes ou des ex-gauchistes, selon une logique récurrente au cours du XXe siècle. Après avoir été des staliniens ou des maoïstes, ils prennent position contre leur ancienne croyance, tout en conservant une vision de la société et de l’histoire d’une dichotomie affligeante. Le vieux paradis est devenu l’enfer, mais le monde reste divisé entre le paradis et l’enfer. Le phénomène a existé dès les débuts de la Guerre froide, surtout pendant la période du maccarthysme aux États-Unis. Hannah Arendt a consacré un article à ce sujet en 1953, dans lequel elle distinguait les « anciens communistes » (former communists), qui avaient abandonné leur engagement partisan, et les « ex-communistes », qui avaient changé de camp mais pas leur esprit de croisade36. Ils sont très nombreux à avoir connu ce parcours qui les a conduits du communisme au maccarthysme : des philosophes comme James Burnham et Sidney Hook, des journalistes comme Irving Kristol et Norman Podhoretz, le prix Nobel de littérature Saul Bellow, etc. La seconde vague néoconservatrice apparaît avec l’élection de Ronald Reagan en 1980 et se prolonge jusqu’à Bush. Dans les années 1990, ses inspirateurs sont des figures comme Robert Kagan, Richard Perle et Samuel Huntington. Ce dernier a fourni, dans Le Choc des civilisations (1993), le dispositif théorique nécessaire à la transition de l’anticommunisme à l’islamophobie lorsque la droite néoconservatrice avait besoin d’un ennemi L’ e s s o r d e s n é o c o n s e r v a t e u r s 63 de substitution. Ainsi, à partir de 2001, les stratèges de George W. Bush – parmi lesquels des intellectuels comme Condoleezza Rice et Paul Wolfowitz – ont pensé la guerre contre le terrorisme comme un conflit militaire, avec les catégories et les armes de la Guerre froide. En France, on pourrait qualifier d’« anciens communistes », au sens de Arendt, des intellectuels comme Edgar Morin. Les « ex-communistes » seraient plutôt des anticommunistes de combat comme François Furet, Alexandre Adler et Annie Kriegel qui a raconté son parcours dans une intéressante autobiographie37. Sous le pseudonyme d’Annie Besse, cette dernière dirigeait le bureau de propagande du Parti communiste à l’époque de Staline, avant de devenir éditorialiste au Figaro. Il y a enfin une autre vague d’intellectuels néoconservateurs, qui ne viennent pas du communisme mais de l’extrême gauche, surtout maoïste. C’est le cas des « nouveaux philosophes » – André Glucksmann, Bernard-Henri Lévy sont les plus connus – apparus au milieu des années 1970. Trente ans plus tard, ils ont défendu la guerre américaine en Irak. Justement, abordons le cas des intellectuels médiatiques: comment les situer par rapport à votre typologie? On ne peut pas ignorer qu’aujourd’hui, et pas seulement en France, le mot « intellectuel » désigne souvent, dans la langue courante, des personnages médiatiques. Puisque le monde médiatique est autoréférentiel, les animateurs des chaînes de radio et de télévision ne peuvent, lorsqu’ils parlent des intellectuels, que se référer à des gens qui ont l’habitude de fréquenter les plateaux de radio et de télévision. Il s’agit donc de personnages comme les Où sont passés les intellectuels ? 64 ex-ministres Claude Allègre, célèbre pour son scepticisme anti-écologique, ou Luc Ferry, qui a cessé d’écrire des livres contre la « pensée 68 » pour nous apprendre comment « réussir notre vie ». Évidemment, on pense aussi à BHL, André Glucksmann ou Alexandre Adler, les chantres de l’Occident libérateur, non plus repentant, et aux pourfendeurs de la décadence, comme Alain Finkielkraut, qui déplorent une société ayant perdu le sens de l’autorité et le respect de la culture, menacée par un nouvel obscurantisme ethno-religieux. Dans la plupart des cas, ils échappent à la typologie traditionnelle. Ils ne sont ni des experts de gouvernement (même s’ils peuvent parfois se targuer d’en être les inspirateurs), ni des intellectuels spécifiques (ils ne sont pas des chercheurs) et, pour la plupart d’entre eux, encore moins critiques, puisque loin de dénoncer le pouvoir, ils contribuent à le légitimer. Dans le pire des cas, ils sont motivés par un souci de visibilité médiatique ; dans le meilleur, ils appartiennent à une tradition conservatrice qui possède ses lettres de noblesse. Leurs idées donnent une forme à l’esprit du temps. Leur succès tient tout d’abord à leur insertion dans un système médiatique multipolaire, composé par la presse, la radio, la télévision et les grandes maisons d’édition. Parfois, ils se mettent en scène comme des penseurs rebelles et anticonformistes et revendiquent un statut d’intellectuel, en le monopolisant : pensons à BHL, auteur d’une biographie de Sartre. Dans son film Le Serment de Tobrouk (2012), il s’affiche à côté des insurgés libyens contre Mouammar Kadhafi, en singeant Malraux pendant la guerre civile espagnole. Tout le monde connaît l’existence de ce film, même si très peu l’ont vu… L’ e s s o r d e s n é o c o n s e r v a t e u r s 65 BHL est un as de la mise en scène de lui-même, ce qui explique son succès à l’époque de la vidéosphère, où l’image est bien plus importante que l’écrit. Le look de ce « nouveau philosophe » – ses cheveux longs, son bronzage, sa chemise savamment déboutonnée – est évidemment essentiel. Lorsqu’il écrit un récit de voyage aux États-Unis, un siècle et demi après Tocqueville, le magazine du Monde ne nous parle pas du contenu de son livre, mais lui consacre un reportage en nous le montrant en train d’accoucher de son chef-d’œuvre dans des luxueuses chambres d’hôtel. En comparaison, Sartre négligeant son image, avec sa vieille parka et sa cigarette, apparaît comme une figure d’un autre âge. Outre leur apparence, ces intellectuels médiatiques ont mis en avant une certaine conception des droits de l’Homme… Celle-ci a au passage marqué l’imaginaire contemporain avec le succès phénoménal de chansons caritatives « engagées » contre la faim, comme We Are the World (1985). Il faut considérer la transition de l’ancien intellectuel engagé, compagnon de route des causes révolutionnaires, antifasciste et anticolonialiste, vers le nouvel intellectuel, dont la posture politique découlerait en droite ligne de son humanisme. Ce sont les « nouveaux philosophes » qui, me semble-t-il, ont introduit dans la sphère publique la question des droits de l’Homme comme idéologie. Bien entendu, les droits de l’Homme sont au centre du débat intellectuel depuis l’affaire Dreyfus, sinon depuis les Lumières, mais il s’agit maintenant d’autre chose. Les droits de l’Homme sont pensés aujourd’hui comme un humanitarisme opposé aux engagements néfastes de jadis. Les clivages partisans deviennent ainsi obsolètes. La logique est Où sont passés les intellectuels ? 66 simple : si on pense la politique à partir du credo antitotalitaire et en l’axant sur le combat humanitaire, on peut agir aussi bien dans un gouvernement de gauche que dans un gouvernement de droite, ou successivement dans les deux, comme l’a fait Bernard Kouchner. Nés avec la Révolution française, les droits de l’Homme sont devenus, depuis les années 1980, l’antithèse même de tout engagement révolutionnaire. La révolution est vue comme un mythe pernicieux, qui mène forcément à la dictature fasciste ou communiste. Le seul engagement valable et désintéressé est alors une cause humanitaire. De ce point de vue, l’humanitarisme est un peu l’idéologie d’une ère qui se voudrait « postidéologique ». L’humanitarisme n’est-il qu’une idéologie? L’humanitarisme – Rony Brauman nous l’a rappelé maintes fois – est né comme une pratique de secours des victimes. Médecins sans frontières intervient là où il y a un besoin de médecins : catastrophes naturelles, guerres, génocides, etc. Les médecins sont là pour soigner tout le monde, ils ne choisissent pas leurs patients selon des critères politiques. Mais cela est complètement différent de l’humanitarisme instrumentalisé et transformé en idéologie, c’est-àdire en déguisement de la réalité. Au cours de ces vingt dernières années, nous avons assisté à plusieurs guerres menées au nom de la défense des droits de l’Homme, qui cachaient en réalité bien d’autres objectifs, économiques ou géopolitiques. Si l’on veut envahir un pays pour s’approprier ses ressources énergétiques ou y installer des bases militaires ou contrecarrer l’influence d’une autre puissance, il faudra expliquer qu’on le fait pour y introduire la démocratie et les droits de l’Homme. L’ e s s o r d e s n é o c o n s e r v a t e u r s 67 Il y a aussi un autre usage de l’humanitarisme qui me paraît discutable. Je me réfère à sa transformation en catégorie analytique pour en faire une clé de lecture de l’histoire qui efface toutes les causes des conflits. Cela conduit à une vision singulière de la Seconde Guerre mondiale, dans laquelle il faudrait condamner simultanément les résistants et