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page pdf extrait 13,5x21 23/08/07 10:16 Page 1 Jacqueline Montain-Domenach Christine Brémond Droit des collectivités territoriales ----- Collection « Droit en + » Presses universitaires de Grenoble BP 47 – 38040 Grenoble cedex 9 Tél. : 04 76 82 56 52 – [email protected] / www.pug.fr CHAPITRE I Le statut juridique et politique du pouvoir local en France Le statut de l’administration territoriale française est le résultat d’une lente construction historique dont l’analyse permet de comprendre le système politique local actuel. Il est également nécessaire de faire référence à la dimension constitutionnelle qui constitue désormais un des aspects importants du statut des collectivités territoriales autour de la question essentielle de la nature du pouvoir local au sein de l’État républicain1. Ce mouvement qui émerge à partir de 1946 connaît, avec la révision du 28 mars 2003, une évolution significative de l’organisation territoriale de l’État. Enfin, l’introduction de l’approche comparative a pour objectif de mettre en évidence la diversité des modèles d’organisation des territoires au sein des États de l’Union européenne et, avec elle, de mieux appréhender le devenir des pouvoirs locaux dans l’espace communautaire. 1. Pierre Bouretz, La République de l’universel, Gallimard, coll. « Folio Histoire », 2000. 10 DROIT DES COLLECTIVITÉS TERRITORIALES SECTION I LA DIMENSION HISTORIQUE ET LE RÔLE DE L’HISTOIRE DANS LA CONFIGURATION DU POUVOIR LOCAL La configuration de l’administration territoriale actuelle a été largement déterminée par la construction de l’unité de l’État, telle qu’elle s’est affirmée sous l’Ancien Régime. Puis, la période révolutionnaire, marquée par la confrontation de conceptions diverses et opposées, trouve sa conclusion dans la victoire des partisans du renforcement de l’État au détriment des pouvoirs locaux, tandis que les solutions du premier Empire auront une influence déterminante. Mais loin d’être immuable, le modèle est, par la suite, traversé par les exigences du parlementarisme républicain qui inscrit de manière originale la décentralisation au sein de la nouvelle configuration politique. Enjeu politique, l’organisation du territoire est, à partir de la fin des années cinquante, érigée en rouage de la modernisation de l’État. Une telle perspective incarne l’importance de la dynamique locale dans la transformation de l’État. L’appréhension de ces mutations est un des aspects essentiels de la compréhension de la situation qui s’ouvre au début des années 1980, caractérisée par une nouvelle étape de réforme de la décentralisation. Ainsi, l’organisation du pouvoir local est-elle fortement empreinte de l’histoire politique et administrative. Elle est, pour l’essentiel, une rencontre entre unité et diversité d’une part, et entre centralisation et autonomie d’autre part. La victoire des partisans d’un État fort, au détriment de toute affirmation du pouvoir local, sera partiellement mise en cause à la fin du XIXe siècle par le régime républicain, qui est à la recherche d’un nouveau compromis, favorable à l’émergence d’élites politiques locales. À partir du milieu du XXe siècle, la décentralisation change de sens pour devenir une des modalités de la réforme de l’État, puis la traduction d’une politique de renforcement de l’autonomie locale dans un processus encore inachevé. L’histoire administrative française se caractérise avant tout par un double mouvement : celui de la déconcentration et celui de la décentralisation. Le statut juridique et politique du pouvoir local en France 11 § 1 – LES HÉSITATIONS DE L’HISTOIRE AU PROFIT DE L’AFFIRMATION DE L’UNITÉ DE L’ÉTAT Dans son ouvrage, L’Ancien Régime et la Révolution, Alexis de Tocqueville2 estime que l’œuvre révolutionnaire, loin d’opérer une rupture avec le système antérieur, confirme les tendances centralisatrices du pouvoir royal. L’œuvre du régime napoléonien consolide l’unité contre les libertés locales et ce modèle s’imposera tout au long du XIXe siècle et il aura une forte influence sur les choix ultérieurs. A. L’Ancien Régime et l’affirmation de l’autorité royale La formation d’un État centralisé sous l’Ancien Régime est le résultat d’un long processus d’affirmation du pouvoir royal. La constitution d’une administration au service de la Monarchie assure peu à peu le renforcement de l’autorité royale sur les entités locales. Ce déploiement de l’activité administrative de l’État prend deux formes essentielles, tandis que les obstacles à la centralisation et la complexité de l’organisation territoriale subsistent. Face aux féodalités et aux velléités d’autonomie des territoires, l’autorité du roi s’impose grâce au développement des missions de l’État. L’administration royale incarne de plus en plus, en dépit des diversités et des privilèges, une pluralité de fonctions indispensables telles que la défense, la fiscalité, la sécurité, la justice, ainsi qu’un ensemble de services et d’activités dont le colbertisme sera une des expressions la plus tangible. Le pouvoir central s’appuie sur de nouvelles institutions, conçues comme de véritables relais « régionaux » ; celles-ci concurrencent le système traditionnel des offices et de la vénalité, perçu comme une des causes de l’affaiblissement du pouvoir royal, en raison de l’autonomie de leurs titulaires. Ce mouvement exprime la capacité du pouvoir royal à développer une administration d’État au niveau territorial composée d’agents étroitement subordonnés 2. Alexis de Tocqueville, L’Ancien régime et la Révolution, Gallimard. 