Claude OBADIA Recension du livre de Michel ONFRAY Kant et le

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Claude OBADIA Recension du livre de Michel ONFRAY Kant et le
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Claude OBADIA
Recension du livre de Michel ONFRAY
Kant et le nazisme. À propos du Songe d’Eichmann 1
À l’inverse d’Hannah Arendt convaincue qu’en dépit de ses allégations Adolf Eichmann
n’avait rien compris à Kant, Michel Onfray entend démontrer que le criminel de guerre a non
seulement lu Kant mais qu’il l’a très bien compris, ce qui prouverait que la pensée kantienne est en
définitive compatible avec la mécanique du III° Reich. Le livre, partagé en deux parties, comprend un
essai et ce que l’on pourrait appeler une « fiction théâtrale » qui voit Adolf Eichmann, à la veille de
son exécution, visité par Kant dans sa prison et mener avec lui une discussion en présence d’un
Nietzsche résolument intempestif.
Le titre de l’essai ouvrant le livre mérite attention. « Un kantien chez les nazis », écrit Michel
Onfray. Or, comme Eichmann est nazi, cela prouverait donc qu’il n’y a rien d’antinomique entre le
nazisme et le kantisme... Une telle thèse ne semblera pas étonnante à qui aura compris que le but visé
par l’auteur n’est autre que celui d’une disqualification de la philosophie kantienne. Pour atteindre cet
objectif, c’est la morale de Kant qui, essuyant les attaques les plus vives, devra avouer qu’elle rend
tout à fait possible, non seulement l’obéissance aveugle et le meurtre, mais jusqu’à la politique de la
solution finale. Il est pourtant à craindre que l’argumentation fondant le « kantisme d’Eichmann » soit
non seulement captieuse mais pour le moins étonnante sous la plume d’un auteur faisant profession
d’esprit critique. Cet argument consiste à se fonder sur les déclarations du criminel à l’occasion de son
procès 2, Eichmann ayant déclaré qu’il ne regrettait rien, qu’il n’avait fait que son devoir et son devoir
au sens kantien. Or, depuis quand une prétention subjective a-t-elle a priori valeur d’objectivité ?
Comment, de fait et pour peu qu’on soit de bonne foi, ignorer qu’il ne suffit aucunement de se
prétendre kantien pour l’être ? Qu’Eichmann cherche à se justifier en trouvant une caution
institutionnelle < je n’ai fait qu’obéir… j’ai fait mon devoir…> doublée d’une caution morale et
philosophique <j’ai fait mon devoir au sens kantien…> n’a rien d’étonnant. Que Michel Onfray fonde
l’incrimination de la pensée kantienne sur une déclaration dont l’objectivité est plus que douteuse est,
en revanche, d’autant plus inacceptable que son réquisitoire repose, pour une bonne part, sur ce
sophisme3. Ainsi se pose la question de savoir ce que valent vraiment les pièces du dossier à charge
instruit par Onfray contre Kant.
Car il y aurait, tout commence là selon l’auteur, deux Kant. Le premier serait celui des
professeurs de lycée, autrement dit un Kant de potaches, celui de la « loi morale en moi », de
l’impératif catégorique, des Lumières, un Kant humaniste, pour tout dire un « Kant rêvé » et
qu’auraient rêvé deux siècles de commentaires et d’études critiques aveugles. Et puis il y aurait l’autre,
le vrai, un Kant dont la pensée serait parfaitement conciliable avec le nazisme et à la vérité duquel
nous ouvrirait Michel Onfray. Le ton est d’ailleurs donné par l’auteur dès le début du texte4. Il va
s’agir de dissiper un mensonge, de révéler une arnaque encouragée par une Université tout occupée à
leurrer les étudiants et complice de la frauduleuse et prétendue sanctification du philosophe de
Königsberg. Mais venons en au fait.
Eichmann ayant déclaré qu’il n’avait fait que son devoir au sens kantien, interrogé par le juge,
poursuit en citant l’impératif catégorique et plus particulièrement sa première formulation. Il n’en faut
donc pas davantage à Michel Onfray pour considérer comme allant de soi que la déclaration
1
Éditions Galilée, Paris, 2008, 95 pages.
Page 17 : « Quel ne fut donc pas mon étonnement quand, lisant Eichmann à Jérusalem d’Hannah Arendt, j’ai
découvert que le criminel de guerre se réclamait pendant son interrogatoire et son procès en Israël… d’un
kantisme dont la revendication semble aussi bruyante qu’un coup de canon dans un monastère… Eichmann
Kantien »
3
La « crédulité » de l’auteur est, en outre, d’autant plus étonnante qu’elle semble « sélective ». Page 35, Onfray
évoque le sionisme proclamé d’Eichmann et s’interroge : « Doit-on le croire sur parole ? ». Or, si l’hypothèse
d’une déclaration mensongère se fait jour ici, comment se fait-il que notre auteur n’ait pu imaginer un instant que
le kantisme revendiqué par Eichmann pouvait, lui aussi, être sujet à caution ?