les collaborationnistes, en réhabilitant les vrais héros, les secoureurs des victimes. Les résistants sont devenus des personnages douteux, les seuls qui méritent l’admiration sont ceux qui soignaient les blessés ou s’interposaient entre les belligérants pour protéger les civils, bref les gardiens des vertus humanitaires dans un monde aveuglé par les fanatismes de tout bord. C’est le prisme par lequel, au cours de ces dernières années, ont été réinterprétées aussi bien la résistance italienne que la guerre civile espagnole. C’est le point de vue qui affleure dans un essai écrit par un penseur subtil comme Tzvetan Todorov au sujet de la Résistance française. Pensez-vous que l’écologie soit devenue aussi une idéologie politique « postidéologique », comparable à celle des droits de l’Homme? Non, l’écologie politique répond à une demande très forte et pleinement légitime. Elle a surgi au départ dans les pays développés, à la suite de la prise en compte des catastrophes écologiques produites par notre modèle de civilisation. Si elle s’est développée comme courant politique autonome, cependant, c’est parce qu’il y avait un espace libre. D’une part, il y avait eu l’effondrement des utopies révolutionnaires. D’autre part, la gauche traditionnelle s’était révélée incapable d’intégrer l’écologie dans sa vision du monde et de remettre en cause ce Où sont passés les intellectuels ? 68 modèle de civilisation. Sauf exception, tous les courants marxistes, socialistes et communistes défendaient une idée de progrès identifiée à la société industrielle, à l’exploitation de la nature par la technique et au développement inépuisable des forces productives. Le premier parti vert est celui des Grünen, en Allemagne, qui est né de la crise de la gauche radicale. Ils sont devenus un modèle pour les mouvements écologistes de toute l’Europe, mais leur institutionnalisation a modifié leur projet : maintenant, ils veulent défendre l’environnement dans le cadre de l’ordre social et économique existant. En France, la loi électorale a favorisé leur transformation en satellite du Parti socialiste. On peut déplorer ce phénomène, mais leur existence témoigne d’une grande sensibilité à l’égard d’une question fondamentale pour l’avenir de la planète, une exigence à laquelle la gauche n’a pas été capable de répondre et que les intellectuels ont presque toujours ignorée, tout au long du XXe siècle. Il y a eu un retard, pour ne pas dire un aveuglement énorme en la matière. Pendant un siècle et demi, la critique de la modernité a été le monopole de la pensée conservatrice, obsédée par la décadence et la nostalgie d’un ordre aristocratique révolu. La critique de gauche de la modernité était celle du romantisme révolutionnaire – Michael Löwy et Robert Sayre en ont montré toute la richesse, de Rousseau à Walter Benjamin, en passant par le surréalisme38 – qui est resté une sorte de « tradition cachée » jusqu’à l’apparition de l’écologie politique. Inspirée par la nostalgie d’un monde antérieur à l’avènement du machinisme et de l’esprit de calcul, sa critique de la modernité industrielle s’orientait vers l’utopie d’une société libérée. Dans ses courants dominants, cependant, le socialisme n’était L’ e s s o r d e s n é o c o n s e r v a t e u r s 69 pas romantique mais productiviste et industrialiste. Aujourd’hui, le « principe responsabilité » théorisé par Hans Jonas devient l’ersatz d’un « principe espérance » disparu, qui avait pensé un autre modèle de société mais pas de civilisation. Dans ses principaux courants, le marxisme considérait même la domination de la nature comme une condition pour la redistribution égalitaire des richesses. Après l’effondrement des utopies, des philosophes comme Jürgen Habermas ont tenté de penser l’amélioration de la société, mais peut-on parler pour autant d’intellectuels critiques? L’effondrement des utopies a favorisé l’essor d’une pensée libérale de gauche, comme la théorie de la justice de John Rawls ou celle de l’agir communicationnel de Jürgen Habermas. Selon Rawls, la question sociale pourrait trouver une solution sur le plan juridique. Pour Habermas, nous sommes passés du paradigme productif à celui de la communication : le problème fondamental devient donc celui de l’interaction entre les différents segments de la société. L’idée est intéressante, elle permet de repenser l’espace public, mais elle relègue au second plan l’oppression et l’exploitation. Pour les deux, la lutte de classes est un souvenir du XIXe siècle. Bien sûr, Habermas a joué un rôle très important en Allemagne. Par son idée de patriotisme constitutionnel, il s’est opposé à une vision ethnique de la nation, mais il a revendiqué aussi une adhésion acritique de la RFA à l’Occident. L’Allemagne serait devenue une démocratie occidentale à part entière seulement « après et à travers Auschwitz ». Et donc Auschwitz ne serait pas tant une interrogation ouverte sur la civilisation occidentale, comme le pensaient Adorno et Horkheimer, mais plutôt sa légitimation. Où sont passés les intellectuels ? 70 Auschwitz devient la source d’une théodicée séculière : celle du mal duquel nous pouvons extraire le bien, à savoir la démocratie libérale. Les ambiguïtés d’une telle position sont apparues au grand jour lorsqu’il a salué le bombardement de Belgrade par l’OTAN, en 1999, comme le triomphe du droit cosmopolitique kantien. Habermas a élaboré une théorie critique de la société, mais il n’est pas un penseur critique du pouvoir. Il faut aussi distinguer une pensée de ses usages qui, notamment dans le cas des classiques, échappent inévitablement au contrôle de son auteur. Depuis les années 1980, Hannah Arendt est devenue une planche de salut pour beaucoup d’orphelins du marxisme. Sa théorie du totalitarisme et son concept abstrait et désincarné d’espace public leur ont permis de redécouvrir l’idée de liberté tout en faisant le deuil de l’idée d’émancipation sociale. Du coup, elle a été l’objet, dix ans après sa mort, d’une véritable canonisation posthume au prix d'exégèses parfois anachroniques. Beaucoup d’intellectuels ont mené au XXe siècle un combat contre la domination: antiraciste, anticolonialiste, antifasciste, anticapitaliste. On a l’impression que de telles critiques ne sont plus audibles. Pire, certains réactionnaires vilipendent désormais à longueur de journée ces postures: cela va d’Alain Finkielkraut à Éric Zemmour ou Richard Millet, qui « dénoncent » tous à leur façon un supposé « terrorisme » de la pensée antiraciste… Au-delà de leurs divergences politiques, les néoconservateurs adoptent souvent la posture de l’intellectuel, se présentant comme anticonformistes, dénonçant la supposée « pensée unique », etc. C’est là un cliché très ancien. Avec quelques « mises à jour », si on peut dire : par exemple, l’idée ridicule selon laquelle l’Occident serait en cours d’is- L’ e s s o r d e s n é o c o n s e r v a t e u r s 71 lamisation. La xénophobie d’aujourd’hui, c’est tout d’abord l’islamophobie. La vision de l’islam comme une menace pour la culture européenne et les identités nationales sert à souder une communauté par la peur, comme c’était le cas aux XIXe et XXe siècles avec l’antisémitisme. Sur ce point, les néoconservateurs rejoignent les nouvelles extrêmes droites occidentales. Ils dénoncent l’antiracisme comme expression de la « pensée unique » et propagent le mythe de la décadence dans une société multiculturelle, métissée, privée de ses valeurs fondatrices, coupée de ses racines. Mais il ne faut pas oublier que le racisme n’a jamais été le monopole exclusif de l’extrême droite. Sa généalogie est bien plus riche. À la fin du XIXe siècle, l’anthropologue italien Cesare Lombroso, socialiste et défenseur des Lumières, expliquait la supériorité des Blancs sur les « peuples colorés » en rappelant que seuls les Blancs avaient « proclamé la liberté de l’esclave » et inventé les droits de l’Homme39. Aujourd’hui, c’est au nom de la République, des conquêtes du féminisme et des droits des minorités que l’on veut interdire le voile aux jeunes musulmanes. Passons maintenant à une autre question sensible: les intellectuels et la mémoire collective. Les mutations de la mémoire collective ont accompagné le changement d’époque que je viens de décrire. Dans les années 1980, la mémoire apparaît comme un thème central du débat culturel. Le vaste chantier ouvert par Pierre Nora en 1984 avec Les Lieux de mémoire a marqué le paysage intellectuel pendant deux décennies, bien au-delà du milieu historiographique au sein duquel il était né. Shoah, le film de Claude Lanzmann (1985), est Où sont passés les intellectuels ? 