Dérivés, composés... À propos des affixes

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Dérivés, composés... À propos des affixes
DÉRIVÉS, COMPOSÉS...
A PROPOS DES AFFIXES
Hélène BECIRI
C.I.E.L.
Université Paris 7 Denis Diderot
1. DÉRIVÉS - COMPOSÉS: UNE FRONTIÈRE FLOUE
Lorsqu'il s'agit de réfléchir sur les "mots composés", on est amené à se
poser la question préalable de la classification des unités lexicales: doit-on
prendre en compte les seuls composés au sens strict, ou bien inclure les
dérivés?
Je rappellerai donc pour commencer les catégories et critères de
classification cités par Tournier (85 et 88): ils reprennent l'analyse de Pottier
(62) et distinguent entre autres
- Les lexies simples, qui sont de 2 sortes:
• lexie primaire: ressentie comme un seul élément, "inanalysable en
synchronie"1 (Pottier 91);
• lexie dérivée (= lexie secondaire pour Pottier): avec affixe non
autonome; la lexie dérivée appartient ainsi au groupe des lexies
dites "simples", avec les lexies primaires.
1 Ou peut-être, plus précisément, "non analysé" en synchronie: qu'on pense à des
lexies simples, primaires, comme "maintenant": très facilement analysables, elles ne
sont pourtant jamais analysées.
Cahier du CIEL 1996-1997
- Les lexies composées : formées d'au moins deux éléments lexicaux
autonomes ( = unités du point de vue de la classe de mots).
Les autres catégories, qui ne nous concernent pas ici, sont les lexies
prépositionnelles (syntagme prépositionnels lexicalisés) et les lexies
complexes (tout le reste, y compris les phrases lexicalisées).
Dans le cas des formations à affixes, cette classification soulève
plusieurs problèmes. Il existe de nombreux exemples d'affixes qui deviennent
des unités lexicales (UL) autonomes: tels sont les préfixes "télé", "auto",
"micro", "bio",... mais aussi "ex" (cf. Sablayrolles 93), et même le suffixe
"isme": cf. "nous vivons la fin des ismes" (H. Arweihler, relevé dans NL4).
Inversement, on trouve aussi des UL autonomes qui s'utilisent
aujourd'hui majoritairement comme affixes: par exemple "manie", "phobie".
L'application de cette grille pose donc un sérieux problème de
classification pour les unités nouvelles: par exemple "téléchlorophorme"
(sans tiret) désigne la télévision qui anesthésie, "endort" les consciences:
s'agit-il d'un dérivé ou d'un composé? Même question pour "bio-industriel"
(cf. le "bio", les biotechnologies).
Le critère du trait d'union se révèle peu fiable, et même franchement
aléatoire. On rencontre des attestations de variantes graphiques en grand
nombre (de plus les sources orales montrent la limite de ce critère). Par
exemple on trouve indifféremment
autochauffant et auto-rétractable
bio-industriel et biolavandiculteur
micromarché et micro-puce
minimétro et mini-krach
narcodollar et narco-terroriste
télé-roman et télénovela
télé-tabloïde et téléchloroforme
etc...
L'importance de la presse (qui imprime habituellement des colonnes de
texte étroites) et le remplacement du "trait d'union" par le tiret typographique,
au fonctionnement très différent2, expliquent peut-être cette confusion
croissante.
Quoi qu'il en soit, il semblerait peu logique de traiter séparément ces
formations. D'où une attitude provisoire, pour ce tour d'horizon des
problèmes de l'affixation: j'ai décidé de prendre en compte et d'examiner, au
départ sans exclusive, toutes les attestations produites par une recherche
2 Cf notamment l'usage du "tiret conditionnel", qui ne s'affiche qu'en fin de ligne.
2
H. BÉCIRI- A propos des affixes
automatique dans la base NL6 du GRIL 3 , pour un certain nombre d'affixes,
qu'il s'agisse (au sens traditionnel) de dérivés ou de composés. Cette
classification pourra être revue ultérieurement, sur des données concrètes,
après étude en contexte.
2. LES "RÈGLES" D'AFFIXATION
Les locuteurs s'accordent généralement pour attribuer un ou plusieurs
"sens" aux éléments affixaux; c'est ce (ou ces) sens que l'on retrouve dans les
dictionnaires, et qui sont supposés guider l'interprétation des mots inconnus,
en permettant de combiner ce "sens" potentiel avec celui de la base, pour
aboutir à l'interprétation la plus plausible. Ainsi par exemple, à l'entrée
"para-", le Robert donne :
1. élément savant signifiant "à côté de ".
2. élément savant signifiant "protection contre".
Tout va plutôt bien si l'on considère des formations comme
"parapharmacie", glosable comme "[produits] "à côté de " (= qui ne sont pas
vraiment de) la pharmacie", "parapluie" (évidente "protection contre la
pluie") ou "parachute" (qui protège d'une chute [trop violente]); mais rien ne
va plus en revanche si l'on veut interpréter de cette façon "paranoïde",
"parapente", ou encore "parapet"!
Ceci remet-il en cause le principe des règles d'affixation? Pas du tout.
Simplement, ces règles ne sauraient s'appliquer rétroactivement. D'autres
phénomènes entrent en jeu si l'on considère la diachronie: emprunts anciens,
formations savantes... Par exemple, "parapet" vient de l'italien "parapetto"
(parare + petto); "paranoïde" n'est pas formé directement, mais dérivé des
formations savantes "paranoïa", "paranoïaque". Enfin, "parapente" n'est pas
formé directement avec "para" et "pente" mais par amalgame ("parachute" +
"pente"): il n'existe que parce que "parachute" (qui lui, est "conforme")
préexistait.
Donc si règles il y a, elles ne peuvent s'appliquer qu'au lexique
potentiel, pour un état de langue donné.
Si on prend l' exemple de "télé-", ce préfixe fonctionne sans problèmes,
avec le sens de "à distance", pendant une longue période, jusqu'au moment
3 Le GRIL est le Groupe de Recherches Interlangues en Lexicologie, rattaché au
CIEL et auteur de la revue "Néologie Lexicale", qui porte sur le français et l'anglais.
La base de données "NL6" contient les entrées publiées dans le dernier numéro de
"Néologie Lexicale", le n° 6, portant sur le français (ci-après, NL6). NL4 renvoie au
n° 4 de la même série.
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Cahier du CIEL 1996-1997
où quelqu'un invente un appareil, le baptise télévision - et le mot connaît le
succès que l'on sait. Ceci change les potentialités du préfixe, qui va former
des dérivés en rapport avec le champ lexical de la télévision (par ex.
"téléfilm"). Il en ira de même pour "micro", avec l'"invention" des microbes
et du microphone.
Ceci n'est pas uniquement vrai des préfixes: on trouvera aussi des
évolutions intéressantes dans le cas des suffixes; nous verrons plus loin
l'évolution de "-isme" (de "gaullisme" à "âgisme", via "racisme"/"sexisme")
et de "-ant" (d'"amusant" à "craquant" ou "éclatant").
