KANT, Anthropologie du point de vue pragmatique, I, 1. "Posséder le

Transcription

KANT, Anthropologie du point de vue pragmatique, I, 1. "Posséder le
KANT, Anthropologie du point de vue pragmatique, I, 1.
"Posséder le Je dans sa représentation : ce pouvoir élève l'homme infiniment au-dessus de tous les
autres êtres vivants sur la terre. Par là, il est une personne; et grâce à l'unité de la conscience dans
tous les changements qui peuvent lui survenir, il est une seule et même personne, c'est-à-dire un être
entièrement différent, par le rang et la dignité, de choses comme le sont les animaux sans raison,
dont on peut disposer à sa guise; et ceci, même lorsqu'il ne peut pas dire Je, car il l'a dans sa pensée;
ainsi toutes les langues, lorsqu'elles parlent à la première personne, doivent penser ce Je, même si
elles ne l'expriment pas en un mot particulier. Car cette faculté (de penser) est l'entendement.
Il faut remarquer que l'enfant, qui sait déjà parler assez correctement ne commence qu'assez tard
(peut-être un an après) à dire Je; avant, il parle de soi à la troisième personne (Charles veut manger,
marcher, etc.); et il semble que pour lui une lumière vienne de se lever quand il commence à dire Je;
à partir de ce jour, il ne revient jamais à l'autre manière de parler. Auparavant, il ne faisait que se
sentir; maintenant, il se pense."
1) Quelle différence y a-t-il entre une personne et un être vivant ?
Ce texte s'efforce de nous faire comprendre que l'homme est certes un être vivant, mais que par la
conscience de soi, il est plus que cela. Un être vivant est capable de prendre des informations sur
son environnement et de le modifier afin de se maintenir en vie, de se reproduire et ainsi de
perpétuer son espèce. Ainsi, en tant que membre singulier d'une espèce, il est un individu, et la
plupart des animaux ont une certaine perception de ce qui les entoure. Pour les plus évolués d'entre
eux, on peut même parler d'une perception consciente.
Mais pour être une « personne » il faut, en plus de cela, avoir conscience de soi-même ; c'est-à-dire
avoir conscience de sa propre unité et permanence dans le temps. Une personne se reconnaît comme
étant le sujet de sa propre vie, et comme étant l'auteure de ses actes et pensées. Elle peut donc se
sentir responsable de ce qu'elle a fait, et responsable de ses engagements : en d'autres termes, elle a
conscience de sa liberté. Cela lui confère une dignité morale.
C'est cette différence de dignité morale qui amène Kant à affirmer que l'on peut « disposer à sa
guise » des animaux. Ce qui veut dire qu'on peut légitimement diriger leur action pour un loisir ou
un travail, car nous ne portons pas atteinte à une autonomie qu'ils n'ont pas.
Toutefois, la formule de Kant est assez choquante et archaïque. En effet, les animaux ont une
certaine dignité du fait qu'ils sont sensibles, et pour certains capables d'actions intelligentes ; ce qui
devrait nous interdire de les faire souffir et de les exploiter comme des choses.
2) Quel rôle joue le « je pense » dans la pensée ?
Ce texte est à rapprocher du « Cogito » (« Je pense » donc je suis) de Descartes. Comme ce dernier
Kant considère que ce qui caractérise l'homme c'est d'abord sa conscience. Mais à la différence de
Descartes, Kant ne fait pas de la conscience une substance (= moi), mais plutôt une activité
essentielle. En effet le fait de dire ou de penser « Je », est un acte mental qui permet de relier toutes
nos représentations (souvenirs, perceptions, raisonnements, promesses etc.) à un pôle unique, qui
est toujours le même : « Je ». Le « je pense » est donc une activité de synthèse qui rend possible
l'unité de la conscience, et donc de la personne. Sans cette activité de synthèse, des représentations
peuvent bien se produire dans un individu, mais il n'en conserve pas la conscience.
3) Donner un exemple de langue qui n'emploie pas forcément un mot particulier pour exprimer la
personne.
En latin, il n'est pas nécessaire d'employer un pronom personnel sujet. La terminaison (désinence)
du verbe suffit à indiquer qui est sujet du verbe. Ex : « sum » = je suis / « amo » = j'aime.
En espagnol aussi, il n'est pas nécessaire d'employer un pronom personnel sujet :
exemple : « Os digo la verdad » = je vous dis la vérité. (Il n'y a pas de mot correspondant à « Je »).
En japonais les verbes ne se conjuguent pas selon la personne, mais selon le temps. En outre il n'y a
pas de pronoms personnels ; mais il est possible d'employer certains noms qui indiquent le sujet du
verbe, dans un contexte social. De ce point de vue, en japonais, la personne n'est pas exprimée de
façon abstraite, mais dans sa relation aux autres.
4) Quelle différence y a-t-il entre « se sentir » et « se penser » ?
