La sanction des fautes lucratives par des dommages

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La sanction des fautes lucratives par des dommages
La sanction des fautes lucratives par des
dommages-intérêts punitifs et le droit français
Alexandre Court de Fontmichel ∗
INTRODUCTION
Une faute est lucrative lorsqu’elle est “commise délibérément avec la conscience de
la probabilité du dommage et son acceptation téméraire dans le but de réaliser un
profit” 1. La notion de faute lucrative n’a pas fait l’objet d’étude doctrinale
approfondie. Tout au plus, peut-on tenter d’en cerner les contours 2. C’est une faute,
de nature délictuelle ou contractuelle, commise sciemment dans l’intention de réaliser
des bénéfices.
Afin de lutter efficacement contre ces fautes, un important courant doctrinal,
reposant en grande partie sur les travaux de STARCK, propose de rehausser la fonction
punitive de la responsabilité civile 3. En effet, pour cette catégorie d’actes, il est
certain que si “(…) le juge saisi par la victime d’agissements déloyaux, s’en tient au
rigoureux principe de l’indemnisation du dommage certain, personnel et direct, il
court le risque d’infliger une condamnation qui ne reflète que très imparfaitement la
véritable nocivité de l’acte fautif”, et qu’en tout état de cause, la condamnation qui se
borne à ordonner la réparation se révèle souvent disproportionnée par rapport à la
gravité de la faute commise 4.
Un des moyens de sanctionner efficacement les fautes lucratives est la
condamnation du fautif au paiement de dommages-intérêts punitifs. La condamnation
à des dommages-intérêts punitifs est officialisée dans la plupart des pays de droit
anglo-saxon. Les dommages-intérêts punitifs ou exemplaires ont été définis comme
des “(…) sums awarded apart from any compensatory or nominal damages, usually
∗
Docteur en droit ; Avocat à la Cour (Darrois Villey Maillot Brochier – Paris) ; Chargé
d’enseignements à l’Université Panthéon-Assas. L’auteur tient à remercier tout particulièrement Mlle Cécile DE
SMET pour l’aide apportée dans la préparation de cet article.
1
S. GUEULLETTE (1960, 170), cité par DELEBECQUE, note sous CA Paris 15/09/1992, D. 1993, 98.
2
D. FASQUELLE : “L’existence de fautes lucratives en droit français”, Colloque du 21/03/2002 – Fautil moraliser le droit français de la réparation du dommage ? – CERDAG (Université de Paris V).
3
Dans sa célèbre thèse, publiée en 1947, STARCK soulignait magistralement la double fonction de la
responsabilité civile, à la fois “garantie” et “peine privée” (B. STARCK, Essai d’une théorie générale de la
responsabilité civile, considérée en sa double fonction de garantie et de peine privé, thèse Paris (1947). Pour
une réhabilitation de la fonction normative de la responsabilité civile en droit français, S. CARVAL, La
responsabilité civile dans sa fonction de peine privée, LGDJ, Paris (1995).
4
CARVAL, supra note 3, 124.
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because of particularly aggravated misconduct on the part of the defendant” 5. L’idée
de punir le défendeur en allouant à titre de dommages-intérêts des sommes bien
supérieures à la perte subie par le demandeur n’est pas nouvelle. On en trouve des
traces dans le Code d’Hammurabi (2000 A-C) et dans les textes bibliques 6.
C’est dans le système de droit nord-américain que cette institution est consacrée
de manière générale, à la fois au niveau des États mais également au niveau fédéral.
Plusieurs lois fédérales sanctionnent des pratiques illicites du commerce international
par l’attribution de dommages-intérêts punitifs ou de “treble damages”, en particulier
lorsqu’il s’agit d’atteintes à la concurrence ou lorsqu’une entreprise américaine est
victime d’agissements frauduleux du chef de son cocontractant étranger 7.
Il est certain qu’en tout état de cause, la condamnation à des sommes très
importantes a un effet dissuasif pour les contrevenants. Par ailleurs, la condamnation à
des dommages-intérêts triples, c’est-à-dire le paiement d’une somme dont la valeur est
d’un montant égal au triple de la valeur de la créance ou du marché obtenu en
contravention de la règle, a l’immense avantage de la simplicité. L’on perçoit alors
d’emblée l’intérêt de cette catégorie de sanctions afin de rehausser le caractère
normatif de la responsabilité civile.
On le verra, le droit français propose quant à lui certains outils qui ont pour objet
de lutter contre les fautes lucratives, mais ne reconnaît pas au juge la possibilité de
prononcer des dommages-intérêts punitifs. Fort de ce constat, il apparaissait dès lors
naturel de mettre en relation la notion de faute lucrative et celle de dommages-intérêts
punitifs et de l’analyser avec le regard d’un juriste de tradition continentale et
d’étudier l’éventuelle insertion de ces dommages-intérêts punitifs dans la palette des
sanctions déjà disponibles en droit positif français.
Les dommages-intérêts punitifs constituent-ils une sanction appropriée aux fautes
lucratives ? Les dommages-intérêts punitifs à la paternité anglo-saxonne peuvent-ils
être appropriés par le système juridique français ? Telles sont les deux questions
autours desquelles s’articulera cette brève étude.
I.
–
LES DOMMAGES ET INTERETS PUNITIFS
: UNE SANCTION APPROPRIEE ?
Avant de s’interroger sur les avantages d’une hypothétique introduction des
dommages-intérêts punitifs en droit français, il convient sans doute de déterminer
entre quelles catégories de sanctions déjà existantes ceux-ci pourraient trouver place
dans notre ordonnancement juridique.
5
D.B. DOBBS, Handbook on the Law of Remedies (1973), cité par J. GOTAND : “Awarding Punitive
Damages in International Commercial Arbitration in the Wake of Mastrobueno v. Shearson Leahman Hutton,
Inc.”, Harvard International Law Journal (1997), n° 38, 61.
6
Voir sur l’histoire des dommages-intérêts punitifs, J.-B. SALES / K.B. COLE : “Punitive Damages : A
Relic That Has Outlived Its Origins”, Vanderbilt Law Review (1984), 1117, s.
7
Le “Clayton Act”, § 4, 15 USC § 15 (a) 1994, prévoit l’attribution de dommages-intérêts triples
lorsque des dommages ont été causés au business ou à la propriété d’une victime en raison d’une violation des
dispositions anti-trust du Clayton Act. ; la loi “RICO”, §18 USC § 4 (c) 1994, prévoit les mêmes sanctions. Voir
également les lois “Helms Burton” et “d’Amato Kennedy”.
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1.
Les sanctions existantes en droit français
Les solutions proposées actuellement par le droit français pour sanctionner les fautes
lucratives relèvent, d’une part, des mécanismes de la réparation civile, même si ce
n’est pas toujours dans le cadre d’une application orthodoxe des principes qui la
gouvernent et, d’autre part, du droit pénal.
a)
Sanction des fautes lucratives par les mécanismes de la responsabilité civile
Les fautes lucratives sont présentes tant sur le terrain délictuel que sur le terrain
contractuel. Les problématiques spécifiques à chaque type de responsabilité
contraignent les juges à adapter les mécanismes classiques de la responsabilité civile à
chaque situation.
i)
En matière délictuelle
En matière délictuelle, la contrefaçon, c’est-à-dire le fait pour un autre que le
titulaire d’un droit de propriété intellectuelle ou son licencié d’exploiter ce monopole,
portant ainsi atteinte aux droits de son titulaire, est l’exemple type de la faute
lucrative. Le paiement d’une commission occulte afin d’obtenir un marché et
d’évincer un concurrent dans un appel d’offres en est un autre 8.
Que l’on soit en présence d’un acte de contrefaçon, d’un acte de parasitisme
commercial ou bien encore du versement d’une commission occulte, l’auteur de la
faute est, certes, conscient des risques qu’il encourt, mais choisit d’une manière
volontaire et réfléchie de passer outre. Il ressort de la définition même des fautes
lucratives que le bénéfice escompté est sans commune mesure avec les dommagesintérêts que l’on serait éventuellement condamné à verser.
En effet, si ces comportements constituent une faute sur le terrain de la
responsabilité délictuelle et peuvent assurément engager la responsabilité de l’auteur sur
le fondement de l’article 1382 du Code civil 9, il n’en demeure pas moins que ce texte
vise d’abord le rétablissement de la situation patrimoniale de la victime affaiblie par le
préjudice subi, et non l’appauvrissement du fautif qui s’est enrichi grâce à sa faute.
Or, non seulement l’adéquation entre le préjudice subi par la victime et
l’enrichissement du fautif est loin d’être systématique, mais surtout, en droit français,
le calcul des dommages-intérêts alloués ne repose que sur le préjudice réel qu’ils sont
supposés compenser et ne doivent normalement pas tenir compte des bénéfices
réalisés par l’auteur 10.
