L`impact d`Internet sur les médias de référence: le cas du Québec
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L`impact d`Internet sur les médias de référence: le cas du Québec
François Demers, Ph.D. en science politique Université Laval CANADA L'impact d'Internet sur les médias de référence: le cas du Québec NOTA BENE _________________________________________________________ L'accès aux textes des colloques panaméricain et 2001 Bogues est exclusivement réservé aux participants. Vous pouvez les consulter et les citer, en respectant les règles usuelles, mais non les reproduire. Le contenu des textes n'engage que la responsabilité de leur auteur, auteure. Access to the Panamerican and 2001 Bugs' conferences' papers is strictly reserved to the participants. You can read and quote them, according to standard rules, but not reproduce them. The content of the texts engages the responsability of their authors only. El acceso a los textos de los encuentros panamericano y 2001 Efectos es exclusivamente reservado a los participantes. Pueden consultar y citarlos, respetando las pautas usuales, pero no reproducirlos. 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La vague de concentration de la propriété des médias qu'ont connu le Canada et le Québec au cours des deux dernières années, clôturée par l'effondrement du marché des valeurs technologiques, a redessiné le panorama de l'offre d'information journalistique sur Internet, ne laissant en place que quelques portails et sites poids lourds. Cette évolution est ici examinée à la lumière du concept de médias de référence développé par John C. Merrill (1968, réactualisé en 1999). Devant les changements spectaculaires du monde des médias depuis la fin des années 1980, l'analyste est invité à revisiter les outils théoriques, conceptuels et méthodologiques mis au point antérieurement par la recherche, dans l'environnement précédent, et à en évaluer sommairement la fécondité possible dans le nouveau contexte. Cette communication s'inscrit dans ce moment d'inventaire obligé en ce qu'elle propose de récupérer le concept de média d'élite, modélisé par John Calhoun Merrill en 1968, pour éclairer la réorganisation en cours de la consommation et de la production de l'information journalistique. L'intérêt pour les idées de Merrill est apparu dans le cadre de travaux de recherche menés depuis 1999, dans une perspective comparative, au sujet des stratégies d'entrée et de déploiement sur l'Internet de la Presse quotidienne 3 régionale (PQR) française, québécoise, américaine, mexicaine et brésilienne (Demers, 1999; 2000b; 2000c; 2001)1. Le contenu sous observation était l'information journalistique, ce qui constitue un biais certain par rapport aux volumes considérables d'activités de communication personne-à-personne (courriels, forums, chats, etc.), de transactions d'entreprises à entreprises (B2B) déjà abondantes, et de commerce électronique ( B2C), encore rachitique au Canada et au Québec en particulier, mais prometteur tout de même, qui se déploient sur le Net. Les résultats de ces années de travaux en réseau sont consignés dans un livre lancé dans le cadre du 70e congrès de l'ACFAS, en mai 2002, à l'Université Laval (Demers, 2002). L'approche proposée par Merrill est aussi apparue prometteuse en raison du comportement de nombreux étudiants et d'étudiantes en communication et journalisme, pour lesquels s'informer sur ce qui se passe ailleurs, c'est s'adresser spontanément à quelques sites opérés par des médias existant hors de la toile et jouissant d'une "marque de commerce"2. À leurs yeux, ces "sources" agissent comme des représentants des pays où ils opérent. Ainsi, pour la France, les sites des quotidiens Le Monde et Libération ; pour les États-Unis, The New York Times ; pour le Canada anglais, The Globe and Mail ; etc. L'exposé rappellera d'abord quelques éléments du contexte qui incitent à faire l'inventaire des outils disponibles en recherche pour aborder le changement. Ensuite seront alignés les traits principaux de la thèse de John Merrill, pour en retenir ce qui paraît le plus éclairant aujourd'hui. La conclusion amorcera 1 Réseau coopératif d'étude des mutations des industries de l'information dans l'espace régional, comprenant des membres de diverses régions du monde, dont l'auteur de la communication. Le programme de recherches qui regroupe ces chercheurs a été initié en 1999 et est piloté par Denis Ruellan de l'Observatoire des NTIC et des métiers de Lannion (Université de Rennes 1, Bretagne, France). Il impliquait une surveillance attentive pendant trois ans des stratégies d'entrée et de déploiement sur le Net du quotidien régional Le Soleil de la ville de Québec. 