En quoi L`Ingénu est-il un conte philosophique

Transcription

En quoi L`Ingénu est-il un conte philosophique
Synthèse :
1 - En quoi L’Ingénu est-il un conte philosophique ? En quoi est-il un apologue ?
L’Ingénu, un conte philosophique
a) définition du conte philosophique : une fiction narrative, courte, illustrant ou défendant des thèses de nature
polémique.
Un conte :
L’Ingénu est une fiction qui se donne pour telle. Malgré un ancrage historique, la présence de personnages
réels, le récit s’apparente au conte :
- le personnage principal est une fiction d’homme naturel. Voltaire n’en donne pas une image réaliste ou
vraisemblable. L’Ingénu est une représentation comique du bon sauvage. Son nom même le réduit à une
fonction philosophique : personnage naïf, son regard permet la mise en évidence des tares de la société qu’il
découvre.
- les actions et événements apparaissent non pas guidées par la logique du récit, mais par un hasard qui
favorise ou l’humour, ou la réflexion. Ainsi le conte commence par la rencontre invraisemblable du Huron et de
ses oncle et tante ; de même, à Saumur, la rencontre avec les protestants est le fait d’un hasard, comme le
présence de l’espion ; la coïncidence des départs de Melle de Saint-Yves et des Kerkabon joue aussi sur
l’invraisemblance comme le fait que, par le plus grand des hasards, l’Ingénu soit enfermé avec Gordon.
 La progression du récit ne s’explique donc pas par un impératif de vraisemblance mais par ses enjeux
philosophiques :
•
Rencontre du Huron avec les Kerkabon : premiers traits de la satire dans l’opposition entre un homme à
l’esprit libre et des personnages caractréisés par leurs préjugés
•
L’épisode de Saumur : occasion de dénoncer la révocation de l’Édit de Nantes
•
La présence de Gordon : nécessaire pour montrer l’évolution intellectuelle de l’Ingénu
- les personnages n’ont pas de profondeur psychologique si bien qu’ils ne peuvent passer pour réels. Ce sont
pour la plupart des caricatures : « l’interrogant bailli » est une caricature de l’homme de justice ; le père
« Tout-à-tous » est une caricature du jésuite…
Un conte philosophique : dans l’Ingénu, le récit sert de support, de prétexte à la critique sociale et religieuse
et à la satire sociale (voir plus bas)
- un conte mais aussi un récit qui s’apparente à d’autres genres :
•
Le roman de formation : lors de son arrivée, l’Ingénu mérite bien son nom : il se caractérise par son
ignorance. Au fil du récit, on assiste à son éducation morale, sentimentale et intellectuelle. Les
personnages qu’il rencontre l’aident à évoluer : Melle de Saint-Yves lui fait prendre conscience de
l’amour, Gordon l’instruit. Les situations qu’il traverse le font réfléchir : la rencontre avec les
protestants, l’embastillement, etc…
 à la fin du récit, l’Ingénu est devenu un homme maître de ses instincts, noble dans ses sentiments, supérieur
dans ses connaissances ; en quelque sorte, il est devenu un vrai philosophe des Lumières
•
Le roman sensible : la mode en a été apportée en France par les romans de Richardson, Pamela et
Clarisse Harlowe. Ce type de roman dépeint des héroïnes vertueuses et malheureuses. L’atmosphère
est pathétique. Les sujets sont l’amour, la passion, la vertu outragée. L’Ingénu contient les traits
caractéristiques du roman sensible : un amour sincère mais contrarié, des personnages tendres et
victimes de la corruption du monde, le bonheur interdit. Les personnages et les situations auxquelles ils
sont confrontés provoquent l’émotion, attirent la compassion : la métamorphose chez l’Ingénu du désir
en amour vrai, les conflits intérieurs de Melle de Saint-Yves entre le respect de la fidélité et la nécessité
de la faute, entre les devoirs de la vertu et la puissance de l’amour.
- un apologue : Le conte philosophique peut être défini comme un apologue dans la mesure où c’est un récit
bref, à vocation didactique et morale qui allie l’utile (la satire de la société, de la religion…) à l’agréable (le récit
amusant des aventures de l’ingénu, les personnages caricaturax) : Voltaire, à travers l’histoire de L’Ingénu,
transmet ses idées sur la religion, l’arbitraire, l’utilité de la réflexion et des connaissances…
2 - Que condamne Voltaire dans ce conte ? Bien que l’action se passe sous le règne de Louis XIV,
montrez que ces critiques valent pour l’époque de Voltaire.
a) la critique politique
•
Le roi : celui qui concentre tous les pouvoirs semble le jouet de l’influence néfaste des jésuites et des
grands seigneurs. Au chapitre VIII, la Révocation de l’Édit de Nantes est présenté comme une faute
politique majeure qui entraîne l’affaiblissement démographique et économique de la France. La
responsabilité de cette funeste décision, d’après ce chapitre revient à l’entourage de Louis XIV, :
Louvois et les jésuites.