8
Sur cette faute lucrative et sa sanction en droit du commerce international, voir notamment,
A. COURT DE FONTMICHEL, Le juge, l’arbitre, et les pratiques illicites du commerce international, Editions
Panthéon-Assas, LGDJ Diffuseur (2004), spéc. n° 930, s.
9
Art. 1382 Code civil : ”Tout fait quelconque de l’homme, qui cause à autrui un dommage, oblige
celui par la faute duquel il est arrivé, à le réparer”.
10
Dans une célèbre affaire de parasitisme économique, l’affaire “Champagne”, les créateurs d’un
parfum s’étaient cru autorisés à apposer sur leur produit ce nom illustre et internationalement reconnu. Ils
savaient parfaitement qu’une sanction leur serait appliquée en cas – probable – de procès. Les dommages-
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Le préjudice, une fois la preuve de son existence apportée, est réparé ou plus
exactement compensé en vertu de cette phrase qui résonne comme un dogme en
matière de responsabilité civile : “Tout le préjudice, rien que le préjudice” 11. La règle
de principe est en effet d’indemniser la victime d’un dommage à hauteur du seul
préjudice qu’elle a subi mais rien d’autre 12. Il ne saurait en effet être question que la
mise en œuvre de la responsabilité civile permette d’enrichir la victime, comme l’a
d’ailleurs rappelé de manière constante la jurisprudence depuis un arrêt de 1964 13.
De ce fait, la fonction normative de la responsabilité civile est passée au second
plan en droit français, ce qui n’a pas toujours été le cas, comme l’a relevé le
Professeur TERRE lorsqu’il décrivait l’âge d’or de la responsabilité civile comme étant
celui où cette institution permettait de “faire d’une pierre deux coups, sinon trois : en
réparant le dommage subi, en punissant la faute commise et en assurant, autant qu’il
est possible, la dissuasion” 14.
En théorie donc, l’avantage qu’a pu retirer l’auteur de la faute est sans incidence
sur le droit à réparation de la victime 15 ; reste qu’en pratique, les juges sont souvent
plus ou moins consciemment influencés par la gravité de celle-ci.
En effet, l’on peut aisément percevoir la volonté des juges du fond de “punir”
l’auteur d’une faute lucrative.
La première option consiste à réduire au maximum les chances pour le fautif
d’échapper au principe même de la réparation civile. La première “astuce” des juges
du fond sera par exemple, de rendre plus facile la preuve de l’existence du préjudice.
Cette tendance jurisprudentielle est particulièrement notable en matière de
concurrence déloyale, où un préjudice difficilement perceptible sera qualifié par les
juges de préjudice possible, en caractérisant par exemple un “risque de confusion”
entre les différents acteurs concurrents. Ainsi, la jurisprudence admet depuis un
certain temps déjà qu’une victime puisse demander l’indemnisation d’un préjudice
affecté d’un certain aléa 16. Il n’y a là rien de révolutionnaire, la perte d’une chance
étant déjà considérée par les tribunaux comme un préjudice réparable.
La seconde “astuce” des juges pour faciliter l’octroi de dommages-intérêts est de
présumer le lien de causalité entre les faits reprochés à l’auteur et le préjudice de la
victime. Ainsi, dans un arrêt du 22 octobre 1985 17, la Cour de cassation a pu juger
intérêts auxquels ils ont été condamnés, se calquant sur un faible préjudice réel subi par les “victimes”, étaient
bien inférieurs aux bénéfices réalisés. Voir M.-A. FRISON-ROCHE : “L’affaire Champagne ou l’ineffectivité du
droit ou le mépris du juge”, Revue trimestrielle de droit civil (1995).
11
Cf. FASQUELLE, supra note 2
12
Sur l’ensemble de cette question en droit français, l’ouvrage fondamental de Y. CHARTIER, La
réparation du préjudice, Dalloz (1983), spéc. les chapitres I à III.
13
C.Cass. 2ème Civ. 8 mai 1964, JCP 1965.II.14140, note ESMEIN.
14
F. TERRE : “ Propos sur la responsabilité civile”, Archive de philosophie du droit (1977), 40.
15
C. Cass. Com., 11 mai 1999, Bull. Civ. IV, n° 101.
16
C. Cass. Com., 25 novembre 1986, Bull. Civ. IV, n° 218.
17
C. Cass. Com, 22 octobre 1985, Bull. Civ. IV, n° 245.
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“qu’il s’infèr[ait] nécessairement des actes déloyaux constatés, l’existence d’un
préjudice résultant des procédés fautifs”.
La deuxième option, qui n’est pas exclusive de la première, consiste à augmenter
les sommes allouées à titre de dommages-intérêts, en ne les limitant plus à la simple
équivalence du préjudice subi par la victime, notamment par la prise en compte
systématique d’un préjudice moral.
De plus, les juges n’hésitent plus à s’affranchir des principes stricts de la
responsabilité civile, quant à la méthode de calcul de la réparation à accorder pour
chaque préjudice. Se masquant derrière leur pouvoir souverain d’appréciation, les
juges tiennent par exemple compte des profits réalisés par les fautifs aux dépens des
victimes des dommages, afin d’accroître “l’effet dissuasif de la sanction” 18.
L’on assiste alors à une “réaction répressive” des magistrats, qui n’hésitent pas à
sanctionner un fautif espérant tirer de sa faute un profit substantiel ou un avantage
concurrentiel. Dans une affaire ayant trait à la contrefaçon – la faute consistant à
utiliser un patronyme célèbre pour exploiter une activité concurrente à celle de la
famille utilisant elle-même son patronyme à des fins commerciales – les juges ont
considéré qu’il fallait, dans l’évaluation des dommages-intérêts “ (…) tenir compte,
essentiellement, de l’incidence qu’a pu avoir l’utilisation du nom de Rothschild dans
l’enrichissement qu’ont accusé H. Rothschild et ses sociétés et dans la plus value de
la valeur des fonds de commerce par eux exploités” 19.
Toujours dans le domaine de la concurrence déloyale, les juges peuvent
également être sensibles aux économies réalisées par l’auteur d’un acte de parasitisme
commercial ou l’avance technologique indûment acquise par le contrefacteur d’un
brevet non exploité par son titulaire, deux types d’avantages indus pouvant peser en
faveur de la victime dans l’évaluation de la réparation qui lui sera accordée 20.
Toutefois, sous peine d’encourir la cassation, les juges du fond doivent prendre
garde de ne pas faire figurer dans la décision d’octroi des dommages et intérêts leur
motivation réelle, car elle tient plus à une certaine forme d’éthique qu’à la stricte
rigueur juridique. Comme l’a écrit le Professeur TERRE il y a déjà une vingtaine
d’années 21, “(…), les juges, sensibles à des considérations tirées de la gravité de la
faute, en tiennent compte quelquefois pour augmenter ou diminuer le montant des
dommages et intérêts ; s’ils en tiennent compte dans leur for intérieur, sans en rien
révéler dans leurs motifs, leur décision ne peut pas être censurée”.
18
19
CARVAL, supra note 3, particulièrement n°127 et s.
CA Paris, 10 juillet 1986, JurisClasseur Périodique (Semaine Juridique) (JCP) 1986, II, 20712, note
AGOSTINI.
20
T. Com, Paris, 10 juillet 1967, cité par M. RODHAIN : “Contrefaçon, réparation et indemnisation”,
Gazette du Palais septembre 1989, p.2 ; CA Paris 31 janvier 1984, Revue trimestrielle de droit commercial
(1984), 277, commentaires AZEMA.
21
A. WEILL / F. TERRE, Les Obligations, 4ème éd. (1986).
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Si l’on ne peut reprocher aux juges de rehausser, de manière consciente ou non,
le rôle normatif de la responsabilité civile, la démarche n’est pas des plus
satisfaisantes car elle relève davantage de la volonté individuelle de magistrats avisés,
que d’une politique législative et jurisprudentielle globale. En effet, cette réaction se
manifeste sous le manteau protecteur de l’appréciation souveraine des juges du fond
et reste hermétique à toute systématisation par la Cour de cassation, au détriment du
développement d’une jurisprudence stable et donc d’une certaine sécurité juridique.
Pour que celle-ci soit possible, il appartiendrait d’abord au législateur d’admettre
que, pour certaines catégories de fautes, les juges puissent se départir du principe de
l’équivalence entre, d’une part, la réparation et, d’autre part, le préjudice subi par la
victime de la faute 22. En effet, pour que la responsabilité civile puisse également
avoir une fonction de peine privée, l’intervention du législateur est nécessaire 23.
ii)
En matière contractuelle
Des fautes lucratives existent également dans la sphère contractuelle 24. Elle
peuvent naître de l’inexécution d’un contrat, ou de la conclusion du contrat lui-même.