2 En langage québécois, on parle ici de "branding", un processus qui fait une "marque"d'un nom connu auquel on associe une image appropriée: sérieux, solidité, crédibilité, etc. 4 l'examen, dans cette lumière-là, de ce qui est en train de se passer au Canada et au Québec et débouchera sur la formulation de quelques propositions susceptibles de guider des recherches empiriques. La reconfiguration des médias Le survol rapide du paysage médiatique contemporain, avec en tête la préoccupation de ce qu'il advient du journalisme, fait vite ressortir au moins trois grands axes du changement. Le premier a trait au recul des médias généralistes de masse et à la montée des médias thématiques et spécialisés. Il y a par exemple un déplacement visible de l'audience vers les chaînes d'information continue. Il reste acquis que la très grande majorité des Nord-américains s'informent par la télévision, mais les indices s'accumulent qui indiquent que la télévision généraliste, souvent nommée télévision "traditionnelle", perd le rôle central qu'elle jouait en la matière (Atkinson, 1998)3. Ainsi dans Le Devoir du 21 février 2002, on pouvait lire la brève suivante: "Près de trois Canadiens sur quatre regardent assidûment les bulletins d'information de la soirée. C'est ce qu'indique un sondage Gallup concernant les habitudes des Canadiens en matière d'information. On constate, entre autres, que les chaînes d'information continue gagnent en popularité, alors que la proportion de gens qui les regardent est passée de 64% en 1997 à 73% en janvier dernier. Donnée intéressante: 31% des Canadiens sondés disent avoir utilisé Internet pour se tenir au parfum de l'actualité en janvier. Du côté des imprimés, seulement 65% des gens interrogés affirment lire leurs nouvelles dans les journaux, une perte de 9 points par rapport à 1999".4 Du côté de la presse écrite, un phénomène analogue se produit donc avec la baisse constante des tirages depuis les années 1980 et la dispersion de la lecture devant la croissance du nombre des périodiques. C'est le second axe du changement: le recul de la lecture des quotidiens, comme source de l'information 3 Info Presse Communication (01-07/08). Chaînes spécialisées Jouer la différence. Vol. 16, no 10. Le Devoir (01-01-14). Les chaînes spécialisées à la hausse, par Paul Cauchon. P. C6 4 Le Devoir (02-02-21). Les bulletins d'information sont prisés, par la Presse canadienne. P. B8 5 d'actualité (les nouvelles) d'information. Cette tendance signifie peut-être aussi la perte d'intérêt pour l'analyse, l'explication et la mise en perspective que plusieurs associent à leur capacité de recul intellectuel dans des articles de fond. La troisième donnée centrale concerne la propriété des médias, emportée depuis la fin des années 90, du moins en Amérique du nord, dans une nouvelle vague de concentration et de convergence des supports, par dessus et à travers les frontières traditionnelles entre les secteurs de la presse écrite, de la radio et de la télévision, aussi bien qu'entre les tuyaux et les contenus. Tout cela dans un marché caractérisé, du point de vue du citoyen/consommateur, par l'augmentation de l'offre et la concurrence croissante entre les divers produits offerts. On parlera donc volontiers de fragmentation de l'audience, de segmentation du public, de volatilité de la consommation et de zapping généralisé. Les deux manifestations les plus spectaculaires de ces phénomènes sont à trouver sans conteste du côté de la câblodistribution et de sa rivale la télévision par satellite 5, qui donnent accès à un nombre croissant de chaînes de télévision, dont plusieurs étrangères, et du côté de l'Internet qui permet d'avoir accès à (presque) tous les médias, (presque) tout le temps, (presque) partout dans le monde6. Aussi, l'arrivée de l'Internet par-dessus la diversification croissante de l'offre traditionnelle, a-t-elle pu être perçue comme le renversement de la relation inégale, et dans certaines cas porteuse d'une volonté éducative, qui pendant plus d'un siècle aura été caractéristique du rapport entre les médias et le public. Jusqu'à récemment, les publics étaient plutôt captifs d'un nombre relativement 5 Le Soleil (02-04-15). Vidéotron et Cogeco sur la défensive La télé par satellite gruge une part grandissante du marché, par Allan Swift de la Presse canadienne. P. C1 6 La Presse (01-11-08). Après Al-Jazira TV, Al-Jazira-Net fait fureur, par Dima Khatib de l'Agence France-Presse. 