Mon tableau noir
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Mon tableau noir
Mon tableau noir Aujourd’hui il fait beau, le soleil vient agréablement réchauffer ma nuque. Je suis dans mon jardin, assise dans l’herbe et j’écoute le bruissement des feuilles. La porte de la cuisine est entre-ouverte et une délicieuse odeur de chocolat vient jusqu’à moi. Je reste là et j’attends, quoi, je ne sais pas, mais j’attends. J’essaie de trouver un sens à ce qu’il m’arrive. Mais il n’y en a aucun, et je suis forcée de fuir la réalité et de me réfugier dans mes rêves pour tenir le coup. Alors, me voilà partie, mes chers amis, dans le pays de l’imaginaire. Je n’ai même pas besoin de fermer les yeux. Je vois ces montagnes, dont les crêtes enneigées se détachent de ce ciel bleu magnifique ; je vois ces prairies verdoyantes, dont les fleurs caressées par le vent se vouent à une éternelle danse sensuelle, sous ce soleil d’or qui les rend plus belles que jamais. Au loin, j’entends les vagues se fracasser contre la roche, qui, là depuis bien des millions d’années, supporte tout le désarroi et la fureur de l’océan. Et alors je me sens bien. J’effleure du bout des doigts ces fines herbes qui me chatouillent agréablement. Au-dessus de ma tête, des oiseaux savourent leur chance de pouvoir voler, et de leurs grandes ailes qu’ils déploient avec fierté, ils survolent le monde. Ils ont cette opportunité de prendre de la hauteur, du recul, de la distance avec cette Terre, pour mieux réfléchir, se remettre les idées en ordre. Dans cette étendue d’eau infinie, il y a ces milliers de diamants déposés par le soleil, et qui voguent délicatement à l’horizon. L’horizon, ce lieu de toutes les espérances ; le but de tout être humain ; l’aboutissement de tout rêve ; le repère de toute vie. Nous sommes des peintres et nous peignons sur nos toiles, l’horizon dont nous avons tous besoin ; plus ou moins précis, plus ou mois loin. Il y a ceux qui voient leur vie comme de l’art abstrait, et d’autres dont chaque détail précis importe. Et puis il y a, au grand regret, ceux pour qui, comme moi, après avoir commencé leur peinture, se retrouvent en carence de jaune, de rouge, de bleu, de vert, de rose, d’orange ; ceux pour qui le pinceau, soudainement trop imbibé d’eau, imprègne, déteint, puis efface, les quelques formes colorées qui ont eu le temps d’être appliquées sur la toile. L’artiste perd le contrôle de sa main, perd tout contrôle et recouvre à contrecoeur son tableau de cette couleur sombre et profondément troublante qu’est le noir. Et alors ?...et alors l’horizon disparaît. Il n’y a plus que du vide infiniment noir. Plus aucun repère, plus aucun but, plus aucune motivation à avancer dans cet espace, plus aucune limite, plus aucun endroit où fuir pour aller loin de soi-même. Dans le noir, on se retrouve seul, seul avec la personne que nous avons tenté de bâtir tant bien que mal, seul avec cette perpétuelle occasion de se remettre en question, et ça heurte notre esprit de trop se demander à chaque instant de sa vie « Pourquoi ? » « Pourquoi ? » « Pourquoi ?» Je m’accroche à un horizon invisible, je veux y accéder, je veux le posséder. Mais c’est comme vouloir se trouver à la source même d’un arc-en-ciel. L’arc-en-ciel, ce phénomène si beau à voir, ce symbole même de l’enfance, de l’innocence de cet âge-là, à trouver magnifique et merveilleux tout ce qui nous entoure. Cette innocence qui avec le temps s’évade loin, trop loin, et fait de nous des hommes et des femmes corrompus et dépouillés de toute valeur véritable et respectable. Si je l’avais su, si je l’avais compris bien avant, oh ! oui je le jure, j’aurais pris le temps de regarder ces enfants jouer à la marelle ; j’aurais pris le temps de regarder les feuilles changer de couleur en automne ; j’aurais pris le temps de m’asseoir dans un parc pour voir des papillons voler, des chenilles ramper, des coccinelles se déposer sur ma main. J’aurais vu des jeunes se promener, des couples dont le regard aurait été empli de projets et d’amour, j’aurais vu ces personnes âgées, assises sur des bancs, regardant à travers les autres, les souvenirs qui ont fait de leur passé, une vie aussi belle que tourmentée. J’aurais, pleinement apprécié ces rayons de soleil, qui viennent en fin d’après midi se décomposer de toutes les couleurs, sur les murs de ces pièces, que l’on ne prend jamais le temps de regarder ; ces lieux pourtant qu’on aime, qu’on croit connaître. Mais la façade de ma maison, je ne sais plus comment elle est. Mon jardin, somptueux par ses multitudes de fleurs, je ne peux que sentir leur odeur, je ne me souviens plus de leur aspect. Et ces êtres, ces êtres qui m’étaient chers, je pensais ne jamais pouvoir les oublier. Et pourtant peu à peu, avec le temps, leurs visages s’effacent, je ne sens plus leur regard, je ne reçois plus leur sourire. Si j’en avais eu conscience, vraiment, j’aurais profité du fait que je ne sois pas encore aveugle.