Monologues de Héros Romantiques

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Monologues de Héros Romantiques
Monologues de Héros Romantiques
Alexandre Dumas, Antony, Acte III, Scène 3, 1831.
[Antony est amoureux d'Adèle, une femme mariée, qui voyage pour rejoindre son époux. En chemin, elle doit
faire étape dans une auberge où Antony l'a précédée. Il a donné de l'argent à l'aubergiste pour pouvoir réaliser
son projet : attendre Adèle et l'enlever au cours de la nuit.]
ANTONY, seul.
— Ah ! me voilà seul enfin !... Examinons... Ces deux chambres communiquent entre elles... Oui, mais de
chaque côté la porte se ferme en dedans... Enfer !... Ce cabinet ?... Aucune issue ! Si je démontais ce verrou ?...
On pourrait le voir... Cette croisée ?... Ah ! le balcon sert pour les deux fenêtres... Une véritable terrasse. (Il rit.)
Ah ! C'est bien... Je suis écrasé. (Il s'assied.) Oh ! comme elle m'a trompé ! je ne la croyais pas si fausse... Pauvre
sot, qui te fiais à son sourire, à sa voix émue, et qui, un instant, comme un insensé, t'étais repris au bonheur, et
qui avais pris un éclair pour le jour !... Pauvre sot, qui ne sais pas lire dans un sourire, qui ne sais rien deviner
dans une voix, et qui, la tenant dans tes bras, ne l'as pas étouffée, afin qu'elle ne fût pas à un autre... (Il se lève.)
Et si elle allait arriver avant que Louis, qu'elle connaît, fût parti avec les chevaux... Malheur !... Non, l'on
n'aperçoit pas encore la voiture. (II s'assied.) Elle vient, s'applaudissant de m'avoir trompé, et, dans les bras de
son mari, elle lui racontera tout ;... elle lui dira que j'étais à ses pieds... oubliant mon nom d'homme et rampant;
elle lui dira qu'elle m'a repoussé; puis, entre deux baisers, ils riront de l'insensé Antony, d'Antony le bâtard !...
Eux, rire !... mille démons ! (II frappe la table de son poignard, et le fer y disparaît presque entièrement. Riant.)
Elle est bonne, la lame de ce poignard ! (Se levant et courant à la fenêtre.) Louis part enfin... Qu'elle arrive
maintenant... Rassemblez donc toutes les facultés de votre être pour aimer ; créez un espoir de bonheur, qui
dévore à jamais tous les autres ; puis venez, l’âme torturée et les yeux en pleurs, vous agenouiller devant une
femme ! voilà tout ce que vous obtiendrez… Dérision et mépris… Oh ! si j’allais devenir fou avant qu’elle
arrivât !... Mes pensées se heurtent, ma tête brûle… Où y a-t-il du marbre pour poser mon front ? … Et quand je
pense qu’il ne faudrait, pour sortir de l’enfer de cette vie, que la résolution d’un moment, qu’à l’agitation de la
frénésie peut succéder en une seconde le repos du néant, que rien ne peut, même la puissance de Dieu,
empêcher que cela soit, si je le veux… Pourquoi donc ne le voudrais-je pas ? … est-ce un mot qui m’arrête ?...
Suicide !...
----------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Alfred de Vigny, Chatterton, Acte III, Scène 1, 1835.
[Chatterton, jeune poète pauvre, vit chez un couple de grands bourgeois : John Bell et son épouse Kitty, dont il est
amoureux. II cherche l'inspiration et expose le problème fondamental auquel tout écrivain est, selon lui,
nécessairement confronté.]
La chambre de Chatterton, sombre, petite, pauvre, sans feu; un lit misérable et en désordre.
CHATTERTON. Il est assis sur le pied de son lit et écrit sur ses genoux.