D'où une première hypothèse: c'est par la médiation d'une forme affixée
"réussie" (= atteignant une grande diffusion) que l'élément affixal peut voir
évoluer ses potentialités combinatoires et sémantiques. Ce phénomène est
naturellement fortement ancré en situation: il dépend avant tout des
conditions réelles d'usage des mots, comme les autres phénomènes de dérive
sémantique en général.
Si l'on considère les affixes et les formes de base, le mouvement de la
créativité lexicale donne l'impression d'une dynamique à double sens:
- d'un côté les éléments affixaux, sous la pression du besoin de
dénomination, aident à créer de nouvelles UL
- de leur côté, certaines de ces UL vont faire évoluer les éléments affixaux
en modifiant leurs possibilités combinatoires et sémantiques
Ceci renforce le sentiment que les affixes peuvent "vivre leur propre
vie" (cf. Sablayrolles 93); leur statut n'est peut-être pas si éloigné de celui des
autres UL. J'ai tenté d'y voir plus clair en observant les contextes d'emploi de
certains néologismes à affixes contenus dans le dernier numéro de "Néologie
lexicale" (français, NL6).
Ces formes étant extrêmement nombreuses, je ne pouvais les examiner
exhaustivement. Je me suis donc limitée à certains affixes assez productifs,
pour l'essentiel aux formations utilisant les préfixes "auto-", "télé-" et "bio-",
ainsi que les suffixes "-able", "-ant" et "-isme".
Une première observation des contextes permet de repérer deux sortes
de phénomènes, ainsi que deux ordres d'analyse possibles - reste à voir s'ils
se combinent ou s'entre-expliquent: la recomposition sémique et le jeu des
rapports syntagmatiques sous-jacents.
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H. BÉCIRI- A propos des affixes
2.1. La recomposition sémique
Ce phénomène consiste en échange et transmission de potentialités
sémiques entre affixes et nouvelles UL.
Avec l'apparition de dérivés (ou pseudo-dérivés) à fort impact social,
politique ou culturel, un phénomène de transfert sémique se met en place. On
constate l'apparition de nouveaux sèmes, présents dans le dérivé "à succès"
(UL à grande diffusion), et qui vont s'intégrer à l'affixe pour être transmis par
lui aux nouveaux dérivés.4
Prenons l'exemple du suffixe "-isme":
greffon 1 (avant l'apparition de "fascisme" (1921)5 et "racisme"(1930-40 au
sens actuel):
on a
X isme où X = homme public (sème /x/)
et
Y isme où Y = doctrine, idéologie (sème /y/)
ex. machiavélisme, bonapartisme (x), idéalisme, communisme (y)
Les dérivés en "-isme", à ce stade, contiennent tous un sème de type /x/
ou /y/.6
greffon 2 : apparition, puis diffusion de "fascisme", "racisme"
on a toujours
X isme ( = )
Y isme
mais en plus
Z isme, où "-isme" présente une nouvelle potentialité
de sens:
[/y/ (doctrine, idéologie) + /z/ (agressivité, préjugé)]
greffon 3: apparition, puis diffusion de "sexisme" (v. 1965), évolution de
"chauvinisme" (dans le contexte sportif notamment):
[affaiblissement de /y/, renforcement de /z/ dans ces dérivés].
greffon 4: apparition de "âgisme"(1985, NL2), "jeunisme" (1988, NL4):
[effacement de /y/, maintien de /z/ seul dans ces dérivés].
4 Ceci ne veut bien sûr pas dire que les dérivés du premier modèle cessent d'être
produits. On se trouve bien en face d'une mutation par greffage (cf à ce sujet Vince
93).
5 Les dates d'apparition sont tirées du Robert Historique, sauf mention contraire.
6 Ce stade, choisi comme point de départ, n'est évidemment pas le premier état du
suffixe "-isme", dont on pourrait retracer l'histoire jusqu'au grec ancien. Seule
l'évolution récente nous intéresse ici.
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Cahier du CIEL 1996-1997
Paradoxalement, alors que les créations en "Z-isme" se développent, on
assiste à une mutation inverse chez les dérivés en "-iste", avec une
multiplication des formes "neutres", où le sème /partisan/ correspondant à /yz/ est effacé: par exemple antenniste, autoroutiste, graffitiste, minitéliste,
rmiste, tégéviste, tuciste, urgentiste, etc. (ces exemples sont tirés de NL4 et
NL6).
La parenté entre les deux affixes serait-elle en train de devenir
superficielle? Ou bien au contraire l'évolution peut-elle se poursuive en sens
inverse, avec l'apparition ultérieure de dérivés en "-isme"?
A ce propos, je voudrais verser au dossier un travail en cours de Robert
Perret 7 , concernant la langue anglaise, et qui porte entre autres sur les
nouveaux dérivés en -ism et -ist. En effet, après un décompte systématique
des paires de dérivés de création récente, comme par exemple sexism/sexist;
il remarque que, contrairement à ce qu’on pouvait attendre, la majorité des
paires incomplètes le sont par absence du dérivé en -ist. En effet, sur 23
paires potentielles, seulement 8 sont réalisées8. 11 paires incomplètes le sont
par l’absence du dérivé en -ist , contre 4 seulement pour le dérivé en -ism.
Enfin, dans les huit paires complètes attestées, c’est toujours le dérivé en
-ism qui est attesté en premier (voir note 8 pour les dates).
Le fait que cette étude porte sur l’anglais, et qu’elle se limite aux seuls
dérivés à valeur agressive ou polémique ne permet naturellement pas de
trancher en ce qui concerne le français. La question demeure donc entière, et
les paris sont ouverts sur la valeur sémantique, partisane ou non, de ces
éventuels dérivés en -isme.
2.2. Les rapports syntagmatiques sous-jacents
Ils semblent pouvoir évoluer aussi en termes de greffage. Prenons
l'exemple du préfixe "-ant" sur certains verbes transitifs, que j'appellerai
faute de mieux "provocateurs de sentiment"9. Par couches successives,
certaines nouvelles créations en "-ant" vont voir progressivement se modifier
ces rapports syntagmatiques sous-jacents.
7 Article à paraître dans Néologie Lexicale n°7.
8 Il s’agit, dans l’ordre d’apparition, des formes suivantes: sexism/sexist (70),
agism/ist (70/74), classism/ist (71/86), heightism/ist (71/87), chauvinism/ist (72/75),
speciesism/ist (75/78), heterosexism/ist (85/86), fattism/ist (88/89).
9 Ces verbes peuvent être transitifs ou intransitifs. Leur point commun est que dans
tous les exemples cités, c'est l'humain - qu'il soit sujet ou objet - qui est l'"affecté" (au
sens des cas profonds de Fillmore).