72 l’autre moment emblématique de ce basculement vers la mémoire. Or, je ne peux pas m’empêcher de mettre en rapport cette émergence de la mémoire dans l’espace public avec l’éclipse des utopies. Le XXe siècle s’est achevé en emportant avec lui ses utopies. Privé d’utopies, le monde a tourné le regard vers le passé. La mémoire est devenue une obsession culturelle. Pour vous, la mémoire est nécessairement celle du XXe siècle? Pas seulement, mais le XXe siècle demeure un sujet sensible, conflictuel. Il concerne un passé clos, séparé de notre présent et qui s’éloigne de nous, mais qui reste néanmoins très proche, « chaud ». La mémoire concerne aussi des périodes plus anciennes considérées comme expériences fondatrices : l’esclavage, la colonisation… Elle me paraît en tout cas avoir un lien intime avec la disparition des utopies. On qualifie souvent de « présentisme » le régime d’historicité de nos sociétés: une accélération permanente de nos vies dans le cadre d’un ordre social immuable, sans alternative. Dans un tel contexte, où il devient interdit d’imaginer l’avenir, on ne peut que contempler le passé. L’intellectuel critique imaginait la société à venir, alors que depuis les années 1980 il officie la célébration quasi religieuse du passé et se charge de l’élaboration de la mémoire. Nora et Lanzmann me semblent emblématiques de ce point de vue : ils sont historien, cinéaste, écrivain, directeur de collection ou de revue chez de grands éditeurs, membre de l’Académie française; bref, ils sont des figures publiques. Nora est devenu une sorte de gardien du passé conçu comme patrimoine national. Lanzmann pense avoir révélé à lui seul un moment refoulé de la mémoire collective comme la L’ e s s o r d e s n é o c o n s e r v a t e u r s 73 destruction des juifs d’Europe. Identifiant la Shoah à sa reviviscence par le souvenir, réalisée dans son film, il a contribué à ériger un culte mystique autour de cet événement historique. Vu au prisme de la Shoah, le passé apparaît comme un univers de souffrance auquel nous pouvons accéder par la mémoire et les souffrances auxquelles nous sommes le plus sensibles sont celles du XXe siècle. Dans nos universités, l’histoire dite du temps présent a pris une place considérable, bien plus grande que celle du Moyen Âge ou de l’Antiquité. Les historiens venant témoigner dans les procès de Barbie, Touvier et Papon entrent aussi dans cette nouvelle fonction des intellectuels « mémoriels »… Oui, souvent à leur corps défendant. Les historiens ne travaillent pas enfermés dans une tour d’ivoire et sont perméables aux humeurs de la société. La mémoire suscite une demande sociale de connaissance à laquelle ils sont appelés à répondre par la recherche. Leur approche du passé n’est pas celle de l’identification émotionnelle et empathique mais plutôt celle de la contextualisation et de la réflexion critique. Ils contribuent ainsi à forger la relation que, à chaque époque, une société établit avec son propre passé et, par conséquent, ils interagissent avec les politiques de la mémoire pratiquées par les pouvoirs publics (les musées, les commémorations) ou par l’industrie culturelle. Dans les procès que vous évoquez, notamment dans le procès de Maurice Papon (1997), un des responsables de la déportation des juifs de Bordeaux pendant la guerre, des historiens ont été appelés à la barre comme « témoins ». Cet épisode est révélateur de la fonction nouvelle qu’ils jouent (ou qu’ils sont appelés à jouer) comme Où sont passés les intellectuels ? 74 experts. Il y a là une imbrication nouvelle, tout à fait étonnante, entre production des savoirs, expertise historique, administration de la justice et élaboration de la mémoire. Certains, comme Henry Rousso, n’ont pas accepté de se plier à ce rôle, en rappelant qu’un historien n’est ni un « témoin » ni un gardien des vertus morales de la nation, et que son effort d’élucidation du passé n’est pas de même nature que la définition judiciaire de la faute et de l’innocence40. C’est en élaborant une interprétation critique du passé qu’il peut se mettre au service de la société civile. Parallèlement aux lois mémorielles qui ont proliféré dans plusieurs pays, ces procès ont contribué à créer l’illusion néfaste selon laquelle, au-delà de l’administration de la justice, le droit pourrait écrire l’histoire, en fixant, par un verdict, sa vérité. Or, la vérité historique – par exemple l’existence des chambres à gaz – n’est que la base factuelle, prouvée et donc incontestable, d’interprétations du passé qui ne sont jamais définitives ni consensuelles. Mais cette importance du thème de la mémoire ne résulte-t-elle pas d’un phénomène générationnel? En effet, l’après-guerre a vu naître en Europe des générations d’individus qui ont bénéficié de conditions de vie confortables et ont pu ainsi vivre longtemps. Cet allongement de l’âge de la vie n’a-t-il pas en partie joué sur la fabrication de la mémoire? Oui, j’en suis convaincu. J’irai même plus loin : pour étudier la place de la mémoire dans nos sociétés, il faut prendre en compte le paramètre de la prolongation de l’espérance de vie. Prenons le cas d’une personnalité comme Stéphane Hessel, mémoire vivante du XXe siècle, ou alors celui de l’économiste italien Vittorio Foa. Dans son autobiographie, ce dernier se souvient de l’entrée en L’ e s s o r d e s n é o c o n s e r v a t e u r s 75 guerre de l’Italie en 1915, et tire le bilan de la chute du communisme… Prenons encore le cas d’Eric Hobsbawm, récemment disparu, qui avait adhéré au Parti communiste allemand en 1932 à Berlin. On voit dans son autobiographie une photographie de lui au cours d’une manifestation de 1936, à Paris, au moment du Front populaire. Il raconte également le rôle de la guerre civile espagnole pour les gens de sa génération. Dans ce parcours, l’expérience vécue nourrit son regard et interfère avec sa profession d’historien, car ses souvenirs couvrent des époques qui ont quitté le présent et sont désormais entrées dans l’histoire. Il le reconnaît d’ailleurs ouvertement, lorsqu’il écrit que, pour celui qui a traversé le XXe siècle, ne pas juger est impossible41. Ce phénomène de collision entre histoire et mémoire est particulièrement aigu aujourd’hui. Quelles alternative pour dema Quelles alternatives pour demain? Quelles alternatives pour demain ? 79 L’avenir est-il aux intellectuels spécifiques, selon la définition qu’en a donnée Michel Foucault? C’est dans les années 1970, quand il intervient dans les prisons, que Foucault commence à parler de l’intellectuel « spécifique », non pas dans des textes théoriques, mais dans des articles et des interviews42. Sans forcément s’y opposer, il considère nécessaire de dépasser la vision de Sartre. L’intellectuel né avec l’affaire Dreyfus, qui a connu son apogée à l’époque de la guerre d’Espagne, de la Résistance et de la guerre d’Algérie, cette figure incarnée par Sartre après guerre, est la transcription au XXe siècle d’un idéal universaliste qui remonte aux Lumières. Or, Foucault critique l’humanisme, l’universalisme et, à un certain moment de son itinéraire philosophique, postule la mort du sujet. Cela le conduit à définir, en opposition à l’intellectuel « universel », l’intellectuel « spécifique » qui est un savant, un universitaire intervenant dans la cité non pas au nom de grandes valeurs qui le dépassent, mais en mobilisant son savoir. Ce qui est une façon nouvelle de prendre position dans une société qui devient plus complexe à analyser. Le sociologue Zygmunt Bauman est allé plus loin en distinguant le législateur, l’intellectuel universel qui fixe un horizon éthico-politique à partir duquel on peut penser la société, une figure aujourd’hui en déclin, de l’interprète, qui peut connecter les segments d’une société complexe et atomisée – une société « liquide », comme il dit ailleurs43. L’intellectuel spécifique est-il l’expert qui intervient aujourd’hui dans les médias? Pas vraiment, car l’intellectuel spécifique dont parle Foucault exerce une fonction critique qui est Où sont passés les intellectuels ? 80 totalement absente chez l’« expert » d’aujourd’hui. Mais, entre sa naissance, il y a presque quarante ans, et ce qu’on en dit aujourd’hui, la notion d’intellectuel spécifique mérite d’être problématisée. Certes, il faut prendre acte d’une mutation historique. D’une part, à l’âge de l’université de masse, le savant est devenu un acteur social parmi d’autres. D’autre part, les savoirs sur le monde et la société se sont tellement spécialisés et diversifiés que personne ne peut plus porter un jugement avisé sur tout… Il serait bien difficile d’avoir une posture à la Diderot ou à la Voltaire aujourd’hui. De ce point de vue, l’intellectuel spécifique est le résultat de cette mutation historique. L’expertise, en revanche, est un moyen efficace pour tuer la pensée critique. À chaque élection, les plateaux de télévision sont envahis par des politologues qui commentent les sondages au moyen de graphiques, expliquent les variations en pourcentage et les transferts de voix d’un parti à l’autre, en nous dévoilant les arcanes de la vie politique. Or, cette apparence de neutralité analytique, purement technique et calculatrice, vise en réalité à neutraliser la réflexion critique et à naturaliser l’ordre politique. Nous pouvons le décrypter, mais nous ne devons surtout pas le contester. Le rôle de l’expert ne consiste pas à questionner le caractère démocratique de la Ve République, mais à nous expliquer comment évoluent les forces spécifiques et quelles chances ont les différents candidats d’accéder au pouvoir dans le cadre de ses institutions. Par ailleurs, l’expert tend à devenir un technicien de gouvernement. Autrement dit, il risque de devenir un intellectuel organique des classes dominantes… La domination transformée en pure Quelles alternatives pour demain ? 