— Il est certain qu'elle ne m'aime pas. - Et moi... je n'y veux plus penser. - Mes mains sont glacées, ma
tête est brûlante. - Me voilà seul en face de mon travail. - Il ne s'agit plus de sourire et d'être bon ! de saluer et
de serrer la main ! Toute cette comédie est jouée : j'en commence une autre avec moi-même. - Il faut, à cette
heure, que ma volonté soit assez puissante pour saisir mon âme, et l'emporter tour à tour dans le cadavre
ressuscité des personnages que j'évoque, et dans le fantôme de ceux que j'invente ! Ou bien il faut que, devant
Chatterton malade, devant Chatterton qui a froid, qui a faim, ma volonté fasse poser avec prétention un autre
Chatterton, gracieusement paré pour l'amusement du public, et que celui-là soit décrit par l'autre : le troubadour
par le mendiant. Voilà les deux poésies possibles, ça ne va pas plus loin que cela ! Les divertir ou leur faire pitié;
faire jouer de misérables poupées, ou l'être soi-même et faire trafic de cette singerie ! Ouvrir son cœur pour le
mettre en étalage sur un comptoir ! S'il a des blessures, tant mieux ! il a plus de prix; tant soit peu mutilé, on
l'achète plus cher ! (Il se lève) Lève-toi, créature de Dieu, faite à son image, et admire-toi encore dans cette
condition ! (ll rit et se rassied. - Une vieille horloge sonne une demi-heure, deux coups.) Non, non !
L'heure t'avertit; assieds-toi, et travaille, malheureux ! Tu perds ton temps en réfléchissant : tu n'as
qu'une réflexion à faire, c'est que tu es un pauvre. - Entends-tu bien ? un pauvre !
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Chaque minute de recueillement est un vol que tu fais; c'est une minute stérile. - Il s'agit bien de l'idée,
grand Dieu ! Ce qui rapporte, c'est le mot. Il y a tel mot qui peut aller jusqu'à un shelling ; la pensée n'a pas cours
sur la place.
Oh ! Loin de moi — loin de moi, je t'en supplie, découragement glacé ! Mépris de moi-même, ne viens
pas achever de me perdre ! Détourne toi ! Car, à présent, mon nom et ma demeure, tout est connu ; et si demain
ce livre n'est pas achevé, je suis perdu ! Oui, perdu ! sans espoir ! — Arrêté, jugé, condamné ! jeté en prison !
Oh ! dégradation ! Oh ! honteux travail ! (Il écrit.) Il est certain que cette femme ne m'aimera jamais.—
Eh bien ! Ne puis-je cesser d'avoir cette idée ? (Long silence.) J'ai bien peu d'orgueil d'y penser encore. — mais
qu'on e dise donc pourquoi j'aurais de l'orgueil. De l'orgueil de quoi ? Je ne tiens aucune place dans aucun rang.
Et il est certain que ce qui me soutient, c'est cette fierté naturelle. Elle me crie toujours à l'oreille de ne pas
ployer et de ne pas avoir l'air malheureux. — Et pour qui donc fait-on l'heureux quand on ne l'est pas ? Je crois
que c'est pour les femmes. Nous posons tous devant elles. — les pauvres créatures, elles te prennent pour un
trône, ô Publicité ! Vile Publicité ! Toi qui n'es qu'un pilori où le profane passant peut nous souffleter. En général,
les femmes aiment celui qui ne s'abaisse devant personne. Eh bien ! par le Ciel, elles ont raison. — Du moins,
celle-ci qui a les yeux sur moi ne me verra pas baisser la tête. — Oh ! Si elle m'eût aimé ! (Il s'abandonne à une
longue rêverie dont il sort violemment.) Écris donc, malheureux, évoque donc ta volonté !— Pourquoi est-elle si
faible ? N'avoir pu encore lancer en avant cet esprit rebelle qu'elle excité et qui s'arrête ! — Voilà une
humiliation toute nouvelle pour moi ! — Jusqu'ici je l'avais toujours vue partir avant son maître ; il lui fallait un
frein, et cette nuit c'est l'éperon qu'il lui faut. — Ah ! Ah ! L'immortel ! Ah ! ah ! le rude maître du corps ! Esprit
superbe, seriez-vous paralysé par ce misérable brouillard qui pénètre dans une chambre délabrée ? suffit-il,
orgueilleux, d'un peu de vapeur froide pour vous vaincre ? (Il jette sur ses épaules la couverture de son lit.)
L'épais brouillard ! Il est tendu au-dehors de ma fenêtre comme un rideau blanc, ou comme un linceul. — Il était
pendu ainsi à la fenêtre de mon père la nuit de sa mort. (L'horloge sonne trois quarts.) Encore ! Le temps me
presse ; et rien n'est écrit ! (Il lit.) Harold ! Harold !... ô Christ ! Harold... le duc Guillaume...