12 DROIT DES COLLECTIVITÉS TERRITORIALES à l’autorité centrale. Ainsi, la création des contrôleurs généraux et des intendants, à qui sont confiées de multiples compétences administratives, judiciaires et fiscales, répond-elle à cet objectif de réduction des pouvoirs des institutions locales et d’extension du rôle des représentants du roi. « L’intendant devient l’instrument et l’emblème de l’essor administratif des services centraux avec des attributions polyvalentes dans le cadre des circonscriptions financières dénommées généralités3. » Le titre d’intendant exprime à la fois la relation verticale entre le centre et les territoires et la capacité du contrôle étatique sur les pouvoirs locaux. Mais, l’intendant est aussi un conciliateur des intérêts locaux et se trouve en situation d’interdépendance avec ces derniers. Toutefois, cette volonté de rationalisation administrative se heurte aux revendications corporatistes et au pouvoir des collectivités : provinces, villes, communautés rurales, et aux divers privilèges. Ces obstacles altèrent la logique centralisatrice au bénéfice de l’affirmation de l’indépendance des États provinciaux ou Pays d’État et des particularismes locaux. La grande diversité du régime juridique des communautés locales subsiste et cette situation est source d’incohérence, de sédimentation et d’enchevêtrement des territoires. Au-delà de la volonté de rationalisation, c’est en réalité une grande complexité qui demeure. La volonté de réforme, mise en œuvre à partir de 1770, sera un échec et les résistances révèlent l’impuissance du pouvoir central. Les revendications des autonomies locales et régionales à la fin de l’Ancien Régime expriment la lutte contre un État assimilé à l’oppression et à l’arbitraire. C’est dans ce contexte d’incertitudes que s’ouvre la période révolutionnaire. B. La période révolutionnaire L’idéologie révolutionnaire est traversée par des courants contradictoires que l’historiographie a résumés à travers l’op3. François Burdeau, Histoire de l’administration française du XVIIIe au XXe siècle, Montchrestien, coll. « Domat droit public », 1989, p. 29 et s. Le statut juridique et politique du pouvoir local en France 13 position entre Jacobins et Girondins. La diversité des débats est tout à fait révélatrice de l’importance des choix politiques de l’organisation territoriale. Parmi les réformes adoptées, l’une des plus significatives résulte, au nom de la fin des privilèges, de la volonté de supprimer les découpages de l’Ancien Régime pour les remplacer par de nouvelles divisions administratives : les communes et les départements. La départementalisation du 26 février 1790 vise à assurer une rupture avec les découpages des provinces. Cette réforme est l’occasion de multiples discussions qui expriment nettement la diversité des orientations ; la nature des débats témoigne ainsi du lien qui s’opère entre l’idéal révolutionnaire et le statut des territoires locaux. Au nom de l’égalité, l’uniformité se substitue à la diversité et impose un nouveau découpage territorial supposé s’appuyer sur des critères « rationnels », en rupture avec toute identité historique et toute revendication d’autonomie. L’opposition favorable à la reconnaissance de ces territoires sera alors réduite au silence. C’est la proposition défendue par Thouret qui l’emporte et qui introduit un certain respect des solidarités historiques. Chaque département est subdivisé en districts et en cantons. La réforme est avant tout une solution territoriale de l’action étatique et de la représentation nationale. La deuxième grande réforme de la période révolutionnaire est relative au régime juridique des communes. Les discussions opposent les partisans d’une nouvelle cartographie communale fondée sur la création d’espaces élargis, tel Sieyès, et ceux qui défendent le respect de l’identité communale. La loi du 14 décembre 1789 consacre la position des défenseurs de l’identité communale en reconnaissant 44 000 communes, mais au prix de l’uniformité juridique. Le Directoire introduira une diversité entre les villes, les villes moyennes et les petites communes. Ces réformes définissent également les conditions d’organisation des nouveaux territoires, en consacrant le principe de l’élection des autorités locales et en instaurant la distinction entre organe collectif délibérant et organe exécutif unique. Les autorités locales sont conçues comme des titulaires de fonctions essentiellement 14 DROIT DES COLLECTIVITÉS TERRITORIALES administratives d’exécution des lois et sont chargées de répondre aux besoins de la population. Les textes ont pour objectif la mise en œuvre de l’idéal révolutionnaire. Les