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H. BÉCIRI- A propos des affixes
Examinons ces différentes étapes.
greffon 1 (branche de départ):
V -ant (adj. verbal): "qui V" , avec objet direct animé (chez qui on
suscite un sentiment)
ex: effrayant (1539), charmant (1550), amusant (1694), etc
= qui effraye, charme, amuse...
greffon 2:
V -ant: "qui V" (idem), ou "qui fait qu'on se V" (réflexif)
ex.: enthousiasmant (1845), rasant (1851), barbant (1907)
= qui (vous) enthousiasme / qui fait qu'on s'enthousiasme
= qui (vous) barbe / qui fait qu'on se barbe...
greffon 3:
V -ant: "qui fait qu'on se V" (réflexif), uniquement
ex. marrant, poilant (1901), bidonnant (1950), éclatant (1988, NL4)
= qui fait qu'on se marre, qu'on s'éclate...
greffon 4:
V -ant: "qui fait qu'on V" (V de sentiment, employé absolument)
ex. râlant (1930), rageant (1949), craquant (1987, NL4), planant (non
daté), flashant (non répertorié)
= qui fait qu'on râle, qu'on rage, qu'on craque, qu'on flashe...
N.B. Le phénomène semble limité actuellement aux formes issues de
verbes de sentiment néologiques: je n'ai pas rencontré de formes "*rigolant",
"*exultant", "*pleurant" employées dans ce sens. Cela paraît logique,
puisque lorsque la forme existe elle est déjà employée au sens actif; le
résultat serait donc automatiquement ambigu (cf. par exemple écumant,
fondant, pleurant, réagissant, tempêtant...).
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Cahier du CIEL 1996-1997
Le greffage par affixes peut se schématiser ainsi :
Aff X
(etc)
Aff X
UL d'arrivée (dérivée)
[mot à succés : souligné]
UL de départ
Unité combinante
mot A
A-X
mot B
B-X
b
(etc)
mot C
C-X
b
mot D
D-X
b
mot F
F-X
e
mot G
G-X e
mot H
H-X
mot E
Aff X
e
(etc)
[si récursif :]
e
E-X
e
e
Aff X h
mot I
I-X h
(etc)
mot J
J-X h
e
L'affixe "X", dans un état de langue donné, se combine avec des unités
lexicales existantes pour former une série de dérivés (A-X, B-X, etc).
Le dérivé B-X connaît un succès particulier, et se trouve à l'origine d'un
embranchement: l'affixe va se charger d'une partie du sémantisme de B
(matérialisé par le "b" en exposant) et former de nouveaux dérivés en rapport
avec le champ sémantique de B-X.
Parallèlement, la dérivation en X "normale" peut naturellement
continuer.
Un nouvel embranchement peut ensuite se créer (ici, en E-X); l'affixe
se charge alors d'une partie du sémantisme de E, et peut continuer à dériver
comme ci-dessus. Mais le phénomène peut aussi être récursif, si l'un de ces
dérivés connaît à son tour le même destin: les nouveaux dérivés peuvent alors
porter une double charge sémantique (matérialisée par l'indice et l'exposant
correspondant aux unités lexicales de départ).
Théoriquement le processus n'a pas de limites; on conçoit cependant
que les traces de recomposition sémique se brouillent et deviennent très
difficiles à déceler au-delà de trois à quatre cycles, comme c'est le cas pour
les autres phénomènes linguistiques de récurrence.
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H. BÉCIRI- A propos des affixes
3. PROBLÈMES DE CLASSIFICATION / CATÉGORISATION
La recomposition sémique et le jeu syntagmatique apparaissent au
départ comme deux processus très différents. On peut se demander comment
ces deux types de phénomènes répartissent leur influence sur les affixes.
Plusieurs possibilités se présentent à l'esprit :
On pourrait penser tout d'abord à une opposition
préfixes (= recomposition sémique) / suffixes (= jeu syntaxique)
C'est le cas de "auto", "bio", "télé" (préfixes, recomposition sémique),
et de "-able", "-ant" (suffixes, jeu syntaxique).
Mais on relève plusieurs incohérences, par exemple:
- "-isme" met en jeu les sèmes et non les relations syntaxiques
- c'est la même chose pour "-mania"
Enfin, certains préfixes ne présentent aucune trace de recomposition
sémique: par exemple "re-", "dé-", etc.
Deuxième hypothèse:
"formes vides" = jeu syntaxique / "formes pleines" = recomposition
sémique
Ex. "-able", "-ant", qui sont des formes "vides", peuvent donner lieu à
un jeu syntaxique, et "bio-", "télé-", "-mania"..., qui sont "pleins", se
prêtent à la recomposition sémique.
Mais ici encore, il y a des problèmes: par exemple "-isme" (dont nous
avons vu plus haut le comportement) n'est pas vraiment un affixe
"plein"!
Une troisième hypothèse consisterait à voir si les unités sont "reliées" (et
comment) à des composants de type Verbal / Nominal.
Par exemple, "bio-", "narco-", "-isme", "télé-", qui dérivent sur des
noms10 , présentent tous, et uniquement, des modifications sémiques,
alors que "-able" et "-ant", qui dérivent sur des verbes, ne mettent en jeu
que la syntaxe.
N.B. On peut objecter que certains dérivés comme "-able" semblent
précisément "changer de base": "-able" dérive aujourd'hui sur des noms (au
lieu de verbes); voir "goncourable", "premier-ministrable", "opéable". De
même, on trouve "-ant" dans "volumant" [= qui donne du volume].
Mais pour interpréter correctement ces formes on doit postuler la
présence d'un élément verbal sous-jacent, de type verbe support (qui peut
devenir x/ être élu x/ obtenir x/ être victime de x..., qui a pour effet x).
10 Bien sûr on peut toujours former un verbe ultérieurement.
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Cahier du CIEL 1996-1997
L'élément pertinent n'est pas en surface, mais dans la structure sémantique
profonde.
La répartition des phénomènes semble ainsi s'ordonner assez
logiquement sur une des lignes de force de la structure de phrase française
(indo-européenne): l'élément nominal sous-jacent prenant en charge le
désigné et l'élément verbal sous-jacent la gestion des relations syntaxiques.
Mais ce serait compter sans un cas épineux: celui du préfixe "auto-".
Le cas de "auto-"
Le préfixe "auto," qui peut entrer dans deux parcours dérivationnels,
devrait alors entrer dans une catégorie hybride. On observe en effet pour ce
préfixe les deux sortes de phénomènes : jeu syntaxique sur la réflexivité dans
les dérivés verbaux, et par ailleurs recomposition sémique dans les dérivés
nominaux en rapport avec l'automobile ou l'automatisation.
On peut comparer par exemple
• dérivés verbaux: s'autoblanchir, s'autocélébrer, s'autoglorifier, et
aussi s'autobonimenter [= vanter exclusivement ses produits],
s'autolaver le cerveau (NL4); et verbaux nominalisés: autoamnistie,
autoblanchissement,
autocréation,
autocitation,
autogénocide, et aussi autoréforme (NL4)
• dérivés nominaux: auto-immobilisation [= quand les autos sont
immobiles], automobilisation [= société de l'auto], et aussi
autolaveuse [= auto+laveuse], autobalayeuse [= auto+balayeuse]
(NL4; il s'agit de deux engins de la Comatec).