Pour un exemple d’une inexécution fautive – mais lucrative – d’une obligation
contractuelle : un contrat avait été signé entre un entrepreneur et un intermédiaire,
dans le cadre d’un contrat de vente de marchandises à la société des chemins de fer
pakistanais. L’entrepreneur n’avait pas exécuté la dernière partie du contrat de vente,
de sorte qu’il estimait ne plus devoir le paiement des commissions à l’intermédiaire.
Les juges du fond, suivis par les hauts magistrats de la Cour de cassation, relevèrent
que l’inexécution du marché, et donc sa résiliation, “provenait d’un fait volontaire du
groupement qui avait renoncé dans son seul intérêt au bénéfice du contrat acquis” 25.
Les commissions au titre du contrat d’intermédiaire étaient donc dues.
Le non respect d’un contrat d’intermédiaire présente un intérêt particulier dans
l’étude des fautes lucratives contractuelles du commerce international. Dans un
schéma de corruption transnationale, le contrat d’intermédiaire est souvent
l’instrument qui sert de support juridique au versement des commissions illicites aux
tiers. Il n’est pas rare que l’entrepreneur, une fois le marché obtenu grâce à des
paiements occultes, refuse de payer son intermédiaire en soulevant la nullité du
contrat sur le fondement de la cause illicite 26.
22
23
Voir infra sur l’avant-projet de réforme du droit des obligations et du droit de la prescription.
On relèvera qu’un aménagement des pouvoirs du juge a déjà été esquissé dans certains
domaines. Par exemple en matière de concurrence déloyale l’action en cessation est expressément autorisée.
En ce qui concerne la contrefaçon, le législateur est allé plus loin puisque les articles 335-6 et 335-7 du Code
de la propriété intellectuelle prévoient une confiscation du matériel du contrefacteur ainsi que la “recette” tirée
du délit, le tout devant être remis à la victime ou à ses ayants droits.
24
On remarquera à ce titre que dans les pays de Common Law une faute lucrative de nature
contractuelle sera rarement sanctionnée par des dommages et intérêts punitifs, certains pays cantonnant cette
sanction au seul terrain délictuel (domaine des “torts” en droit anglais).
25
C. Cass. Com, 27 novembre 1967, Bull. Civ. IV, n° 384.
26
COURT DE FONTMICHEL, supra note 8, 375, s.
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La faute lucrative “contractuelle” peut également se matérialiser au stade de la
conclusion d’un contrat. Dans l’affaire de la “surréservation” (ou surbooking) de vols,
reprochée à la compagnie aérienne SABENA 27, des passagers devaient se rendre à
Libreville pour signer un contrat : les billets étaient payés et réservés. L’accès à
l’embarquement leur a pourtant été refusé pour une raison à laquelle ils ne devaient
pas s’attendre au départ : l’avion était complet.
Le problème de droit auquel se trouvaient confrontés les juges se posait en ces
termes: le fait de prendre sciemment un risque d’inexécution d’une obligation
contractuelle sans en avertir son cocontractant au moment de la signature du contrat,
constitue-t-il un dol par réticence? – C’est ce qu’a considéré la Cour d’appel. Dans un
attendu dépourvu de toute ambiguïté, elle a ainsi jugé que “(…), le choix d’une telle
politique [la surréservation], en connaissance du risque qu’elle implique de ne
pouvoir assurer l’embarquement de la totalité des passagers ayant réservé dans un vol
déterminé, est constitutif d’un dol pour ceux des passagers à l’égard desquels le
transporteur s’est mis dans l’impossibilité d’honorer ses obligations contractuelles”.
En bref, la compagnie aérienne SABENA n’était pas en mesure de fournir à ses
clients ce à quoi elle s’était engagée sans les avoir avertis du risque pesant sur
l’exécution de cette obligation. Les juges ont reconnu le dol et l’ont sanctionné, en
octroyant des dommages et intérêts significatifs et en tenant compte notamment de la
perte de chance de signer leur contrat à Libreville 28.
La réparation du préjudice causé par une faute lucrative contractuelle révèle
deux problèmes juridiques particuliers.
En premier lieu, à l’instar des mécanismes de la responsabilité civile
extracontractuelle, celle-ci a pour fonction première d’effacer l’appauvrissement causé.
En effet, aux termes de l’article 1149 du Code civil, “les dommages et intérêts dus au
créancier sont, en général, de la perte qu’il a faite et du gain dont il a été privé (…)”.
Les juges doivent prendre en compte, dans l’évaluation du préjudice, le gain
manqué (lucrum cessans) ainsi que la perte subie (damnum emergens). Mais, en
aucun cas, le profit réalisé par l’auteur du dommage, pas plus que la gravité de la
faute, n’est un critère permettant d’augmenter la créance de dommages-intérêts. La
Cour de cassation est d’ailleurs venue rappeler, par un arrêt du 3 décembre 2003, le
lien nécessaire entre, d’une part, le préjudice et, d’autre part, la faute
contractuelle 29.
27
28
CA Paris, 15 septembre 1992, D. 1993, Jurisprudence (p.) 98, note DELEBECQUE.
Cette pratique fréquente des compagnies aériennes a préoccupé le législateur européen. Voir
notamment le Règlement communautaire établissant des règles communes en matière d’indemnisation et
d’assistance des passagers en cas de refus d’embarquement et d’annulation ou de retard important d’un vol,
n°261/2004, adopté le 11 février 2004. Ce texte prévoit la possibilité de remboursement des billets, la prise
en charge du passager par la compagnie (frais d’hôtel, frais de bouche) et le droit à une indemnité forfaitaire
indexée sur le nombre de kilomètres du voyage pour lequel les voyageurs sont – involontairement –
défaillants.
29
C. Cass. 3ème Civ. 3 décembre 2003, Bull Civ II, n° 221.
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En deuxième lieu, il faut également tenir compte de l’article 1150 du Code civil,
qui précise que “(l)e débiteur n’est tenu que des dommages et intérêts qui ont été
prévus ou qu’on a pu prévoir lors du contrat, lorsque ce n’est point par son dol que
l’obligation n’est point exécutée”. En matière contractuelle, les parties peuvent – et ce
sera souvent le cas en pratique – organiser conventionnellement les conséquences
d’une inexécution contractuelle, notamment par des clauses limitatives ou
exonératoires de responsabilité ou par des clauses d’évaluation forfaitaire des
dommages-intérêts comme les clauses pénales. Toutefois, la preuve d’une manœuvre
dolosive ou d’une faute lourde – généralement constituée en présence d’une faute
lucrative – permettra de paralyser l’effet de ces clauses. Il est en effet constant, depuis
un arrêt de la Chambre des requêtes de 1932, que “ (…) la faute lourde, assimilable au
dol empêche le contractant auquel elle est imputable de limiter la réparation du
préjudice qu’il a causé aux dommages prévus ou prévisibles lors du contrat et de s’en
affranchir par une clause de non responsabilité” 30.
Mais, quand bien même l’on réussirait à prouver cette faute lourde équipollente
au dol, l’on se heurterait alors à l’article 1151 du Code civil, selon lequel “même en
cas de dol commis par le débiteur, les dommages-intérêts ne doivent comprendre, à
l’égard de la perte éprouvée par le créancier et des gains dont il a été privé, que ce
qui est une suite directe de l’inexécution de la convention”.
Les mécanismes de la responsabilité civile, aussi bien au plan délictuel que
contractuel, ne permettent, en l’état du droit positif, qu’une sanction imparfaite des
fautes lucratives, tant leur mise en œuvre n’est pas satisfaisante. Mais ce ne sont pas là
les seules sanctions que proposent le droit français: les sanctions pénales et la
pratique de l’amende civile seront maintenant brièvement envisagées afin de faire
honneur à leur tradition répressive et dissuasive.
b)
La sanction des fautes lucratives par le droit pénal et par “l’amende civile”
L’objet de cette étude n’est pas de dresser une liste exhaustive de toutes les
sanctions pénales qui peuvent être attachées à une faute lucrative, qui serait
également constitutive d’une infraction pénale. Les domaines d’intervention du
droit pénal sont si nombreux, qu’un tel exercice dépasserait de loin les
compétences de l’auteur.
C’est au droit pénal que revient le rôle traditionnel de droit “punitif”. Tel est,
sans aucun doute, le choix du législateur français 31. D’ailleurs, c’est à une véritable
inflation législative que l’on a assisté ces dernières années, dans des domaines aussi
variés que le droit de l’environnement ou la réglementation des produits.