Le texte oppose deux degrés de conscience : une conscience immédiate de soi, et une conscience
réfléchie de soi. Dans le premier cas, l'individu sent confusément qu'il existe dans le monde, mais il
n'est pas encore capable de se représenter lui-même dans un concept clair : Kant dit qu'il « sent »
son existence. Cette conscience est intuitive, mais pas encore conceptuelle. C'est probablement le
cas pour certains animaux évolués, ou certainement pour un très jeune enfant.
Cette difficulté à se concevoir soi-même comme une personne explique, selon Kant, que l'enfant qui
commence à parler se désigne à la troisième personne : « Charles veut manger ». Cet exemple est
très significatif : l'enfant ne peut pas se représenter lui-même en tant que tel ; il ne peut se
représenter qu'à l'occasion d'une excitation (la faim, le besoin de bouger etc.). Comme il ne sépare
pas la conscience de soi d'une sensation (il se « sent »), il se perçoit lui-même comme il perçoit les
êtres extérieurs ; d'où l'emploi d'une forme « objective », la troisième personne.
En revanche, à partir du moment où il dit « Je », l'enfant se conçoit comme le sujet de ses
sensations, de ses paroles, de ses actes etc. Alors on peut dire qu'il « se pense ».
Explication du texte . (Non intégralement rédigée)
(Introduction : )
(Thème) : Le thème abordé dans ce texte est celui de la conscience de soi, et de l'identité de
l'homme, en tant que sujet pensant. .
(problème) La question qui est posée implicitement est celle de savoir si la conscience est un
privilège de l'humanité ou pas. En effet on pourrait montrer que certains animaux ont un certain
degré de conscience, ils font preuve de mémoire, de capacité à anticiper, à combiner certaines
opérations. Tout ceci semble contredire la théorie de Descartes selon laquelle les animaux n'ont pas
de pensée, mais ne sont que des machines compliquées. Quelle est la spécificité de la conscience
humaine ? Y a t il une simple différence de degrés entre l'homme et l'animal ou simplement une
différence de nature ?
(Thèse) Le texte nous explique que la différence réside non dans la conscience directe, mais dans la
conscience de soi (réfléchie). L'homme a conscience d'être un sujet, une personne. Ce qui fait notre
identité c'est cette activité mentale consistant à relier nos représentations à un seul et même « je » ,
la conscience de soi. Ce n'est donc pas la substance pensante, comme le pensait Descartes. Une
originalité du texte est de montrer le lien étroit entre la conscience de soi et la faculté de parler.
(Enjeu) L'enjeu du texte, sur le plan moral, est de montrer le lien qui existe entre conscience de soi
et responsabilité morale : être « une seule et même personne » qui dure en dépit des changements,
implique la responsabilité à l'égard de nos actes passés, ainsi qu'à l'égard des engagements pris pour
l'avenir. En tant que sujets conscients, nous sommes les auteurs de nos actes et paroles, et devons
les assumer.
(Explication détaillée, en suivant les articulations du texte.)
(Première partie)La conscience de soi procure à l'homme une dignité supérieure. Affirmation de la
supériorité de l'homme par rapport aux autres êtres vivants.
Commentaire : les religions monothéistes affirment la même chose; mais en se fondant sur la
volonté divine,alors que dans ce texte c'est la conscience de soi qui fonde la supériorité humaine. Il
s'agit donc d'une explication « laïque » de la dignité supérieure de l'homme.
Notons le mot « infiniment » qui montre bien que la différence entre les hommes et les animaux est
une différence de nature (ou si on préfère « qualitative ») et non seulement de degré
(« quantitative ») : l'homme n'est pas un animal « plus » intelligent, il appartient à un ordre
différent..
Comment se justifie une telle affirmation ?
Première idée : la notion de permanence de la personne.
Argument de la « personne » : la conscience de soi fait que nous sommes des personnes et non pas
des « choses ». Qu'est-ce qui fait que les animaux ne sont pas des « personnes » ? La personne n'est
pas à confondre avec l'individualité, ensemble de traits qui différencient un individu des autres (sur
le plan comportemental et psychologique); un animal peut bien avoir son individualité en ce sens.
Mais la personne n'est pas un principe de différence, mais au contraire un principe d'identité. Etre
une personne c'est être quelqu'un, celui à qui on s'adresse : c'est le sujet qui est censé être l'auteur
responsable de ses actes et pensées. C'est un principe de cohésion et de cohérence, mais aussi de
responsabilité et de liberté. Or pour être une personne il faut être capable de se reconnaître comme
le sujet de ses actes. Il faut avoir la conscience de soi. La personne ce n'est pas le personnage (le
masque), mais le sujet.
Deuxième idée : la dignité morale
La notion de personne est à la base du respect et du devoir. Une personne est respectable
précisément parce qu'elle est responsable : on ne peut donc pas en disposer à sa guise, en faire un
simple moyen. Tandis que les être « dépourvus de raison » ne peuvent pas être considérés comme
des personnes puisqu'ils vivent davantage sous le règne de l'instinct.