81 gestion technique a trouvé son incarnation en Mario Monti, directeur de l’université Bocconi de Milan, devenu chef du gouvernement italien. Ses ministres sont tous des « experts » et des « techniciens » qui n’appartiennent à aucun parti politique. Ses politiques d’austérité, nous explique-t-il, sont super partes. Elles ne sont inspirées ni par l’idéologie, ni par l’intérêt partisan car elles découlent de l’expertise et sont formulées grâce à des compétences indiscutables. Les critiquer serait faire preuve de sectarisme. Voilà les nouveaux « philosophes rois » de l’ère post-totalitaire et postidéologique. Voilà aussi pourquoi je n’aime pas trop la notion d’intellectuel spécifique. Mais l’intellectuel spécifique dont parle Foucault ne peut-il pas critiquer le pouvoir en place? Si le pouvoir, comme le pensait Foucault, est étendu et capillaire, dilué en une multitude de dispositifs organisés de façon horizontale et complexe – la « microphysique du pouvoir » –, et n’existe plus sous la forme de la souveraineté, alors la figure de l’intellectuel universel, qui dit la vérité contre le pouvoir, devient une figure obsolète et anachronique. On peut dès lors se mobiliser dans un secteur particulier, par exemple contre les prisons, mais dans cette logique la critique d’un pouvoir total, monolithique, n’a plus de sens. Foucault a eu une intuition extraordinaire en théorisant le biopouvoir, cette tendance contemporaine des gouvernements à discipliner nos vies et à exercer leur contrôle sur la vie de nos corps, en les protégeant comme un berger avec son troupeau ou en les éliminant comme un chirurgien extirpe un cancer. Mais je crois qu’il se trompait en pensant le biopouvoir comme quelque chose Où sont passés les intellectuels ? 82 qui remplacerait le pouvoir souverain, aussi bien au sens de Schmitt (décider de l’état d’exception) que de Marx ou de Weber (le monopole étatique de la violence). Or, l’histoire du XXe siècle est celle du déchaînement du pouvoir souverain. Je ne pense pas seulement aux guerres totales, aux camps d’extermination et à la bombe atomique. Je pense aux guerres en Irak, où les États-Unis ont tenté de fixer un nouvel ordre international, au moyen de la force. Or, ce pouvoir souverain a toujours été critiqué par l’intellectuel universel, pas par l’intellectuel spécifique. Les dilemmes éthiques qui, en août 1945, saisissent un bon nombre des savants réunis à Los Alamos pour réaliser la bombe atomique, montrent bien que, finalement, leur statut de savants ne les mettait pas à l’abri d’un questionnement d’ordre universel. L’intellectuel universel avait rattrapé l’intellectuel spécifique. Pour revenir aux experts, ceux-ci auraient à voir, dites-vous, avec la sectorisation des savoirs… La tendance à la sectorisation des savoirs est évidente dans l’université, où elle pèse sur les recrutements, sur l’organisation des départements et des laboratoires de recherche. L’université pratique de moins en moins l’interdisciplinarité, même si, paradoxalement, tous les experts ministériels n’ont plus que ce mot à la bouche. Cela engendre des langages hermétiques qui sont incompréhensibles pour les non-spécialistes et qui, souvent, tournent à vide. Au lieu d’accompagner cette tendance, l’intellectuel, forcément « spécifique », devrait essayer de préserver une autonomie critique et une perspective universaliste. Quelles alternatives pour demain ? 83 Mais pourquoi l’expert tomberait-il automatiquement dans le giron d’un gouvernement ou des dominants? Je ne dis pas cela. Il faudrait sans doute distinguer le spécialiste de l’« expert », qui est intégré dans un dispositif gouvernemental. La spécialisation des savoirs est inévitable dans des sociétés complexes et je n’ai aucun mépris, bien plutôt de l’admiration pour les savants qui l’incarnent. Leur rôle est essentiel. Nous ne pouvons pas critiquer une politique énergétique fondée sur le nucléaire sans nous appuyer sur les travaux de spécialistes qui savent comment fonctionne une centrale, qui nous expliquent quels sont les risques d’un accident et quelles seraient ses conséquences sur la population d’une ville, d’une région ou d’un continent. Les mouvements écologistes l’ont compris depuis longtemps. Ce qui m’inquiète n’est pas tant la spécialisation des savoirs et la naissance de l’intellectuel spécifique, qui en est le résultat, mais son opposition à l’intellectuel universel, car cela implique, dans la plupart des cas, une pratique de l’expertise qui exclut la critique. L’« expert » est dans ce cas au service des décideurs. Voyons ce qui se passe avec la crise économique mondiale. La grande majorité des économistes appelés à nous l’expliquer appartiennent à des fondations financées par les banques et les institutions financières qui l’ont causée ! Ils sont présentés comme des spécialistes, les médias nous indiquent leurs titres académiques, mais ils arrondissent considérablement leurs revenus en siégeant dans les conseils des banques et des entreprises. Ainsi, la boucle est bouclée : le spécialiste devient un expert, il s’intègre dans le monde de l’économie et de la finance, conseille les partis et les gouvernements, puis s’exprime dans les médias pour analyser la crise économique qu’il n’avait pas vue arriver. Avec la Où sont passés les intellectuels ? 84 généralisation de cas de figure, la pensée critique ne peut pas exister. Et de toute façon, l’expert ne sera jamais effleuré par l’idée de remettre en cause le capitalisme ou d’en dévoiler la nature ; son rôle consiste à expliquer comment sauver les banques ou réduire la dette. Cette situation a été dénoncée avec force par les « économistes atterrés » et c’est la raison pour laquelle nous les voyons si peu à la télévision. Ils agissent comme des intellectuels spécifiques qui mobilisent leur savoir pour exercer une fonction critique à visée universelle. Gérard Noiriel a raison de rappeler que le clivage universel/spécifique doit être remis en cause44. En quoi critiquez-vous la position de Gérard Noiriel, qui a théorisé la situation des intellectuels, et qui a même pointé les ambiguïtés de l’intellectuel spécifique défini par Foucault? Gérard Noiriel est un grand historien et, à mes yeux, un intellectuel au sens le plus noble du terme, celui que j’indiquais en ouvrant notre conversation. En 2005, il a fondé avec d’autres le CVUH (Comité de vigilance face aux usages publics de l’histoire) sur le modèle du Comité de vigilance des intellectuels antifascistes de 1934. Le CVUH a fait entendre sa voix critique dans le débat autour de la loi défendant le « rôle positif » de la colonisation, ou lors de la création par le président Sarkozy d’un ministère de l’Immigration et de l’Identité nationale. Ses initiatives ont été nécessaires et il fallait les soutenir. Mais, à partir du moment où un tel organisme devient permanent, il risque d’apparaître comme une instance inquisitoriale émettant des sentences, non pas au nom du pouvoir mais au nom du savoir. C’est une vieille tentation, particulièrement enracinée dans la culture française, de Durkheim à Bourdieu, Quelles alternatives pour demain ? 85 que de vouloir se prononcer dans le débat public au nom de la science. Je vois cette tentation pointer aussi dans la pétition contre les lois mémorielles lancée en 2005 par un groupe d’éminents historiens français, intitulée « Liberté pour l’histoire ». J’ai signé cette pétition qui me semblait, dans les circonstances de cette époque, utile, mais je ne peux pas m’empêcher de percevoir, chez nombre de signataires, un réflexe conservateur. Tous les malentendus autour des lois mémorielles, pensent-ils, dériveraient du fait regrettable que l’histoire aurait été soustraite aux historiens, ses propriétaires légitimes. Poussée à l’extrême, cette approche reviendrait à dire que seuls les économistes pourraient se prononcer sur la crise économique et seuls les physiciens sur l’énergie nucléaire. Or, la crise économique frappe toute l’Europe et la catastrophe de Fukushima l’ensemble de la population japonaise. De façon comparable, l’histoire n’appartient pas à ceux qui exercent le métier de l’écrire, elle appartient à tout le monde. Cela nous ramène à l’articulation entre le savoir spécifique et la prétention à l’universel. Pourriez-vous donner des exemples? En Allemagne, en 1986, la « querelle des historiens » (Historikerstreit) a secoué le pays en profondeur, en remettant radicalement en cause son passé. Eh bien, la contribution fondamentale à l’intégration des crimes du nazisme au sein de la conscience historique allemande n’est pas venue des historiens mais d’un philosophe : Jürgen Habermas45. Lors de cette controverse, plusieurs chercheurs ne lui reconnaissaient aucun droit de s’exprimer, sous prétexte qu’il n’était pas un historien et qu’il n’avait jamais mis les pieds dans les Quelles alternatives pour demain ? 