6 limité de haut-parleurs qui les arrosaient et les prenaient pour cibles. L'Internet marquerait le point de rupture de cette relation, déjà érodée graduellement depuis l'après-guerre par l'augmentation du nombre des émetteurs, au profit du récepteur et d'une communication horizontale. L'internaute actif disposerait avec le Web d'un moyen simple, non seulement de choisir les emballages de l'information que lui offrent les divers médias, mais encore d'accéder directement et individuellement aux données de base, et donc de réaliser sa propre sélection, et même son propre traitement de l'information. Du côté de la télé, on constate, aux niveaux régional et national, l'apparition de chaînes spécialisées dans l'information (all news), et au niveau transnational l'émergence de chaînes mondiales, notamment en langue anglaise: CNN et la BBC qui s'imposent de plus en plus comme les télévisions dominantes en termes d'effet d'agenda-building pour les autres. Les spectaculaires "effets de boucle"7 entre médias enregistrés au cours de la dernière décennie, notamment le faux charnier de Tsimisoara, la guerre du Golfe, l'affaire Monica Lewinski, etc. - alors que les autres médias se sont alignés sur les leaders dont pourtant les informations laissaient grandement à désirer - ont attiré l'attention sur la réorganisation en cours des rapports de suivi et de leadership, d'imitation et de concurrence en matière d'information à l'intérieur du concert des médias. Très visiblement, les télévisions nationales sont aujourd'hui laminées par endessus et par en-dessous à la fois. En-dessus, par ces chaînes "mondiales" qui leur volent le terrain de l'information internationale et en-dessous, par les télévisions locales et régionales8. 7 L'expression est empruntée à Ignacio Ramonet (1999), le rédacteur en chef du Monde Diplomatique, pour désigner cet appui que les médias prennent les uns sur les autres pour construire la même sélection d'information (au moins au niveau des manchettes) que l'on nomme "l'actualité". 8 washingtonpost.com ( 02-03-10). Troubled Times for Network Evening News, By Howard Kurtz. 7 Médias d'élite, médias de prestige, médias de qualité Maintenant, la thèse de John Merrill. Dans son livre devenu fameux: The Elite Press - Great Newspapers of the World (1968), John Calhoun Merrill propose de classer les quotidiens sur un axe qui oppose "presse populaire" et "presse de qualité". Un graphique de son livre (p.44) expose son elite press pyramid qui établit quatre niveaux supérieurs elite, un étage mass (popular) papers (mainly entertainement oriented) au niveau inférieur et une catégorie intermédiaire de middle-area general newspapers. Pour les fins qui nous intéressent, il serait superflu d'entrer dans ces distinctions. Il importe par contre de noter que l'opposition entre presse populaire et presse de qualité repose sur une distinction qui fonctionne depuis les débuts de l'apparition de la presse commerciale pour désigner la spécialisation primitive des marchés entre haut de gamme et bas de gamme, "élites" et "populo", le développement rapide de la presse populaire étant régulièrement dénoncé comme une menace par les promoteurs des Lumières (Lemieux, 2000). Il importe aussi de noter que Merrill lui-même souligne comment cette distinction recouvre et absorbe une façon de classer les médias qui existe spontanément dans la plupart des pays et qui utilise diverses appellations. Par exemple, les Anglais nomment leurs journaux haut de gamme "class papers", les Allemands "Weltblätter", les Américains "serious"; pour les journaux bas de gamme, les Anglais parlent de "mass papers", etc. Il importe troisièmement de remarquer que l'approche de Merrill rejoint d'une certaine façon la perspective d'Habermas (1978) qui situe les meilleurs journaux dans un "espace public" où se déroule une conversation entre bourgeois dans un ensemble de lieux publics (cafés, cercles, salons, etc.).9 Ainsi, pour 9 "Cette presse qui s'était développée à partir de l'usage que le public faisait de sa raison et qui se contentait d'être le prolongement des discussions qui y avaient lieu restait de part en part une institution propre à ce public même; son rôle était 8 Merrill, les grands journaux servent une tâche noble: le dialogue et la coordination des élites. C'est ainsi qu'il en vient à caractériser la presse populaire par son inutilité autre qu'émotionnelle pour ses usagers: elle offrirait essentiellement le spectacle de la vie des décideurs, au-dessus des gens ordinaires dont la zone de juridiction se limite à leur