On pourrait cependant rétorquer qu'après tout on ne dit pas toujours « je ». Il y a des langues qui
n'ont pas, ou qui n'utilisent que peu le pronom personnel « je ». Est-ce à dire que le « je » n'est pas
indispensable pour être une personne, ou réciproquement que les hommes qui employaient la langue
latine n'étaient pas des personnes ?
(Deuxième partie) Même si le « je » n'est pas explicitement prononcé il doit être présent dans la
pensée; il est une condition de possibilité : ce que Kant appelle « je » transcendantal1.
Toutes les langues peuvent signifier la première personne, même si elles n'emploient pas forcément
de mot spécial. Il y a forcément une terminaison qui le signifie. C'est le cas en latin ou en espagnol
par exemple. Autrement dit ce qui importe c'est que le je soit pensé, et non la façon dont il est
exprimé.
Deuxième idée : non seulement le « je » est sous entendu, mais il « doit » l'être. Cela mérite un
commentaire : il y a une nécessité du « je », car sans cette liaison entre nos représentations et le
« je » rien ne pourrait être représenté : « §16 de la Critique de la Raison Pure : « le je pense doit
pouvoir accompagner toutes mes représentations; car autrement serait représenté en moi quelque
chose qui ne pourrait pas du tout être pensé, ce qui revient à dire ou que la représentation serait
impossible, ou que, du moins, elle ne serait rien pour moi. » « J'appelle encore l'unité de cette
représentation l'unité transcendantale de la conscience de soi ». Cette faculté de relier nos
représentations à un pôle unique qui est le sujet, est la fonction fondamentale de l'entendement.
Il reste néanmoins une petite difficulté : cette unité du je est une condition de possibilité de la
pensée; mais ce n'est pas la même chose que la représentation consciente de soi-même. Autrement
dit il y a une différence entre la conscience comme fonction de synthèse des représentations, et la
représentation de cette conscience, qu'on appelle conscience de soi. C'est ce que va montrer
l'exemple de l'enfant qui commence à dire « je »
(3ème partie) L'exemple de l'enfant : la pensée est liée à la faculté de dire « je ».
L'enfant commence à parler avant même de dire « je ». Cela signifie que la conscience n'apparaît
pas d'un coup, mais qu'il y a des étapes. Le fait de parler suppose qu'il pense, qu'il est conscient.
Mais il est conscient du monde, des autres de façon immédiate, directe, non-réfléchie. Il n'a pas
encore conscience de lui même en tant que tel. Du coup il parle de lui même comme d'une chose, à
la troisième personne.
Quand il peut enfin dire « je », il témoigne par là qu'il se pense lui même. Cad qu'il a le concept de
lui même. Jusqu'alors il n'avait que la perception confuse, encore incohérente de lui même. Il n'était
1 « Transcendantal », chez Kant signifie : condition a priori de possibilité de la connaissance.
pas encore vraiment personne, il n'est l'était que potentiellement. L'auteur présente cette nouvelle
capacité de dire « Je » comme une révélation (« une lumière vient de se lever »). Par cette
conscience de soi l'enfant va commencer à penser par lui-même, ou du moins à se considérer
comme l'auteur de ses pensées et de ses actes. C'est comme une nouvelle naissance : il entre dans le
domaine de ce qui est proprement humain.
(Partie critique. Les prolongements :)
Ce texte nous invite à réfléchir à plusieurs points :
D'une part à ce qui fait la dignité de l'homme, et par là même à sa différence avec l'animal. Ici un
point pourrait faire débat : si les animaux n'ont pas de raison, cela nous donne t il le droit d'en
disposer à notre guise ?
Le problème central est celui de savoir qu'est ce qui fait l'identité de l'homme ? Cette identité n'est
elle pas une illusion ? Quel est le rapport entre le moi et le langage ?
On doit faire le lien avec Descartes et la substance pensante. En montrant qu'ici la thèse est
originale : l'identité est dans l'activité de synthèse, dans le principe d'unité et de permanence que
constitue la conscience de soi.
Du coup cela permet aussi de répondre aux critiques du moi substantiel : la référence à Nietzsche
est obligatoire : Nietzsche affirme que le moi n'est peut être qu'une fiction grammaticale, un effet de
langage. Kant aussi fait le lien entre conscience et langage, mais le langage est le lieu non d'une
illusion mais d'une révélation : le langage permet à l'entendement de construire le concept d'un moi
permanent. Bien loin d'être un obstacle à la pensée, le langage est ce rend possible la prise de
conscience : qu'est-ce que le moi, non pas une substance, mais précisément une représentation,
l'idée de soi comme l'identité d'une personne. Langage et pensée vont ici de concert.

Documents pareils