87 « L’histoire n’appartient pas à ceux qui exercent le métier de l’écrire, elle appartient à tout le monde. » archives. Dans le sillage de cette controverse déclenchée par un philosophe, est née une nouvelle génération d’historiens qui ont travaillé en profondeur sur le passé nazi, en exploitant de multiples sources, en défrichant des archives dont personne n’avait jusqu’alors soupçonné l’existence. Comme le disait Sartre, ce qui fait de Robert Oppenheimer un intellectuel, ce n’est pas le fait qu’il ait fabriqué la bombe atomique, c’est le fait qu’il prenne position pour ou contre. Un physicien devient un intellectuel quand il se positionne dans l’espace public sur une question de société. Le pacifisme d’Albert Einstein, pendant les années 1920, ne découlait pas de ses connaissances scientifiques. Bref, je comprends le besoin de redéfinir le rôle de l’intellectuel à la lumière des mutations historiques de nos sociétés, mais je ne suis pas d’accord pour décréter la fin de l’intellectuel critique, qui n’aurait supposément plus aucun rôle à jouer… L’intellectuel d’aujourd’hui qui, le plus souvent, n’est pas un écrivain mais plutôt un chercheur, doit être à la fois spécifique et critique. La domination, l’oppression, l’injustice n’ont pas disparu. Le monde ne serait pas vivable si personne ne les dénonçait. Les études culturelles américaines ont engendré des mouvements de défense des identités des « dominés ». Y a-t-il un renouveau intellectuel dans cette mouvance? La provincialisation de l’Europe, sur le plan économique et géopolitique, a lieu entre les deux guerres. La première marque le déplacement de l’axe du monde de l’Europe aux États-Unis. La seconde divise l’Europe qui devient un lieu de confrontation entre les grandes puissances dans un monde bipolaire. Aujourd’hui, nous assistons à un nouveau déplacement, d’ordre culturel. Dans les Où sont passés les intellectuels ? 88 années 1930, les États-Unis ont tiré profit de l’émigration massive des savants européens persécutés par le nazisme. Maintenant, ils recrutent surtout des Asiatiques, des Latino-Américains et aussi beaucoup d’Africains. Dans les départements d’histoire des universités américaines, la place de l’Europe se réduit tandis que celle de l’Asie et de l’Amérique latine n’arrête pas de s’accroître. Nous vivons dans un monde où la culture et l’imaginaire sont façonnés principalement en dehors de l’Europe. Dans les années 1960, une musique populaire d’influence planétaire pouvait encore être créée en Europe, avec les Beatles et les Rolling Stones. C’est nettement moins le cas aujourd’hui. Il est donc inévitable que l’eurocentrisme soit remis en cause aussi sur le plan culturel. L’identity politics, cependant, est née des luttes des groupes dominés – les Afro-Américains, les femmes, les homosexuels – qui se sont croisées avec une crise majeure de l’identité américaine traditionnelle, provoquée par la guerre du Vietnam. C’est plus tard, avec la crise du marxisme, puis la fin du socialisme réel, que la notion d’identité a eu tendance à remplacer celle de classe dans les sciences humaines et sociales. En France, la guerre d’Algérie a été un traumatisme qui a été à l’origine du refoulement de la question coloniale pendant une bonne trentaine d’années, puis nous avons assisté à un « retour du refoulé » assez conflictuel. Du coup, la question coloniale est revenue en force, en se croisant avec la provincialisation de l’Europe. L’image de la nation assimilatrice, le moule auquel doivent se conformer les candidats à la citoyenneté, apparaît désormais de moins en moins acceptable. C’est pourquoi le ministère de l’Immigration et de Quelles alternatives pour demain ? 89 l’Identité nationale inventé par Sarkozy, qui en était la version paroxystique, a suscité un rejet si radical. Cette conception est en effet un héritage de la France coloniale et de sa « mission civilisatrice ». Aux États-Unis, le postcolonialisme a été le miroir, dans les sciences sociales, d’une mutation du pays, de moins en moins wasp (blanc, anglo-saxon et protestant), de plus en plus asiatique, noir et latino. En France, il exprime l’émergence des minorités nées de l’immigration postcoloniale et prend la forme d’une remise en cause du récit national-républicain. La critique du colonialisme était déjà présente au XXe siècle: pensons au « Manifeste des 121 », pour le droit à l’insoumission pendant la guerre d’Algérie, ou encore à la préface de Sartre aux Damnés de la terre de Frantz Fanon. Qu’est-ce qui a changé avec la critique postcoloniale? Il est devenu courant de dater la naissance des études postcoloniales avec la parution du livre d’Edward Saïd L’Orientalisme (1978), dont le sous-titre en français est L’Orient créé par l’Occident46. Ce livre remet au centre du débat la critique de l’eurocentrisme et nous donne une clé pour déconstruire la pensée occidentale. Pour Saïd, toute la culture de l’Europe s’est forgée dans une confrontation avec l’altérité coloniale. Il en déduit qu’il n’y a pas d’Europe sans un monde extérieur à elle perçu comme un espace à soumettre, objet d’une connaissance visant son appropriation et sa domination. Il en déduit également que l’altérité coloniale est la clé pour comprendre le processus de formation des identités nationales européennes : la construction d’un modèle européen de citoyenneté (l’État-nation) suppose le statut inférieur des colonisés. Il n’y a pas de citoyen Où sont passés les intellectuels ? 90 sans indigène. La citoyenneté est pensée comme une prérogative de l’homme européen : un statut juridique et politique découlant d’une donnée anthropologique sous-jacente. Or, Saïd a toujours inscrit sa critique de l’orientalisme dans une certaine tradition intellectuelle à laquelle appartiennent aussi Adorno et Sartre47. Pour lui, l’intellectuel est celui qui dit la vérité, surtout quand elle dérange, et se situe du côté des faibles. Finalement, son engagement s’explique par cette posture qui, dans son cas, se nourrit de son origine palestinienne et de sa condition d’exilé. Cela montre que l’avènement de la pensée postcoloniale ne remet pas en cause la figure de l’intellectuel critique. Tout au plus, cela devrait nous inciter à la resituer, dans un paysage culturel mondial qui n’est plus le même. Bien sûr, la critique du colonialisme a été un moment crucial à la fois dans l’histoire des intellectuels en France et dans la genèse du postcolonialisme. Ses matrices sont multiples : à côté de Gramsci et du marxisme indien, on y trouve Frantz Fanon et Aimé Césaire, mais aussi pas mal de French Theory, de Foucault et Derrida. Pour autant, la critique postcoloniale propose-t-elle des alternatives à l’ordre mondial actuel? La critique postcoloniale reste généralement confinée à l’université, même s’il faudrait distinguer plus en détail la situation propre à chaque pays. Il ne s’agit pas d’un courant organisé, ni d’une école. Le terme « postcolonialisme » désigne à la fois une culture venue après la décolonisation, créée par des intellectuels originaires de ce qui fut le monde colonial, et une critique de la culture occidentale, réinterprétée au prisme colonial. Des Quelles alternatives pour demain ? 91 intellectuels francophones comme Édouard Glissant, Patrick Chamoiseau, Françoise Vergès ou Achille Mbembe y sont classés tout naturellement… Mais force est de constater que l’influence de cette mouvance demeure limitée. Elle agit dans le contexte actuel et son influence politique n’est pas comparable à celle qu’ont pu avoir l’anticolonialisme et l’anti-impérialisme des années 1950 et 1960, qui étaient portés par les révolutions en Chine, au Vietnam, à Cuba, en Algérie. Un vaste mouvement historique transformait alors les colonisés en sujets politiques, en acteurs de l’histoire. Aujourd’hui, la critique postcoloniale n’est pas connectée à de tels mouvements politiques… Certains de ses critiques la considèrent, de manière un peu méprisante, un « carnaval académique48 ». Je pense qu’il serait un peu prématuré de porter un jugement aussi péremptoire. En France, le postcolonialisme a connu un essor important suite à la révolte des banlieues de 2005 et a trouvé des connexions avec des mouvements associatifs et culturels en dehors de l’université. Ce départ me paraît prometteur. Mais dans les pays que vous évoquez, les révolutions et indépendances ont laissé la place à des dictatures militaires, souvent de type religieux, ou à des régimes affairistes, où dans tous les cas la pensée postcoloniale n’a aucune incidence… Paradoxalement, ce n’est pas dans les pays qui ont été au cœur des révolutions anticoloniales qu’on trouve la pensée postcoloniale : ni en Chine, ni au Vietnam, ni à Cuba. L’Inde est un de ses foyers, mais il s’agit d’une démocratie. Les Africains qui participent à la mouvance postcoloniale doivent, dans la plupart des cas, quitter l’Afrique pour jouer ce rôle. Où sont passés les intellectuels ? 