30
Req. 24 octobre 1932, Recueil périodique Dalloz (DP) 1932 1, 176, note EP. Voir également et
plus près de nous Cass. Ass. Plén., 30 juin 1998, Bulletin des arrêts de la Cour de cassation : chambres civiles
(Bull Civ ) n° 2.
31
Pour une critique de ce choix et les difficultés de mise en œuvre du droit pénal, voir tout
particulièrement CARVAL, supra note 3, spéc. n° 262 et s.
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La sanction des fautes lucratives par des dommages-intérêts punitifs et le droit français
Ce qui en revanche est intéressant d’être souligné, c’est la manière dont le droit
pénal tient compte des profits réalisés par l’auteur d’une infraction lucrative afin
d’accroître la sanction.
En ce qui concerne le délit d’initié – délit qui consiste pour une personne à
utiliser des informations boursières privilégiées ayant une coloration confidentielle et
obtenues dans le cadre de son emploi, dans le but de réaliser un profit –, la peine
prévue au plan pécuniaire est indexée sur le gain réalisé par l’auteur de l’infraction.
En effet, aux termes de l’article L 465-1 du Code pénal, “est puni d’une peine
d’emprisonnement et d’une amende de 1 500 000 euros dont le montant peut être
porté au-delà de ce chiffre, jusqu’au décuple du montant du profit éventuellement
réalisé, sans que l’amende puisse être inférieure à ce même profit (…)”.
L’idée de cette peine est simple : le montant de l’amende à laquelle le fautif
pourra être condamné, est calqué sur le profit qu’il a tiré de la commission de
l’infraction et ne peut lui être inférieur. En outre, il n’y a aucun risque que le paiement
par l’auteur de l’infraction enrichisse une victime, puisque ces sommes sont destinées
au Trésor public.
Un autre exemple dans lequel la répression se greffe sur le caractère lucratif de
l’infraction peut être trouvé dans la loi sur les nouvelles régulations économiques (loi
NRE) du 15 mai 2001. Cette loi prévoit, en effet, qu’une amende civile 32 pouvant
aller jusqu’à 2 000 000 euros peut être prononcée à l’encontre d’entreprises qui se
seraient permis des pratiques restrictives de concurrence, cette stipulation étant
aujourd’hui codifiée à l’article L 442-6 du Code de commerce 33. Il est intéressant de
relever que, dans les travaux préparatoires, il est indiqué de manière expresse que le
but recherché par le législateur est “d’éviter qu’une entreprise considère que mettre
en œuvre une pratique restrictive de concurrence lui donnera toujours un avantage
dans la concurrence, même si elle doit réparer le dommage causé aux
concurrents” 34.
Ces comportements répréhensibles sont nécessairement enfermés et prévus par
un texte qui se doit d’être particulièrement bien rédigé et extrêmement précis sur les
éléments constitutifs de l’infraction reprochée (infraction pénale, ou “infraction
civile”). Or, c’est justement ce manque de clarté qui peut être reproché à cette
32
L’amende civile est une sanction pécuniaire prévue par une loi civile et prononcée par une
juridiction civile en cas de violation de certaines règles juridiques limitativement énumérées.
33
Cet article dispose en ses deux premiers alinéas : “Engage la responsabilité de son auteur et
l’oblige à réparer le préjudice causé le fait, par tout producteur, commerçant, industriel ou personne
immatriculée au répertoire des métiers :
1°) de pratiquer, à l’égard d’un partenaire économique, ou d’obtenir de lui des prix, des délais
de paiement, des conditions de vente ou des modalités de vente ou d’achat discriminatoires et non justifiées
par des contreparties réelles en créant, de ce fait, pour ce partenaire, un désavantage ou un avantage dans la
concurrence (…)”.
34
Doc. A.N (Assemblée nationale) n° 2319, 35.
Rev. dr. unif. 2005-4
745
Alexandre Court de Fontmichel
législation sur les pratiques restrictives de concurrence. Le texte qui définit l’infraction
reste obscur, ce qui est d’autant plus regrettable que la sanction en jeu est de taille 35.
A titre d’exemple, l’article L. 442-6.1 al 2 qui sanctionne le fait “d’obtenir ou de
tenter d’obtenir d’un partenaire commercial un avantage quelconque ne correspondant à aucun service commercial effectivement rendu ou manifestement
disproportionné au regard de la valeur du service rendu”, ne précise ni ce que l’on
doit entendre par un avantage manifestement disproportionné, ni quelle est la
méthode permettant de calculer la valeur du service rendu.
Si les sanctions pénales ou les “amendes civiles” permettent de dépasser le seul
cadre de l’indemnisation de la victime, elles risquent toutefois de se heurter au
principe de l’interprétation stricte. Il en résulte que les sanctions pénales infligées aux
auteurs de comportements en fraude à la loi, dans un but lucratif, seront
nécessairement limitées à certaines infractions et ne pourront s’étendre à d’autres
comportements qui n’auront pas été prévus de manière expresse par le législateur.
Certes, il pourrait y avoir une multiplication légale de cas prévus par la loi, mais en
tout état de cause, leur vertu ne sera effective que pour l’avenir, ce qui réduit d’autant
leur aspect préventif.
Les dommages-intérêts punitifs se proposent de réunir, dans un même outil, les
vertus réparatrices de la responsabilité civile et le caractère répressif indispensable à la
dissuasion. Ils présentent à cet égard des avantages certains, mais également quelques
effets pervers, que l’on ne peut garder sous silence.
2.
Avantages et inconvénients de l’octroi de dommages-intérêts punitifs
Les dommages-intérêts punitifs ont très certainement vocation à “moraliser” davantage
la responsabilité civile dont la logique actuelle est avant tout indemnitaire. De plus,
les dommages-intérêts punitifs pourraient avoir un rôle à jouer sur le terrain de la
détection des pratiques illicites.
a)
La moralisation de la responsabilité civile ?
La première vertu des dommages et intérêts punitifs est la dissuasion. Lorsqu’ils
dépassent ou au moins équivalent au gain retiré illicitement par l’auteur d’une faute
lucrative ils rehaussent alors la fonction normative de la responsabilité civile.
Pour reprendre la phrase du Professeur PERROT, cité par Monsieur SAINT
ESTEBEN 36, lorsque des juges octroient de tels dommages et intérêts, particulièrement
en matière de concurrence déloyale, “il s’agit de faire en sorte que le profit espéré par
l’entreprise, quand elle met en œuvre une pratique anticoncurrentielle et qu’elle est
éventuellement sanctionnée par la suite, ne l’emporte pas sur celui qu’elle pourrait
obtenir en se comportant d’une manière concurrentielle (…)”. Dans le processus
35
M. BEHAR-TOUCHAIS : “L’amende civile est-elle un substitut satisfaisant à l’absence de dommagesintérêts punitifs ?”, Les Petites Affiches, 20 novembre 2002, n° 232, 36.
36
Colloque CERDAG du 21 mars 2002 supra note 2, intervention de M. SAINT ESTEBEN, “Pour ou
contre les dommages et intérêts punitifs”.
746
Unif. L. Rev. 2005-4
La sanction des fautes lucratives par des dommages-intérêts punitifs et le droit français
décisionnel conduisant à la faute, le chef d’entreprise analysera alors avec davantage
de précaution le risque économique qu’il encourt. Comme l’a très justement écrit le
Professeur CARVAL, “en condamnant le défendeur à la restitution des profits illicites, le
tribunal lui signifie que la sanction civile n’est pas un élément dont on peut, lors
d’une pesée préalable au passage à l’acte, deviner qu’elle n’effacera pas le caractère
avantageux de la faute” 37.
On ne peut toutefois nier l’effet potentiellement pervers de ce type de sanction
privée. L’allocation d’une somme élevée (ou tout au moins qui dépasse substantiellement le préjudice réel de la victime) peut avoir l’inconvénient majeur de conduire à
l’enrichissement injustifié du demandeur. En effet, contrairement aux amendes qui
peuvent être prononcées par le juge civil en vertu de la loi sur les “nouvelles
régulations économiques” (NRE) 38 et qui sont perçues par le Trésor public, les
dommages-intérêts punitifs sont versés à la victime du comportement fautif.
Cet enrichissement sera d’autant moins justifié lorsque la victime aura également
participé à la faute. Une jurisprudence de la CJCE (arrêt Courage), relative à
l’indemnisation d’une entreprise n’ayant participé que de manière accessoire à une
entente illicite, laisse en tout cas la porte ouverte à de telles manœuvres, dans
l’hypothèse où serait généralisée – voire légalisée – l’attribution de dommages et
intérêts punitifs afin de sanctionner les accords anticoncurrentiels.