foyer et qui considèrent que les grands enjeux collectifs sont entre les mains d'élites qui s'ébattent et débattent sur une sorte d'autre planète, un Olympe. "The popular press - the hodgepodge press - écrit-il, calls the people of the world to play (...). It shows no toughtful selection, assessment of editorial matter, meaning or interpretation. It is vulgar in the truest sense of the world - speaking to the masses of semiliterates who feel they need to read something called a newspaper but who have no desire to understand the vital issues of the day, and even less desire to concern themselves with these issues" (Merrill, 1968, p.6). Il importe enfin de garder présent à l'esprit qu'en 1968, Merrill avait subdivisé sa catégorie "médias d'élite" en deux sous-groupes: celui des "médias de prestige" qui regroupait les médias liés à des régimes, communistes, totalitaires ou autoritaires, et celui des "médias de qualité" réservés aux médias "libres" des pays démocratiques. Pour les uns et pour les autres, il offrait la définition suivante: "In every major country one newspaper, and often two or three, stands out as a journal of elite opinion, catering to the intelligentsia and the opinion leaders, however variously defined. Well informed on governement matters, they achieve a reputation for reliability, for expert knowledge, and even for presenting the most accurate image of governmental thinking. Although their circulations are seldom larger than 300 000, their influence is tremendous, for they are read regularly by public officials, scholars, journalists, theologians, lawyers and judges, and business leaders. And what is more, they are read in other countries by those persons whose business is to keep up with world affairs" (Merrill, 1968:12) d'être un médiateur et un stimulant des discussions publiques - non plus simple organe de la circulation des informations, mais pas encore media d'une culture de consommation" (Habermas, 1978, p. 191). 9 À l'époque des années 60, les quotidiens de référence des grandes nations dotées de régimes autoritaires (la Russie, la Chine, le Mexique, etc.) pouvaient encore être dits "de prestige" et donc être rangés dans le groupe des “ quotidiens d’élite ”. Par exemple, au Mexique jusqu'au début des années 90, le quotidien de référence était Excelsior ; aujourd'hui, c'est Reforma , un nouveau venu créé par un groupe de presse dont le siège social est à Monterrey, dans le nord du pays. 30 ans plus tard, en 1999, l'auteur avance que ce qui a le plus bouleversé le paysage des médias d'élite, c'est la chute du communisme qui a eu pour effet d'éliminer à toutes fins utiles la plupart des grands quotidiens qui régnaient de l'autre côté du rideau de fer, tels Les Izvestia et La Pravda, discrédités en même temps que les systèmes autoritaires porteurs. De telle sorte qu'il ne reste plus dans sa liste des 20 premiers que des quotidiens qu'il avait rangés en 1968 dans le sous-groupe des médias "de qualité" (Merrill, 2000). Quoiqu'il en soit, l'idée-phare de ce chercheur reste la proposition selon laquelle l'élite nationale de chaque pays se reconnaît dans un ou deux quotidiens "nationaux". Son corollaire veut que cette élite nationale construit sa perception des élites des autres pays et des problèmes du monde à travers "ses" quotidiens d'élite ,lesquels alimentent leur vision des autres à travers les agences de presse bien sûr, mais aussi par le suivi direct des journaux d'élite des autres pays. "Dans chaque pays important, un journal, souvent deux ou trois, se distinguent comme porteur d’une opinion de haut calibre, destinée à l’intelligentsia et aux leaders d’opinion, quelles que soient les manières de définir ce groupe. Bien informés des affaires de l’Etat, ces quotidiens jouissent d’une réputation de fiabilité, d’expertise et même d’être capables de fournir une image exacte de la façon de penser du gouvernement. Quoique leur tirage dépasse rarement les 300 000 copies, leur influence est impressionnante, étant donné qu’ils sont lus régulièrement par les hommes publics, les universitaires, les journalistes, les théologiens, les avocats et les juges, ainsi que par les hommes d’affaires influents ". (Merrill, 1968: 12) 10 En 1968, ces médias servaient clairement de référence non seulement pour guider l'analyse des événements et exprimer le "sentiment national" mais aussi comme source première de la nouvelle brute (breaking news). Médias de référence En 2002, trois aspects de l'analyse de John Merrill paraissent prometteurs. Le premier concerne son insistance à valoriser les