92 Passons à la question des mutations technologiques: la microinformatique et l’Internet ont-ils modifié encore plus profondément les formes du débat public, dont le modèle ancien était déjà mal en point? L’arrivée d’Internet a eu des conséquences considérables, notamment en ce qui concerne le mode de circulation des idées. Un article écrit pour une revue peut multiplier le nombre de ses lecteurs avec sa mise en ligne, car il peut être relayé par différents sites, en fonction du sujet traité, parfois dans plusieurs pays et dans des langues différentes, à l’insu même de son auteur. C’est un phénomène assez fréquent. Ce processus s’explique par ce que Hartmut Rosa nomme l’accélération, typique de notre régime de temporalité49. Les modes et la rapidité de la communication se sont transformés. Autrefois, les échanges épistolaires prenaient du temps. Aujourd’hui, avec les e-mails, ils se font en temps réel ! Avec une tablette numérique, on peut se trouver dans un lieu perdu et avoir accès à la littérature mondiale et consulter gratuitement des centaines de milliers d’articles et de livres. Le lecteur francophone peut accéder librement au fonds ancien de la Bibliothèque nationale. Tout cela est extraordinaire. Cette accélération, cependant, affecte la pensée, qui ne surgit pas de l’instant mais de la réflexion. Désormais, nous fréquentons les musées et les expositions pour contempler les lettres des auteurs du XIXe et du XXe siècle. L’aura qu’elles dégagent nous restitue un peu de la saveur d’un passé révolu. Habitués à l’ordinateur, nous nous demandons même comment ils pouvaient autant écrire à la main. Mais ces correspondances sont des vestiges archéologiques. Désormais, nous n’avons plus droit qu’à un échange de courriels entre Bernard-Henri Lévy et Michel Houellebecq. Quelles alternatives pour demain ? 93 Internet peut-il pour autant être considéré comme porteur d’une nouvelle utopie? Une nouvelle utopie, certainement pas. Mais il faudrait éviter les travers symétriques de l’idéalisation et de la diabolisation. Dans un essai célèbre, Walter Benjamin avait mis en lumière le caractère double de l’art moderne, « à l’époque de sa reproductibilité technique » : d’une part, il a perdu son aura ; de l’autre, il est conçu pour un public de masse. De par son mode de fonctionnement technique, Internet est indéniablement un outil puissant de démocratisation de la culture. Il peut faire circuler des idées subversives et mobiliser la société civile, comme nous ont montré les révolutions arabes. Mais il peut aussi véhiculer des mensonges, des mythes et des idées néfastes à une échelle de masse. En outre, il accélère une tendance propre à notre civilisation : l’individualisation, l’atomisation de la société et la perte du lien social. Le modèle anthropologique néolibéral qui postule des individus isolés, relativement libres dans leurs mouvements mais en compétition les uns avec les autres, s’accommode bien des nouvelles technologies. Le capitalisme qui a abandonné l’organisation fordiste du travail pour privilégier une structure de réseaux globalisés, a besoin des nouvelles technologies de la communication. De ce point de vue, Herbert Marcuse n’avait pas tort de critiquer, dans L’Homme unidimensionnel (1964), le mythe de la neutralité de la technologie, puisque cette dernière tend à se développer selon une logique qui lui est propre et qui en fait un dispositif de domination et d’aliénation. Une nouvelle utopie devra forcément, me semble-t-il, briser ce mythe, mais elle devra aussi prendre en compte le fort degré d’autonomie des Où sont passés les intellectuels ? 94 individus dans le monde contemporain, qui a façonné notre manière d’être. Je partage l’idée de Philippe Corcuff selon laquelle la libération collective et l’épanouissement individuel ne sont pas contradictoires mais devraient être pensés ensemble, dans une perspective coopérative et non pas concurrentielle50. Est-ce que les nouvelles utopies pourraient venir des mouvements de contre-culture, apparus dans l’après-guerre contre la culture de masse? Il me semble que la contre-culture des années 1960 et 1970 a globalement disparu aujourd’hui, ou alors elle subsiste sous des formes très limitées. Les jeunes qui s’installent à la campagne, par exemple à Tarnac, pour y créer des sortes de phalanstères modernes, en se soustrayant à la société de marché, créent une contre-culture qui peut devenir un modèle. C’est un phénomène intéressant mais marginal. De plus, l’expérience du passé montre que la contre-culture peut se faire absorber par le système marchand. De nombreux auteurs ont analysé la capacité extraordinaire du capitalisme à récupérer, intégrer et ainsi neutraliser les mouvements culturels qui le critiquaient. Le rock’n’roll a été un défi violent à l’Amérique autoritaire, conservatrice et puritaine des années 1950, avant de devenir un des secteurs les plus rentables de l’industrie culturelle. London Calling, la chanson que les Clash hurlaient en 1979 comme un appel à la révolte, est devenu en 2012 l’hymne officiel des Jeux olympiques de Londres, spectacle planétaire et gigantesque kermesse marchande… En 1989, avec les célébrations de son bicentenaire, la Révolution française s’est transformée en pur spectacle mis en Quelles alternatives pour demain ? 95 scène par l’industrie culturelle (et par un État qui en a intériorisé les codes). Mais ne reste-t-il pas des foyers de la pensée critique, dans l’édition par exemple? Nous avons aussi assisté, au cours de ces dernières années, notamment en France, à la naissance de plusieurs maisons d’édition alternatives qui propagent des nouvelles pensées critiques, sans visée commerciale. Bien entendu, elles subsistent difficilement, mais elles se sont taillé une place dans le paysage culturel. Cette scène alternative, faite de petits éditeurs et d’un réseau de librairies, jouit d’une reconnaissance réelle. Il n’est pas inhabituel, en France, qu’un grand quotidien rende compte d’un livre paru chez Amsterdam, Lignes, La Fabrique ou Les Prairies ordinaires. Cela ne prouve-t-il pas aussi que « les journalistes » ne sont pas tous inféodés au grand capital, en subissant les directives de leurs patrons de grands groupes ? Qu’ils ont une marge de manœuvre pour défendre certaines idées? Certainement, il y a d’excellents journalistes, tout à fait intègres et critiques. La réification de l’espace public et l’appropriation des médias par des grands monopoles financiers se font, dans la plupart des cas, contre les journalistes eux-mêmes. Le succès d’un quotidien indépendant comme Mediapart prouve qu’il peut y avoir aussi une information libre et critique. À l’inverse, peu d’intellectuels ou de personnes issues de cette culture alternative ont accompagné les mouvements sociaux actuels. Comment comprendre cette déconnexion entre les (rares) intellectuels critiques et les mouvements sociaux actuels? C’est un vrai problème. La défaite historique de Où sont passés les intellectuels ? 96 1989 a fait que les mouvements sociaux d’aujourd’hui sont restés orphelins. Le paradoxe de notre époque, c’est qu’elle est obsédée par la mémoire, alors que ses mouvements contestataires – les indignés, le « printemps arabe », Occupy Wall Street, etc. – n’ont aucune mémoire… Ils ne peuvent pas s’inscrire dans la continuité avec les mouvements révolutionnaires du XXe siècle. Ces mouvements sont essentiellement portés par des jeunes, alors que les intellectuels critiques sont plus âgés : ils ont au moins la soixantaine. Faut-il en déduire qu’une guerre entre les générations a lieu, bien qu’elle ne dise pas son nom? Je ne parlerais pas d’une guerre des générations. Et d’ailleurs les jeunes intellectuels engagés sont nombreux, même s’ils n’ont pas la même visibilité ou reconnaissance que leurs aînés. Les mouvements de ces dernières années sont à la recherche de nouvelles perspectives, mais n’ont pas d’orientation politique clairement définie. Ils sont apparus dans différents pays – en Espagne, aux États-Unis, en Angleterre, en Italie, dans les pays arabes – mais dans aucun ils ne se sont structurés politiquement. Voyez le cas d’Occupy Wall Street, un mouvement dont on a beaucoup parlé mais qui a disparu pendant la campagne présidentielle de 2012. Il reste tout de même quelques intellectuels critiques comme Jacques Rancière ou Alain Badiou. Sont-ils en phase avec les mouvements sociaux de notre époque? Rancière et Badiou sont des philosophes qui critiquent la domination contemporaine. Ils sont fort intéressants, mais ils ne sont pas en mesure d’offrir un projet aux nouveaux mouvements sociaux. Ils n’ont d’ailleurs pas, à juste titre, une telle ambition, et ne se posent pas en leaders. Rancière a Quelles alternatives pour demain ? 