En effet, dans cette décision 39, la Cour a estimé qu’une partie à un contrat
constituant une entente anticoncurrentielle, pouvait se prévaloir de l’illicéité de ce
contrat pour en refuser l’exécution et demander l’allocation de dommages et intérêts
lorsque le juge national n’avait pas établi que le demandeur avait une responsabilité
significative dans la réalisation du contrat illicite. La Cour ne donnant pas de définition
de ce qu’elle entend par “responsabilité significative”, une telle notion pourra sans
doute prêter le flanc à des interprétations divergentes par les juges nationaux.
En tout état de cause, l’attribution de dommages et intérêts punitifs devrait être
réservée uniquement à un demandeur qui subit un véritable préjudice et qui, en aucune
manière, n’a participé de près comme de loin à sa réalisation. Il serait peut-être à
craindre, dans le cas contraire, que certaines entreprises détournent l’attribution de ces
dommages et intérêts de leur finalité et utilisent la condamnation d’un défendeur
comme un moyen de s’enrichir ou d’obtenir un avantage concurrentiel sur le marché.
Des gardes fous sont donc nécessaires. Le premier serait d’élargir le champ
d’application de la règle nemo auditur propriam turpitudinem allegans. Cette règle
empêche l’auteur d’une immoralité de demander, à la suite de l’annulation du
contrat, la restitution des sommes par lui versées. Ce principe est aujourd’hui
cantonné en droit français à un rôle relativement subsidiaire. La règle nemo auditur
est généralement utilisée en présence d’une nullité découlant non d’une illicéité
37
38
39
CARVAL, supra note 3, n°68.
Voir supra note 33.
CJCE, Courage Ldt / Crehan, 20 septembre 2001, Affaire C-453/99, Recueil 2001, 6297.
Rev. dr. unif. 2005-4
747
Alexandre Court de Fontmichel
mais d’une immoralité manifeste et a pour effet de paralyser les restitutions
subséquentes à l’annulation du contrat. Elle devrait également pouvoir s’appliquer
en présence d’une illicéité et devrait aussi permettre de paralyser les demandes de
dommages-intérêts.
D’ailleurs, et c’est peut-être là un enseignement de la jurisprudence de la CJCE
précitée, l’arrêt Courage invite implicitement les Etats membres à faire fonctionner
cette règle de paralysie en présence d’une partie qui a eu une responsabilité
significative dans la distorsion de concurrence, c’est-à-dire en présence d’une simple
illicéité et non d’une immoralité.
La Cour indique en effet que “ le droit communautaire ne s’oppose pas à ce que
le droit national refuse à une partie, dont il est constaté qu’elle porte une
responsabilité significative dans la distorsion de la concurrence, le droit d’obtenir des
dommages-intérêts de son cocontractant. En effet, conformément à un principe
reconnu dans la plupart des systèmes juridiques des Etats membres et dont la Cour a
déjà fait application, un justiciable ne saurait profiter de son propre comportement
illicite, lorsque celui-ci est avéré”.
Il existe d’ailleurs en droit interne des précédents notables de cet élargissement
du champ d’application matériel de la règle nemo auditur au-delà de stricte
immoralité. La motivation de l’arrêt de la Cour d’appel de Paris du 30 septembre 1993
dans l’affaire Westman est à cet égard exemplaire 40. Pour la Cour, “sur le plan du
droit civil, les contrats tendant à la corruption ou au trafic d’influence sont annulés
pour immoralité ou illicéité de la cause ou de l’objet (art. 1133 C.civ), et (…) donnent
lieu à l’application de l’adage nemo auditur, (…) l’application de l’adage précité vise
à faire obstacle à l’exécution d’un contrat immoral ou illicite en ôtant toute sécurité à
la partie qui l’a exécuté la première“.
Le second garde fou serait de coupler les dommages-intérêts punitifs avec
l’introduction, en droit interne, de l’obligation de minimiser son préjudice. Certains
auteurs plaident 41 d’ailleurs pour l’introduction parallèle aux dommages et intérêts
punitifs du “duty to mitigate” 42. L’idée étant ici, non plus de “responsabiliser” l’auteur
de l’acte fautif mais de “responsabiliser” la victime. La violation de l’obligation, pour la
victime, de modérer son dommage, se traduirait par la mise en œuvre d’une
responsabilité autonome, engagée à raison du dommage causé au responsable et
consistant pour celui-ci à être tenu d’une réparation qui aurait pu être limitée.
40
41
CA Paris, 30/09/1993, Rev. Arb. (1994), note BUREAU.
Notamment G. VINEY, Colloque du CERDAG supra note 2, intervention conclusive.
42
V. PERRUCHOT-TRIBOULET, in Regards croisés sur les principes du droit européen du contrat et sur
le droit français, C. Prieto (Ed), PUAM 2003, 530, qui décrit la force de séduction de l’obligation de minimiser
son préjudice connue des système de Common Law et qui relève que ce devoir de minimiser son préjudice est
“admis dans certains pays de droit romanistes, comme la Belgique, l’Allemagne, l’Italie et la Grèce et dans le
nouveau Code civil du Québec, et il est d’usage courant dans le droit du commerce international. D’ailleurs
les arbitres l’appliquent depuis longtemps dans leurs sentences, les codifications lui font un très bon accueil
(article 7.48 des Principes UNIDROIT et article 9:505 des Principes du droit européen du contrat)”.
748
Unif. L. Rev. 2005-4
La sanction des fautes lucratives par des dommages-intérêts punitifs et le droit français
Au-delà de la moralisation de la responsabilité civile, les dommages-intérêts
punitifs peuvent également avoir une certaine vertu en ce que leur insertion en droit
français pourrait aider à détecter, en amont, des comportements illicites.
La détection de l’illicite
b)
L’allocation de sommes “généreuses” à la victime d’une pratique illicite incite cette
dernière à dénoncer le fautif. En l’état actuel, peu d’entreprises osent dénoncer
certains partenaires, estimant que les sommes pouvant éventuellement être obtenues à
titre de dommages-intérêts sont trop faibles par rapport au manque à gagner qui
résulterait de la rupture des relations commerciales avec le partenaire fautif. Ceci est
particulièrement vrai lorsqu’une entreprise est en état de dépendance économique
vis-à-vis d’une autre.
Le but louable est de faire en sorte que les victimes ne soient pas exclues de la
réparation de leur préjudice pour des raisons, là encore, économiques, mais il ne
faudrait pas qu’en luttant contre les fautes lucratives, les dommages et intérêts punitifs
incitent des victimes à le devenir et à intenter des procès, à leur tour lucratifs.
On le perçoit, si la condamnation à des dommages et intérêts punitifs se révèle
être une sanction appropriée face à des fautes commises dans un but lucratif
puisqu’elle permet d’effacer le profit réalisé et de sanctionner l’auteur d’un comportement répréhensible, elle peut se heurter en droit français à quelques critiques.
La question qu’il est alors permis de se poser, à l’heure où le législateur envisage
d’introduire ce mécanisme dans notre droit 43, est dans quelle mesure, à quelles
conditions et après quels éventuels aménagements cette sanction serait appropriable.
II.
–
LES DOMMAGES-INTERETS PUNITIFS
: UNE SANCTION APPROPRIABLE ?
Il n’existe selon nous aucun obstacle de droit interne à l’introduction des dommagesintérêts punitifs en France. En outre, ni le droit international privé européen ni le droit
international privé conventionnel ne semblent condamner cette pratique.
1.
Le droit interne
Aucun principe constitutionnel ne constitue un obstacle dirimant à l’introduction de
dommages-intérêts punitifs en droit français, aussi, l’intégration de dommages-intérêts
punitifs en droit français est aujourd’hui une possibilité.
a)
Les principes constitutionnels
Il convient à titre liminaire de souligner que ni la Constitution du 4 octobre 1958, non
plus que la Déclaration des droits de l’Homme et du Citoyen du 26 août 1789, ne
contiennent des dispositions réservant au seul juge répressif le pouvoir d’infliger des
peines. En d’autres termes, le juge pénal n’a pas le monopole de la sanction. Le
43
Avant-projet de réforme du droit des obligations et du droit de la prescription, présenté à M. le
Garde des Sceaux le 22 septembre 2005, voir infra.
Rev. dr. unif. 2005-4
749
Alexandre Court de Fontmichel
Conseil constitutionnel lui-même a estimé que des sanctions ayant un caractère de
punition pouvaient être prononcées par une autorité extrajudiciaire et même par une
autorité extra juridictionnelle 44.
Il est en revanche permis de s’interroger sur la compatibilité de l’insertion des
dommages-intérêts punitifs dans le droit français avec certains principes découlant de
la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen du 26 août 1789 qui appartient au
bloc de constitutionnalité.