collectivités servent avant tout les intérêts de la nation et pour cela, deux modalités sont retenues : l’unité du régime juridique et la hiérarchie entre le centre et le local. Ce modèle rencontre cependant des difficultés face aux revendications d’autonomie des responsables locaux et notamment municipaux. L’administration connaît alors un grand désordre4. Ce mouvement est complété par l’interdiction des corporations (loi Le Chapelier), dont le but est, au nom de l’égalité individuelle, de rompre avec les privilèges des corps intermédiaires. Si la question de l’autonomie locale fait partie de l’idéal révolutionnaire, la situation politique dominée par la guerre et la contre-révolution à partir de 1792, justifie une reprise en main du pouvoir central. Les périls qui menacent l’unité nationale mettent un terme à l’expérience décentralisatrice. Dès les débuts du régime conventionnel, le pouvoir central limite les libertés locales et les collectivités sont placées sous l’étroit contrôle politique de la Convention et des comités. La logique centralisatrice sort renforcée de l’épisode révolutionnaire et le modèle jacobin caractérisé par la concentration du pouvoir et par le contrôle étroit sur les autorités locales répond aussi à l’objectif politique de l’idéal républicain. Il influencera durablement, sans doute dans des sens différents, la conception du pouvoir territorial. Le Directoire confirme cette orientation. La réorganisation de l’administration, en dépit des difficultés, vise pour l’essentiel à asseoir l’autorité du pouvoir exécutif central par la détermination de relations hiérarchiques entre les différents niveaux d’administration. Marquée par l’empreinte révolutionnaire, l’administration directoriale annonce le centralisme napoléonien. 4. François Burdeau, op. cit., p. 54 à 57. Le statut juridique et politique du pouvoir local en France 15 C. Le centralisme napoléonien L’œuvre administrative du nouveau régime a une influence inégalée. Le Consulat, puis le premier Empire, définissent une conception politiquement autoritaire et administrativement unitaire du pouvoir. La restauration de l’autorité du gouvernement impose sa propre logique à la gestion des territoires. À cet effet, la Constitution du 22 Frimaire An VIII (13 décembre 1799) structure l’organisation administrative autour de plusieurs principes : unité du pouvoir, centralisation, uniformité et hiérarchie des fonctions, et s’appuie sur une institution qui occupera une place prépondérante dans le système local : les préfets de département. L’unité décisionnelle l’emporte sur toute autre considération ; elle impose la soumission directe à l’Empereur. Cet objectif suppose une organisation renouvelée de la gestion des territoires. Ainsi, la loi du 28 Pluviose An VIII, qualifiée de modèle d’organisation centralisée de l’État, organise les relations entre le pouvoir central et les échelons territoriaux sur le mode vertical et hiérarchique. Tout échelon supérieur détient un pouvoir d’autorité sur les échelons inférieurs, grâce à de multiples prérogatives et, en particulier, à la possibilité de modifier ou de réformer les actes, d’évoquer toute question ou même d’exercer un pouvoir de substitution. De telles compétences sont inhérentes à la qualité de la fonction et aucun texte n’est nécessaire pour leur mise en œuvre. Dans la continuité des expériences antérieures, l’institution préfectorale devient le rouage essentiel des exigences de la centralité et avec elle, la circonscription départementale s’affirme comme le lieu de l’administration territoriale. L’idée d’une représentation territoriale de la volonté gouvernementale, tout en empruntant au passé, est un mode de structuration de l’administration centrale qui repose sur la suprématie nationale sur l’autonomie locale5. L’instrument essentiel de ce mode d’organisation réside 5. Pierre Legendre, Histoire de l’administration de 1750 à nos jours, PUF, coll. « Thémis », 1968. 16 DROIT DES COLLECTIVITÉS TERRITORIALES désormais dans la déconcentration, définie comme un système d’organisation dans lequel l’État exerce territorialement ses compétences, au niveau de circonscriptions administratives, conçues comme de simples découpages administratifs, dépourvus de toute personnalité juridique, par l’intermédiaire d’agents nommés par le pouvoir central et chargés de le représenter et de mettre en œuvre ses décisions. Nommés par l’Empereur et révocables ad nutum, les préfets sont chargés de représenter, au niveau de chaque département, le pouvoir central ; ils sont seuls chargés de l’administration, à l’exclusion de toute autre autorité. Symbole de l’autorité de l’État, ils en garantissent l’unité au niveau de chaque territoire départemental, développent un ensemble de compétences et veillent également au contrôle des idées. Une telle conception aboutit à la négation de toute autonomie locale. Le département perd toute identité de représentation des populations locales puisque les conseillers généraux, comme les conseillers d’arrondissement, sont nommés et ne disposent que de pouvoirs très limités. C’est le même dispositif