4
Idem, « Le formatage universitaire habitue à autre chose qu’à associer kantisme et nazisme ».
2
2
d’Eichmann est convaincante5. Pourtant, là encore l’attitude de l’auteur est étonnante. Comment, en
effet, peut-il feindre d’ignorer la seconde formulation de l’impératif catégorique ? « Traite l’humanité,
aussi bien dans ta personne que dans la personne de tout autre, toujours, en même temps comme une
fin et jamais simplement comme un moyen » 6. Faire son devoir n’est ici rien moins que respecter la
dignité de la personne humaine. Nous ne nions donc nullement que la formulation du devoir évoquée
par Eichmann soit bien kantienne. Mais au regard du hiatus qui existe entre les deux formules, la
déclaration d’Eichmann ne peut suffire à fonder, en matière de morale, son prétendu kantisme.. En
effet, s’il a obéi et s’il a obéi sous le seul effet du sentiment du devoir, il n’empêche que les actes qu’il
a accomplis sont totalement incompatibles avec la seconde formule de l’impératif catégorique. Si
Eichmann peut feindre d’ignorer que la morale de Kant préconise le respect inconditionné de la dignité
de la personne, comment Michel Onfray peut-il, lui, l’ignorer ?
Venons-en maintenant à ce qui, tant dans la première que dans la seconde partie du texte (dont
l’intérêt ne dépasse pas celui de la présentation fictionnelle des arguments « développés » dans l’essai)
constitue l’argument le plus « intéressant » et que l’auteur développe des pages 30 à 37. Convaincu
qu’il faut rompre avec le « Kant de carte postale » 7 qui est celui « de la moralité », « de la pureté »,
« de la paix perpétuelle »8, Michel Onfray évoque deux textes. Le premier est un passage de l’opuscule
de Kant sur Les Lumières. Le second est tiré de la Doctrine du Droit9. Ces deux textes sont ici cités
pour fonder la thèse selon laquelle la philosophie kantienne préconisant l’obéissance aveugle et niant
le droit de résistance du peuple au souverain, Eichmann-le-nazi, en obéissant sans broncher, n’aurait
fait que suivre à la lettre les préceptes kantiens.
Examinons d’abord le passage tiré des Lumières, cité par l’auteur page 37. « Il serait très
dangereux qu’un officier à qui un ordre a été donné par son supérieur voulût raisonner dans son
service sur l’opportunité ou l’utilité de cet ordre ; il doit obéir »10, ce qui s’explique clairement,
précisons-le puisque l’auteur ne le juge pas utile, par le fait que le progrès des Lumières est suspendu,
selon Kant, à la limitation de l’usage privé de la raison11. Michel Onfray, quant à lui, interprète cette
limitation comme un impératif qui serait celui d’une soumission absolue au pouvoir et qui, de fait,
pourrait « justifier » les crimes les plus abominables. Or, cette interprétation souffre, selon nous, de
deux défauts majeurs.
Le premier, et non des moindres, est qu’elle repose sur un faux-sens. Onfray affirme12 que
Kant préconise et justifie une obéissance aveugle à l’autorité. C’est faux et il eût suffi de lire la phrase
qui suit le passage cité par l’auteur pour comprendre que l’hypothèse d’un Kant pouvant cautionner un
régime totalitaire, et a fortiori le nazisme, est tout bonnement grotesque. Lisons : « Mais on ne peut
pas, légitimement, lui interdire de faire, en tant que savant, des remarques touchant le service
militaire… »13. Le texte de Kant est sans équivoque. Les trois exemples du prêtre, de l’officier et du
contribuable sont employés dans le même but : montrer qu’il faut limiter la liberté d’agir à sa guise à
seule fin de garantir la paix civile, la liberté absolue de conscience et le droit d’exprimer
publiquement ses opinions pour assurer la possibilité du progrès des Lumières. Kant ne préconise donc
aucunement l’obéissance aveugle; tout au contraire, proclame-t-il le droit à la critique en affirmant le
droit du savoir face au pouvoir. A-t-on jamais vu un régime totalitaire, et a fortiori celui du Troisième
Reich, s’accommoder du pluralisme de l’opinion, du droit à la liberté absolue de conscience et
proclamer le droit à la liberté d’expression ?
