KARSLRUHE MOVIEMAP de Michael Naimark

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KARSLRUHE MOVIEMAP de Michael Naimark
Cassandre Poirier-Simon
KARSLRUHE MOVIEMAP de Michael Naimark
I- Explication du projet
Karslruhe Movie Map (1991) a été commandée par le ZKM. Cette pièce veut amener le spectateur à
reproduire le trajet du tramway de Karlsruhe, 100 km de rails. Le spectateur est face à une vidéoprojection
et une borne à manette. À l'écran, en un grand travelling, il peut avancer sur les rails, puis choisir sur la
borne quelle direction faire prendre au tram quand il y a un embranchement. Sur ladite borne, un plan
numérique lui indique où il en est de sa pérégrination.
La caméra ayant servi à
faire le film a été placée
sur le sommet d'un tramway. Elle est déclenchée
par le compteur kilométrique du véhicule (2, 4 à
8 mètres par image selon
l'endroit).
La vidéo a été enregistrée
sur un laserdisc.
Michael Naimark s'interroge sur nos déplacements dans le monde réel, dans lesquels il n'existe pas
d'ellipse (« quand je fais deux pas en avant, puis deux pas en arrière, je suis de retour là où j'ai commencé »),
contrairement à ce que permettent les mondes virtuels et narratifs. Réfléchir aux déplacements dans le
monde virtuel serait donc ré-envisager notre rapport à l'espace et au temps. Karlsruhe MovieMap est ainsi
une réflexion sur cette appréhension de l'espace-temps premièrement, mais aussi une métaphore de la navigation dans un contenu. Michal Naimark voudrait donc envisager la possiblité d'ajouter du contenu dans
ce type d'interface.
II- Le dispositif
1.Dispositif de visualisation de la ville.
Ainsi, sur son site, il expose le projet wwmm (world wide movie map), projet mort-né dans les
années 90, qui aurait consisté en aggrégation de photos, du monde entier, formant ainsi une grande communauté de photographes amateurs.
Il parle aussi de « viewfinder » qui permet de se déplacer dans le monde remodelé en 3D (googleEarth) et de voir les photos qui sont attachées à chaque endroit. La vidéo est magnifique. Ils ont beau
nous faire des zooms exhaltants à la Eames (film « puissances de 10 »), quelle déception d'atterrir face à des
murs d'images infranchissables. Pour moi, cette esthétique de photos
transformées en «tapis de jeu pour enfants» auxquelles on rajouterais
de nouveaux des photos prises sur les lieux ne marche pas.
Michael Naimark, à propos de son précédent projet fait avec
le MIT, Aspen movie map, parle des hordes de caméramen et photographes largués dans Aspen, et dit que « à bien des égards, Aspen est
devenu l'endroit le plus documenté exhaustivement sur la planète ».
Est-il possible de documenter un endroit de manière exhaustive ?
Comment traiter intégralement un bout d'univers ? Est-il possible
d'ôter le facteur temps ? Quand bien même on ne veut documenter
que le temps présent, comment parler uniquement des pierres d'une
http://interactive.usc.edu/projects/
ville sans parler de ce qu'elles ont vu ?
viewfinder/
Avec ces applications, on peut imaginer pouvoir aller voir à
quoi ressemble un endroit « caché derrière une porte », (c’est-à-dire non accessible), facilement, filtré par
le regard du photographe, objectif ou esthétisant, documentaire ou retravaillé. Ou on pourrait ne pouvoir
voir que des monuments et n'être entourés que de photos déjà vues et revues. Ou encore, on peut imaginer
certains petits plaisantins coller des images qui ne sont pas au bon endroit. Inventer des histoires. Faire des
photos-montage pour inventer une réalité. Dans ce cas-là, face à ces images sans légendes, on ne fait toujours qu'ingurgiter les images en faisant confiance à notre bon sens pour savoir comment les interpréter, à
quel degré les lire.
2.La navigation
Mais pour l'instant, KarlsruheMovieMap n'est pas tout ça.