•
Le roi et ses courtisans : le mode de vie et de pensée des courtisans est une cible de la critique
voltairienne. Au chapitre XX, alors que Melle de Sain-Yves meurt, arrive une lettre dont la légèreté et
l’inconséquence scandalise l’ingénu. Ainsi, son emprisonnement est-il qualifié de « méprise » ; il est
justifié par un argument spécieux : « ces petites disgrâces arrivaient fréquement et (…) il ne fallait pas
y faire attention ». Pour récompenser l’ingénu, on ne lui offre que des futilités : être reconnu par le roi,
être admiré par les dames de la cour, être le sujet de conversation au souper du roi.
•
L’administration royale : Louis XIV est entouré par une bureaucratie fortement centralisée, objet de la
critique de Voltaire aux chapitres IX et XIII.. Ceux qui ne sont pas connus n’ont aucune possibilité de se
faire entendre, l’ingénu est constamment rejeté. Entre le roi et ses sujets se dressent, par le biais de
cette administration, des barrières infranchissables. Versailles est « un labyrinthe sans fil et sans
issue »
•
La négation du droit, de la justice et de la liberté : Voltaire condamne fortement les lettres de cachet
qui permettaient d’emprisonner quelqu’un sans aucun procès. Une simple dénonciation suffit : c’est ce
qui arrive à l’ingénu. De même Gordon est embastillé sans avoir été jugé. Et Saint-Pouange propose à
Melle de Saint-Yves une lettre de cachet pour emprisonner son frère. L’ingénu est le porte-parole de
Voltaire quand il s’écrie « Il n’y a donc point de lois dans ce pays ? On condamne les gens sans les
entendre » (chapitre XIV). En Angleterre, à la même époque, existe « l’Habeas corpus » qui interdit
tout emprisonnement tant que la preuve de la culpabilité de l’inculpé n’a pas été faite.
 cette critique de l’arbitraire est partagée par tous les philosophes des Lumières ; la liberté est considérée
comme un droit absolu, c’est ce qu’exprime Gordon au chapitre X : « le bien le plus précieux des hommes,
la liberté ».
b) la critique de la religion
Voltaire est déiste : il croit en Dieu, en l’existence d’un être suprême, créateur et conservateur de l’ordre du
monde. Il définit le déisme ainsi dans Le Traité sur la tolérance « Dieu de tous les êtres, de tous les
mondes, et de tous les temps ». Il ne croit en aucune des religions révélées : le judaïsme, le christianisme
et l’islam. Il estime que les Église, les dogmes et les rites (cérémonies par exemple) sont inutiles, voire
dangereux car c’est souvent en raison de cela que les hommes s’entretuent. Pour lui la seule religion
possible est une religion naturelle où l’on adore un Dieu juste qui ne se mêle pas des affaires humaines.
C’est pourquoi Voltaire condamne le providentialisme qui consiste à croire que le destin des individus relève
de la volonté divine( chapitres II et X)
•
La critique du jansénisme : dans L’Ingénu, c’est une critique qui n’est pas très virulente puisqu’elle
est présentée sous les traits de Gordon, homme de cœur. Pourtant, au fil de ces discussions avec
l’Ingénu, Gordon doute de plus en plus de la vérité des dogmes du jansénisme et abandonne cette
croyance « il oublia pour jamais la grâce efficace et le concours concomitant » (chapitre XX)
•
La critique des jésuites : L’Ingénu est un véritable pamphlet contre les jésuites, notamment par le
personnage du père Tout-à-tous, dont le nom est déjà tout un programme (le jésuite s’occupe de
tout et de tous), qui trouve les raisonnements les plus spécieux pour pousser Melle de Saint-Yves à
transiger avec sa conscience. Le père de la Chaise (qui a réellement existé) est lui aussi fortement
condamné : confesseur et conseiller spirituel du roi, il le manipule et influence son intolérance
religieuse. Les jésuites sont critiqués par Voltaire car ils manquent à leur mission spirituelle et
préfèrent le pouvoir temporel en asseyant leur autorité et leur influence sur les plus puissants ; de
plus, ils sont les agents de l’intolérance et agissent contre la plus élémentaire morale.