5
Cf. page 23 : « À défaut d’une littéralité exemplaire, chacun jugera de la conformité de sens : le criminel de
guerre ne mutile pas le philosophe… »
6
Cf. Fondements de la métaphysique des mœurs, Deuxième section.
7
Cf. Page 30.
8
Idem.
9
Cf. Deuxième partie, Remarque générale, A, Pages 201 à 205 de l’édition Vrin de 1993, traduction A.
Philonenko.
10
Cf. § 5, page 500 de l’édition Folio-Essais, Gallimard, traduction Wismann.
11
Il suffit de lire l’opuscule pour le comprendre, c’en est une des thèses principales.
12
Page 33, « Kant interdit au peuple de résister aux « abus » et à l’« insupportable » commis par un tyran ».
13
Idem. Page 37, après avoir cité le passage référencé note 9, l’auteur en présente une déclinaison eichmanienne.
Lisons : « « Il serait très dangereux que l’officier Eichmann, à qui un ordre a été donné par son supérieur Müller,
voulût raisonner dans son service sur l’opportunité ou l’utilité de cet ordre ; il doit obéir ». Cette phrase
kantienne, ajoute Onfray, aurait pu être signée par Hitler en personne »
3
Aussi comprendra-t-on sans peine que si la première faiblesse de la thèse défendue par
l’auteur repose sur une interprétation qui feint d’ignorer que la limitation de l’usage privé de la raison
tire sa légitimité de la libération de son usage public, sa seconde faiblesse tient à ce qu’elle gomme,
non seulement, le projet philosophique kantien <définir les conditions politiques du progrès des
Lumières> mais le contexte historique dans lequel Kant publie cet opuscule. En butte aux tenants du
despotisme autoritariste et luttant contre le dogmatisme faisant obstacle au perfectionnement
intellectuel et social de l’humanité, Kant, partisan du despotisme éclairé, entend convaincre le
successeur de Frédéric II de Prusse, déjà malade, que la liberté absolue de conscience et le droit
d’exprimer ses pensées ne menacent en rien la paix civile. Convaincu que la violence est une condition
d’impossibilité de l’Aufklärung14, c’est à seule fin de promouvoir la liberté de penser par soi-même,
jugée frauduleusement préjudiciable à l’ordre civil par les partisans du despotisme autoritariste, que
Kant opère une distinction dont jamais le régime nazi n’eût pu s’accommoder et qui est celle des deux
usages, privé et public, de la raison. Ajoutons sur ce dernier point que si la limitation de l’usage privé
fait de Kant un théoricien légitimant par avance les crimes commis par les nazis, c’est Spinoza qu’il
faudrait aussi clouer au pilori comme théoricien de la servilité civile (!) et, tant qu’on y est, comme
maître à penser de Staline. Lisons : « Puisque le libre jugement des hommes est extrêmement divers,
que chacun pense être seul à tout savoir et qu’il est impossible que tous opinent pareillement et parlent
d’une seule bouche, ils ne pourraient vivre en paix si l’individu n’avait renoncé à son droit d’agir
suivant le seul décret de sa pensée » 15. Comme Kant, Spinoza affirme qu’il faut limiter les libertés, et
précisément celle d’agir en vertu de son opinion personnelle. Cela fait-il de son oeuvre une source du
nazisme? Poursuivons la lecture : « C’est donc seulement au droit d’agir selon son propre décret qu’il
a renoncé, non au droit de raisonner et de juger ; par suite, nul à la vérité ne peut, sans danger pour le
droit du souverain, agir contre son propre décret, mais il peut avec une entière liberté opiner et juger et
en conséquence aussi parler » 16. Ici encore, c’est au nom de la liberté qu’est préconisée la limitation
des libertés. Pourtant, au regard des griefs retenus par l’auteur contre Kant, ne faudrait-il pas voir dans
la philosophie politique de Spinoza une justification de l’obéissance et de la soumission aveugle à
l’autorité ?
Reste à examiner deux passages problématiques, dans lesquels Michel Onfray entend montrer
que l’on peut interpréter la pensée kantienne comme une pensée proclamant le besoin d’un Führer.
L’argument est repris par deux fois, la première dans la première partie17, la seconde dans la
deuxième18. Il se fonde dans une lecture fort étonnante d’un passage de la Sixième proposition de
l’Idée d’une histoire universelle du point de vue cosmopolitique19, passage au demeurant fort connu.
