je ne voulais pas raconter une histoire comme celle-là

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je ne voulais pas raconter une histoire comme celle-là
16/30 JUIN 12
biMensuel
135 RUE SAINT MARTIN
75194 PARIS CEDEX 04 - 01 48 87 48 58
Surface approx. (cm²) : 544
N° de page : 4
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« je ne voulais pas raconter
une histoire comme celle-là »
Comment l'écheveau de l'amour et de la mémoire se tresse-t-il ? Une mère
aime-t-elle son fils si elle oublie qui il est, qui elle est ? Et lui, peut-il décider
de ne pas l'aimer pour ne pas souffrir parce qu'il se souvient trop bien ?
EMMANUÈLE SANDRON
I
DAVID CHARIANDY
SOUCOUGNANT
trad de l'anglais par Christine Raguet
Zoé, 235 p., 19,30 €
a maison branle à chaque passage de train.
L
L'érosion de la falaise grignote le jardin... Le
fils revient après deux ans d'absence auprès de
sa mère qui vit là, seule avec sa démence. Enfin,
pas tout à fait seule : elle a son chapelet de souvenirs et d'oublis qu'elle égrène dans le désordre,
au fil des heures, et puis la mutique infirmière
à domicile.
Dès le début de ce premier roman de David
Chariandy, nous voici assommés de tristesse.
C'est sans doute autant l'effet de ce qui nous est
raconté que celui d'une langue à la fois simple
et puissante, concrète et poétique, obsessionnelle,
et parsemée dans la bouche de la mère de mots
créoles-et de déformations improbables et chantantes - « manman », « monfi », « tifi »,
« /abricot » - qui, petit miracle, se fondent avec
naturel et beauté à la texture de l'ensemble,
créant un réseau dense d'émotions, un « toutmonde » selon l'expression d'Edouard Glissant.
« Ça s'est passé au devant-jour quand le soleil
ZOE
9903072300508/GTG/AZR/3
n'était encore qu'une tache sur le ciel. Quand la
lune n'était pas encore partie en dessous. Moi,
j'étais une tifi qui fuyait la maison. Qui fuyait
sur des chemins si anciens que personne ne se
rappelait leur origine. Mes chevilles inondées de
fraîcheur, la fraîcheur des herbes humides. Je
cours et je tombe dans une clairière où un vieux
pied de mangot nouait le ciel avec ses branches.
Les fruits mûrs sur le sol. Leur peau toute lisse
et noire. Le bourdonnement des insectes
ivres... »
Bientôt, au lieu de stagner comme l'eau du lac
voisin, l'histoire avance et recule, par vagues, le
sens apparaît, et un peu de vie renaît, ou essaie.
Dans ce livre construit sur l'absence à soi et aux
autres, le narrateur part en quête de repères
auprès d'une mère qui a perdu tous les siens. Peu
à peu, comme malgré eux deux, il va se souvenir
de ce que fut son enfance différente, aussi bien
par rapport au dedans qu'au dehors : « manman »
est noire, papa est asiatique, tous les deux
caraïbes, mais issus de populations qui se
méfiaient l'une de l'autre. Et le Canada des
années soixante et soixante-dix est encore hostile
à tous ceux qui ne sont pas blancs.
La folie de la mère, bien sûr, n'arrange rien.
Adèle met du sel dans le café, arrose les plantes
en plastique et se brosse les dents à genoux dans
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16/30 JUIN 12
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si aucune relation n'était jamais possible, à cause
d'un avant dont on ne se souvient pas, maîs qui
brouille toutes les cartes. « La mémoire était une
tache sur le tapis que personne ne reconnaissait
avoir faite. L'histoire était une télévision restée
allumée toute la nuit. »
Tout le livre est construit autour de l'image du
soucougnant, dont le lecteur va approcher le sens
progressivement. C'est d'abord « une femme
esprit malfaisant », « quelqu'un qui te suce le
sang la nuit ». Beaucoup plus tard, quand reviendra la description étonnamment lyrique et belle
de la rencontre d'Adèle, enfant, avec le soucougnant, d'abord discrète, puis de plus en plus lancinante, tel un leitmotiv, on comprendra qu'il
s'agit d'autre chose que d'une légende caraïbe.
« Ce que je veux dire, c'est que ce n'est pas
vraiment à propos d'un soucougnant. [...] C'est
une façon de raconter sans vraiment raconter,
voyez-vous, ce qui fait que vous n'avez donc pas
vraiment besoin de savoir ce qu'est un soucougnant. »
DAVID CHARIANDY
le vestibule devant ime casquette de base-bail.
Pour reconnaître son fils, elle doit lui toucher
l'intérieur du genou et vérifier qu'il a bien la
marque, ce tendon récalcitrant, témoin qu'on se
passe dans la famille de génération en génération.
La vérité que livrera finalement l'auteur sera
surprenante et évidente dans son éblouissante
noirceur. Soucougnant, « manman » l'a vu sur
son île, au vieux port de Charaguamas, occupé
par les soldats britanniques charges de protéger
le canal de Panama. Elle a vu la vieille femme
se mirer dans l'huile du puits et enfiler des gants
de peau. Quand enfin on comprend, on ne peut
que s'émerveiller de ce que l'âme humaine parvienne à créer de la beauté avec un matériau
d'horreur, mais une beauté qui glace, qui fige
dans la folie parce qu'aura manqué - pourquoi ? la capacité d'élaboration, de perlaboration.
On se dit que la seule manière de survivre
pour cette femme a été de continuer à voyager,
mais dans sa tête, vers « une inimaginable destination », avec pour seul bagage humain le
souvenir des légendes de son enfance et le nom
des quarante-neuf sortes de mangue : la mangue
Julie, la mangue rose, la mangue calebasse, le
mangot moussach', la mangue Bassignac, le
mangot vert, le mangotine, la mangue zabricot...
« L'histoire, c'est une question de relation. »
Oui, tout est lié. La vie aussi, en somme, est une
question de relation : chaque destin ne s'éclairera vraiment qu'à la lumière des autres. Et
pourtant ce qui séparait la mère et le fils, c'était
peut-être que lui avait gardé le souvenir de ce
qu'elle lui avait raconté malgré elle et qu'à tout
prix elle avait voulu oublier dans l'oubli de toutes
les choses de la vie. Voilà pourquoi il ne voulait
pas raconter une histoire comme celle-là.
Du père, on ne sait quasiment rien : les travaux
durs, jusqu'à la mort advenue comme par distraction. Le grand frère du narrateur, poète, est
parti à dix-huit ans gagner sa vie ailleurs, lom.
Et voici donc le puîné, resté un temps mais parti
à son tour, et revenant auprès de « manman » qui
ne reconnaît pas le fils prodigue. Lui ne reconnaît pas Meera, la jeune femme qui soigne sa
mère. À l'incommunicabilité de la mère et du fils
s'ajoute celle de ces deux jeunes gens, comme
« Nous ne pouvons jamais écrire qu'en dépit
de nous-mêmes », pense à un moment le narrateur en fantasmant ses retrouvailles avec son
frère. Quels qu'aient été les conflits intérieurs de
David Chariandy, saluons son entrée en littérature par la grande porte et l'excellent travail de
sa traductrice, Christine Raguet, couronnée du
prix Baudelaire 2012 pour ce texte « chapeau de
lumière orange ». I
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