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poème
Jason et Médée - 1 -
Jason et Médée
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A Gustave Moreau
En un calme enchanté, sous l'ample frondaison
De la forêt, berceau des antiques alarmes,
Une aube merveilleuse avivait de ses larmes,
Autour d'eux, une étrange et riche floraison.
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Par l'air magique où flotte un parfum de poison,
Sa parole semait la puissance des charmes ;
Le Héros la suivait et sur ses belles armes
Secouait les éclairs de l'illustre Toison.
Illuminant les bois d'un vol de pierreries,
De grands oiseaux passaient sous les voûtes fleuries,
Et dans les lacs d'argent pleuvait l'azur des cieux.
L'Amour leur souriait, mais la fatale épouse
Emportait avec elle et sa fureur jalouse
Et les philtres d'Asie et son père et les Dieux.
José-Maria de Heredia (1842-1905), Les Trophées, 1893.
Jason et Médée - 2 -
Jason et Médée
Commentaire composé d'un sonnet
de José-Maria de Heredia
"Sof¾ pšfukaj kaˆ kakîn pollîn ‡drij 1."
Euripide, Médée, v. 285.
Les Trophées de José-Maria de Heredia, fidèles à l'esthétique parnassienne,
donnent souvent au lecteur l'impression de feuilleter un livre de miniatures, ou de
parcourir une galerie de tableaux.
L'un des sonnets de ce recueil, dédié à Gustave Moreau et sans doute inspiré par
l'une de ses toiles, nous donne l'occasion de réfléchir sur une création littéraire qui puise
à la fois dans la mythologie grecque et dans l'art pictural : il s'agit de la pièce intitulée
"Jason et Médée".
Nous nous laisserons d'abord séduire par le décor, avant d'en isoler des nuances
inquiétantes, et la dernière étape de notre étude sera consacrée au portrait des
personnages, qui forment un couple voué au malheur, soumis aux lois inflexibles de
l'ΑΝΑΓΚΗ, la Fatalité grecque.
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Le lieu choisi pour servir de cadre au couple mythologique est une forêt, dont
l'"ample frondaison" suggère un feuillage épais. La beauté du décor tient à la lumière de
l'"aube merveilleuse", à la rosée dont les "larmes" rendent plus profondes les teintes des
fleurs ainsi "avivées". Le premier tercet ajoute une note dynamique à cet ensemble,
grâce au passage de "grands oiseaux", et l'horizon s'élargit jusqu'à des "lacs d'argent",
qui empruntent la seule couleur mentionnée - un "azur" héraldique qui est devenu un
cliché poétique -, aux "cieux", ennoblis par le pluriel.
Le thème de la richesse, ensuite, confère au tableau un luxe oriental : les gouttes
de rosée enjolivent une "riche floraison", la lumière incertaine de l'aube transforme en
"argent" l'eau des lacs, et les plumes colorées des oiseaux deviennent des "pierreries",
terme commode par sa généralité : diamants ou émeraudes, rubis ou saphirs,
qu'importe, puisque l'esprit va saisir la dureté et l'éclat des pierres, ainsi que leur prix.
On trouve même dans le mot "floraison" la syllabe "or", si l'on accepte de se laisser
influencer par l'adjectif "riche".
A la beauté de la forêt s'ajoute son caractère protecteur : les personnages se
trouvent "sous l'ample frondaison", qui les recouvre, comme pour les dissimuler à leurs
poursuivants. En effet, le moment choisi par l'artiste est sans doute celui où Jason et
Médée fuient la Colchide. La magicienne a endormi le dragon qui gardait la toison, ce
qui a permis à Jason de la conquérir. Les soldats d'Aiétès, père de Médée, les
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"Tu es savante, et tu connais des maléfices innombrables."
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poursuivent : il est donc vital pour eux de fuir sans être vus. Les ramures des arbres
offrent à cet égard une ombre propice ; l'image de la "voûte" renforce cette idée, et le
rôle tutélaire de la forêt se précise même grâce au mot "berceau", dont les connotations
maternelles sont évidentes - avant que l'on ne lise la suite du vers : "des antiques
alarmes". Le son "en", que l'on trouve dans "enchanté" et "ample", confère à l'ensemble
une tonalité lente et paisible, soulignée par la fluidité de la liquide "l" : dans ce monde
clos, les dangers de l'extérieur ne sont plus à redouter. Le mot "frondaison", à la fin du
premier vers, reçoit d'ailleurs son complément "De la forêt" au début du vers suivant :
cet enjambement semble allonger les branches, et les recourber autour du couple, pour
mieux l'abriter.