L’article 8 de la Déclaration relatif à “toute sanction ayant le caractère d’une
punition” prévoit que “la loi ne doit établir que des peines strictement et évidemment
nécessaires, et nul ne peut être puni qu’en vertu d’une loi établie et promulguée
antérieurement au délit, et légalement appliquée”. Il est admis que, de cette
disposition, découlent deux principes fondamentaux : le principe de légalité des délits
et des peines et le principe de proportionnalité.
Le principe de légalité impose qu’un tribunal ne peut prononcer une sanction
“punitive” à l’encontre d’un individu que si une loi, promulguée avant le fait, l’a
expressément prévu. Ce principe imposerait-il au législateur de dresser une liste des
fautes lucratives pour lesquelles l’octroi de dommages-intérêts punitifs, peine privée,
serait permis ? – Une réponse négative paraît devoir s’imposer.
En théorie, on remarquera, qu’hormis en matière pénale, domaine dans lequel
les libertés individuelles sont directement en jeu, le Conseil constitutionnel adopte
une interprétation souple du principe de légalité. En matière administrative par
exemple, le principe de légalité se trouve satisfait “(…), par la référence aux
obligations auxquelles le titulaire d’une autorisation administrative est soumis en
vertu des lois et règlements” 45.
En pratique, le principe même d’une liste de fautes lucratives inscrite dans un
texte de loi ne pourrait tenir compte, ni de l’imagination toujours plus féconde des
fautifs, ni de la situation conjoncturelle dans laquelle la faute lucrative s’inscrit. En
effet, un même agissement délictuel, par exemple la contrefaçon, peut être générateur
d’un profit considérable pour le contrevenant, comme ne pas l’être, en fonction
d’éléments notamment micro-économiques qui échappent en grande partie à toute
qualification juridique générale.
Le principe de proportionnalité, pour sa part, met à la charge du législateur le
devoir de n’édicter que des peines “strictement nécessaires”. On remarquera
immédiatement que ce principe vise “des peines” c’est-à-dire des sanctions qui par
essence ont une fonction punitive. Cette précision nous semble importante, car le
principe de proportionnalité ne peut ainsi être opposé au principe même de la
44
Cons. const. n° 82-155 DC, 30 déc. 1982, Recueil, 88 ; Cons. const. n° 88-248 DC, 17 janv. 1989,
Rec. 18, relative au Conseil supérieur de l’audiovisuel qui indique que “la loi peut, sans qu’il soit porté atteinte
au principe de la séparation des pouvoirs, doter l’autorité administrative indépendante chargée de garantir
l’exercice de la communication audiovisuelle de pouvoirs de sanctions dans la limite nécessaire à
l’accomplissement de sa mission”.
45
Cons. const. n° 88-248 DC, 17 janv. 1989, Rec. 18, considérant n° 37.
750
Unif. L. Rev. 2005-4
La sanction des fautes lucratives par des dommages-intérêts punitifs et le droit français
punition, ni être assimilé à une consécration constitutionnelle des seuls dommagesintérêts compensatoires.
Ce à quoi ce texte constitutionnel oblige, c’est de rendre proportionnelle la peine
au manquement constaté. En revanche, il n’impose pas de ne réparer qu’à hauteur du
préjudice causé par l’acte fautif. Aussi, pour ce qui est des peines privées connues du
droit français telles que la clause pénale ou l’astreinte, le principe de proportionnalité,
dans son prolongement civiliste, permet au juge de lutter contre les excès manifestes
(article 1152 Code civil relatif aux clauses pénales) ou de tenir compte des difficultés
liées à la situation patrimoniale du débiteur au moment de la liquidation de l’astreinte
(article 36 de la loi n° 91-650 du 9 juillet 1991).
b)
L’avant-projet de réforme du droit des obligations
Fort de l’absence d’incompatibilité des dommages-intérêts punitifs avec les principes
supra-législatifs énoncés plus haut, et consciente de l’importance qu’il y a de
rehausser la fonction normative de la responsabilité civile en droit français, la
Chancellerie réfléchit aujourd’hui à l’insertion éventuelle de ce type de sanctions dans
le Code civil.
Ainsi, un “avant-projet de réforme du droit des obligations (articles 1101 à 1386
du Code civil) et du droit de la prescription (article 2234 à 2281 du code civil)” a été
présenté au Garde des Sceaux (Ministre de la Justice), le 22 septembre 2005. L’exposé
des motifs de cet avant-projet de réforme, sous le sous-titre III “de la responsabilité
civile” nous renseigne sur les fonctions assignées à la responsabilité par les auteurs du
projet.
Selon le Professeur VINEY “[si] les textes proposés accordent la première place à
la réparation, conformément au droit actuel”, une nouvelle disposition, l’article 1372
“ouvre prudemment la voie à l’octroi de dommages-intérêts punitifs. Elle soumet le
prononcé de cette sanction à la preuve d’une ‘faute délibérée, notamment d’une
faute lucrative’, c’est-à-dire d’une faute dont les conséquences profitables pour son
auteur ne seraient pas neutralisées par une simple réparation des dommages causés.
Elle exige également une motivation spéciale et impose au juge de distinguer les
dommages-intérêts punitifs des dommages-intérêts compensatoires” 46.
La proposition d’article 1371 prévoit que :
” L’auteur d’une faute manifestement délibérée, et notamment d’une faute lucrative, peutêtre condamné, outre les dommages-intérêts compensatoires, à des dommages-intérêts
punitifs dont le juge a la faculté de faire bénéficier pour une part le Trésor public. La
décision du juge d’octroyer de tels dommages-intérêts doit être spécialement motivée et
leur montant distingué de celui des autres dommages-intérêts accordés à la victime. Les
dommages-intérêts punitifs ne sont pas assurables”.
46
Avant projet de réforme du droit des obligations et du droit de la prescription, Rapport à
Monsieur Pascal Clément, Garde des Sceaux, Ministre de la Justice, 25 septembre 2005, 148 (accessible sur le
site Internet du Ministère de la Justice français : <http://www.justice.gouv.fr/publicat/rapport/
rapportcatalaseptembre2005.pdf)>.
Rev. dr. unif. 2005-4
751
Alexandre Court de Fontmichel
On remarquera dans cet avant-projet le rôle central confié au juge dans la
qualification de la faute lucrative, dans le calcul des dommages-intérêts, ainsi que la
ventilation possible de ceux-ci, à la discrétion du juge, entre la victime de la faute et
le Trésor public.
Hormis cette dernière possibilité, il est permis de se demander si la rédaction de
cette nouvelle disposition ne se limite pas en réalité à insérer dans le droit français un
nouveau type de faute, dont les contours sont déjà connus par la pratique, afin de
donner un support textuel à l’évolution jurisprudentielle existante.
Ces dommages-intérêts punitifs “à la française” se départiraient ainsi de leurs
cousins américains, dont les sommes peuvent être fixées à l’avance dans le corps
même de la règle (voir notamment la pratique des treble damages), et mettraient le
juge au cœur du dispositif.
Nul doute que, dans l’hypothèse où l’article 1371 du Code civil deviendrait un
jour règle de droit positif, une longue pratique judiciaire serait alors nécessaire pour
trouver un juste équilibre entre ces nouveaux pouvoirs prétoriens et le principe de
proportionnalité cité plus haut.
2.
Le droit international privé européen et international
Une négociation en cours au sein du Conseil “Justice et Affaires intérieures” cristallise
à elle seule la position du législateur communautaire face aux dommages-intérêts
punitifs. Il s’agit de la négociation de la proposition de règlement “Rome II” sur la loi
applicable aux obligations non contractuelles. On peut également utilement se
tourner vers les travaux de la Conférence de La Haye de droit international privé, afin
d’apprécier la réaction des Etats face aux dommages-intérêts punitifs.
a)
La proposition de règlement “Rome II”
Certains Etats membres ont une position radicalement hostile aux dommages-intérêts
punitifs. C’est notamment le cas de l’Allemagne et, jusqu’à une époque récente, de la
France. D’autres Etats membres connaissent ce type de sanction, notamment le
Royaume-Uni. Ces différentes conceptions nationales se sont confrontées lors de la
négociation de la proposition de règlement sur la loi applicable aux obligations non
contractuelles (proposition de règlement Rome II).
L’objectif de cet instrument est l’élaboration de règles de conflit de lois
communes à tous les Etats membres en matière extracontractuelle. Il s’agit donc d’un
instrument qui permet potentiellement la désignation d’un droit étranger (même d’un
Etat tiers à l’Union) afin de définir les conditions ainsi que les modalités de la
réparation d’un délit transfrontière (que cela soit en matière environnementale, en
matière d’atteinte aux droits de la personnalité, ou bien encore en cas d’atteinte à des
droits de propriété intellectuelle).