•
La critique du catholicisme et de ses dogmes : elle se fait d’abord sur le mode de l’humour. Les
épisodes de la lecture de la Bible, du baptême et de la confession soulignent le ridicule des
interprétations catholiques de la Bible. (« Je m’aperçois tous les jours qu’on fait ici une infinité de
choses qui ne sont point dans votre livre, et qu’on n’y fait rien de tout ce qu’il dit » chapitre V) La
critique se fait plus acerbe quand il s’agit de la Révocation de l’Édit de Nantes (chapitre VIII).
•
La critique du clergé : comme dans la plupart des écrits de Voltaire, elle est omniprésente. Ainsi le
portrait de l’abbé de Kerkabon (chapitre I) prête à rire ; l’abbé de Kerkabon et le prieur de NotreDame partagnet le même manque d’intelligence : ils ne savent répondre aux questions de l’ingénu ;
le prieur fait acte d’arbitraire en enfermant sa nièce au couvent ; les grands de l’Église ont des
mœurs corrompues (chapitre XIII)
c) la critique de la société
•
La petite société provinciale : elle est caractérisée par son étroitesse d’esprit. Ainsi l’abbé de Saint-Yves
« supposait qu’un homme qui n’était pas né en France n’avait pas de sens commun » (chapitre II ;
Melle de Kerkabon pensa que le français est « la plus belle de toutes les langues après le bas-breton » ;
le fils du bailli est « un garnd nigaud » ; quant au bailli lui même, il n’est caractérisé que par sa fonction
« l’interrogant bailli » qui n’hésite pas à faire usage de sa fonction pour enfermer un innocent afin de
favoriser son ambition de marier son fils « le fils ridicule d’un homme ridicule et méchant » (chapitre
15).
•
La corruption des mœurs : elle est omniprésente : les geôliers « fondant leurs revenus sur leurs
victimes, et vivant du malheur d’autrui, se faisaient en secret une joie affreuse des larmes des
infortunés » (chapitre XVIII) ; l’amie de Versailles ne s’offusque pas du cadeau que Saint-Pouange a
offert à Melle de Saint-Yves pour qu’elle lui cède ; Saint Pouange utilise son pouvoir à des fins
immorales…
•
La méconnaissance des talents : les charges se vendent et ne s’acquièrent pas par le mérite (exemple :
la charge de prieur) ; les officiers ou les gouverneurs des provinces ne tiennent leurs fonctions que par
relations (chapitre XVII) ; les mérites de l’ingénu ne sont pas reconnus…
3 - Présentez les personnages importants : l’Ingénu, mademoiselle de St Yves, M. de Kerkabon et
sa sœur, M. de St Pouange, le père Tout-à-tous, Gordon
- L’Ingénu : Ce personnage s’inscrit dans la tradition littéraire et philosophique du « bon sauvage ». Il sert
de porte-parole à la critique sociale, politique et religieuse de Voltaire. Pour autant, l’Ingénu ne s’apparent
pas tout à fait à ce mythe car Voltaire croit aux valeurs bénéfiques de la société. Ainsi, c’est grâce au
savoir, à la réflexion aux expériences que l’Ingénu évolue vers une sagesse et une humanité supérieures.
Au physique, l’Ingénu est « très bien fait », habile, vigoureux (chapitre I), courageux (chapitre VII). Il
attire le regard des femmes, tout autant Melle de Kerkabon que Melle de Saint-Yves (chapitres I, II et II).
Si son habillement est celui d’un « sauvage » (chapitre I), il a cependant « un teint de lis et de rose »
(chapitre I). Enfin, ce n’est pas vraiment un « sauvage » puisqu’il est breton raffinés ». Au début du conte,
son attitude fait rire : ignorant des usages, il agit de manière trop spontanée (avec Melle de Saint-Yves, par
exemple) et on n’hésite pas à le prendre pour un fou (chapitre VIII avec les protestants)
Il possède de grandes qualités naturelles que l’éducation n’ont pas gâtées, à la différence des hommes
prétendus civilisés. L’Ingénu souligne lui-même la différence : « On les appelle sauvages ; ce sont des
gens de bien grossiers, et les hommes de ce pays-ci sont des coquins » (chapitre X). Il est tolérant et
respecte les religions : il « assura que dans son pays on ne convertissait personne ; que jamais un vrai
Huron n’avait changé d’opinion, et que même il n’y avait point dans sa langue de terme qui signifiât
inconstance » (chapitre I). Dénué de superstitions et de préjugés, il est curieux de tout.