Cet affixe devrait-il donc être scindé en deux éléments aux
fonctionnements différents? En fait, rien n'est simple: considérons par
exemple les différents emplois possibles, tous plausibles, de autolavage:
- un X se lave soi-même
- lavage automatique (par une machine)
- lavage d'une automobile
...ou même l'emploi en triple jeu de mots, dans une station service: "lavez
vous-même votre auto avec notre machine automatique"!
Nous nous retrouvons ainsi avec plus de questions que de réponses. Si
la troisième hypothèse semblait résister mieux que les autres à une première
analyse, l'étude de "auto-" a montré toute la complexité du problème; une
étude plus complète reste à faire pour valider ou invalider cette hypothèse. Il
faudrait faire le tour des principaux affixes pour vérifier sur des formations
attestées que la classification tient la route. Il reste surtout à trouver une
articulation entre les deux ordres de phénomènes.
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H. BÉCIRI- A propos des affixes
4. L'INTERPRÉTATION DES DÉRIVÉS: LEUR SENS EST-IL CALCULABLE?
L'approche du problème est bien sûr différente selon qu'il s'agit d'une
interprétation humaine ou automatique. Je me limiterai pour l'instant aux
problèmes de l'interprétation humaine - supposant par exemple un récepteur
humain qui lit ou entend pour la première fois une formation affixée
néologique en contexte.
Pour certains affixes plus ou moins monosémiques, on pourrait penser en étant très optimiste - qu'il n'y aura pas de problème majeur, le sens
pouvant se calculer à partir de la base et de l'affixe. Ce pourrait être le cas par
exemple pour "dé-" ou "re-"... (à ce point de mon exposé, les nombreuses
contestations de l'auditoire m'ont amenée à avouer: d'accord, c'est sans doute
encore plus compliqué que cela!) Pour les affixes dits "polysémiques", en
tout cas, le problème reste entier.
On a vu les difficultés liées à certaines UL anciennes ou empruntées
(type "parapet"). Ces formes sont non pas des exceptions à une règle non
encore formée ou non pertinente pour eux, mais bien des cas particuliers à
traiter comme tels: ces unités seraient à inclure dans un dictionnaire spécial.
Il s'agirait donc d'un problème de compilation, assez peu différent pour
l'humain et la machine.
Reste le problème
- des unités lexicales répertoriées, à affixe dit polysémique, et surtout
- des nouvelles formations impliquant ces affixes.
Peut-on découvrir et valider des règles de formation pour le lexique
potentiel dérivable à partir de chaque affixe, et qui en permettent
l'interprétation?
Le problème des mots hors contexte est posé notamment par l'étude sur
les dérivés en "auto-" (Dugas, in la productivité lexicale, Langue Française
déc. 92). Si les potentialités du préfixe "auto-" sont très finement décrites, en
revanche l'évaluation et l'interprétation des nouvelles formations sont
évoquées de façon très allusive. En particulier, on ne sait pas si les tests
d'acceptabilité portent sur les mots isolés ou en contexte; on les suppose hors
contexte, puisque ces formations n'ont pas été recensées (l'auteur parle à ce
propos de "lexies du même paradigme qu'on n'a pu enregistrer"). Mais en
l'absence d'un usage réel, les potentialités de sens ou même l'acceptabilité de
telle ou telle formation deviennent très difficiles à évaluer.
Dans cette perspective, un véritable contexte d'usage semble plus que
pertinent: indispensable à l'interprétation (quoique pas toujours suffisant,
surtout s'il est tronqué).
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Cahier du CIEL 1996-1997
Je vais tenter d'illustrer à ce propos une démarche interprétative11, étant
bien entendu qu'il s'agit toujours ici d'interprétation humaine, et non
automatique.
Deux possibilités se présentent:
- soit il s'agit d'une UL dont la forme est inconnue du récepteur: par
exemple biopack
- soit la forme est connue, mais employée dans l'énoncé de façon telle que
l'interprétation habituelle est impossible (par exemple un "T-shirt
craquant" dans une publicité).
Quelles sont les procédures d'interprétation mises en oeuvre dans
chaque cas?
L'observation d'un corpus de néologismes (voir ci-après, en annexe) et
la recherche d'indices interprétatifs permettra de s'en faire une première idée,
et notamment d'observer
- l'apport essentiel du contexte d'emploi, textuel et pragmatique, pour
cerner la valeur de l'affixe12
- la complexification croissante de cette "valeur" attribuée à l'affixe.
En étudiant l'interprétation de vrais néologismes, très récents (donc le
plus près possible de l'état de langue considéré), on pourra peut-être voir si
les rapports du mot et de son contexte permettent de calculer le sens
(combinatoire sémantique), et si oui quels sont les types de relations en
cause: sémiques, syntagmatiques, ou encore les deux .
J'ai regroupé en annexe une série d'exemples qui illustrent assez bien
les différents types de parcours interprétatifs observés 13. Lors de l'exposé oral,
j'avais fourni les listes complètes correspondant aux affixes considérés, qu'il
s'agisse de formations avec ou sans glissement sémantique. J'ai dû ensuite
abréger ces listes pour les besoins de la publication: les contextes non
explicitants ou trop brefs, en particulier, n'ont pas été reproduits, de même
que les exemples de formations "standard" en "-able" ou "-ant" (= celles qui
ne présentent pas de jeu syntagmatique). Les usages les plus remarquables
seront ainsi, je l'espère, plus directement perceptibles. On pourra notamment
mieux évaluer la faible proportion d'indices interprétatifs formels
(définitions, exemples ou autres) par rapport aux indices isotopiques ou
11 Sur la démarche interprétative, voir Rastier (87) et (91).
12 Rastier (91) considère le contexte comme "l'ensemble des instructions contenues
dans le texte qui permettent d'identifier un sémème et les traits qui le composent.
Ajoutées aux instructions formulées d'après l'entour (ou contexte non linguistique, dit
parfois pragmatique), elles constituent le parcours interprétatif relatif au sémème
considéré".
13 J'ai déjà tenté précédemment quelques analyses sur cette base (interprétation de
néologismes en contexte): sur les différents types d'indices interprétatifs, voir Beciri
(94).
12
H. BÉCIRI- A propos des affixes
situationnels rencontrés. Ceci confirme s'il en était besoin qu'"une bonne part
de notre compétence lexicale est acquise par inférence à partir de contextes,
sans recours à des définitions explicites en bonne et due forme" (Rastier 91,
p. 160).
On trouvera en annexe, et dans l'ordre suivant:
1. Des exemples de recomposition sémique (voir entre parenthèses les
principaux sèmes concernés), avec les affixes
bio- (vivant, "biologique", biographie)
télé- (à distance, télécommunications, télévision)
2. Des exemples de jeu syntagmatique, avec
-able: que l'on peut V; qui peut [devenir] N
(cf. goncourable, premier-ministrable, présidentiable, nonopéable)
-ant: qui V qqn (objet animé); qui fait que qqn se V ; qui fait que
qqn V (cf. barbant, éclatant, craquant)14
J'ai tenté de classer les contextes d'emploi selon les sèmes en jeu (pour
la catégorie 1), ou le type de relations syntaxiques sous-jacentes (pour la
catégorie 2). Le classement se fait sans trop de difficulté lorsque le contexte
permet les mises en relation nécessaires:
• soit par le contexte linguistique: identification des isotopies,
repérage des lexies "déclencheurs" et des "lexies-clés"15 : cf. par
exemple télévendeur, télémaniaque, téléphobie, bio-industriels.