La question, connue en droit international privé, peut être résumée comme suit :
si la loi applicable à la réparation du préjudice autorise le prononcé de dommages-
752
Unif. L. Rev. 2005-4
La sanction des fautes lucratives par des dommages-intérêts punitifs et le droit français
intérêts punitifs, le juge saisi (par hypothèse le juge d’un Etat membre) peut-il
appliquer cette loi ou, à l’inverse peut-il ou doit-il l’écarter en considérant que son
application serait contraire à son ordre public au sens du droit international privé ?
Certains Etats, notamment l’Allemagne, étaient favorables à la deuxième branche
de l’alternative et ont vigoureusement plaidé pour que le projet de texte contienne
une disposition spécifique, qualifiant les dommages-intérêts punitifs de contraires à
l’ordre public communautaire (article 24) 47.
Cette solution a finalement été abandonnée. Pour des raisons politiques d’abord.
En effet, un consensus n’a pu se dégager sur l’opportunité d’une telle condamnation, à
l’échelle européenne, des dommages-intérêts punitifs. Pour des raisons juridiques
ensuite. En premier lieu, admettre que la communauté dresse une liste de ce qu’elle
entend comme ressortissant de l’ordre public en matière de réparation du préjudice,
c’est déjà lui reconnaître une compétence législative sur le terrain du droit matériel.
En deuxième lieu, et c’est sans doute là un point décisif, le mécanisme de l’ordre
public (qu’il soit interne ou communautaire), dans sa fonction d’éviction de la loi
étrangère normalement compétente est une notion par essence évolutive et allergique
à toute cristallisation textuelle.
Après avis du Parlement européen, la condamnation radicale des dommages et
intérêts punitifs via la notion d’ordre public communautaire a été laissée en chemin.
C’est par le biais du mécanisme de l’ordre public du juge saisi que l’application d’une
loi d’un Etat tiers autorisant le prononcé de dommages et intérêts punitifs pourra être
écartée, le Parlement européen précisant par ailleurs que l’interprétation de l’ordre
public doit rester du ressort des Etats membres 48.
On ne manquera pas, enfin, de souligner la position ambiguë du législateur
européen face aux dommages-intérêts punitifs. Alors que dans la proposition de
règlement Rome II, il a été question, un temps, de qualifier les dommages et intérêts
non strictement compensatoires d’incompatibles avec l’ordre public communautaire,
la proposition de directive relative aux respects des droits de propriété intellectuelle
prévoyait, au même moment, en son article 17§1 que la partie lésée par le
contrefacteur pouvait se voir octroyer “(…) des dommages-intérêts fixés au double du
montant des redevances ou droits qui auraient été dus si le contrevenant avait
demandé l’autorisation d’utiliser le droit de propriété intellectuelle en question”.
Cette première rédaction a par la suite été abandonnée 49.
47
L’article 24 du projet (dommages et intérêts non compensatoires) disposait : “L’application d’une
disposition de la loi désignée par le présent règlement qui conduirait à l’allocation de dommages et intérêts
non compensatoires, tels que les dommages et intérêts exemplaires ou punitifs, est contraire à l’ordre public
communautaire”, COM (2003) 427 Final, 22/07/2003.
48
Parlement européen, avis du 23 janvier 2004 (2003/168 COD).
49
Directive n° 2004-48 du 29 avril 2004 relative au respect des droits de propriété intellectuelle,
JOCE 30 avril 2004, n° L 157, 45.
Rev. dr. unif. 2005-4
753
Alexandre Court de Fontmichel
b)
Le droit international privé conventionnel : l’exemple des travaux de la
Conférence de La Haye de droit international privé
Le 30 juin 2005 a été signée à La Haye la Convention sur les accords d’élection de
for 50. Le chapitre III de cet instrument porte notamment sur la reconnaissance et
l’exécution d’un jugement rendu par un Etat contractant désigné dans un accord
exclusif d’élection de for.
La question de la reconnaissance et de l’exécution des jugements prononçant des
dommages-intérêts punitifs a été débattue lors de ces travaux. Le résultat de ces
discussions figure à l’article 11 de la dite Convention :
“Article 11 – Dommages et intérêts
1.
La reconnaissance ou l’exécution d’un jugement peut être refusée si, et dans la
mesure où, le jugement accorde des dommages et intérêts, y compris des dommages et
intérêts exemplaires ou punitifs, qui ne compensent pas une partie pour la perte ou le
préjudice réels subis.
2.
Le tribunal requis prend en considération si, et dans quelle mesure, le montant
accordé à titre de dommages et intérêts par le tribunal d’origine est destiné à couvrir les
frais et dépens du procès.”
On le voit, une lecture stricte de cette disposition n’interdit pas, bien au
contraire, de reconnaître et/ou d’exécuter un jugement prononçant une condamnation
à des dommages-intérêts punitifs.
Non seulement le refus de reconnaissance ou d’exécution est toujours une
liberté pour le juge de l’Etat requis, mais, de plus, si celui-ci décide de ne pas
reconnaître ou de ne pas rendre exécutoire sur son territoire le jugement de l’Etat du
tribunal d’origine, ce n’est que dans la mesure où ce jugement accorde des
dommages et intérêts (y compris des dommages punitifs) qui ne compensent pas une
partie pour la perte ou le préjudice réel subis. Ainsi, des dommages-intérêts punitifs
qui accorderaient une compensation supérieure au préjudice réel, ne justifieraient
donc pas un refus de reconnaissance ou d’exécution 51.
REMARQUES CONCLUSIVES
Cet état des lieux ne peut être sans conséquence sur le terrain de la
reconnaissance et de l’exécution en France des jugements étrangers ou des sentences
arbitrales accordant des dommages et intérêts punitifs.
Au regard de ces évolutions, peut-on encore prétendre que la condamnation à
des dommages punitifs prononcée par un juge étatique qui connaîtrait ce type de
50
Texte consultable en ligne sur le site de la Conférence de La Haye à l’adresse suivante :
<www.hcch.net> et reproduit dans la présente Revue p. 871. il convient de préciser que cette convention
internationale n’est pas en vigueur.
51
Sauf recours à l’article 9 e), c’est-à-dire en cas d’incompatibilité manifeste avec l’ordre public de
l’Etat requis, ce qui ne manquera sans doute pas de poser de délicats problèmes de frontières entre ces deux
dispositions.
754
Unif. L. Rev. 2005-4
La sanction des fautes lucratives par des dommages-intérêts punitifs et le droit français
sanctions ou bien par un arbitre du commerce international serait contraire à l’ordre
public international français ?
L’hypothèse envisagée est celle d’une sentence “étrangère” ou d’un jugement
étatique condamnant une partie à des dommages punitifs dont l’exécution est
recherchée en France.
En droit français, la question de la reconnaissance et de l’exécution des
sentences arbitrales sur le territoire est en grande partie soumise au droit international
conventionnel et, en particulier, aux dispositions pertinentes de la Convention de
New York de 1958.
Au titre de l’article V(2)(b) de cet instrument, un tribunal peut refuser la
reconnaissance et l’exécution sur son territoire d’une sentence arbitrale qui serait
contraire à son ordre public. Les juridictions françaises ont interprété l’exception
d’ordre public (inséré à l’article 1502-5 NCPC) comme faisant référence à l’ordre
public international français.
Le respect de l’ordre public international du for est également une condition de
la régularité d’un jugement étranger en droit international privé général. Il en est ainsi
en droit international privé français, selon une jurisprudence toujours d’actualité de la
Cour de Cassation de 1964 52.
En ce qui concerne la reconnaissance et l’exécution des jugements à l’intérieur de
l’espace judiciaire européen, tant la Convention concernant la compétence judiciaire et
l’exécution des décisions en matière civile et commerciale 53 que le règlement (CE) n°
44/2001 du Conseil du 22/12/2000 concernant la compétence judiciaire, la
reconnaissance et l’exécution des décisions en matière civile et commerciale, légitiment
le refus de reconnaissance et d’exécution d’un jugement rendu par le tribunal d’un Etat
membre par sa contrariété manifeste à l’ordre public de l’Etat requis 54.
Que l’on soit en présence d’un jugement étranger ou d’une sentence arbitrale, il
s’agit, dans les deux cas, de contrôler l’intégration de ce jugement ou de cette
sentence, dans l’ordre juridique du for et l’ordre public international dont il est
question ne peut être que l’ordre public international du for 55.
52
Cour de cassation, 07/01/1964, Revue critique de droit international privé, 1964, p.344, note
BATIFFOL, Journal de droit internationa., 1964, 302, note GOLDMAN, JurisClasseur Périodique, 1964, II. 13590,
note B. ANCEL, Grands arrêts D.I.P. n°42.
53
Convention de Bruxelles du 27 septembre 1968), J.O.C.E, 28/07/1990, N° C 189/2.