Eh ! que me fait cet Harold, je vous prie ? — Je ne puis comprendre comment j'ai écrit cela. (il déchire le
manuscrit en parlant. — Un peu de délire le prend.) — J'ai fait le catholique ; j'ai menti. Si j'étais catholique, je me
ferais moine et trappiste. Un trappiste n'a pour lit qu'un cercueil, mais au moins il y dort .— Tous les hommes ont
un lit où ils dorment ; moi, j'en ai n où je travaille pour de l'argent. (Il porte la main à sa tête.) Où vais-je ? où
vais-je ? Le mot entraîne l'idée malgré elle... O Ciel ! la folie ne marche-t-elle pas ainsi ? Voilà qui peut
épouvanter le plus brave... Allons ! Calme-toi. — Je relisais ceci... Oui !... Ce poème -là n'est pas assez beau !...
Écrit trop vite ! — Écrit pour vivre ! — O supplice ! La bataille d'Hastings !... Les vieux Saxons !... Les jeunes
Normands !... Me suis-je intéressé à cela ? non. Et pourquoi donc en as-tu parlé ? — Quand j'avais tant à dire sur
ce que je vois. (Il se lève et marche à grands pas.) — Réveiller de froides cendres, quand tout frémit et souffre
autour de moi ; quand la Vertu appelle à son secours et se meurt à force de pleurer ; quand le pâle Travail est
dédaigné ; quand l'Espérance a perdu son ancre ; la Foi, son calice ; la Charité, ses pauvres enfants ; quand la Loi
est athée et corrompue comme une courtisane ; lorsque la terre crie et demande justice au Poète de ceux qui
fouillent sans cesse pour avoir son or, et lui disent qu'elle peut se passer du Ciel.
Et moi ! qui sens cela, je ne lui répondrais pas ! Si ! par le ciel ! je lui répondrai. Je frapperai du fouet les
méchants et les hypocrites. Je dévoilerai Jérémiah-Miles et Warton.
Ah ! misérable ! Mais... c'est la Satire ! Tu deviens méchant. (Il pleure longtemps avec désolation.) Écris
plutôt sur ce brouillard qui s'est logé à ta fenêtre comme à celle de ton père. (Il s'arrête. Il prend une tabatière
sur la table.) Le voilà, mon père ! — Vous voilà ! Bon vieux marin ! franc capitaine de haut-bord, vous dormiez la
nuit, vous, et le jour vous vous battiez ! vous n'étiez pas un Paria intelligent comme l'est devenu votre pauvre
enfant. Voyez-vous, voyez vous ce papier blanc ? s'il n'est pas rempli demain, j'irai en prison, mon père, et je n'ai
pas dans la tête un mot pour noircir ce papier, parce que j'ai faim. — J'ai vendu, pour manger, le diamant qui
était là, sur cette boîte, comme une étoile sur votre beau front. Et à présent je ne l'ai plus et j'ai toujours la faim.
Et j'ai aussi votre orgueil, mon père, qui fais que je ne dis pas. — Mais vous qui étiez vieux et qui saviez qu'il faut
de l'argent pour vivre, et que vous n'en aviez pas à me laisser, pourquoi m'avez-vous créé ? (Il jette la boîte. — Il
court après, se met à genoux et pleure.) Ah ! pardon, pardon, mon père ! mon vieux père en cheveux blancs ! —
Vous m'avez tant embrassé sur vos genoux ! — c'est ma faute ! J'ai cru être poète ! C'est ma faute ; mais je vous
assure que votre nom n'ira pas en prison ! Je vous le jure, mon vieux père. Tenez, tenez, voilà de l'opium ! Si j'ai
par trop faim... je ne mangerai pas, je boirai. (Il fond en larmes sur la tabatière où est le portrait.) Quelqu'un
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monte lourdement mon escalier de bois. — Cachons ce trésor. (Cachant l'opium.) Et pourquoi ? ne suis-je donc
pas libre ? plus libre que jamais ? — Caton n' pas caché son épée. Reste comme tu es, Romain, et regarde en
face.
Il pose l'opium au milieu de la table.
----------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Musset Lorenzaccio, (1833)
Acte IV
Scène 9
Une place ; il est nuit.
Entre LORENZO — Je lui dirai que c’est un motif de pudeur, et j’emporterai la lumière ; — cela se fait tous les
jours ; — une nouvelle mariée, par exemple, exige cela de son mari pour entrer dans la chambre nuptiale ; et
Catherine passe pour très vertueuse. — Pauvre fille ! qui l’est sous le soleil, si elle ne l’est pas ! Que ma mère
mourût de tout cela, voilà ce qui pourrait arriver. Ainsi donc, voilà qui est fait. Patience ! une heure est une
heure, et l’horloge vient de sonner ; si vous y tenez cependant ! — Mais non, pourquoi ? Emporte le flambeau si
tu veux ; la première fois qu’une femme se donne, cela est tout simple. — Entrez donc, chauffez-vous donc un
peu. — Oh ! mon Dieu, oui, pur caprice de jeune fille ; et quel motif de croire à ce meurtre ? Cela pourra les
étonner, même Philippe. Te voilà, toi, face livide ? (La lune parait.) si les républicains étaient des hommes, quelle
révolution demain dans la ville ! Mais Pierre est un ambitieux ; les Ruccellaï seuls valent quelque chose. — Ah !