• soit par les informations visuelles ou l'entour pragmatique :
cf. par exemple télécoque, biolavandiculteur.
Mais on repère très vite des contextes "à problème" (signalés par (!)
dans la liste): voir par exemple
télésexe (à distance + par téléphone ou Minitel);
cabines télésurveillées (à distance + par le réseau Télécom);
biocapteur (vivant + nature + biotechnologique)
On assiste à un empilement des valeurs, véritable greffage sémique.
On constate en outre une différence dans le rôle joué par les lexies
déclencheurs: si elles jouent bien leur rôle de marqueur d'isotopie dans le cas
14 J'ai également inclus dans le corpus d'autres formations en "-ant" intéressantes à ce
titre, telles que détranspirant, diplomant ou volumant.
15 Les lexies déclencheurs sont en italiques dans les contextes; les lexies-clés
éventuelles figurent entre crochets, à la suite du contexte. Les niveaux d'isotopie
repérés sont indiqués en regard pour chaque contexte. Voir Beciri (94) pour plus de
détail.
13
Cahier du CIEL 1996-1997
de la recomposition sémique, en revanche pour les phénomènes de syntaxe,
elles n'éclairent en fait que la base du dérivé. C'est le cas par exemple dans
palmable: grâce à des lexies comme "la Croisette", "film" ou "prix du jury",
on comprend bien que l'élément "palm-" renvoie à "palme d'or", mais ensuite
tout reste à faire! Rien en effet dans ces lexies elles-mêmes ne nous dit que le
verbe "palmer"16 n'est pas possible dans un tel contexte.
Ceci m'a amenée à formuler une nouvelle hypothèse, à savoir : il
existerait deux procédures d'interprétation distinctes, tour à tour à l'oeuvre
selon la nature du phénomène en jeu.
• Une interprétation par mise en relation des deux parties du mot
composé nécessiterait bien une recomposition sémique .
On peut le vérifier par exemple avec les contextes de téléfrustrés
(spectateurs frustrés parce que privés d'une chaîne [de télévision], et de
téléopérateur (personne qui fait du marketing [par téléphone]).
Même chose pour le contexte de "jeunisme" (isotopie de niveau 3), que
je reproduis ici car il ne fait pas partie du corpus:
Ce tableau d'honneur [de la rédaction du Nouvel Observateur] est subjectif. Et il
n'est pas exhaustif. Autre signe particulier: les élus de notre rédaction ne l'ont
pas été d'après leur âge. Pas de "jeunisme".
> En effet, pour être à la mode dans certains milieux journalistiques, il
faut être [jeune].
• Au contraire, les phénomènes mettant en cause les relations
syntaxiques demanderaient une interprétation par élimination du
schéma actantiel attendu au profit d'un autre à construire.
De deux choses l'une, en effet, dans ce type d'exemples: soit l'élément –
supposé verbal – sous-jacent est non attesté ou inadapté au contexte,
soit la situation fait que le schéma actantiel qui correspond à la
construction attendue ne peut pas être vérifié. Dans un cas comme dans
l'autre, on n'a alors pas d'autre choix que de valider le changement de
relations syntaxiques17, et ce sous peine de non sens.
Il en va ainsi par exemple pour
16 à l’exception de la forme de pp adj. “ palmé ”. Si en français moderne on parle
sans problème d’un auteur “ palmé à Cannes ”, on ne dira sans doute pas ? “ Le jury
l’a palmé à l’unanimité. ” On note une fois de plus ici le comportement particulier du
pp adj. néologique, seule forme admise d’un verbe encore non attesté.
17 Précisons, avec J.C. Anscombre et D. Leeman, qu’on ne peut évidemment pas
“ définir les adjectifs en -able uniquement à partir de critères morphologiques ou
syntaxiques ”. La valeur sémantique, largement normative, du suffixe, conserve bien
sûr ici un rôle déterminant.
14
H. BÉCIRI- A propos des affixes
goncourable: on ne peut pas "*goncourer" un auteur, mais on peut lui
décerner le prix Goncourt.18
palmable: on ne peut pas "palmer" une oeuvre, mais on peut lui
accorder la palme d'or.
craquant: si on est sûr que le T-shirt ne peut pas "craquer" (du moins
pas dans un document publicitaire!), alors c'est qu'il fait craquer
quelqu'un - seule autre relation syntaxique possible.
L'interprétation passerait donc ici, quoique non exclusivement, par
l'élimination de la structure syntaxique non pertinente.
Bien sûr cette hypothèse demanderait à être confrontée à d'autres
contextes d'emploi, pour qu’en soient testées la validité et les limites.. Mais
dans le cadre du corpus observé, elle semble souvent permettre une
interprétation correcte, même en l'absence d'autres indices.
Pour les formations à affixes comme pour les autres néologismes, on
voit une fois de plus que c'est le contexte qui permet de construire le sens non seulement le contexte d'emploi immédiat, mais aussi, dynamiquement,
l'ensemble des contextes similaires ou apparentés auxquels le récepteur a pu
être exposé précédemment. Le calcul du sens ne saurait donc être une
mécanique simple. On peut dire que chaque interprétation met en jeu
l'ensemble de notre expérience linguistique, et c'est ce qui en rend la
modélisation si ardue, et si passionnante.
18 Anscombre et Leeeman citent entre autres l’exemple de goncourable, pour en
conclure que dans ce cas “ l’adjectif qualifie en fait la réalisation de l’objectif visé [...
Un auteur] est goncourable s’il peut obtenir le Goncourt (et non le manquer) ”.
15
Cahier du CIEL 1996-1997
OUVRAGES CITÉS
LE ROBERT, dictionnaire d'aujourd'hui, sous la direction d'Alain Rey (1992)
LE ROBERT, dictionnaire historique de la langue française, sous la direction d'Alain
Rey (1992)
J.C. ANSCOMBRE et D. LEEMAN , La dérivation des adjectifs en -ble:
morphologie ou sémantique? in Le lexique: construire l’interprétation, Langue
Française n° 103 (1994)
H. BECIRI, "Néologismes "spécialisés" dans les media et la vie quotidienne: aspects
morphologiques et sémantiques", in Néologie Lexicale n°6 (1994)
A. DUGAS, "Le préfixe auto-", in La productivité lexicale, Langue Française n° 96
(1992)
B. POTTIER, Introduction à l'étude des structures grammaticales fondamentales
(1962) ; "La lexie: une mise au point nécessaire", in Linguistica Computazionale
VII (1991)
F. RASTIER, Sémantique interprétative (1987) ; Sémantique et recherches
cognitives (1991)
J.F. SABLAYROLLES, "Fonctions des néologismes", in Cahiers du CIEL (1993)
J. TOURNIER, Introduction descriptive à la lexicogénétique de l'anglais
contemporain (Paris-Genève, 1985) ; Structures lexicales de l'anglais (1991)
J. VINCE, La métasémie, in Néologie Lexicale n°5 (1993)
ANNEXE: LISTES DES FORMATIONS EN CONTEXTE
Conventions utilisées
Les symboles entre parenthèses précédant le contexte désignent le type d'indices
interprétatifsdominant (je rappelle qu'ils ne sont pas mutuellement exclusifs).