médias destinés à alimenter les décideurs dans leur compréhension du monde. Pour les élites de la classe politique et du monde des affaires, pour les intellectuels et les artistes, l'information d'actualité est vitale parce qu'ils peuvent en faire quelque chose dans leur action sur le monde et la société. On peut penser que ce besoin va se maintenir même s'il devait être satisfait autrement que par les quotidiens "de qualité". Ainsi, ce que permet l'analyse à partir de la problématique posée par Merrill, c'est de centrer l'approche face à l'érosion des médias de masse traditionnels sur la préoccupation de l'information-qui-compte, laquelle a été centrale, depuis les débuts, dans la perspective démocratique. Il est clair qu'aux yeux de Merrill, les médias qui comptent ce sont ceux qui s'adressent aux élites et qui leur permettent de se concerter et de se faire une image fonctionnelle du monde. De manière analogue, souvent sans le dire, la communauté des chercheurs en communication de masse a longtemps fonctionné à l'intérieur du paradigme voulant que le média qui importe en matière de circulation de l'information, c'est la presse écrite, d'où le postulat de son leadership en matière de réflexion, contre la télévision qui rejoint pourtant de bien plus larges publics. La situation de la presse dans un pays comme le Mexique, comme d'ailleurs dans la majorité des pays hors de la zone "développée", peut constituer une illustration éclairante de cette équation: dans la réalité mexicaine en effet, et leur faible tirage en témoigne, les quotidiens desservent d'abord et avant tout les élites, c'est-à-dire la faible couche de population qui sait lire, qui a l'éducation, le temps et les 11 moyens financiers pour acheter une telle chose qu'un journal d'information, que celui-ci se présente sur support papier ou sur support électronique. Une bonne partie de cette élite peut d'ailleurs se procurer aussi des journaux étrangers ou écouter des chaînes de télévision étrangères sur le câble. En 1968, Merrill a sélectionné, à l'aide de sondages auprès des décideurs, les médias écrits qui paraissaient émerger du lot en un temps où les frontières nationales traçaient encore des séparations symboliques fortes entre les groupes humains. Ainsi chaque pays, chaque nation, pouvait être représenté en quelque sorte par un ou deux quotidiens "nationaux". Les regards des différentes élites de la nation se tournaient vers ces médias de qualité. Ainsi se créait chaque jour le sentiment national à propos des affaires nationales et internationales. Cette deuxième caractéristique: la coordination des lecteurs d'élite d'un quotidien de qualité autour d'un imaginaire national, paraît elle aussi prometteuse. Évidemment, à l'étape actuelle de la mondialisation, l'identité nationale est moins prégnante, du moins dans le monde des affaires, et on peut penser que la coordination de la vision du monde se fait davantage à l'intérieur de territoires plus flous: zones économiques régionales -l'Amérique du nord par exemple -, ou linguistiques. Encore que le rôle de l'anglais comme lingua franca et l'accès direct aux médias étrangers à travers l'Internet rendent ces frontières plus poreuses encore, pour les polyglottes à tout le moins. Le succès du Wall Street Journal et du Monde diplomatique sur le Net témoignent sans doute, chacun à sa façon, de cette nouvelle réalité. En 1968, la recherche de Merrill avait dessiné une carte des médias de qualité qui esquissait une sorte de réseau peu formalisé correspondant au stade de mondialisation atteint à ce moment-là. Sa "presse d'élite" est en effet essentiellement une liste de médias établie par un réseau transnational de décideurs qui regardent les choses d'un point de vue mondial. Chaque média 12 national de référence est une fenêtre sur le monde pour les élites de ce pays mais en même temps, il "représente" ce pays aux yeux des autres élites nationales. "The international elite paper must evidence a 'cosmopolitanism' quite alien to mass papers and only occasionally approached in middle-area general appeal papers. Concern for news and views of other countries is a definite characteristic of the elite paper; thus the emphasis on international trade, political relations, cross-cultural economic, social, scientific, and educational affairs. The elite paper not only takes its serious national affairs seriously, but also deems it important to inform its readers of the salient international affairs and the concerns of other nations" (Merrill, 1968, p. 24). Aujourd'hui, l'idée de la coordination