Salim Halali : l`adieu à un libertin

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Salim Halali : l`adieu à un libertin
Hommage | TelQuel
Salim Halali : l'adieu à un libertin
A 86 ans, Salim Halali s'est éteint loin des siens.
De son public qui l'a adulé. De ses successeurs qui l'ont admiré. L'auteur des plus
grands chefs d'œuvre du répertoire judéo-arabe, festif et libertin à souhait, n'est plus.
Encore un qui nous quitte. Encore un qui disparaît dans un quasi-anonymat et qui n' aura
eu son quart d'heure de gloire qu'une fois parti là où il n'en aura plus besoin. Public
oublieux, ironie de la vie ou ingratitude de la scène ? Peu importe. Désormais, Salim Halali
est mort et enterré. C'était il y a plus de deux mois. Parti dans la solitude de ses 86 ans,
dans la froideur du soleil glacial de son « exil », à Cannes, là où -presque- personne ne
venait plus le voir.
Cela faisait quelques années cependant que le monstre à la voix de gitan s'était retiré de la
scène - vaincu par le temps qui passe -, mais non sans avoir laissé à ses successeurs un
répertoire intemporel de chansons judéo-arabes. Dour biha ya chibani, Sidi Hbibi,
Mehhenni Zine, Sbert mazal nesber…. Autant de titres qui meublent aujourd'hui -et sans
doute à jamais- le répertoire musical de nos fêtes et qui sont entrés par la force de leur
génie dans notre patrimoine musical.
« Parler de Salim Halali, c'est exactement comme parler d'Oum Keltoum. Ce n'est pas la
chanson qui compte, mais le chanteur, sa voix, sa prestance, sa manière d'enfiévrer son
monde avec des « Mawwal » d'une phrase, mais chantés avec des dizaines de notes et sur
une quasi infinité de gammes, avec une facilité et une aisance uniques » atteste, plus que
jamais admiratif, Maxime Karoutchi, lui-même un des derniers - sinon le dernier - des
chanteurs judéo-marocains à perpétuer dans son pays un genre musical, un art de vivre
douloureusement absents. « Souvent on me demande de chanter des titres de Salim, mais
je ne peux pas. J'ai beau maîtriser ma voix, je n'arrive pas à sortir les vocalises qui
respecteraient sa maestria. Sa voix est un violon. Il n'y a pas de cases pour se repérer.
C'est un voyage aléatoire…vers le plaisir » poursuit notre homme.
Place Mexico, le mois de mai dernier, dans le crachin parisien, Claude Botbol avait un
pressentiment « Il n'en a plus pour longtemps. Il est vieux et fatigué. Seule sa voix, sa
musique me rappellent combien il est grand, combien il est fort ». Ce respect à la filiation
musicale n'est pas dû au hasard. Claude aussi est un puriste. Lui aussi refusait de courir le
cachet. Lui aussi faisait partie de cette génération qui a mis son art, sa « senâa » au-dessus
de tout. Au-dessus des clivages religieux. Claude Botbol, ses frères Hayem et Marcel font
partie aussi de ces monstres sacrés qui ont forcé la porte, placé la délicieuse musique
judéo-marocaine, libertine à souhait, dans le patrimoine génétique des Marocains.
Salim disparu, c'est une partie de leur richesse, de leur âme qui s'en sont allés aussi.
Curieux destin que celui de Monsieur Halali. Il est né en Algérie, à Annaba avant de suivre
sa petite famille au Maroc. C'est peut-être cela qui donne cette sensation de voyage, cette
dimension maghrébine… méditerranéenne (une identité qu'il revendiquera dans une de
ses chansons, simplement titrée Méditerranéen) à son répertoire.
Le jeune Salim est sensible, différent, il aime les hommes et il ne s'en cachera jamais. Il
aime l'ivresse, perdre ses sens, jamais le contrôle. Tous les soirs, avant de monter sur
scène, il se noie dans le whisky. Salim buvait parce qu'il avait peur. Peur de décevoir un
public qui l'adulait, qui accourait dans les cabarets ou les soirées privées cachant pour
certains un magnétophone, pour voler des instants de bonheur…de communion. Il a bu
aussi pour oublier. Lorsque Pierre, l'amour de sa vie est mort, fauché par le destin… un
carrefour, une voiture… il ne s'en est jamais remis. Il lui restait la musique pour survivre.