- (F) signale un ou plusieurs indices interprétatifs formels (= équivalence, exemple(s)
ou définition présents dans le contexte, où ils sont soulignés).
On peut noter qu'à une exception près ("détranspirant", qui est lui-même un cas
limite), les contextes des formations à jeu syntagmatique ne présentent aucun
indice interprétatif formel, mais seulement des indices de nature isotopique.
- (N1) , (N2) ou (N3) signale les indices interprétatifs isotopiques, avec le niveau
d'isotopie repéré
( = isotopie de niveau 1, 2 ou 3).
- (Ill.) signale un ou plusieurs indices visuels
- (Sit.) signale un ou plusieurs indices situationnels.
- (!) marque les contextes des formations à problème (glissement / recouvrement
sémantique)
16
H. BÉCIRI- A propos des affixes
> (après le contexte) explicite, sous forme de propositions, les connaissances
idiolectales ou extralinguistiques nécessaires à
l'interprétation des indices
isotopiques de niveau 3.19
Annexe I : Contextes des formations en "télé(-)"
I. Vrais dérivés, avec préfixe "télé(-)"
Sème "à distance":
(N1) La télémédecine passe par la formation [...] Il faut que le médecin puisse
intervenir à distance par le diagnostic.
(!) (N2) Nous savons tout ce qui se passe dans les publiphones. Tous nos publiphones
sont télé-surveillés: durée des communications, paiement avec une carte erronée.
Mais nous n'écoutons pas les communications!
[à distance? par le réseau Telecom?]
(N3) A Demange-aux-Eaux, un village de cinq cents habitants dans la Meuse, où
PBS a créé son premier site de télésecrétariat en 1981, le dépeuplement a été stoppé,
les commerces se sont épanouis.
> l'exode rural provient du manque de travail sur place.
Si le village ne se dépeuple pas, c'est que les gens ont trouvé du [travail à distance].
(N3) L'A11 (L'Océane) [...] a installé un système de "télépéage" dynamique adapté
aux voitures de tourisme ainsi qu'aux petits utilitaires.
> sur l'autoroute, le paiement se fait en général sur place, et prend du temps.
Pour gagner du temps, on ne paie pas sur place, mais [à distance].
(!) (Ill.) Avec la télécoque de Meliconi protégez votre télécommande [publicité,
image].
[commande à distance? télévision?]
Sème "télévision":
(N1) Deux télés seulement par foyer, mais c'est une plaisanterie pour les
télémaniaques, les vrais!
(N1) Impeccable! Le câble à Paris, c'est parti. Ils seront bientôt plus de dix mille
privilégiés à rejoindre cette année le réseau et ainsi recevoir dix-sept chaînes de
télévision. Téléphages et zappeurs en folie auront bien du mal en 1988 à se délivrer
de leurs chaînes.
19 Pour plus de détail sur les différents types d'indices interprétatifs, voir Beciri 94
17
Cahier du CIEL 1996-1997
(N1) (F) D.T. - Et ils ne regardent jamais la télé? J.-C.L- Effectivement, dans leur
immense majorité, ils ne la regardent pas. Ou presque pas. D.T. Peut-on imputer cette
téléphobie à leur milieu familial? J.-C.L. - Partiellement.
(N2) Désormais, avec la mise en service de ces 22 nouveaux émetteurs, plus de 43
millions de téléspectateurs reçoivent La Cinq et 41 millions, M6. Nous poursuivons
le développement de notre réseau pour qu'il n'y ait plus de téléfrustrés.
(N2) Ciné-Cinéma (chaîne de téléphiles) connaît également un vif succès.
(N2) Jean Piat va jouer dans "Les Jeunes Filles", une télésuite en deux parties,
d'après le roman de Montherlant.
(N2) Héritiers des Américains, puis des Brésiliens, dans la production à la chaîne de
méga-séries, télé-romans et autres "soaps" savoureux, les Australiens ont un nouvel
atout dans leur jeu: l'exotisme.
(N3) Il est au moins une catégorie - parmi eux - qui voit sans chagrin disparaître la
suprématie pivotesque: les petits libraires qui, depuis quinze ans, se voyaient envahis
le samedi matin par des télémaniaques pavloviens en mal de lecture dominicale
venant chercher un livre sans se souvenir ni de l'auteur ni du titre, parce qu' "hier soir
chez Pivot"...
> Bernard Pivot anime une célèbre émission de [télévision].
(N3) Pour les lecteurs de " l'Equipe", le feuilleton Bez-Tapie, c'est "Dallas" sur fond
de pelouse verte.[...] La guerilla aurait pu continuer des années. Et servir de scénario
pour une télénovela.
>"Dallas" est un feuilleton [télévisé] grand public.
(N3) Robert Stack, celui qui restera toujours dans le coeur des téléphiles joue
régulièrement au polo, au tennis.
> Robert Stack est un acteur célèbre pour ses rôles à la [télévision].
(!) (F) Les sondages - ou plutôt les téléquestionnaires, puisque la commission des
sondages ne reconnaît ce titre à aucun d'entre eux - permettent de réaliser ce qu'aucun
journaliste ne fait: sanctionner. Les chaînes privées l'ont bien compris, qui, en
adaptant le produit à leur logique commerciale, participent à cette fièvre des
sondages-minute.
[à distance? sur la télévision?]
Sème "télécommunications":
(N1) Phonepermanence recrute pour actions de marketing téléphonique en journée et
soirée 100 télévendeurs (euses) Bonne élocution. Annonces quartier - journal gratuit.
(N1) Les téléenquêteurs qui réalisent des études de marché par téléphone forment
l'aristocratie de la profession.
18
H. BÉCIRI- A propos des affixes
(N1) "Phonistes", télévendeurs, téléacteurs, télénégociateurs, ou "VRP des ondes",
ils sont quinze mille environ à avoir travaillé l'année dernière dans l'une des trois
cents écuries de marketing téléphonique actuellement répertoriées en France.
(N1) Pour la plupart des téléopérateurs, - salaire oblige - le marketing téléphonique
reste avant tout un petit boulot.
(N2) Opérationnel depuis deux mois, un Téléport jumelé avec Osaka, institue sur le
site une des premières zones franches de télécommunication en France, qui permettra
aux entreprises invitées à s'installer d'accéder au réseau international de satellites à
des tarifs préférentiels.
(N2) H2A Télémarketing recherche téléacteurs téléactrices dynamiques et motivés
pour prise RV enquêtes, réception d'appels mi-temps plein temps. Annonces Campus
(!) Vidéoposte, vos comptes à domicile par Minitel. Un Minitel, un téléphone et LA
POSTE est chez vous. Vidéoposte plus [...] vous donne accès à 5 prestations très
utiles pour 20 F mensuels: la téléconsultation; le télévirement; la télécommande; la
téléinformation; la messagerie.