« L'homme, écrit Kant, est un animal qui, du moment où il vit parmi d'autres individus, a besoin d'un
maître. Si, en tant que créature raisonnable, on peut attendre de l’homme, qu'il souhaite des lois qui
mettent des bornes à la liberté de tous, son inclination égoïste le conduit cependant à s'en excepter luimême lorsqu'il le peut. Il a donc besoin d'un maître qui brise sa volonté particulière et le force à obéir
à une volonté universellement valable afin que chacun puisse être libre. » Ainsi Kant, en soulignant
que l’homme a besoin de se soumettre à la férule d’un maître, cautionnerait avant l’heure le recours à
un Führer « pour fabriquer< c’est Kant qui parle ( !!) dans la fiction 20 de M. Onfray> une communauté
cohérente, une société civile digne de ce nom »21.
Là où le bât blesse, c’est qu’il eût suffi de mener la lecture de la Sixième proposition à son
terme pour se préserver d’une interprétation qui fait totalement abstraction de l’idée centrale
développée par Kant dans ce passage. Qu’on en juge par soi-même. « Mais d'où prend-il ce maître?
Nulle part ailleurs, poursuit Kant, que dans l'espèce humaine. Or, ce maître est tout comme lui un
animal qui a besoin d'un maître ». Si bien que « toute personne étant naturellement inclinée à abuser
de son pouvoir si elle n'a personne au-dessus d'elle pour exercer à son égard une puissance légale » ,
14
Cf. § 4, page 498 sq.
Traité Théologico-politique, chapitre XX, traduction Appuhn, éditions Garnier-Flammarion, page 329
16
Idem.
17
Page 38 sq. : « Pourquoi pas un Führer (ce qui signifie guide ?) » ; « Or, ce maître, dans l’Allemagne nazie,
c’est le Führer »
18
Page 72 sq. : « Et, pour quelles raisons, cet homme (le maître), n’aurait-il pu être Adolf Hitler ? »
19
Opuscule de 1784, Sixième proposition.
20
I.e la deuxième partie de l’ouvrage.
21
Page 73.
15
4
« la solution parfaite du problème politique paraît à vrai dire impossible ». « Le bois dont l'homme
est fait est si noueux que l'on ne peut y tailler des poutres bien droites » , conclut Kant qui cherche
explicitement à montrer que la solution parfaite du problème politique est, pour des raisons de type
anthropologique <le mal radical en l’homme, thème augustinien et luthérien>, « impossible ». Si Kant
affirme que l’homme a besoin d’un maître, ce n’est donc ni pour justifier ni, a fortiori, pour
encourager le recours à un chef autoritaire, à un Führer mais pour expliquer à quoi tient la difficulté
du problème politique. Contrairement à ce qu’affirme Michel Onfray dont l’analyse est ici aussi
arbitraire qu’hasardeuse22, ce n’est pas parce que, selon Kant, l’homme a besoin d’un maître et que ce
maître ne peut être qu’un homme, qu’il faut porter au pouvoir un Führer. D’autant que ce Führer étant
un homme, il aurait aussi besoin d’un maître, ce qui laisserait le problème entier. Il est donc à craindre
que l’interprétation de Michel Onfray ne repose ici sur un très fâcheux contre-sens.
On l’aura compris, ce livre nous a semblé très peu convaincant. L’outrance du propos,
l’insuffisance de l’information historique, la méconnaissance de l’articulation, chez Kant, de la
morale, de la politique, de l’anthropologie et de l’histoire, à quoi s’ajoute l’imprécision de la lecture
des textes, nous ont laissé pantois. C’est d’autant plus regrettable qu’il y avait là <sur ce point, Michel
Onfray ne se trompe pas>, effectivement, matière à discussion, tant la tension, chez Kant, entre la
morale et ses exigence d’une part, la politique et ses droits d’autre part, est vive. Il est indéniable que
la seconde formulation de l’impératif catégorique n’est pas immédiatement conciliable avec la
définition de la moralité de la Doctrine du Droit et que cette dernière définition est, en soi, déjà fort
problématique. Mais cela pouvait-il justifier qu’on opérât une lecture si peu objective, si partielle, des
textes kantiens ? Cela justifiait-il qu’on lise ces textes en faisant abstraction du contexte historique
dans lequel ils ont été écrits? Peut-on, en outre, accepter qu’un philosophe tel que Kant soit accusé de
cautionner le nazisme et, en un mot comme en cent, traîné dans la boue quand, dans le même temps,
il suffit qu’un nazi < et un vrai cette fois !> se targue d’être kantien pour convaincre Michel Onfray ?
Le 06 septembre 2008
22
Page 73 encore, où Eichmann dit à Kant que le maître dont l’homme a besoin satisfait la définition même du
Führer (!!!).