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Cette vision onirique semble empruntée aux Mille et Une Nuits : beauté,
splendeur, protection, la forêt offre tout cela aux deux amants ; cependant, l'étrangeté
même de ce décor mérite d'être analysée, car elle fait naître un malaise.
Les jeux de lumière sont l'occasion d'étranges métamorphoses. Le "vol de
pierreries", si l'on prend a métaphore à la lettre, signifie que les oiseaux ont perdu la vie
sous l'effet d'une baguette magique invisible, pour devenir des bijoux si étincelants qu'ils
"illumin(ent) les bois", se substituant ainsi au soleil. Quant à "l'azur des cieux", il "pleut"
dans les "lacs", et si le verbe peut s'expliquer par des rais de lumière que filtrerait le
feuillage il n'en reste pas moins qu'une couleur est devenue liquide, alors que dans le
même vers, des lacs deviennent "d'argent". Un pierre philosophale est donc à l'œuvre
pour opérer de subtiles transmutations 2.
En outre, plusieurs expressions, séduisantes dans leur amorce, deviennent vite
inquiétantes, comme si leur véritable visage perçait sous un masque. Par exemple, le
"calme" est "enchanté - c'est-à-dire que son origine est surnaturelle, qu'il est le résultat
d'un "enchantement". Le mot "berceau", auquel l'expression "ample frondaison" nous
invitait à donner un sens attendrissant, se voit suivi du complément "des antiques
alarmes", qui rappelle les sentiments que la forêt a inspirés dans l'antiquité - et même
dans notre Moyen-Âge : ce monde hostile, opposé à la civilisation que l'on ne trouve
que dans les villes, est pour une fois séduisant, grâce à une "aube merveilleuse", sans
que l'on puisse pour autant oublier sa nature profonde. La rosée rend la "floraison" plus
riche, mais c'est pour accentuer son étrangeté. Un parfum est-il mentionné, il s'agit d'un
parfum "de poison". Pourtant, Heredia aurait pu utiliser un "relent", ou même une
"odeur", mot neutre ; il a donc tenu à recourir systématiquement à des alliances de
mots : les apparences sont trompeuses, et il existe une menace latente, manifestée en
sourdine par les sons "r", si fréquents dans le poème - il suffit de citer dix occurrences
dans le premier quatrain pour s'en convaincre.
2 Cum grano salis, il est même permis de rattacher étymologiquement le mot "lacs" à laqueus, le lacet, le
noeud coulant, le piège, et non à lacus : on aurait au singulier" le lacs", et non "le lac". Selon cette lecture,
le bleu du ciel serait donc capturé par l'eau, ce piège d'argent, tout comme la pureté virile et naïve du
héros a été séduite par la magicienne.
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La métaphore des "larmes" mérite à cet égard une analyse particulière : on
comprend aisément que les "larmes de l'aube" sont les gouttes de rosée ; mais pourquoi
l'aube pleure-t-elle ? Cette tristesse est inexpliquée, mais semble de mauvais augure.
Qui plus est, le verbe "avivait" a deux significations : tout d'abord, concrètement, il
signifie que les fleurs, mouillées, ont des coloris plus soutenus. D'un autre côté, ce mot
appartient à la famille de "vie" : rendre plus vif peut se traduire par "rendre vivant",
animer. On peut comprendre ainsi qu'une "étrange floraison" semble pleurer, ce qui la
rend vivante - et attristée. Le lecteur est donc pris au charme de cette double
personnification, où l'on rencontre un animisme primitif.
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Dans ce décor en fin de compte inquiétant, Jason et Médée progressent, ainsi
que le montrent les verbes de mouvement "suivre" et "emporter". D'abord réunis,
proches l'un de l'autre, et en apparence voués au bonheur, ils sont ensuite promis à la
séparation et à la tragédie.
La victoire remportée par Jason, qui s'est emparé de la Toison d'Or, confirme ce
dernier dans son statut de "Héros", que la majuscule voulue par Heredia magnifie
encore. Son nom n'est d'ailleurs mentionné que dans le titre ; à l'intérieur du poème, sa
personnalité est tout entière résumée par ce mot de "Héros", qui associe la valeur
guerrière surhumaine à la certitude du triomphe. Les "belles armes" qu'il porte ne sont
pas décrites en détail ; l'adjectif qui les qualifie a l'imprécision de certaines formules
homériques à l'allure rituelle - et l'on pourrait commenter de la même manière le mot
"illustre", épithète de la "Toison". Source de lumière, puisqu'il "secouait les éclairs de
l'illustre Toison", le personnage grandit même jusqu'à devenir une sorte de Zeus lanceur
de foudre, et il semble inconcevable que le bonheur puisse lui échapper : n'est-ce pas la
récompense traditionnelle des héros, à la fin des contes ?