(!) (F) Pour devenir aussi familier et utile au grand public que son homologue écrit le
Vidéotex, l'Audiotex manque encore d'un cadre juridique et technique adapté, d'un
mode d'accès simple, sans apprentissage et sans abonnement. Dans le kiosque
téléphonique actuel (numéros surtaxés commençant par le préfixe 36-65), la durée
des messages est limitée à deux minutes, la " télé-convivialité" (dialogues anonymes
et en direct) est interdite et l'utilisateur paie plus cher s'il appelle de plus loin. Ce
kiosque est de plus, régional.
[à distance / par téléphone]
(!) (F) La téléphonite. C'est le marché du répondeur téléphonique: les ventes ont
doublé depuis deux ans, et l'interrogeable à distance fait des ravages chez les
utilisateurs. C'est aussi le Minitel: l'objet culte de ces dernières années. Pratique, il est
le compagnon des esseulés.
[à distance / par téléphone]
(!) (F) Oui, en apparence, le "désir" est partout, sur les kiosques et les affiches, sur
les écrans des Minitels. Seins, fesses, postures. Le sexe est à la une des murs de la
ville. C'est l'amour propre, comme dirait Martin Veyron, par antiphrase, et c'est très
rentable. Voici le temps du télésexe, le sexe à distance. Par téléphone ou Minitel.
[à distance / par télécommunications]
(!) [On peut désormais payer par téléphone ou par Minitel] Cette expérience aurait
déjà reçu un bon accueil, assure Christiane Russignaga, responsable de la monétique
à la SNCF et en charge de ce projet de télépaiement.[...] Il s'agit en effet de la
première expérience de paiement à distance "sécurisée", c'est-à-dire qui empêche, ou
en tout cas limite considérablement, les risques de fraude.
19
Cahier du CIEL 1996-1997
[à distance / par télécommunications]
II. Pseudo-dérivés, formés sur néologisme en "télé" + suffixe
sur "télécopie"
(N1) Dans la rue, nos boîtes aux lettres jaune et bleu, dans lesquelles nous expédions
nos cartes postales, vont faire grise mine devant le " point fax". Une cabine "
télécopique ": car celui-ci, installé sur un trottoir, nous permet désormais d'envoyer
une télécopie dans la France entière avec l'assurance que son destinataire la reçoive
en direct.
sur "télécarte"
(N1) Intéressés puis séduits par leurs télécartes, les consommateurs français furent
alors atteints du syndrome qui sévissait déjà au Japon: la télécartomania. Ils se
mirent brusquement à les collectionner.
III. Autres formations dans cette catégorie
- contextes insuffisamment explicitants
téléprospectrice, télémarketing, télésite, téléexistence, téléexistentialisme, télé-achat,
téléagrandisseur, téléprédicateurs, téléphobe.
- syntagmes néologiques, jeux de mots , créations marginales
télématique vocale, téléphone intelligent, télévision miroir, télé-poubelle, télétabloïde, télé(vision)-réalité, télé-spectacle, télé-vérité, téléchloroforme, télévicié.
Annexe II : Contextes des formations en "bio(-)"
vie / vivant (biologie)
(F) En 1985, le Centre international de l'eau de Nancy, ou NANCIE, s'est lancé dans
un vaste programme de recherche [...] Ce programme, baptisé "Biofilm", devait
étudier l'encrassement des conduites par les bactéries qui tapissent l'intérieur des
tuyaux en une fine pellicule que l'on appelle précisément "biofilm".
(F) Les "biogénètes" qui cherchent à fabriquer la vie et qui font dans ce sens
d'énormes progrès, nous apprennent que la vie ne pouvait guère manquer de naître sur
terre, en raison de l'eau qu'elle contient et de sa distance au soleil.
(N1) De la lente évolution chimique qui, partant de l'inerte, a conduit aux premiers
systèmes vivants, nul ne possède encore le scénario. C'est à résoudre cette inconnue
essentielle que s'est attelé, la semaine dernière, le troisième colloque international de
bioastronomie, qui se tenait du 18 au 23 juin à Val Cenis (Savoie).
20
H. BÉCIRI- A propos des affixes
(N2) Margret Augustine, l'architecte canadienne directeur du projet Biosphère 2
[expose quelques difficultés] Les futurs biosphériens préféraient cohabiter avec des
papillons qu'avec des moustiques. Les biologistes ont tranché: les moustiques sont
utiles à l'alimentation des poissons, par leurs larves. On en mettra donc.[...] A
quelques kilomètres de là, des candidats biosphériens se préparent.
(!) (F) biocéramique
L'industrie de la céramique a littéralement explosé; les traditionnels arts de la table
sont devenus très minoritaires, dans une production qui englobe les composants
électroniques, les matériaux thermo-mécaniques, les céramiques nucléaires, les
biocéramiques (chirurgie, prothèse, arts dentaires) etc.
(!) ( F) biocapteur
L'ancêtre des biocapteurs est probablement... la truite, que certains centres de
traitement des eaux utilisent depuis longtemps. A la moindre trace de pollution, ce
poisson très sensible meurt, et l'alarme est donnée. [...] Depuis, on sait immobiliser
sur un support des enzymes, ces substances biologiques qu'utilisent les cellules
vivantes pour reconnaître certaines molécules chimiques, et coupler le tout à un
détecteur électronique ou optique. Les biocapteurs sont ainsi devenus des espèces de
nez, ou plutôt de papilles gustatives artificiels.
Autres
formations
dans
cette
(contextes insuffisamment explicitants)
bio-assimilable,
biosphérique.
biocompatibilité,
bioefficacité,
catégorie
bioéthique,
biosphère,
bio[techno]logie
(N1) [sur le Congrès organisé à Paris par le CNRS et l'INRA] Plusieurs dizaines de
chercheurs et d'industriels se sont réunis autour du thème "Biotechnologies et
cultures agricoles". Priés de définir les axes de recherche prioritaires correspondant à
leurs besoins, la plupart des bio-industriels présents ont souligné le danger de trop
privilégier la génétique au détriment ... de l'intégralité de la plante.
Autres
formations
dans
cette
(contextes insuffisamment explicitants)
catégorie
bio-activités, biopôle, bio-tech.
"biologique" 1 ( = naturel, non chimique)
bio (adj)
(N3) Même bataille entre agriculteurs bio et non bio. "Il y a du lindane et des
nitrates dans vos légumes et ils sont deux fois plus chers!" hurlent les non-bio. " C'est
de votre faute, répliquent les bio, vous avez pourri tous les sols pour des années avec
vos traitements toxiques..."
> L'agriculture moderne utilise des produits chimiques (engrais, pesticides) toxiques
pour les sols.
> En réaction à ceci s'est développée l'agriculture [biologique].
21
Cahier du CIEL 1996-1997
(N3) Huile Essentielle officinale. Lavande vraie (angustifolie) A.O.C. HauteProvence. 30 ml. Famille Maurice Fra, Biolavandiculteurs
84400 Lagarde d'Apt.
> La lavande vraie s'oppose au lavandin, de moindre qualité.
