9 mars 2014 - theatre gerard philipe

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9 mars 2014 - theatre gerard philipe
9 mars 2014
« MÉDÉE », L’HÉROÏNE TRAGIQUE QUE LES ÉCOLES DE POLICE CONNAISSENT BIEN
Rien de tel qu’une infinie douceur pour dire l’extrême horreur. C’est ce que nous susurre avec un tact sans égal la
voix de l’acteur Jean-René Lemoine en interprétant « Médée, poème enragé », poème dramatique dont il est l’auteur.
Rien de tel que l’indécision des sexes pour dire la cruauté ou la faiblesse de l’autre sexe, l’amour sans bornes et
la violence sans limites.
C’est justement ce que nous fait appréhender avec une infinie délicatesse le corps de l’acteur Jean-René Lemoine,
éclairé par les lumières réglées avec sa patte habituelle par Dominique Bruguière.
Homme et femme, déesse et guerrier
Ajoutons – et ce n’est pas un détail – que le
corps et la voix de l’auteur-acteur entretiennent
une complicité de tous les instants avec Romain
Kronenberg. Celui-ci, auteur de la création musicale,
se tient dans l’ombre sur le côté droit et n’apparaît
qu’au moment du salut.
Jamais je crois je n’ai vu sur une scène un acteur
pousser si loin l’ambivalence des sexes. Jean-René
Lemoine est homme ; il est femme ; nullement
androgyne. Son corps, qui n’a pourtant que deux
jambes gainées dans un pantalon noir, son dos, que
l’on verra tardivement, est nu comme celui d’une
déesse, ses épaules et son buste sont harnachés
comme un guerrier à l’heure du combat, homme par-ci, femme par-là (dans un costume signé Mouchra Jarrar).
Et son visage – lèvres fines, yeux d’acier, peau cuivrée etc. – porte plus haut encore (et en corps) cette indécision,
exaspérant l’incandescence du texte (où l’usage parcimonieux de l’anglais peut apparaître comme une inutile
coquetterie).
L’acteur est debout devant un micro sur pied, c’est à nous qu’il parle, en exil à l’intérieur d’un rectangle délimité par
un simple ruban de gravier blanc, ce gravier de pierres concassées qui éblouissent le promeneur sur les chemins
de Grèce ou de Crète.
Se réconcilier dans la pourriture
C’est un chant d’amour qui nous vient du tréfonds. Médée devenue étrangère de son pays natal, entame son « dernier
exil » :
« Je reviens vers ceux que j’ai assassinés, mon frère, mon père et ma maman, pour coucher ma dépouille sur leurs
corps disloqués et dans la pourriture me réconcilier avec eux. »
Ayant tout perdu elle n’a plus rien à perdre, mais tout à dire. Elle est calme. Calme comme l’assassin de la femme
trop aimée qui après l’avoir étranglé – anéanti par son acte mais en quelque sorte apaisé – allume une cigarette
avant d’appeler la police.
Alors, spectre sans sexe, homme et femme à la fois, Médée au corps sans âge nous confesse sa vie avec douceur.
La seule erreur de ce spectacle cristallin sera le moment où la voix s’élève dans les aigus, l’acteur alors se ratatine
en vieille folle, passons : fort heureusement cela ne dure pas.
La voici sur un navire. Médée a pris la fuite avec son amant Jason, son père sur un autre navire la poursuit. Elle
descend dans la cabine, se saisit d’une hache et découpe en morceaux son frère endormi, les jette dans la mer tant
et si bien que le père est retardé par la pêche du corps en miettes de son fils.
« Va trouver ta pute, ta princesse de 15 ans »
Commence la partie la plus longue de cette courte pièce, titrée « Exil ». Le temps a passé, des enfants sont nés,
au bord de la piscine Médée se lamente, se languit : Jason la délaisse pour une jeunette. Elle a tout quitté pour lui.
Elle est prête à tout pourvu qu’il accueille son « trop d’amour » :
« Et s’il le faut, quand ta bite gonfle et te démange, va trouver ta pute, ta princesse de quinze ans et reviens purgé,
soulagé, te blottir contre moi. »
Elle souffre comme une bête blessée solitaire, un drogué en manque sur un lit de misère. Elle se souvient de sa
folle errance, de sa soumission à cet homme, Jason, qu’elle aime éperdument, qui a voulu qu’elle fasse l’amour avec
lui et une autre femme puis un autre homme, et même un roi (Créon) lequel l’encula tandis que Jason lui inondait
le visage de son sperme. Jason est devenu gros et gras, elle l’aime comme au premier jour. Et aujourd’hui le voici
devant elle, il annonce qu’il la quitte, qu’il épouse Créüse, la fille de Créon.
Alors Médée réveille la rage qui l’habite, ce modèle de héros tragique que l’on doit enseigner au premier chef dans
les écoles de police pour expliquer que l’amour et le meurtre sont parfois synonymes, que certaines femmes n’ont
rien à envier aux hommes en matière de virilité.
Médée enfonce la tête de ses enfants au fond de la piscine jusqu’à ce que mort s’en suive, elle offre un vêtement
empoisonné à Créüse qui s’en revêt et succombe.
« Il n’y a pas d’amour »
« Retour », troisième et dernière partie avant un bref épilogue, douceur du deuil. Médée retrouve les siens, ce qu’il
en reste, un pays où elle devenue comme une étrangère. Elle découvre que sa mère s’est suicidée en apprenant que
sa propre fille avait tué son fils.
Avec sa vieille nourrice, Médée veille son père :
« J’ai regardé mon père. Il expirait. Le visage marmoréen d’un prince à la chevelure blanche, plein d’une gravité
ombrageuse, les yeux perdus dans ses batailles. A cet instant précis, j’ai compris que j’étais vivante et que je
respirais. »
Il meurt sans lui adresser la parole. Dans un livre à couverture blanche qu’il a laissé à son chevet, Médée remarque
une phrase soulignée : « Il n’y a pas d’amour. Il n’y a pas d’amour ». Le père de Médée lisait « Dans la solitude
des champs de coton » de Bernard-Marie Koltès. Signe. Filiation. Dédicace.
Ce n’est pas la seule. On ne compte plus les pièces, les compositions musicales et les films qui ont pris Médée
pour sujet. La pièce de Jean-René Lemoine et l’interprétation qu’il en donne sont nées de l’émotion procurée par
une représentation de la pièce de Heiner Müller « Médée matériau », dans la mise en scène d’Anatoli Vassiliev et
l’interprétation de Valérie Dréville.
Un des sommets du théâtre contemporain. « Ni homme ni femme » écrivait Müller. Lemoine l’a pris au mot. Etrangère
où qu’elle aille, sa « Médée » habite le théâtre, havre de tous les exilés de la vie..
J.-P. Thibaudat

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