qui caractérise le niveau communal. Si le nombre des communes est conservé, la loi de l’An VIII crée l’arrondissement, confié à un sous-préfet. Les maires sont nommés par le pouvoir central et soumis à sa volonté, grâce à l’étroite surveillance des préfets et des sous-préfets. Les autorités municipales sont réduites à la fonction d’exécutant des décisions du centre. Cette conception de la centralisation qui réduit à néant les autonomies locales, est clairement énoncée par Chaptal dans son discours devant le Corps législatif prononcé lors de la séance du 28 Pluviose An VIII : « Le préfet est essentiellement occupé de l’exécution, transmet les ordres au sous-préfet ; celui-ci aux maires des villes, bourgs et villages, de manière que la chaîne d’exécution descende sans interruption du ministre à l’administré, et transmette la loi et les ordres du gouvernement jusqu’aux dernières ramifications de l’ordre social avec la rapidité du fluide électrique. » Le statut juridique et politique du pouvoir local en France 17 D. Le temps des réformes et leur échec Les régimes qui succèdent à l’Empire formulent diverses critiques à l’égard du modèle napoléonien et ouvrent la voie aux réformes. Dans la mesure où, elle permet de saisir les liens qui structurent régime politique et organisation administrative, cette période présente beaucoup d’intérêt pour la compréhension du devenir du pouvoir local. Jusqu’aux débuts de la IIIe République et, en dépit de la diversité des régimes politiques, l’organisation territoriale est marquée par des constantes, mais aussi par des évolutions qui annoncent les mutations de la fin du XIXe siècle. 1. Les constantes de l’organisation du territoire au XIXe siècle Parmi les éléments de continuité, il convient de retenir l’absence de toute remise en cause de l’émiettement communal, en dépit de critiques de plus en plus vives. Un tel morcellement est considéré comme une cause d’affaiblissement du pouvoir local, peu compatible avec l’affirmation des libertés locales. Pour autant, la réalité du pouvoir municipal tend à devenir le symbole de l’existence communautaire autour du maire qui incarne la société locale. Les arrondissements de l’An VIII, créés pour remédier aux inconvénients du trop grand nombre de communes, ne parviennent pas à s’imposer. Il faut également mentionner la place et le renforcement des départements dans l’organisation territoriale, malgré les critiques qui, depuis la monarchie de Juillet, tentent de favoriser l’émergence des anciennes provinces. Si le mouvement régionaliste prend de plus en plus d’ampleur à la fin du second Empire, il ne réussira pas à affaiblir l’administration départementale. Dès 1838, le département, en obtenant la personnalité juridique, n’est plus seulement une subdivision administrative, mais aussi une collectivité apte à représenter les intérêts de la population. 18 DROIT DES COLLECTIVITÉS TERRITORIALES 2. Des évolutions importantes mais incertaines Les régimes qui succèdent au premier Empire assouplissent la centralisation. L’aspiration décentralisatrice devient une réponse politique aux excès du régime napoléonien, alors même que l’expression de décentralisation est officialisée sous la Restauration. Il convient toutefois de souligner que cette notion recouvre des propositions très différentes en fonction des tendances politiques. L’une des évolutions les plus significatives de la période concerne l’élection des conseils au suffrage universel. Tandis que la Restauration maintient le système antérieur de la nomination des autorités locales placées sous le contrôle étroit des préfets et des sous-préfets, la monarchie de Juillet introduit l’élection au suffrage censitaire des Conseils6. Les autorités exécutives continuent d’être désignées par le pouvoir central ou par les préfets, parmi les élus municipaux. Le régime électoral annonce des solutions maintenues ultérieurement telles que le découpage cantonal et le renouvellement partiel de l’assemblée départementale. L’élection ne fait pas obstacle au maintien du contrôle par les préfets La IIe République représente une rupture par rapport au passé, mais qui en raison du contexte politique, ne pourra être menée à son terme. Pour le nouveau régime, la décentralisation constitue un enjeu politique essentiel qui se traduit par la reconnaissance du principe de l’élection au suffrage universel direct des assemblées et des exécutifs locaux. Le second Empire, tout en consacrant un retour aux solutions de l’An VIII, ne reviendra pas sur l’élection au suffrage universel des conseils locaux. Cependant, cette solution est limitée par la nomination des maires proclamée par l’article 57 de la Constitution de 1852 et celle des présidents des conseils généraux inscrite dans la loi du 7 juillet 1852. Les prérogatives du pouvoir central sont nettement réaffirmées à l’égard des autorités locales. Après 1860, les réformes introduisent davantage d’autonomie au niveau local7. 