les mots, les mots, les éternelles paroles ! s’il y a quelqu’un là-haut, il doit bien rire de nous tous ; cela est très
comique, très comique, vraiment. — ô bavardage humain ! ô grand tueur de corps morts ! grand défonceur de
portes ouvertes ! ô hommes sans bras !
Non ! non ! je n’emporterai pas la lumière. — J’irai droit au cœur ; il se verra tuer… sang du Christ ! on se mettra
demain aux fenêtres.
Pourvu qu’il n’ait pas imaginé quelque cuirasse nouvelle, quelque cotte de mailles ! Maudite invention ! Lutter
avec Dieu et le diable, ce n’est rien ; mais lutter avec des bouts de ferraille croisés les uns sur les autres par la
main sale d’un armurier ! Je passerai le second pour entrer ; il posera son épée, là, — ou là, — oui, sur le canapé.
— Quant à l’affaire du baudrier à rouler autour de la garde, cela est aisé ; s’il pouvait lui prendre fantaisie de se
coucher, voilà où serait le vrai moyen ; couché, assis, ou debout ? assis plutôt. Je commencerai par sortir ;
Scoronconcolo est enfermé dans le cabinet. Alors nous venons, nous venons ; je ne voudrais pourtant pas qu’il
tournât le dos. j’irai à lui tout droit. — Allons, la paix, la paix ! l’heure va venir. — Il faut que j’aille dans quelque
cabaret ; je ne m’aperçois pas que je prends du froid, et je boirai une bouteille ; — non, je ne veux pas boire. Où
diable vais-je donc ? les cabarets sont fermés.
Est-elle bonne fille ? — Oui, vraiment. — En chemise ? Oh ! non, non, je ne le pense pas. — Pauvre Catherine !
que ma mère mourût de tout cela, ce serait triste. Et quand je lui aurais dit mon projet, qu’aurais-je pu y faire ?
au lieu de la consoler, cela lui aurait fait dire : crime ! crime ! jusqu’à son dernier soupir ! je ne sais pourquoi je
marche, je tombe de lassitude. (il s’assoit sur un banc.) Pauvre Philippe ! une fille belle comme le jour ; Une seule
fois, je me suis assis près d’elle sous le marronnier ; ces petites mains blanches, comme cela travaillait ! Que de
journées j’ai passées, moi, assis sous les arbres ! Ah ! quelle tranquillité ! quel horizon à cafaggiuolo ! jeannette
était jolie, la petite fille du concierge, en faisant sécher sa lessive. Comme elle chassait les chèvres qui venaient
marcher sur son linge étendu sur le gazon ! la chèvre blanche revenait toujours avec ses grandes pattes menues.
(Une horloge sonne.)
Ah ! ah ! il faut que j’aille là-bas. — Bonsoir, mignon ; eh ! trinque donc avec Giomo. — Bon vin ! cela serait
plaisant qu’il lui vînt à l’idée de me dire : Ta chambre est-elle retirée ? entendra-t-on quelque chose du
voisinage ? Cela serait plaisant ; ah ! on y a pourvu. Oui, cela serait drôle qu’il lui vint cette idée.je me trompe
d’heure ; ce n’est que la demie. Quelle est donc cette lumière sous le portique de l’église ? on taille, on remue
des pierres. Il paraît que ces hommes sont courageux avec les pierres. Comme ils coupent ! comme ils
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enfoncent ! Ils font un crucifix ; avec quel courage ils le clouent ! je voudrais voir que leur cadavre de marbre les
prît tout d’un coup à la gorge.
Eh bien ? eh bien ? quoi donc ? j’ai des envies de danser qui sont incroyables. je crois, si je m’y laissais aller, que
je sauterais comme un moineau sur tous ces gros plâtras et sur toutes ces poutres. Eh, mignon ! eh, mignon !
mettez vos gants neufs, un plus bel habit que cela, tra la la ! faites-vous beau, la mariée est belle. Mais, je vous le
dis à l’oreille, prenez garde à son petit couteau. (Il sort en courant.)
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