interne (nationale) des élites par les médias de qualité est accentuée et prolongée par celle de leur coordination internationale au moyen d'un accès direct et immédiat aux quotidiens de qualité des pays étrangers, sur l'Internet. En ce sens, les médias d'élite tels que les modélisaient Merrill prennent aujourd'hui toute leur envergure: non seulement ils servent de référence aux élites internes mais en plus ils sont les représentants sur Internet de ces élites auprès des élites étrangères. En somme, en 1968, Merrill avait mis le doigt sur l'existence d'un réseau international de médias écrits, un réseau plutôt lâche et de faible intensité, par rapport à celui qui est susceptible de se tisser par les listes de signets des usagers d'Internet. Un guichet unique vers la francophonie canadienne? Voyons maintenant ce qui en est du Canada et du Québec. En 1968, parlant du Canada, Merrill s'était contenté de présenter The Globe and Mail de Toronto comme le journal qui s'approche le plus de ce qui pourrait être considéré comme un quotidien national. Aujourd'hui, au Canada, il y a deux prétendants au statut de quotidien national, anglophone, The Globe and Mail et The National Post lancé en 13 1998, mais un seul est retenu dans la relance qu'a réalisée Merrill en 1999 (Merrill, 2000:14)10. Aujourd'hui, l'attention est attirée sur la mise en position, au terme de deux années de transactions multiples, d'achats, de fusions et d'alliances diverses en cascade, de trois acteurs géants: Quebecor, Power Corporation et BCE (Demers, 2000c). Chacun s'affaire à faire converger divers médias et à constituer ainsi un conglomérat de sites interreliés par de multiples passerelles. Chacun cherche à devenir le portail obligé au Canada et vers le Canada, à propos du Canada. Ces acteurs commerciaux canadiens tentent actuellement de s'assurer dans l'Internet une position dominante interne, c'est-à-dire par rapport au marché canadien, et externe, c'est-à-dire au titre de référence pour les cybernautes du reste du monde. Quebecor, le plus gros imprimeur au monde, cherche à fédérer la demande d'information ludique et de service; pour cela, il a entrepris d'intégrer divers portails (InfiniT, canoë, La toile du Québec, etc.), divers médias, dont ses deux quotidiens populaires, une chaîne de télévision, divers magazines et Vidéotron, le numéro deux en matière de câblodistribution. Il est présent aussi mais, en mineur, sur la scène anglophone. De son côté, Gesca, filiale du conglomérat Power corporation11, a mis en place un supersite centré sur les contenus d'information traditionnellement considérés comme journalistiques. Il est d'ailleurs le seul des trois à ne travailler que sur l'information et uniquement en langue française. Son site 10 La zone francophone du Canada et ses médias sont totalement ignorés par John Merrill, aussi bien en 1968 qu'en 1999. Plusieurs ont quand même très vite appliqué sa grille au Canada français et désigné Le Devoir de Montréal comme le média d'élite des francophones. Le Devoir est aujourd'hui le seul quotidien indépendant qui reste; il détient 3,5% du tirage global seulement (Watine, 2000). 11 Power comprend d’autres secteurs d’activité que les communications, entre autres la société de portefeuille européenne Pargesa, le Groupe Investors, la compagnie d’assurance Great-West Lifeco du Canada et celle des Etats-Unis, plus récemment une participation dans le groupe allemand Bertelsmann. 14 <cyberpresse.ca> est organisé autour du quotidien La Presse de Montréal et de 6 quotidiens régionaux placés en position de satellites. Gesca entend aussi, à terme, accompagner ses contenus avec son propre matériel vidéo, à la manière du New York Times ou du USA Today. En attendant, il s'est allié à Radio-Canada12. Dans ce cadre, La Presse pourrait en quelque sorte regagner son titre de premier quotidien francophone d'Amérique, perdu dans les années 80 . Misant sur la crédibilité acquise hors du Net par les quotidiens qui l'alimentent, sur la surface qu'occupent ses quotidiens hors du Net ainsi que sur les ressources de l'ensemble du conglomérat, Gesca ambitionne, comme l'a expliqué son PDG Guy Crevier, de devenir l'une des sources d'information incontournables, sinon la seule, pour et à propos du Canada français, et d'occuper la place d'interlocuteur des cybernautes en provenance du reste de la francophonie ou d'autres points d'origine. Évidemment, la mise en commun des 7 quotidiens entraîne l'éclatement du sens traditionnel de l'étiquette "régionale" antérieurement appliquée à ces journaux et qui reposait sur des