6. Confirmée par les lois du 21 mars 1831 relative aux communes et du 22 juin 1832 relative à l’organisation des départements et des arrondissements 7. Tel est ainsi l’objectif de la loi du 18 juillet 1866 sur le département et de la loi du 24 juillet 1867 sur la commune. Le statut juridique et politique du pouvoir local en France 19 La décentralisation est devenue peu à peu un enjeu politique et le thème des libertés locales sera une des priorités du nouveau régime républicain. § 2 – LE « COMPROMIS RÉPUBLICAIN » L’expérience de la commune de Paris révèle l’enjeu de la prise en compte du pouvoir local sur la scène politique. Cependant, sous l’influence des notables locaux, le nouveau régime s’assure la maîtrise du processus de décentralisation. Dans son ouvrage, L’histoire de l’administration de 1750 à nos jours, Pierre Legendre souligne que « la centralisation administrative en France n’est en aucun cas synonyme de tyrannie politique, mais apparaît au contraire comme la solution institutionnelle de la mise en œuvre des valeurs républicaines ». Liée au dogme de la souveraineté de la Loi, la centralisation, en assurant un lien exclusif entre les individus et l’État, constitue une solution conforme au respect du principe d’égalité. Pour répondre à cet objectif, les références du projet républicain empruntent très largement aux principes de l’État unitaire, tandis que la reconnaissance de davantage d’autonomie locale apparaît comme un danger. Dans ce contexte, la décentralisation représente politiquement une limite au caractère autoritaire du pouvoir central, ainsi qu’un mode d’expression démocratique. Les lois adoptées à la fin du XIXe siècle expriment cette conciliation entre unité et autonomie locale, qualifiée de compromis républicain8. Ce compromis se caractérise par l’affirmation de l’autonomie des départements et des communes, placés sous l’étroit contrôle du représentant de l’État dans le département. Il en résulte une étroite imbrication entre autorités locales et État, à l’origine d’un système politico-administratif local original et durable. 8. Albert Mabileau, Le système politico-administratif local, Montchrestien, coll. « Clés », 2e éd., 1994. 20 DROIT DES COLLECTIVITÉS TERRITORIALES A. Les caractéristiques de l’organisation administrative décentralisée de la troisième République Le choix du régime républicain de la décentralisation, fondé sur la reconnaissance de l’autonomie des communes et des départements, est l’expression d’une conception essentiellement administrative de l’organisation du pouvoir local. L’État, au nom de l’égalité et de l’unité politique, conserve un pouvoir important qui s’exprime notamment par l’intermédiaire du préfet. Cette orientation trouve sa principale traduction dans l’étroite imbrication entre déconcentration et décentralisation. L’organisation décentralisée n’est conçue que comme un complément et un aménagement de l’unité de l’État. 1. Les principes de la décentralisation Tout d’abord, la troisième République innove peu en matière de découpage territorial. Le pouvoir local continue d’être organisé autour des communes et des départements. Ces territoires sont à la fois des circonscriptions administratives de l’action du pouvoir central et des collectivités dotées de la personnalité morale et qui, à ce titre, représentent la population. Le maillage territorial est complété par le découpage en cantons et en arrondissements, simples circonscriptions administratives. La décentralisation participe de trois principes : la consécration de la personnalité morale aux collectivités, l’existence d’organes propres et la reconnaissance d’affaires propres. De plus, c’est l’uniformité statutaire qui l’emporte. Pour les départements, le régime est défini par la loi fondamentale du 10 août 1871, qualifiée de code de l’administration départementale, qui restera presque inchangée jusqu’en 1982. Ce texte met en place une commission départementale, émanation du conseil général, qui dispose d’attributions propres et de compétences déléguées ; cette institution vise à contrebalancer quelque peu le rôle du préfet, également exécutif de la collectivité départementale. Pour les communes, l’organisation est fixée par la loi du 5 avril 1884, dénommée charte municipale et qui reprend en Le statut juridique et politique du pouvoir local en France 21 partie le texte du 14 avril 1871. Cette uniformité ne connaît que deux exceptions : Paris et l’administration coloniale. En effet, la ville de Paris et le département de la Seine ont été exclus du mouvement de décentralisation et soumis, pour des raisons politiques, au contrôle étroit du pouvoir central. L’uniformité est érigée en garantie de l’unité de l’État et de l’égalité. Ce choix aura une influence considérable sur la nature des débats législatifs ultérieurs. En outre, la réforme consacre le principe de l’élection des organes délibérants, conçu comme une garantie de la représentation de la population. Au niveau municipal, le conseil municipal est élu au suffrage universel au scrutin de liste majoritaire à deux tours pour six ans, tandis que le maire est l’élu du conseil. Au niveau départemental, le conseil général est composé de représentants élus au suffrage universel direct, dans le cadre des cantons, au scrutin uninominal à deux tours et