97 donné une contribution essentielle pour repenser la démocratie et l’émancipation, dans des ouvrages comme La Nuit des prolétaires (1981) ou La Haine de la démocratie (2005). Badiou, étrange figure de communiste platonicien, séduit par l’acuité de sa critique, son style flamboyant et le radicalisme de sa pensée, mais ses références politiques sont anciennes – l’« Organisation » – et un peu déroutantes. Dans l’université, la pensée critique est assez vivace. Il y a des philosophes comme Giorgio Agamben, Nancy Fraser, Toni Negri, Slavoj Žižek, des historiens comme Perry Anderson, des géographes comme David Harvey, des sociologues politiques comme Philippe Corcuff et bien d’autres… En dehors, il y a des écrivains et des essayistes comme Tariq Ali, etc. Mais quand ce microcosme organise à Londres un colloque sur l’« actualité du communisme », cela fait un peu sourire. Les jeunes ne les reconnaissent en tout cas pas vraiment comme des interlocuteurs. On pourrait dire la même chose à propos des études postcoloniales. De véritables « stars » ont fait leur apparition dans les campus américains, tels les théoriciens critiques d’origine indienne Homi Bhabha ou Gayatri Chakravorty Spivak. Mais pour les jeunes insurgés du Caire et de Tunis, Bhabha et Spivak ne représentent pas grand-chose. La rupture entre intellectuels critiques et mouvements sociaux reste considérable. Daniel Bensaïd, qui a été un passeur irremplaçable entre les générations, ainsi qu’entre les intellectuels et les militants, considérait cette question tout à fait décisive lorsqu’il a créé le SPRAT (Société pour la résistance à l’air du temps), aujourd’hui devenu Société Louise Michel, et la revue Contretemps. Quelles alternatives pour demain ? 99 « Le monde ne peut pas vivre sans utopie et il en inventera de nouvelles. » On peut se demander si le phénomène n’est pas également structurel: les baby-boomers sont très nombreux, et ils détiennent les postes clés de la culture. Comment les jeunes peuvent-ils dès lors inventer une autre utopie, s’ils n’ont pas la possibilité de s’exprimer, ou restent cantonnés dans les marges? Certes, la situation de ceux qui ont 20 ans aujourd’hui n’est pas comparable à celle des baby-boomers des années 1960. Mais la paralysie des mouvements contemporains de contestation n’est pas la faute des baby-boomers. Elle tient à la jonction entre la défaite historique des révolutions du XXe siècle et l’avènement d’une crise tout aussi historique du capitalisme, qui prive une génération d’avenir. Les plus sensibles aux injustices de la société sont les jeunes précarisés qui sont passés par l’université et ont eu accès à la culture. Les conditions d’une explosion sociale sont réunies, mais il n’y a pas de mèche pour mettre le feu aux poudres. Qu’est-ce qui différencie les « révolutions arabes » des révolutions survenues dans le passé? Les révolutions arabes sont un processus en cours et il est difficile d’en prévoir l’issue, car les contradictions qui les traversent sont profondes. Il s’agit incontestablement de mouvements de grande ampleur qui expriment à la fois un désir irrépressible de liberté et la souffrance d’une génération frappée par l’exclusion sociale. En Tunisie et en Égypte, elles ont renversé des dictatures, ce qui n’est pas une mince affaire. Personne ne les a vues venir. Mais, en même temps, ces mouvements n’étaient pas en mesure de proposer une alternative, d’où le succès électoral des islamistes. En Libye et surtout en Syrie, ces mouvements spontanés ont rencontré des obstacles plus puissants et donné lieu à des guerres civiles, qui ont tourné aux Où sont passés les intellectuels ? 100 affrontements interethniques, en arrêtant la dynamique qui s’était amorcée au début de 2011. Un trait commun de ces mouvements tient au fait qu’ils n’étaient encadrés par aucune organisation hégémonique et qu’ils n’avaient pas une orientation idéologique clairement définie. Les nouvelles générations qui les animent n’ont pas de repères politiques. Elles ne peuvent se tourner ni vers le socialisme, ni vers le panarabisme, puisqu’ils ont échoué, et puisqu’elles se battent contre des régimes qui en sont souvent les héritiers, de l’Égypte à la Libye. Elles ne se réclament pas non plus de l’islamisme, même si celui-ci a récupéré sur le plan électoral leurs révolutions. Elles sont enfin très éloignées du tiers-mondisme et de l’anticolonialisme, en dépit de leur hostilité à Israël, vu comme le représentant des intérêts du monde occidental au Proche-Orient. Dans leur manque de perspectives, ces révolutions sont donc le miroir de ce début du XXIe siècle dont le profil commence à se dessiner. Mais la comparaison se pose entre le XXIe et le XXe siècle. À l’aube du XXe siècle, l’avenir n’était-il pas tout aussi incertain, dans un monde subissant la catastrophe de la Grande Guerre, déboussolé par l’effondrement de la civilisation? Non, je ne crois pas que l’on puisse comparer notre époque avec le début du XXe siècle, ni non plus avec le début du XIXe siècle. Ce dernier s’ouvre avec la Révolution française, qui a été la matrice de l’idée de progrès et du socialisme. Le XXe siècle s’ouvre avec la Grande Guerre, c’est-à-dire l’effondrement de l’ordre européen, mais la guerre engendre la révolution russe et accouche du communisme, une utopie armée qui projette son ombre sur tout le siècle. Le communisme a connu Quelles alternatives pour demain ? 101 ses moments de gloire et ses moments d’abjection, mais il constituait une alternative au capitalisme. Le XXIe siècle s’ouvre avec la chute du communisme. Si l’histoire est une tension dialectique entre le passé comme « champ d’expérience » et le futur comme « horizon d’attente », selon la formule de Reinhart Koselleck, aujourd’hui, à l’aube du XXIe siècle, l’horizon d’attente semble avoir disparu51. Y a-t-il eu d’autres périodes où il n’existait pas d’horizon d’attente? Peut-être au début du Moyen Âge, après la chute de l’Empire romain. Ou encore, comme l’a montré Tzvetan Todorov, au moment de la conquête du Mexique, qui a nourri les utopies de l’Occident et provoqué l’éclipse des civilisations précolombiennes52. Mais ces transitions se sont étalées dans le temps, elles n’ont pas été soudaines comme le tournant de 1989. L’utopie surgit souvent avec des habits anciens et se montre sensible à la poésie du passé, mais la situation actuelle, que certains appellent « présentiste », est encore différente. Les mouvements contestataires d’aujourd’hui oscillent entre Scylla et Charybde, entre le rejet du passé et l’absence de futur. Peut-on dire que l’ère de la révolution comme moyen de changer le monde disparaît avec le XXIe siècle? Le monde ne peut pas vivre sans utopies et il en inventera de nouvelles. Ce qui me paraît certain, c’est qu’il n’y aura plus de révolutions menées au nom du communisme, tout au moins du communisme du XXe siècle. Ce dernier a été engendré par un âge de guerres, il a conçu la révolution selon un paradigme militaire, et cet âge est révolu. On peut formuler l’hypothèse que les futures révolutions ne Où sont passés les intellectuels ? 102 seront pas communistes, comme l’ont été celles du XXe siècle, mais se feront pour les biens communs qu’il faut sauver contre la réification marchande. Les révolutions ne se décrètent pas, elles surgissent des crises sociales et politiques, sans découler d’aucune « loi » de l’histoire, d’aucune causalité déterministe. Elles s’inventent et leur issue est toujours incertaine. Aujourd’hui, il faut savoir intérioriser la défaite des révolutions du passé sans pour autant se plier à l’ordre du présent. Les révolutions ne sont pas toutes joyeuses. À notre époque, j’aurais plutôt tendance à les penser, à l’instar de Daniel Bensaïd, comme un « pari mélancolique53 ». Notes 105 Notes 1 Cf. Edward Saïd, Culture et Impérialisme, trad. P. Chemla, Paris, Fayard/Le Monde diplomatique, 2000, p. 117 ; Theodor W. Adorno, Philosophie de la nouvelle musique, trad. H. Hildenbrand et A. Lindenberg, Paris, Gallimard, 1962, p. 94-95. 2 Cf. Pascal Ory et Jean-François Sirinelli, Les Intellectuels en France, de l’affaire Dreyfus à nos jours, Paris, Armand Colin, coll. « U », 1986, p. 6. 