Jason est d'ailleurs réuni à Médée dans le premier quatrain et dans le dernier
tercet, grâce à des pronoms personnels au pluriel : la formule "Autour d'eux" les associe
étroitement, et l'hémistiche "L'Amour leur souriait" leur assure la protection du dieu Eros.
Le titre du poème relie d'ailleurs les personnages en citant leur nom, pour imposer au
lecteur la notion de couple. Il se trouve cependant que la répartition classique des rôles
est inversée, car l'on constate une étrange infériorité du "Héros" par rapport à Médée : il
"suivait" la magicienne, sans laquelle d'ailleurs il n'aurait pu triompher du dragon qui
gardait la toison, et il n'apparaît que dans les deux derniers vers du second quatrain,
après la "parole" de la femme.
Médée a donc un rôle dominant, étrange et obsédant ; l'adjectif possessif de "Sa
parole" est bien loin du nom Médée - cinq vers ont passé, depuis le titre - mais nulle
équivoque ne trouble la compréhension. Le "parfum de poison" qui "flotte" autour d'elle
l'associe à la mort ; sa "parole" répand les "charmes", dans lesquels on retrouve les
sortilèges du mot latin carmen, ou plutôt, pour être fidèle au poète, les "sèm(e)" : on ne
saurait mieux nous inviter à relier la puissance magique de la sorcière au contrôle de la
nature. Les sifflantes du vers 6 ("Sa parole semait la puissance des charmes")
rappellent aussi la crainte qu'inspirent les serpents. La dualité du décor s'explique alors :
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la forêt est protectrice et splendide parce que Médée veut séduire Jason, les oiseaux
deviennent des "pierreries" qui font songer à un cadeau de fiançailles, et une force
magnétique attire "sous les voûtes fleuries" et "dans les lacs" tous les prestiges de la
lumière. D'autre part, la forêt est inquiétante parce que la nature profonde de Médée est
mauvaise. Cette "Epouse" choisie par le destin - c'est le sens de l'adjectif "fatale" domine presque tout le dernier tercet, entraînant une énumération dont les quatre
termes font paraître dérisoire le sourire de "l'Amour" : la jalousie, les ressources de la
magie orientale, le souvenir d'un père trahi et la présence des Dieux anéantissent par
avance tout espoir. Cette femme qui, volens nolens, "emport(e) avec elle" tout cela,
tuera ses enfants, nous le savons.
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Ainsi donc, le décor a le même caractère fallacieux et la même beauté illusoire
que l'amour de la magicienne. Jason n'est cependant sensible qu'à l'apparence des
choses, ce qui en fait un Héros curieusement fragile. L'imparfait descriptif qui domine le
texte permet au poète de figer les actions, d'étirer le temps. Jamais un passé simple ne
vient interrompre la litanie descriptive : seul un verbe au présent, dans la relative "où
flotte un parfum de poison", actualise brutalement la scène et nous invite à y pénétrer.
Heredia n'a pas transposé fidèlement le tableau de Gustave Moreau, dans lequel,
pour ne citer qu'un exemple, Médée se trouve derrière Jason, mais il ne fait pas de
doute que les liens entre la toile et le poème vont au-delà de la similitude des
personnages : l'atmosphère onirique, le clair-obscur, arrêtent également le spectateur et
le lecteur, et font s'élever, dans leur mémoire, l'écho des vers d'Euripide, et la voix
lointaine d'Apollonios de Rhodes, et la clameur de Sénèque. Cette magie-là, qui est
celle de l'art et de la culture, n'est-elle pas plus forte encore que celle de Médée ?
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Amphore campanienne provenant de Nola, conservé e à la bibliothè que nationale.
"Médée vient de frapper un de ses fils qui gît, tout nu, renversé sur un autel
éclaboussé de son sang. L'autre enfant, qui implore la pitié ou appelle au secours, tente
vainement de s'enfuir, car sa mère l'a déjà saisi par les cheveux de sa main qui brandit
le glaive. A droite et en haut du tableau, on distingue, comme au lointain, le buste du
vieux pédagogue qui accourt plein d'angoisse."
Louis Séchan, Etudes sur la Tragédie grecque dans ses rapports avec la
céramique, Champion ed., 1967, pp. 402-403.