Le regard aimant des autres pour se consoler. Sa sœur, son unique famille, son autre grand
amour qu'il a chanté dans Mounira. Une délicieuse ballade andalouse, gitane avec un
soupçon de gharnati où il porte au firmament le prénom de son aimée. C'était ça aussi,
Salim. Il savait donner, mais il savait aussi prendre, rendre hommage. Sa version de Aalach
ya ghzali en est une parfaite illustration. Naturellement, sans forcer, avec douceur, il nous
induit en erreur, il nous amène par la main vers les rives du Nil avant de nous déposer, sans
crier gare dans un cabaret de Casablanca. Dans son cabaret. « Le Coq d'Or », aujourd'hui
disparu, pour nous raconter les débuts de Hajja Hamdaouiya, alors danseuse chez lui. Il y
jouait de la derbouka. C'est lui qui l'encouragera à chanter, sans doute parce qu'elle avait
une certaine faculté qui lui échappait : chanter du Haouzi.
Pourtant, Salim n'avait rien à envier à sa protégée. Sa palette musicale allait au-delà de tout
ce que les musiciens de sa génération pouvaient faire. Il chantait en français, en espagnol,
en dialectes marocain, tunisien, algérien de l'est. Au coq d'or, on se battait pour en être. Et
personne n'échappait au fluide qu'il dégageait. Même pas le sultan Mohammed V. Même
pas Mohamed Abdelwahab. Même pas la diva Oum Keltoum qu'il chantera sur scène, en
Israël. L'emprise était tellement forte que toute une génération de chanteurs s'est vue
estampillée du cachet « les petits Halali ». Il était leur parrain, leur maître, leur idole.
« C'est que des Salim Halali, on n'en fait qu'un seul dans l'histoire musicale » martèle
Maxime Karoutchi. Jamais il ne revendiquera ce statut. Et chaque fois qu'il pourra donner
des conseils, lancer des jeunes, il le fera. Il avait le cœur gros comme ça, Salim. à chaque
Aid Lekbir, il mettait un point d'honneur à offrir à chacun de ses employés un mouton pour
le sacrifice. Des petits gestes, un altruisme, une générosité qui font aussi sa légende. Il
concevait son métier comme un artisan amoureux du beau, du parfait.
Dans les années soixante, alors qu'il se rendait à la boutique du père Pinhas, à l'époque
matelassier, pour refaire sa literie, celui-ci lui annonce la bar-mitsva de son fils. Salim lui
promet alors de venir y chanter. Mais uniquement après le dîner, pour que son public
l'apprécie à sa juste valeur. Il était comme ça, Salim. Le chant était une affaire sérieuse,
quasi-mystique, une épreuve de force. « Un simple homme ? Non. Un magicien de la note.
Le seul à pouvoir sortir un « ya lil » où des dizaines de notes viennent s'entreposer
délicatement, joignant des sonorités andalouses, orientales, marocaines » poursuit
Maxime.
Par sa musique, Salim savait souffler la vie dans le cœur de tous… alors que la sienne
s'évacuait subrepticement chaque fois qu'il offrait une note, que le souffle de sa musique
touchait le public. Sur scène, il semblait se débattre, il allait au-delà des limites, violentant
son micro à la manière d'un chanteur yéyé des années 60. D'autres fois, il avait la grâce
d'un Molina (célèbre chanteur de flamenco). Et d'autres, la sensualité d'une diva du
gharnati… Il n'en finissait pas, ambigu, passionnant. Au Maroc, les derniers à l'avoir vu sur
scène sont ses compagnons, qui l'ont vu grandir, qui ont vu son étoile monter au
firmament. Les vieux du home de la rue Verley Hanus à Casablanca. Les derniers témoins
de la vitalité du judaïsme marocain l'acclameront dans une soirée de gala. L'ultime
communion et une dernière fièvre avant de repartir en France. Et s'éteindre quelques mois
plus tard. Il n'avait peut-être plus la force de vivre. D'attendre cet hommage - venu peutêtre un peu tard- que lui réservait la ville d'Essaouira pour son festival des Andalousies
Atlantiques (du 15 au 17 septembre dernier). Ce « quart d'heure de gloire » posthume,
peut-être qu'il n'en voulait plus.