Pour l'instant c'est un espace traduit en vidéo et que je, spectateur,
peut parcourir en vue subjective, comme si j'étais le conducteur du
tramway. Et c'est assez grisant. Je pousse la manette de vitesse à
fond, manette de vitesse inutile puisque personne n'ira pas à fond
: plus lentement, la vidéo laggue et la ligne continue des rails nous
engage à aller toujours plus avant, à ne pas nous arrêter ni même
regarder sur le côté. Pas de curiosité, donc, pour ce qui nous environne, mais désir maladif vers un même point : la ligne de fuite mise
en valeur par les rails. Pourquoi se retrouve-t-on hypnotisés par le
paysage qui défile et l’impression naïve que bientôt, on sera quelque
part ?
Nous ne reconstruisons pas vraiment une temporalité en avançant dans le film. Nous ne faisons pas un
montage d'événements les uns après les autres. Effectivement, nous ne faisons que nous déplacer dans
l'espace, et c'est comme si le temps était, lui, arrêté. Nous pouvons voir parfois la lumière changer, mais de
manière non progressive. Il y a beaucoup de lumière, puis elle diminue ailleurs, pour de nouveau resplendir lorsqu’on aura tourné. On pourrait penser que si l'on passe beaucoup de temps à voyager dans ce
tramway, le moindre des événement qu'il pourrait au moins y avoir c'est que la nuit se mette à tomber. Pas
de reconstruction de temporalité donc.
Notre interaction n'est pas si grande finalement. Avant. Arrière. Gauche ou droite, parfois. Pour Michael
Naimark, un film est par essence linéaire. Le mouvement est possible sous le contrôle du réalisateur, pas
du spectateur. Le spectateur n'a qu'à se laisser porter par les images. Quand on lit une histoire, on veut être
transporté. Dans ce dispositif, c'est effectivement ce qui se passe. Nous y sommes même happés. On ne
nous demande jamais vraiment de choisir, de réfléchir à ce que l'on va construire.
Évidemment, ces lieux parcourus résonnent différemment selon si le spectateur connait déjà les lieux ou
les découvre. S’ils les connait, il peut projeter même avant ce que la caméra lui montre, il sait se repérer, les
lieux ont une couleur spécifique. Dans le second cas, c'est quasiment comme s'ils étaient fictifs. Il sait que
l'artiste aurait pu tout aussi bien tourner le coin de la rue puis placer le spectateur à un tout autre endroit
sans que ce dernier s'en rende compte, comme cela peut se faire au cinéma. La coupure des plans et la
méconnaissance des lieux permet ce genre de connexion spatiale forcée.
Michael Naimark est lucide, il ne part pas sur l'idée que l'on pourrait simuler la réalité. Il considère que
c'est une bataille perdue. Il dit vouloir faire abstraction de la réalité et créer des expériences impossibles
dans le monde réel. Ces expériences, si elles sont ingénieuses, nous feront apprécier d'être là encore plus, ce
qui corrobore à la fameuse citation de Robert Filliou « l'art est ce qui rend la vie plus intéressante que l'art ».
III- L'oeuvre d'art en mouvement
Ainsi, on peut voir là la nécessité de produire une oeuvre d'art
qui resterait en mouvement. Bien sûr, offrir une pièce interactive,
manipulée par le spectateur afin d’être mise en branle peut être
une réponse à cette volonté de mouvement. Mais ce n’est pas
assez. Il n’y a pas assez de degré d’ouverture ou de potentiel
d’appropriation de l’oeuvre par le spectateur pour que cette affirmation ne soit pas comme collée.
Par contre, la reflexion de Mickael Naimark sur la déambulation dans l’espace virtuel et son attachement à l’espace réel me
semble offrir plus d’ouverture. Comme dans «Sprawl ville» de
Sven Pahlsson, immersion, travelling dans différents espaces
urbains américains remodelisés en 3d qui veut explorer la complexité de la ville, le mouvement peut être lié à la ville, à l'activité
humaine, à celle des transports inter-urbains, à la vitesse de la cité. Mais je trouve qu'ici, même si nous ne
faisons qu'explorer la ville de Karlsruhe et tourner en rond à l'intérieur, on peut rapidement (au moins par
projection) sortir de la ville. On en a envie. On a envie que les rails aillent beaucoup plus loin encore. Pour
moi, cette pièce ne parle pas que de la ville. Lorsque l’on
parle de plan à une échelle aussi rapprochée, on pense
au plan d'une ville. Une carte de la ville aura beaucoup
plus d'informations qu'une carte de la campagne. Sur les
plans tels GoogleMap sont représentés les infrastructures
humaines. Dans la ville, les indices sont plus compréhensibles pour nous qu'en-dehors. Nous ne pouvons pas nous
repérer aux buissons, aux rochers. Nous ne connaissons
pas les espèces de plantes. Nous apprenons la signalétique
urbaine. Alors que les aborigènes, eux, en se transmettant
des histoires à l'oral qui racontent leurs trajets, peuvent se
repérer dans un environnement qui pour l'homme occidental ne contient pas assez de repères.