régions géographiques restreintes. L'échelle de la région, c'est maintenant celle de l'ensemble de la francophonie canadienne (Demers, 2002). Le troisième géant, Bell Canada (BCE) est le plus gros des trois. Il jouit depuis longtemps d'un soutien multiforme de la part du gouvernement canadien. Il appuie son action en matière d'information journalistique sur sa propriété du quotidien national The Globe and Mail et du numéro un de la télévision privée canadienne, le réseau CTV. Il est actif et agressif dans la télévision par satellite à travers sa filiale Bell ExpressVu. Il est co-propriétaire de la deuxième chaîne privée de télévision au Québec, Télévision Quatre Saisons (TQS). Son portail 12 On observe que, dans ce paysage, la Société d'État Canadian Broadcasting Corporation (CBC) / Radio-Canada (SRC) a développé plusieurs sites de haute qualité pour répercuter sur le Net ses activités en radio et en télévision. Mais on la retrouve un peu partout en partenaire mineur de grands joueurs du secteur privé, tels BCE et Gesca/Power. C'est pourquoi, ce qui importe probablement davantage pour le futur, ce sont les aventures des groupes privés. 15 <sympatico> détient la première place pour ce qui de la fréquentation par les francophones quand ils naviguent à partir du foyer13 et est le deuxième plus populaire au Canada, derrière uniquement le MSN de Microsoft14. Trois propositions pour la recherche Que voit-on aujourd'hui se dessiner quand on chausse les lunettes de Merrill? Les anciens médias écrits de référence et les nouvelles télévisions "mondiales" spécialisées dans l'information continue - c'est là une première proposition de recherche empirique - investissent le Net et s'appliquent à regrouper la quatrième génération d'internautes, celle des consommateurs ordinaires 15. Plus significatif encore, ils reconfigurent le jeu de l'agenda building entre ces médias d'une part et d'autre part par rapport aux autres médias, se substituant largement aux agences de presse. Une deuxième proposition découle de l'hypothèse voulant que l'offre a de nouveau tendance à se diviser entre contenus "de qualité" et contenus "populaires". La BBC et CNN, face à Fox16, pour la télévision; ledevoir.com et cyberpresse.ca d'un côté, canoë (Quebecor) de l'autre. Cependant, dans l'univers virtuel d'Internet, les publics sollicités sont mondiaux et la partie du public national qui est rejointe est faite d'un faible pourcentage, d'un segment, dans tous les cas. 13 Info Presse 10-2001. Media Metrix mesure le Web francophone Au Québec, plus d'un internaute francophone sur trois surfe sur Sympatico à la maison, vol.16, no 2, p. 28 14 Le Soleil 18-02-2002. Que valent nos portails? par André Forgues. P. B2 15 Si on prend pour point de départ la phase actuelle alors que l'usage d'Internet tend à se généraliser dans les foyers et donc à rejoindre les non-initiés à l'informatique et à ses subtilités, on peut parler de l'arrivée d'une quatrième génération d'internautes à propos de cette vague d'usagers qui auraient tendance à transposer sur le Net leurs habitudes de consommateurs largement passifs et spectateurs. La génération précédente aura été faite des "surfers", jeunes mécaniciens des langages et des logiciels, fureteurs, inventifs et festifs. Auparavant, il y avait eu les pionniers, sérieux et soucieux d'usages utiles pour l'humanité. Et, au tout début, les scientifiques et les militaires chargés de contrer les ruptures communicationnelles provoquées par une éventuelle guerre nucléaire. 16 Le Devoir (01-08-09). CNN cherche à rajeunir son image pour retrouver sa gloire passée, par Eric Leser Le Monde. P. B7 16 Sur Internet, l'information journalistique a tendance à devenir un produit spécialisé pour un public restreint, du moins la partie de cette information qui traite des affaires publiques et de la politique, de même que la partie qui analyse et explique. Sauf peut-être à l'occasion d'événements spéciaux, tel les actes terroristes du 11 septembre 2001 à New York. Dans de telles conditions, pour arriver à construire un public de masse pour un site d'information, il faut parvenir à agglomérer les publics en sautant les frontières territoriales antérieures pour rejoindre des clientèles susceptibles de se reconnaître membre d'une communauté virtuelle. Telle la francophonie canadienne et la francophonie tout court. Cette caractéristique de produit spécialisé convient très bien à la presse d'élite qui, dans les années 60, notait Merrill, affichait toujours un tirage beaucoup plus faible que la presse populaire. L'information sur