renouvelable par moitié tous les trois ans. La nature de ce mode de scrutin correspond à la défense des objectifs politiques de la République. En effet, le scrutin uninominal limite l’émergence d’une volonté collective trop affirmée, tandis que le renouvellement par moitié écarte tout changement brutal. Enfin, les départements et les communes sont dotés de compétences propres. Toutefois, les textes ne déterminent pas la nature des affaires locales. La loi affirme seulement que « le conseil municipal règle par ses délibérations les affaires de la commune », tandis que « le conseil général règle les affaires du département ». Cette approche est révélatrice de la conception qui domine la nature de l’administration locale et qui se confond avec les intérêts de la population locale, tout en offrant une capacité d’intervention non négligeable. Les collectivités décentralisées ne disposent en fait que d’une autonomie administrative étroitement encadrée. L’autorité préfectorale occupe toujours au sein de l’organisation administrative une place importante. Le pouvoir d’approbation du préfet sur les décisions communales n’est guère réduit, tandis que le budget est réglé par la préfecture. Par son intermédiaire, 22 DROIT DES COLLECTIVITÉS TERRITORIALES l’administration décentralisée est étroitement liée au système étatique. 2. Une autonomie locale sous contrôle L’administration décentralisée s’inscrit dans la conception unitaire du pouvoir étatique. Pour garantir l’unification politique et administrative, le législateur a retenu deux principales modalités visant à favoriser une étroite imbrication entre autorités déconcentrées et autorités décentralisées. La légitimité politique des organes élus ne paraît pas devoir tenir en échec le rôle du pouvoir central sur les autorités locales. C’est ainsi que les communes qui disposent d’organes de décision élus, sont soumises à l’étroit contrôle de l’autorité préfectorale. Le représentant de l’État exerce conformément aux textes une tutelle étroite sur les actes et sur les autorités. L’exercice de ce pouvoir se distingue du pouvoir hiérarchique, en ce qu’il n’est pas un rapport entre autorités supérieures et autorités subordonnées, mais entre autorité de contrôle et autorités dotées d’une certaine autonomie. Il est un pouvoir conditionné et ne se présume pas ; il ne peut en effet s’exercer que sur la base d’un texte et dans les cas et selon les formes prévus par la loi, conformément au principe selon lequel il n’existe pas de tutelle sans texte, et il est soumis au contrôle du juge. Enfin, la tutelle ne prend pas la forme d’ordres mais consiste en une faculté d’empêcher ou d’approuver. Elle ne sera « supprimée » que par la loi du 2 mars 1982. L’organisation des départements exprime encore davantage la place de l’État au niveau local. Le département est en effet un territoire basé sur une dualité de représentation : il est à la fois la circonscription de droit commun de l’action de l’État et à ce titre représenté par l’autorité préfectorale et un ensemble de services déconcentrés et une collectivité locale représentant les intérêts de la population. Cette seconde fonction est encadrée puisque le pouvoir exécutif de la collectivité revient non au président du conseil général mais au préfet qui cumule ainsi deux fonctions : celle de représentant de l’État dans le département et Le statut juridique et politique du pouvoir local en France 23 celle d’autorité exécutive du département (dédoublement fonctionnel). Ce modèle d’organisation administrative reflète donc la volonté unitaire de l’État. Les collectivités locales ne sont que l’expression d’une autonomie administrative limitée et d’une expression politique qui sert principalement les enjeux politiques nationaux. Si juridiquement, ces objectifs trouvent leur réponse dans une étroite imbrication entre déconcentration et décentralisation, politiquement le système s’intègre parfaitement dans la logique du parlementarisme. B. La nature du compromis républicain Ce n’est pas le moindre des paradoxes que de constater la combinaison originale entre la dimension essentiellement administrative de l’autonomie locale et l’enjeu politique des élections locales. Ce modèle subit une première évolution après la Libération. 1. L’importance du facteur politique Ce compromis est tout d’abord de nature politique. Les élections locales ont avant tout pour fonction d’assurer aux républicains l’élargissement des élites politiques, objectif clairement énoncé dans le discours prononcé à Lyon par Gambetta. En effet, les élus locaux participent au renforcement du régime républicain, grâce en particulier au cumul des mandats9 et à la représentation sénatoriale. La loi constitutionnelle du 24 février 1875 qualifie le Sénat de grand conseil des communes de France. Le cumul des mandats se développe et favorise un lien étroit entre représentations nationale et locale. « Le modèle du maire instituteur, défenseur des valeurs républicaines en est le symbole10. » Le compromis a également une dimension territoriale. Les élections départementales, sur la base des cantons, favorisent la 