> L'AOC garantit l'authenticité d'un produit.
> En Haute Provence, qui dit "qualité" et "authenticité" dit "à l'ancienne", c'est-à-dire
[naturel].
(Sit.) Lavande 1100. Biolavandiculture.
[affiche chez l'exploitant]
(!) (F) biopack
Nouveau: le " biopack" est comestible.
Pourquoi gâcher des millions de tonnes d'emballages utilisés chaque année? Et
surtout pourquoi ne pas en faire un usage culinaire? C'est à partir de cette question
toute simple, au moins en apparence, qu'a été mis au point par Pierre Laurens le
biopack, emballage nouvelle manière.
On connaissait par exemple le rouleau de printemps asiatique et son emballage en
fine pâte alimentaire. Désormais, on fera beaucoup mieux: thermoformé à chaud ou à
froid entre deux fines feuilles de plastique de qualité alimentaire, cet aliment devient
alors un véritable emballage. Le couscous pourra ainsi être "contenu" dans sa
semoule, tout comme la paella dans son riz.
"biologique" 2 ( = proche du vivant)
(F) Le biodesign, c'est le nouveau style de carrosserie vers lequel tendent toutes les
voitures à l'heure actuelle [...] formes plus courbes, pas d'angles vifs [...] Cette mode
nous vient du Japon.
(F) Le bio-design (du grec "bio", vivant) utilise des formes rondes et organiques en
rupture avec le design Hi-tech (droites et angles) et l'anonymat des conceptions par
ordinateur, qui, sous prétexte de CX, font que toutes les voitures se ressemblent.
Autres
formations
dans
(contextes insuffisamment explicitants)
cette
catégorie
bioarchitecte, bio-designé, biomaison.
biographie
bio (nf)
(N2) [Sur un colloque organisé par des universitaires: ils] n'ont pas lésiné sur les
moyens de communication: murs d'écran vidéo, ordinateurs permettant de consulter
la "bio" des intervenants et de se renseigner sur les sociétés partenaires de la Cité de
la réussite.
(N2) C'est en effet toute une époque de la télévision qu'on revit en parcourant les biofilmographies de ces hommes qui ont pris très au sérieux le service public, qui ont
inventé et installé différents genres et écritures, créé des langages spécifiques.
22
H. BÉCIRI- A propos des affixes
Annexe III : Contextes des formations en "-able"
(N1) Et il est au moins une catégorie, parmi eux, qui voit sans chagrin disparaître la
suprématie pivotesque: les petits libraires, qui depuis quinze ans, se voyaient envahis
le samedi matin par des télémaniaques pavloviens en mal de lecture dominicale
venant chercher un livre sans se souvenir ni de l'auteur ni du titre, parce qu' "hier soir
chez Pivot..." [...] Obligés chaque semaine de déballer les imposants stocks de livres
"pivotables" envoyés d'office par les éditeurs, de les remballer si le miracle ne s'était
pas produit, avant de les renvoyer à leurs frais vers les maisons d'édition - système
qui les fait hurler.
(N3) "On ne naît pas goncourable, on le devient. C'est ce qui est arrivé à Pascal
Guignard".
> Un écrivain peut se voir attribuer le prix [Goncourt].
(Sit. + N3) Timbale de Lotte et Cabillaud au Muscadet : micro-ondable [indication
portée sur un emballage de plat préparé Saupiquet].
> Les préparations de la cinquième gamme peuvent se chauffer au [micro-ondes].
(N3) [Des points d'interrogation se posent]: une rigidité générale qui incite à
s'appuyer plus volontiers sur les recettes éprouvées qu'à prendre des risques, un
réseau d'entreprises non-opéables conforté par le système des fondations (on en
compte 4000).
> Les entreprises modernes sont souvent exposées à des [OPA].
(N3)
1. Ce qui se dit sur la Croisette, c'est que tous les films ou presque sont
"palmables".
2. -...alors que ce sont des films qui sont palmables. - Tiens, joli mot.
3. L'attribution du prix du jury à "Jésus de Montréal", de Denys Arcand, est
déjà très décevante, en retrait de ce qu'on pouvait espérer pour ce beau film
chaleureux, généreux, éminemment "palmable".
> Le grand prix du festival de Cannes s'appelle la [Palme d'or].
(N3)
1. Joxe, depuis plusieurs mois, grâce au dialogue avec les nationalistes,
parvient à éviter la reprise des attentats dans l'île de Beauté. Le candidat PS à la
mairie de Paris y a peut-être gagné ses galons de premier ministrable.
> Un homme politique aspire à devenir [premier ministre].
2. Le 17 juillet 1984, quand Mitterrand décide de remplacer Mauroy, il consulte
Jospin qui se trouve à Bruxelles pour une réunion de l'Internationale socialiste. Par
avion spécial, Charasse lui apporte le message présidentiel. C'est une liste des
premiers ministrables. En face de chaque nom, Jospin porte une observation.
> Le Président de la République désigne le [premier ministre].
Formations "standard" (du point de vue syntaxique)
cuisinable (beurre allégé pouvant cuire), cooptable, délocalisable, embrochable
(combiné
téléphonique
mural),
frigo-tartinable
(beurre),
impotable,
indomesticable, indoublable, inencrassable, infactorisable, interviewable,
invotable,
manageable,
narco-extradable,
nobélisable,
panélisable,
photodégradable, zoomable.
23
Cahier du CIEL 1996-1997
Annexe IV : Contextes des formations en "-ant" (NL4, NL6)
Après l'"éclatante" page de pub, c'est Dorothée dimanche. Elle commence, pour
annoncer Tarzan, à se coller les mains sur la figure en se donnant des claques. (NL4)
[= qui fait qu'on s'éclate]
Le tee-shirt "Chouchou". Unique! Absolument craquant, aussi bien pour elle que
pour lui, un super tee-shirt imprimé en maille jersey pur coton.
[= qui fait qu'on craque]
(F?) Nouveau: Les "détranspirants" sudo-régulateurs.
Etiaxil est un détranspirant qui agit en régulant la transpiration, au niveau des zones
sensibles: aisselles, pieds.
[= qui régule la transpiration]
Les Formations Diplomantes (titre, bulletin E.N. Académie de Versailles).
[= qui permettent d'obtenir/ conduisent à un diplôme]
Ces nouveaux matériaux contiennent entre 50 et 90% d'amidon de céréales, et les
molécules de plastique sont constituées uniquement de carbone et d'hydrogène [...]
De plus, parce qu'ils ne contiennent ni catalyseur chimique, ni agent pro-dégradant,
ils ne laissent ni odeur ni résidu toxique.
[= qui active la bio-dégradation]
"Shampooing volumant" (sur boîte Keranove)
[= qui donne du volume (aux cheveux)]
Formations "standard" (du point de vue syntaxique)
dépolarisant (politiquement), écocommunicant, hyperthermisant, nutriant,
primant, primo-arrivant, techno-mutant, trialisant, ultra-communicant.
24