3 Cf. Jürgen Habermas, L’Espace public, trad. M. B. de Launay, Paris, Gallimard, coll. « Critique de la politique », 1978. 4 Cf. Paris Norbert Elias, Mozart : sociologie d’un génie, trad. J. Étoré et B. Lortholary, Paris, Seuil, coll. « La Librairie du XXe siècle », 1991. 5 Cf. Gérard Noiriel, Immigration, antisémitisme et racisme en France, XIXe-XXe siècle, discours publics, humiliations privées, Paris, Fayard, coll. « Nouvelles études hisotriques », 2007. 6 Max Weber, Le Savant et le Politique, trad. C. ColliotThélène, Paris, La Découverte, coll. « Sciences humaines et sociales », 2003 ; cf. Enzo Traverso, « Entre le savant et le politique : Max Weber contre les intellectuels », in Michael Löwy (dir.), Max Weber et les paradoxes de la modernité, Paris, Presses Universitaires de France, coll. « Débats philosophiques », 2012, p. 109-128. 7 Cf. Domenico Losurdo, Nietzsche philosophe réactionnaire : pour une biographie politique, trad. A. Menville et L.-A. Sanchi, Paris, Delga, 2008 ; Ernst Nolte, Nietzsche : le champ de bataille, trad. F. Husson, Paris, Bartillat, 2000, p. 299. 8 Thomas Mann, Considérations d’un apolitique, trad. L. Servicen et J. Naujac, Paris, Grasset, 2002. 9 Cf. Jacques Cantier, Pierre Drieu la Rochelle, Paris, Perrin, 2011, ch. 4. 10 Raymond Aron, L’Opium des intellectuels, Paris, Hachette coll. « Pluriel », 2002. 11 Antonio Gramsci, Guerre de mouvement et guerre de position, Paris, La Fabrique, 2012, ch. 4. 12 George Orwell, « Les Écrivains et le Léviathan » (1948), in Essais, articles, lettres, t. IV, trad. A. Krief, B. Pêcheur et G. Semprun, Paris, Ivrea, 2001. Où sont passés les intellectuels ? 106 13 Cf. Pierre Grémion, Intelligence de l’anticommunisme : le congrès pour la liberté de la culture à Paris, 1950-1975, Paris, Fayard, coll. « Pour une histoire du XXe siècle », 1995, p. 435-443. 14 Cf. Wolf Lepenies, Les Trois Cultures : entre science et littérature, l’avènement de la sociologie, trad. H. Plard, Paris, MSH, 1990, p. 151-154. 15 Julien Benda, La Trahison des clercs, Paris, Grasset, coll. « Les Cahiers rouges », 1990. 16 Franz Borkenau, « L’Ennemi totalitaire » (1940), in Enzo Traverso (dir.), Le Totalitarisme : le XXe siècle en débat, Paris, Seuil, coll. « Points », 2001, p. 353-373. 17 François Furet, Le Passé d’une illusion : essai sur l’idée communiste au XXe siècle, Paris, Laffont/Calmann-Lévy, 1995, ch. 7. 18 Cf. Michel Winock, Le Siècle des intellectuels, Paris, Seuil, 1997, ch. 27. 19 Cf. Alan Wald, The New York Intellectuals : the Rise and Decline of the Anti-Stalinist Left from the 1930s to the 1980s, Chapel Hill, University of North Carolina Press, 1987. 20 Jean-Paul Sartre, « Plaidoyer pour les intellectuels » (1966), in Situations philosophiques, Paris, Gallimard, coll. « Tel », 1990, p. 221. 21 Herbert Marcuse, « L’existentialisme, à propos de L’Être et le néant de Jean-Paul Sartre » (1948), in Culture et société, Paris, Éditions de Minuit, 1970, p. 215-248. 22 Norberto Bobbio, Il dubbio e la scelta. Intellettuali e potere nella società contemporanea, NIS, Roma, 1993. 23 Karl Popper, La Société ouverte et ses ennemis, trad. J. Bernard et P. Monod, Paris, Seuil, 1979, 2 vol. 24 Cf. Pierre Dardot et Christian Laval, La Nouvelle Raison du monde : essai sur la société néolibérale, Paris, La Découverte, 2009. 25 Pierre Bourdieu, Méditations pascaliennes, Paris, Seuil, 1997, p. 21. 26 Cf. Victor Serge, Mémoires d’un révolutionnaire et autres écrits politiques, 1890-1947, Paris, Laffont, 2001. 27 Cf. Zeev Sternhell, Ni droite ni gauche : l’idéologie fasciste en France, Paris, Fayard, 2000 ; Robert O. Paxton, La France de Vichy, 1940-1944, trad. C. Bertrand, Paris, Seuil, coll. « Points histoire », 1999 ; Régis Meyran, Le Mythe de l’identité nationale, Paris, Berg International, 2009. 28 François Cusset, La Décennie : le grand cauchemar des années 1980, Paris, La Découverte, coll. « Cahiers libres », 2006. Notes 107 29 Cf. Michael Christofferson, Les Intellectuels contre la gauche. : l’idéologie antitotalitaire en France, 1968-1981, trad. A. Merlot, Marseille, Agone, coll ; « Contre-feux », 2009. 30 Karl Mannheim, Idéologie et Utopie, trad. O. Mannoni, Paris, MSH, 2006. 31 Dolf Oehler, Le Spleen contre l’oubli : juin 1848, trad G. Petitdemange, Paris, Payot, coll. « Critique de la politique », 1996. 32 Régis Debray, Cours de médiologie générale, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque des idées », 1991. 33 André Schiffrin, L’Édition sans éditeurs, trad. M. Luxembourg, Paris, La Fabrique, 1999. 34 Cf. Catherine Meyer, Mikkel Borch-Jacobsen, Jean Cottraux, Didier Pieux et Jacques Van Rillaer (dir.), Le Livre noir de la psychanalyse, Paris, Les Arènes, 2010 ; Michel Onfray, Le Crépuscule d’une idole : l’affabulation freudienne, Paris, Grasset, 2010. 35 François Furet, Penser la Révolution française, Paris, FolioGallimard, 1978, p. 29. 36 Hannah Arendt, « The Ex-Communists » (1953), in Essays in Understanding, 1930-1954, New York, Schocken Books, 1994, p. 391-400. 37 Annie Kriegel, Ce que j’ai cru comprendre : mémoires, Paris, Laffont, coll. « Notre époque », 1991. 38 Michael Löwy et Robert Sayre, Révolte et mélancolie : le romantisme à contre-courant de la modernité, Paris, Payot, coll. « Critique de la poilitique », 1992. 39 Cesare Lombroso, L’uomo bianco e l’uomo di colore, Turin, Bocca, 1892. 40 Cf. Henry Rousso, « L’Expertise des historiens dans les procès pour crimes contre l’humanité », in Denis Salas et Jean-Paul Jean (dir.), Barbie, Touvier, Papon : des procès pour la mémoire, Paris, Autrement, coll. « Mémoires », 2002, p. 58-69. 41 Eric Hobsbawm, L’Âge des extrêmes : histoire du court XXe siècle, Bruxelles, Complexe, 2003, p. 24. 42 Cf. Michel Foucault, « Les Intellectuels et le Pouvoir » (1972), in Dits et Écrits, t. II, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque des sciences humaines », 1994, p. 306-315. 43 Zygmunt Bauman, La Décadence des intellectuels : des législateurs aux interprètes, trad. M. Tricoteaux, Paris, Jacqueline Chambon, 2007. 44 Gérard Noiriel, Dire la vérité au pouvoir : les intellectuels en question, Marseille, Agone, coll. « Éléments », 2010, p. 242. Où sont passés les intellectuels ? 108 45 Cf. les pièces de ce débat in Devant l’histoire: les documents de la controverse sur la singularité de l’extermination des juifs par le régime nazi, Éditions du Cerf, Paris, 1988. 46 Edward Saïd, L’Orientalisme : l’Orient créé par l’Occident, trad. C. Malamond, Paris, Seuil, 1980. 47 Edward Saïd, Des intellectuels et du pouvoir, trad. P. Chemla, Paris, Seuil, 1994. 48 Jean-François Bayart, Les Études postcoloniales : un carnaval académique, Paris, Karthala, coll. « Disputation », 2010. Pour une histoire de ce courant de pensée, cf. Robert Young, Postcolonialism : an Historical Introduction, Oxford, Blackwell, 2001. 49 Hartmut Rosa, Accélération : une critique sociale du temps, trad. D. Renault, Paris, La Découverte, coll. « Théorie critique », 2010. 50 Cf. Philippe Corcuff, La gauche est-elle en état de mort cérébrale ?, Paris, Textuel, coll. « Petite encyclopédie critique », 2012, p. 45-48. 51 Reinhart Koselleck, « “Champ d’expérience” et “horizon d’attente” : deux catégories historiques », in Le Futur passé : contribution à la sémantique des temps historiques, trad. J. et M.-C. Hooch, Paris, EHESS, coll. « recherches d’histoire et de sciences sociales », 1990, p. 307-329. 52 Cf. Tzvetan Todorov, La Conquête de l’Amérique : la question de l’autre, Paris, Seuil, coll. « Points », 1991. 53 Daniel Bensaïd, Le Pari mélancolique : métamorphoses de la politique, politique des métamorphoses, Paris, Fayard, 1997. Dans la même collection • L’Argent sans foi ni loi Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot (2012) • • • • • La Guerre civile numérique Paul Jorion (2011) L’Administration de la peur Paul Virilio (2010) Après Levi-Strauss Alban Bensa (2010) Face à la crise: l’urgence écologiste Alain Lipietz (2009) Que peut l’éthique? Faire face à l’homme qui vient Monique Canto-Sperber (2008) • Racisme: la responsabilité des élites Gérard Noiriel (2007) • Face aux migrants: état de droit ou état de siège? Danièle Lochak (2007) • Extrêmes gauches: la tentation de la réforme • • • • • Christophe Bourseiller (2006) La Société de déception Gilles Lipovetsky (2006) À quoi sert l’histoire de l’art? Roland Recht (2006) Modèle social: la chimère française Alain Renaut (2006) Le Grand Méchant Loup pharmaceutique Philippe Urfalino (2005) Profession artiste: extension du domaine de la création Pierre-Michel Menger (2005) L’Artiste et le Politique Olivier Mongin (2004) Face à l’islam Abdelwahab Meddeb (2004) L’Ultime Honneur des intellectuels François Laruelle (2003) Réponses juives aux défis d’aujourd’hui Gilles Bernheim (2003) Quel renouveau socialiste? 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