9. Voir infra, p. 212 et s.. 10. A. Mabileau, op. cit. 24 DROIT DES COLLECTIVITÉS TERRITORIALES dispersion de l’expression politique qui bénéficie aux territoires ruraux, tandis que l’émiettement communal fait obstacle à l’affirmation d’un pouvoir local fort, en raison de la faiblesse des moyens administratifs et financiers. Les découpages géographiques correspondent à la France rurale du XIXe siècle et les villes sont sous contrôle. Jusqu’à la seconde guerre mondiale, ce modèle d’administration locale ne connaîtra que des réformes limitées, telles que l’allégement de la tutelle et l’extension des compétences. Il marquera profondément l’organisation territoriale et aura une influence considérable sur les évolutions ultérieures. Le régime de Vichy entreprend une critique du système, tout en engageant une réforme de nature technocratique, en rupture avec le modèle parlementaire. La loi du 16 novembre 1940 supprime les élections municipales dans les communes de plus de 2000 habitants ; maires et conseillers sont désormais nommés par l’autorité centrale ou par le préfet. La loi du 19 octobre 1940 supprime les conseils généraux et le pouvoir est transféré au préfet assisté d’une commission administrative. 2. Les prémices de l’évolution politique de la décentralisation Après la Libération, les mutations de la société française et notamment le mouvement d’urbanisation et d’industrialisation imposent une adaptation de l’appareil administratif ; celle-ci passe avant tout par la réforme de l’administration centrale et de l’administration déconcentrée. Le statut des collectivités locales reste presque inchangé, à l’exception du renforcement et de la diversification des contrôles techniques et financiers. La IVe République sera cependant un temps de débats et de propositions. La Constitution du 27 octobre 1946 donne pour la première fois force constitutionnelle au principe de libre administration des collectivités territoriales, principe repris par l’article 72 de la Constitution de 1958 et prévoit que l’organe Le statut juridique et politique du pouvoir local en France 25 exécutif départemental sera transféré au président du conseil général, disposition qui restera lettre morte11. Par ses caractéristiques, ce modèle d’administration locale tend à favoriser la mise en place d’un système de notables, au sein duquel, le préfet occupe une place centrale. C’est le courant dit de sociologie des organisations12 qui a ainsi mis en évidence les modalités de cette organisation, au-delà de sa dimension juridique. L’accent est mis sur la nature du système politico-administratif local qui est marqué par des relations de complicité entre le préfet et les élus et qui assurent à l’administration une grande stabilité. Puis, le mouvement de modernisation administrative engagée à partir de la fin des années cinquante constitue un nouveau compromis entre tendances réformatrices et respect des logiques antérieures. § 3 – LA MODERNISATION DE L’ORGANISATION ADMINISTRATIVE LOCALE DE 1960 À 1980 À la fin des années cinquante, la modernisation de l’État est une des priorités du gouvernement. Les politiques économique et sociale, l’aménagement du territoire et l’urbanisme sont une réponse aux profondes transformations de la société française qui nécessitent de nouvelles logiques d’action, ainsi qu’une recomposition des territoires. Cependant, les solutions adoptées, tout en assurant une adaptation, maintiennent l’essentiel de l’existant. Elles conduisent principalement à la création d’un nouvel espace territorial régional et à la rationalisation de l’administration déconcentrée. 11. L’article 87 précise : « Les collectivités territoriales s’administrent librement par des conseils élus au suffrage universel. » L’exécution des décisions de ces conseils est assurée par leur maire ou leur président. 12. Pierre Gremion, Le pouvoir périphérique, Seuil, 1976 ; Jean-Louis Quermonne, L’appareil administratif de l’État, Seuil, 1991 (voir en particulier p. 115 et s.). 26 DROIT DES COLLECTIVITÉS TERRITORIALES A. La consécration de l’espace régional La région occupe une place très particulière dans le paysage politique et administratif français. La création des départements avait eu pour objectif d’assurer une rupture avec les identités provinciales, perçues comme une survivance archaïque. Du point de vue politique, l’idée régionale, défendue à la fois par les socialistes proudhoniens et les traditionalistes qui se réclament de Charles Maurras, est ambiguë. Idéologiquement contesté, l’espace régional n’a pas les faveurs du régime. Cependant, à partir des années cinquante, la recomposition économique, sociale et démographique du territoire rend nécessaire la définition d’un espace supra départemental. Les réformateurs optent alors pour une solution de nature exclusivement administrative et le découpage régional rejette toute référence identitaire. « L’espace régional émerge donc comme solution à la modernisation de l’État, avant de représenter à son tour un enjeu politique13. » 1. La région, une solution à la modernisation de l’État Dans un premier temps, la création de l’espace