54
J.O.C.E L 12, 16/01/2001, 1. Ce règlement est entré en vigueur le 1er mars 2002 entre tous les États
membres de l’Union européenne à l’exception du Danemark.
55
Certains auteurs ont suggéré que le texte de l’article 1502-5 renvoyait à un "ordre public
réellement international", c’est-à-dire un ordre public qui aurait une véritable source internationale et dégagée
de la comparaison des exigences fondamentales de divers droits étatiques et du droit international public
(L. MATRAY : “Arbitrage et ordre public transnational”, Etudes Sanders, 241, s ; J.-H. MOITRY : “Arbitrage
international et droit de la concurrence, vers un ordre public de la lex mercatoria”, Revue de l’Arbitrage (1989),
3). Ainsi pour J.-B. RACINE, “la notion d’ordre public réellement international doit (...) être préférée car elle met
l’accent sur la nécessité de soumettre la sentence internationale à un contrôle fondé sur des conceptions ellesmêmes internationales” (J.-B. RACINE, L’arbitrage commercial international et l’ordre public, Paris LGDJ (1999),
Rev. dr. unif. 2005-4
755
Alexandre Court de Fontmichel
Cet ordre public international se définit traditionnellement comme les “ (…)
principes de justice universelle considérés dans l’opinion française comme doués de
valeur internationale absolue” 56.
L’ordre public international étant donc par essence évolutif afin d’être toujours
en adéquation avec la réalité sociale, juridique et politique, son contenu tiendra
nécessairement compte des constats et évolutions décrits plus haut.
En premier lieu, on a vu que la responsabilité civile était historiquement attachée
à l’idée de sanction. On en trouve d’ailleurs des traces dans la jurisprudence française
relative à la réparation et à la sanction des comportements anticoncurrentiels. En
deuxième lieu, le système juridique français connaît des dommages-intérêts qui ont
très certainement une vocation coercitive : il s’agit du mécanisme de l’astreinte ou de
celui de la clause pénale 57. En troisième lieu, la loi sur les nouvelles régulations
économiques admet sans aucun doute qu’un juge civil puisse condamner l’auteur de
certains comportements anti-concurrentiels à des amendes civiles afin de punir
l’auteur de la faute. L’article L 442-6 II de cette loi sanctionne certains comportements
commerciaux déloyaux comme, par exemple, l’abus de dépendance, la rupture
brutale des relations d’affaires ou l’insertion de clause abusive. En quatrième lieu, le
Conseil constitutionnel lui-même a estimé que des sanctions ayant un caractère de
punition pouvaient être prononcées par une autorité extrajudiciaire et même par une
autorité non juridictionnelle. En cinquième lieu un projet de réforme du Code civil
envisage expressément l’introduction de ce type de sanction dans notre droit. En
sixième lieu, aucun texte de droit international privé européen ou international ne
condamne le principe même des dommages et intérêts punitifs …
Aujourd’hui, il ne semble donc pas que le principe même de la punition, ni le
fait que cette sanction soit prononcée par un juge civil ou même par une personne
privée, puissent rendre les dommages-intérêts punitifs contraires à l’ordre public
international français.
Toutefois, comme le relève M. ORTSCHEIDT, raisonnant en matière d’arbitrage
international, “(…), ces constatations n’excluent pas que dans certains cas, l’allocation
477). Nous ne partageons pas cet avis. La finalité du contrôle est de savoir s’il convient de reconnaître
l’efficacité d’une sentence dans l’ordre juridique français, de la même manière que s’il s’agissait d’un jugement
étranger. Comme le souligne Mme IDOT, “(...) la mission (du juge étatique) est de contrôler la sentence pour
vérifier que son intégration dans un ordre juridique interne est possible et tolérable. Il est logique que ce
contrôle soit effectué par rapport à cet ordre juridique. L’ordre public international visé par l’article 1502-5
NCPC ne peut être que l’ordre public international tel qu’il est conçu en France” Cette conception fait écho à
celle de la Convention de New York de 1958 qui fait d’ailleurs référence à l’ordre public international de l’Etat
d’accueil de la sentence arbitrale (art. (2(b)) (L. IDOT, note sous Cour de cassation (1ère Civ.), 15/03/1988, Revue
de l’arbitrage (1990), 115). En ce sens également, voir Ph. FOUCHARD / E. GAILLARD / B. GOLDMAN, Traité de
l’arbitrage comercial international Litec Paris (1996), n° 1648.
56
Cour de cassation (Ch. civ.) 25/05/1948, R.C.D.I.P., 1949, 89, note BATIFFOL, S. 1949, 1 21, note
NIBOYET, J.C.P. 1948, II. 4532, note VASSEUR, Grands arrêts D.I.P. n°19.
57
La jurisprudence française admet d’ailleurs que l’arbitre puisse prononcer des condamnations au
paiement d’astreintes. Voir par exemple, Cour d’appel de Paris, 10/03/1995, Revue de l’arbitrage (1996), 143,
obs. DERAINS.
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Unif. L. Rev. 2005-4
La sanction des fautes lucratives par des dommages-intérêts punitifs et le droit français
de dommages-intérêts multiples ou punitifs par l’arbitre heurte l’ordre public
international français” 58. Ce sera le cas chaque fois que le montant alloué est excessif
et disproportionné par rapport à la gravité de la faute, c’est-à-dire in fine, lorsque le
principe constitutionnel de proportionnalité sera violé. Une telle remarque vaut
également pour un jugement étranger.
A notre avis, seul le caractère manifestement excessif de la condamnation devrait
entraîner une réaction du juge français de l’exequatur. Mais, même dans ces cas là,
rien ne devrait selon nous empêcher le juge de reconnaître ou de rendre exécutoire le
jugement étranger ou la sentence arbitrale internationale, en réduisant, s’il l’estime
nécessaire, les sommes allouées à titre de dommages-intérêts.
Reconnaître ce pouvoir de réduction des sommes allouées au juge de l’Etat
requis, serait sans doute un instrument d’intégration équilibrée et respectueux des
jugements étrangers et des sentences arbitrales internationales dans notre ordre
juridique, pour autant que cette prérogative puisse s’articuler convenablement avec
l’interdiction de réviser au fond les sentences arbitrales ainsi que jugements étrangers.
///
PUNITIVE DAMAGES FOR “FAUTES LUCRATIVES” AND FRENCH LAW
(Abstract)
Alexandre COURT DE FONTMICHEL, Doctor of Law; Barrister (Darrois Villey Maillot Brochier –
Paris); Lecturer at Université Panthéon-Assas (France).
A “faute lucrative” (fault committed for personal gain) is an act done with intent to cause
damage and with knowledge that damage will probably result, and the reckless acceptance of
such risk for monetary benefit. Punitive damages, in that they take account of the degree of
fault in setting damages, are regarded by many as an appropriate legal tool to penalise this type
of misconduct.
This article sets out, first, to analyse the salient characteristics of this type of sanction,
which has its roots in the Common Law tradition, and to compare it with the traditional
damage-award mechanisms and sanctions for “faute lucrative” in French law. One thing is
certain: French law, with its traditional civil law mechanisms and its application in tort law,
offers at best an imperfect response when it comes to penalising “faute lucrative”. Yet the need
to “punish” the offender, over and above the full coverage of the damage suffered by the
victim, makes itself felt both in theory and in practice. The author explores the response given
by French jurisprudence in both contract and tort cases, and offers a brief overview of the legal
solutions that have emerged so far, for example the Loi sur les nouvelles régulations
économiques of 15 May 2001. To award punitive damages might help to “raise the moral tone”
in matters of civil liability, and this is no doubt why a preliminary draft Act to reform the law of
obligations and limitation of action, which proposes to add punitive damages to the array of
sanctions that already exist in French law, was submitted to the French Justice Minister in 2005.
Second, the author seeks to establish whether the French legal system can bring punitive
damages into play with respect to domestic constitutional principles and to certain European
58
J. ORTSCHEIDT, La réparation du dommage dans l’arbitrage commercial international, Dalloz, Paris
(2001), n° 678.
Rev. dr. unif. 2005-4
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Alexandre Court de Fontmichel
private international law and private international treaty law instruments For example, the
question arises of whether punitive damages square with the constitutional principles of
legality and proportionality of sanctions. However, leaving the criminal justice aspect aside, a
flexible interpretation of these principles by the Constitutional Council would, in the author’s
view, show that there is in fact no incompatibility. The author also examines the “neutral”
stand on punitive damages taken by Community law and private international treaty law, in
particular in light of the current work on a draft regulation on the law applicable to noncontractual obligations (Rome II) or the text of the final act of the Convention on Choice of
Court Agreements signed at The Hague on 30 June 2005.
///
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Unif. L. Rev. 2005-4