Il est sensible : la misère des protestants l’émeut aux larmes. Les liens qu’il entretient avec les autres sont
profonds et durables : l’amour pour Melle de Saint-Yves, l’amitié pour Gordon, la reconnaissance pour les
Kerkabon.
Il possède de solides qualités intellectuelles. Il fait preuve d’un solide bon sens (lecture de la Bible,
discussion avec Gordon). Il a « une mémoire excellente », « les choses entrent dans sa cervelle sans
nuage » (chapitre VI).
Il ne cesse d’évoluer « de brute en homme » (chapitre XI). Il se cultive auprès de Gordon et sait se forger
sa propre opinion. Il se passionne pour des domaines divers : la littérature, les mathématiques, l’histoire,
l’astronomie (comme Voltaire). Cette attitude faite de curiosité et d’esprit critique lui permet de dépasser
son maître Gordon. Finalement, il parvient à un idéal : c’est un homme juste, bon, intelligent et cultivé
(« un guerrier » et « un philosophe », chapitre XX)
Ainsi Voltaire détourne quelque peu le mythe du « bon sauvage » : contrairement à certains qui pensent
que le sauvage est un être parfait, que la société corromprait, Voltaire est convaincu que la civilisation a
des bienfaits. L’ingénu en est l’exemple.
Melle de Saint-Yves : contrairement à la plupart des contes voltairiens, ce personnage féminin a de
l’épaisseur. Elle est présentée comme belle, « bien élevée et fort modeste », « elle était tendre, vive et
sage » (chapitre V). Au début de récit, elle ne diffère pas vraiment des autres héroïnes de Voltaire : naïve,
elle s’affirme peu. C’est l’épisode du couvent et de l’emprisonnement arbitraire de l’Ingénu qui la feront
cahnger. Alors, elle s’insurge contre le sort qui lui est fait : « L’affront d’avoir été mise dans un couvent
augmentait sa passion ; l’ordre d’épouser le fils du bailli y mettait le comble » (chapitre XIII). Elle devient
capable de feindre (épisode de sa fuite) et de déjouer les ruses de ses poursuivants (le trajet vers
Versailles).
De plus, elle se hisse au rang de personnage tragique que la vertu, la grandeur d’âme, l’esprit de sacrifice
caractérisent. Victime de l’immoralité, elle meurt ne pouvant supporter le déshonneur. C’est donc un
personnage qui évolue : « Ce n’était plus la fille simple dont une éducation provinciale avait rétréci les
idées. L’amour et le malheur l’avait formée » (chapitre XVIII)
Gordon : participant à la métamorphose de l’ingénu, c’est un personnage fondamental. Son portrait est
positif : « M. Gordon était un vieillard frais et serein qui savait deux choses : supporter l’adversité et
consoler les malheureux » (chapitre X). Compatissant, attentif aux malheurs des autres, il accepte son sort
en se référant aux thèses jansénistes sur la grâce et la prédestination. Il sait détourner l’ingénu de sa peine
et l’accompagne parfaitement dans son éducation. Il évolue, lui aussi : sa fréquentation de l’ingénu l’amène
à réfléchir sur sa religion et à s’en détourner.
Les Kerkabon : s’ils se caractérisent par leur médiocrité, ils ne sont toutefois pas dénués de compassion et
de bonté. Le prieur est dénué d’esprit critique, il ne semble pas très intelligent : il ne sait pas répondre aux
questions de son neveu sur la Bible. Melle de Kerkabon apparaît comme un personnage quelque peu
ridicule et enfermée dans des préjugés.
Le père Tout-à-tous est une caricature du jésuite : à la botte des puissants, il conseille l’immoralité sous
prétexte religieux. C’est un être hypocrite et malsain.
4 - En quoi ce conte est-il représentatif du siècle des Lumières ?
Plusieurs raisons :
- si le conte se passe au XVIIe siècle, la critique sociale, religieuse et politique est toujours d’actualité au
XVIIIe siècle :
Les protestants souffrent toujours de l’intolérance religieuse et Voltaire se bat pour les défendre
(affaires Callas, Sirven)
•
Les lettres de cachet existent toujours : Voltaire en a été lui-même victime
•
Les mérites personnels ne sont toujours pas reconnus
•
La politique et la religion sont étroitement mêlées
•
…
- le mythe du « bon sauvage » est souvent traité au XVIIIe
- le genre du récit est lui aussi représentatif de ce siècle : contes philosophiques et romans sensibles sont à la
mode.
•