régional constitue une réponse à des situations de crise. Ainsi, le régime de Vichy, pour faire face aux exigences du maintien de l’ordre public et de l’organisation de l’économie de guerre, met en place dix-huit préfets régionaux, institués par la loi du 19 avril 1941. Puis, le gouvernement provisoire de la République française (GPRF) a recours à des commissaires régionaux de la République pour résoudre les problèmes de désorganisation de l’administration, supprimés dès 1946. Mais la gravité de la situation sociale de 1947 impose la mise en place de nouvelles structures : les inspecteurs généraux de l’administration en mission extraordinaire (IGAME) qui assurent la coordination entre pouvoir civil et militaire et exercent leurs compétences dans une zone comprenant plusieurs départements, à l’instar des régions militaires. 13. Alain Remond, La région, clés Montchrestien, 1996. Le statut juridique et politique du pouvoir local en France 27 Dans un second temps, l’espace régional est étroitement lié aux mutations de l’État. À partir des années cinquante, le pouvoir s’engage dans la définition de politiques structurantes dans les domaines économique, social, de l’urbanisme, de l’aménagement du territoire et de la planification. Une partie de l’élite politique et administrative est favorable à la modernisation de l’État pour répondre aux profondes transformations de la société française. Deux institutions vont jouer un rôle particulièrement important dans ce processus : le Commissariat général au plan d’une part et la Délégation à l’aménagement du territoire (DATAR), créée en 1963, d’autre part. Ces administrations préconisent la création d’espaces territoriaux supra départementaux en vue d’adapter le découpage territorial aux exigences de l’action publique. Ce projet prend la forme d’une régionalisation administrative pragmatique. Ce compromis entre modernisation et statu quo a pour conséquence, non une réorganisation de la carte administrative, mais la superposition des lieux de décision. Le gouvernement opte pour une réforme empirique qui évite tout débat parlementaire. Dès 1954, les responsables politiques et les représentants des activités économiques et sociales tentent également de répondre aux conséquences de l’urbanisation, en constituant des associations, afin d’accompagner le développement économique. Ces structures qui se transforment en Comités d’expansion deviennent des interlocuteurs des pouvoirs publics. L’introduction de cette dynamique représentative prendra une place de plus en plus importante à partir de 1960. Puis, le gouvernement opte pour un remodelage de la carte administrative, afin d’assurer une meilleure coordination des politiques nationales. Le décret-loi du 30 juin 1955 crée les régions de programmes chargées de la mise en œuvre des programmes d’action régionale. Au cours des années 1959 et 1960, les textes déterminent de nouveaux cadres géographiques : les circonscriptions d’action régionales, lieux de mise en œuvre des politiques de planification et d’aménagement du territoire. Les vingt-deux nouvelles circonscriptions sont administrées par un préfet coor- 28 DROIT DES COLLECTIVITÉS TERRITORIALES donnateur, assisté d’une conférence interdépartementale. Avec le décret du 14 mars 1964, ce niveau territorial est doté d’une structure administrative permanente et uniforme composée du préfet de région assisté d’une mission régionale14 ; le préfet préside également la conférence administrative régionale (CAR)15. Ce texte crée aussi les commissions de développement économique régional (CODER), organes consultatifs réunissant les élus locaux, les représentants des intérêts socioprofessionnels et des personnalités qualifiées. « Cette régionalisation essentiellement fonctionnelle », selon la terminologie de Jacques Moreau16, sans influence directe sur le statut des départements et des communes, a des incidences réelles et annonce la reconnaissance d’un pouvoir régional. 2. Vers la reconnaissance d’un pouvoir régional À la fin des années soixante, la régionalisation ne répond plus seulement à un objectif de réforme administrative, mais exprime également une ambition politique. Après l’échec du projet de 1969, le texte de 1972 est une solution de compromis entre les partisans du statu quo et les réformateurs. – L’échec du référendum du 27 avril 1969 La conception exclusivement administrative de la régionalisation emprunte peu à peu une voie politique. Cette évolution inspire le projet de réforme présenté par le président de la République et soumis à référendum le 27 avril 1969. Le général de Gaulle souligne dans son discours prononcé à Lyon le 24 mars 1968 que « l’effort multiséculaire de centralisation qui fut longtemps nécessaire à notre pays pour réaliser et maintenir 14. Elle est composée de chargés de mission qui représentent les différents ministères. 15. Organe consultatif composé des préfets des départements de la région, du trésorier payeur général et de l’inspecteur général de l’économie nationale. 16. Jacques Moreau, Administration régionale, départementale et municipale, Dalloz (mementos), 14e éd., 2004.