Dans son texte «Moviemap Basics», Michael HaiBruegel, le combat entre Carnaval et Carême
mark évoque Bruegel. Je cite «Another possible element is
using the moviemap as a front-end to other multimedia material into which the user may «jump:» to see
the interior of a house, to read the menu of a restaurant, to hear the story of a traveller. (One can imagine a
Bruegel painting of everyday life with such «hyper-picture» qualities.)» Ce n’est pas la première fois que je
croise le nom de Bruegel quand un auteur veut évoquer une image qui resterait en mouvement potentiellement. Ainsi, Giono, dans «Noé», se sert de cette référence pour montrer que les événements d’une narration
peuvent très bien ne pas se dérouler les uns après les autres, mais peuvent être interprétés quasiment tous
en même temps. Pourquoi Bruegel ? Parce que ses tableaux ont un arrière-plan très fourni. Tout y grouille.
Les lignes de perspectives mettent en mouvement le regard. On peut facilement se projeter dedans, et plus
loin encore. On peut habiter l'image.
IV- Esthétique du chemin
Cai Guo Qiang, an arbitrary history, 1999
Matthieu Kavyrchine, «ce qu’apporte la lune»
Chris Burden
Trackmania Nations ESWC
Riven
escaliers en Chine
collectif H5, clip pour Goldfrapp - Twist
Cette vue subjective sur un chemin qu’il faut suivre est un élément que l’on retrouve dans les jeux vidéos
par exemple, synonyme de découverte (Myst), ou d’action (jeux de voitures), assez souvent synonyme
d’aventure, de griserie. Ces chemins ont plusieurs fonctions. Ils sont rassurants car ils ont en général été
tracés par quelqu’un avant nous dans un intention précise, pour nous faciliter la vie (sentiers de montagne)
ou pour dérouler une narration linéaire. Ce peut être le concepteur du jeu vidéo, du livre, du manège, du
circuit de voiture, des via ferrata et que sais-je encore... On peut s’y laisser porter en se demandant ce qui va
nous arriver. Il y a ainsi une sorte d’abandon, de confiance. On ne peut pas sortir du chemin. Il n’y a pas d’à
côté, excepté dans un jeu vidéo comme «the Path», qui nous encourage à «sortir des sentiers battus».
Tout à la fois, ces chemins nous encouragent à aller de l’avant et à découvrir ce qui se trouve derrière chaque nouveau virage. Une sorte d’exhaltation se forme.
Puis, nous voulons comprendre, sortir la tête du guidon. Nous prenons de la distance, nous
construisons ou nous examinons des cartes. Sur Karlsruhe MovieMap, il y a les deux à la fois. Le plan sur la
borne nous aide à toujours comprendre où nous sommes.
Cette structure du chemin est utilisée dans certaines interfaces, et le transforme en logique de navigation => «walking the edit» de Ulrich Fischer, « simultaneous echoes » de Fujihata, «Vertigo@home» de
Gregory Chatonsky...
La construction des chemins sert à lier des points de chute, aussi proches les uns des autres soientils. Je finis en retournant en arrière, sur l’historique de l’utopie du chemin de fer. Il devait permettre de tout
rallier, de faire ques les distances soient abolies, que tout le monde ai accès à tout ! Auguste de Gasparin,
cité dans « manières de voir » n°112 « avec les frégates à vapeur et les chemins de fer, cette navigation universelle et cete pensée qui fend l’air renverseront tous les obstacles, et les distances s’évanouiront, et l’action
immédiate du pouvoir parcourra les extrémités avec la rapidité de la foudre. Avec ce système, Marseille
devient un faubourg de Paris ». Je vous laisse faire la connexion avec des problématiques contemporaines...