Internet, parce qu'elle est noyée dans une mer d'autre produits, services et activités et qu'il faut la chercher pour la trouver, convient aussi beaucoup mieux aux élites qui en ont besoin pour se guider dans le monde et se coordonner. Enfin, le coût des équipements informatiques et de leur renouvellement, et le prix des apprentissages, sont encore prohibitifs pour une bonne partie de la population et le demeureront probablement longtemps, si on en croit les théoriciens du déficit informationnel. Troisième proposition pour la recherche sur le terrain: la reconnaissance mutuelle entre élites du monde paraît donc pouvoir se renouveler par une lente re-construction de points de repère crédibles pour la "Global Elite", l'expression qu'utilise Merrill dans son texte de 1999, dans l'univers virtuel de l'Internet dont l'usage paraît de plus en plus couplé d'ailleurs à celui de la télévision thématique, diffusée par câble ou par satellite. Sous l'éclairage de sa thèse, on voit se dessiner une nouvelle version du club des médias de référence identifié dans les années 60, renouvelé aujourd'hui par les possibilités de réseautage numérique à 17 l'échelle mondiale. Ce qui fait du Net l'outil emblématique de la communication de masse dans l'étape contemporaine de la mondialisation. (Castells, 1999; Habermas, 2000; Gélinas, 2000) _____________________ Bibliographie: ATKINSON, Dave (1998). L'avenir de la télévision généraliste francophone. Québec: Centre d'études sur les médias, Les cahiers-médias, no. 6. 48 pages CASTELLS, Manuel (1999). Fin de millénaire. L'ère de l'information. Paris: Fayard. 492 pages DEMERS, François (2002). Sur internet, la “formule régionale” ne va pas de soi Quelques enseignements de la comparaison avec l’Amérique. À paraître dans: RUELLAN, Denis (dir.). inform@tion locale Le paysage médiatique régional à l'ère électronique. L'Harmattan. DEMERS, François (2001). Os Jornais de Referência no Canadá e no México com o Impacto da Distribuição por Cabo e da Internet (Les journaux de référence au Canada et au Mexique sous l'impart de la câblodistribution et de l'Internet.), Comunicação e Espaço Público, Universidade de Brasília, Ano IV, janeiro a julho, vol.1, No 1, p. 11-26 DEMERS, Francois (2000a). Concentration des entreprises de presse : vers une reconfiguration du paysage médiatique au Québec et au Canada. Les Cahiers du journalisme. Québec: Département d'information et de communication de l'Université Laval, Lille: École Supérieure de Journalisme (ESJ). Décembre, no 8. P. 182-203 DEMERS, Francois (2000b). LES EFFETS FÉDÉRATEURS D'INTERNET, Illustration par le cas de El Informador de Guadalajara au Mexique. P. 205-218. Daniel Thierry (sous la direction de), Nouvelles technologies de communication nouveaux usages? nouveaux métiers? Paris: L'Harmattan. 268 pages DEMERS, Francois (2000c). L'INTERNET: UN FACTEUR DE FRAGMENTATION DU "RÉGIONAL", illustré par le cas du Soleil de Québec. P. 219 - 231. Daniel Thierry (sous la direction de), Nouvelles technologies de communication nouveaux usages? nouveaux métiers? Paris: L'Harmattan. 268 pages DEMERS, Francois (2000d). Quel quotidien de référence pour le Mexique ? Les Cahiers du journalisme. Québec: Département d'information et de communication de l'Université Laval, Lille: École Supérieure de Journalisme (ESJ). Juin, no 7. P. 16-27 DEMERS, François (1999). À propos des opinions journalistiques de référence au temps du Net et de la câblodistribution. Les Cahiers du journalisme. L'Ecole Supérieure du Journalisme de Lille. No 6, pages 50-66 GÉLINAS, Jacques B. (2000). La globalisation du monde Laisser faire ou faire? Montréal: Les éditions écosociété. 340 pages HABERMAS, Jürgen (2000). Après l'État-nation Une nouvelle constellation politique. Paris: Fayard. 157 pages 18 HABERMAS, Jürgen (1978). L'espace public - Archéologie de la Publicité comme dimension constitutive de la société bourgeoise. Paris: Payot. 324 pages LEMIEUX, Cyril (2000). Mauvaise presse Une sociologie compréhensive du travail journalistique et de ses critiques. Paris: Métailié. 443 pages MERRILL, John Calhoun (1999). The Global Elite. World's best newspapers reflect political changes. IPI Report. Fourth Quarter. P. 13-15 MERRILL, John Calhoun (1968). The Elite Press - Great Newspapers of the World. New York, Toronto, London: Pitman Publishing Corporation. 336 pages RAMONET, Ignacio (1999). La tyrannie de la communication. Paris: éditions Galilée. 203 pages WATINE, Thierry (2000). Le Devoir est-il encore un journal de référence? Les Cahiers du journalisme. No 7, juin. P. 28-46